The Project Gutenberg EBook of  La dame de Monsoreau v.2, by Alexandre Dumas

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Title:  La dame de Monsoreau v.2

Author: Alexandre Dumas

Release Date: January, 2006  [EBook #9638]
[This file was first posted on October 12, 2003]

Edition: 10

Language: French

Character set encoding: US-ASCII

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK,  LA DAME DE MONSOREAU V.2 ***









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LA DAME DE MONSOREAU

PAR

ALEXANDRE DUMAS

EDITION ILLUSTREE PAR J.-A. BEAUCE






DEUXIEME PARTIE

PARIS

1890





TABLE DES MATIERES DE LA DEUXIEME PARTIE.


I.--Comment frere Gorenflot se reveilla, et de l'accueil qui lui fut
fait a son couvent.

II.--Comment frere Gorenflot demeura convaincu qu'il etait somnambule,
et deplora amerement cette infirmite.

III.--Comment frere Gorenflot voyagea sur un ane nomme Panurge, et
apprit dans son voyage beaucoup de choses qu'il ne savait pas.

IV.--Comment frere Gorenflot troqua son ane contre une mule, et sa
mule contre un cheval.

V.--Comment Chicot et son compagnon s'installerent a l'hotellerie du
Cygne de la Croix, et comment ils y furent recus par l'hote.

VI.--Comment le moine confessa l'avocat, et comment l'avocat confessa
le moine.

VII.--Comment Chicot, apres avoir fait un trou avec une vrille, en fit
un avec son epee.

VIII.--Comment le duc d'Anjou apprit que Diane de Meridor n'etait
point morte.

IX.--Comment Chicot revint au Louvre et fut recu par le roi Henri III.

X.--Ce qui s'etait passe entre monseigneur le duc d'Anjou et le grand
veneur.

XI.--Comment se tint le Conseil du roi.

XII.--Ce que venait faire M. de Guise au Louvre.

XIII.--Castor et Pollux.

XIV.--Comment il est prouve qu'ecouler est le meilleur moyen pour
entendre.

XV.--La soiree de la Ligue.

XVI.--La rue de la Ferronnerie.

XVII.--Le prince et l'ami.

XVIII.--Etymologie de la rue de la Jussienne.

XIX.--Comment d'Epernon eut son pourpoint dechire, et comment
Schomberg fut teint en bleu.

XX.--Chicot est de plus en plus roi de France.

XXI.--Comment Chicot fit une visite a Bussy, et de ce qui s'ensuivit.

XXII.--Les echecs de Chicot, le bilboquet de Quelus la sarbacane de
Schomberg.

XXIII.--Comment le roi nomma un chef a la Ligue, et comment ce ne fut
ni Son Altesse le duc d'Anjou ni monseigneur le duc de Guise.

XXIV.--Comment le roi nomma un chef qui n'etait ni Son Altesse le duc
d'Anjou ni monseigneur le duc de Guise.

XXV.--Eteocle et Polynice.

XXVI.--Comment on ne perd pas toujours son temps en fouillant dans les
armoires vides.

XXVII.--Ventre-saint-gris.

XXVIII.--Les amis.

XXIX.--Les amants.

XXX.--Comment Bussy trouva trois cents pistoles de son cheval et le
donna pour rien.

XXXI.--Diplomatie de M. le duc d'Anjou.

XXXII.--Diplomatie de M. de Saint-Luc.

XXXIII.--Une volee d'Angevins.

XXXIV.--Roland.



IMAGES


Titre

Comment Frere Gorenflot se reveilla, et de l'accueil qui lui fut fait
a son couvent.

Gorenflot regardait le prieur avec des yeux qui passaient par toutes
les expressions de l'etonnement.

Voila une tournure, dit Gorenflot, voila une taille... on dirait que
je connais cela.

Gorenflot se cramponnait des deux mains a la longe de son ane.

Le moine portant les deux selles sur la tete et les deux brides a ses
mains.

Chicot prit une vrille et fit un trou dans la cloison.

Voila le coup, dit Chicot.

Ah! monsieur, vous me rappelez tout ce que je dois a M. de Mayenne;
vous voudriez donc que je devinsse votre debiteur comme je suis le
sien.

Je te briserai comme je brise ce verre.

M. de Guise.

Henri posa son coude sur son genou et emporta son menton dans sa main.

Autour de moi? je ne vois que vous et Chicot, mon frere, qui soyez
veritablement mes amis.

Qui aime bien chatie bien.

Croyez-vous que je pense que c'est par amitie que vous me venez voir?
Non, pardieu, car vous n'aimez personne.

Vous pouvez regarder cet entretien comme le dernier. Demain je pars
pour Meridor.

A moi! au secours! a l'aide! mon frere veut me tuer.

Schomberg.

Monsieur, dit Chicot, je remarque que vous ne me faites pas l'honneur
de m'inviter a m'asseoir.

Francois: te voila tombe sous ma justice.

Le duc s'approcha de la lumiere.

Puis il enjamba la balustrade et passa le pied sur le premier echelon.

N'est-ce pas que j'ai bien fait, madame, que vous m'approuvez?

Eh bien, vous en avez menti, monseigneur.





CHAPITRE PREMIER

COMMENT FRERE GORENFLOT SE REVEILLA, ET DE L'ACCUEIL QUI LUI FUT FAIT
A SON COUVENT.


Nous avons laisse notre ami Chicot en extase devant le sommeil non
interrompu et devant le ronflement splendide de frere Gorenflot; il
fit signe a l'aubergiste de se retirer et d'emporter la lumiere, apres
lui avoir recommande sur toutes choses de ne pas dire un mot au digne
frere de la sortie qu'il avait faite a dix heures du soir, et de la
rentree qu'il venait de faire a trois heures du matin.

Comme maitre Bonhomet avait remarque une chose, c'est que dans les
relations qui existaient entre le fou et le moine, c'etait toujours le
fou qui payait, il tenait le fou en grande consideration, tandis qu'il
n'avait au contraire qu'une veneration fort mediocre pour le moine. Il
promit en consequence a Chicot de n'ouvrir en aucun cas la bouche sur
les evenements de la nuit, et se retira, laissant les deux amis dans
l'obscurite, ainsi que la chose venait de lui etre recommandee.

Bientot Chicot s'apercut d'une chose qui excita son admiration, c'est
que frere Gorenflot ronflait et parlait en meme temps. Ce qui
indiquait, non pas, comme on pourrait le croire, une conscience
bourrelee de remords, mais un estomac surcharge de nourriture.

Les paroles que prononcait Gorenflot dans son sommeil formaient,
recousues les unes aux autres, un affreux melange d'eloquence sacree
et de maximes bachiques.

Cependant Chicot s'apercut que, s'il restait dans une obscurite
complete, il aurait grand'peine a accomplir la restitution qui lui
restait a faire pour que Gorenflot, a son reveil, ne se doutat de
rien; en effet, il pouvait, dans les tenebres, marcher imprudemment
sur quelques-uns des quatre membres du moine, dont il ignorait les
differentes directions, et, par la douleur, le tirer de sa lethargie.

Chicot souffla donc sur les charbons du brasier pour eclairer un peu
la scene.

Au bruit de ce souffle, Gorenflot cessa de ronfler et murmura:

--Mes freres! voici un vent feroce: c'est le souffle du Seigneur,
c'est son haleine qui m'inspire.

--Et il se remit a ronfler.

Chicot attendit un instant que le sommeil eut bien repris toute son
influence, et commenca de demailloter le moine.

--Brrrrou! fit Gorenflot. Quel froid! Cela empechera le raisin de
murir.

Chicot s'arreta au milieu de son operation, qu'il reprit un instant
apres.

--Vous connaissez mon zele, mes freres, continua le moine, tout pour
l'Eglise et pour monseigneur le duc de Guise.

--Canaille! dit Chicot.

--Voila mon opinion, reprit Gorenflot; mais il est certain...

--Qu'est-ce qui est certain? demanda Chicot en soulevant le moine pour
lui passer sa robe.

--Il est certain que l'homme est plus fort que le vin; frere Gorenflot
a combattu contre le vin, comme Jacob contre l'ange, et frere
Gorenflot a dompte le vin.

Chicot haussa les epaules.

Ce mouvement intempestif fit ouvrir un oeil au moine, et, au-dessus de
lui, il vit le sourire de Chicot, qui semblait livide et sinistre a
cette douteuse lueur.

--Ah! pas de fantomes, voyons, pas de farfadets, dit le moine, comme
s'il se plaignait a quelque demon familier, oublieux des conventions
qu'il avait faites avec lui.

--Il est ivre mort, dit Chicot en achevant de rouler Gorenflot dans sa
robe et en ramenant son capuchon sur sa tete.

--A la bonne heure, grommela le moine, le sacristain a ferme la porte
du choeur, et le vent ne vient plus.

--Reveille-toi maintenant si tu veux, dit Chicot, cela m'est bien
egal.

--Le Seigneur a entendu ma priere, murmura le moine, et l'aquilon
qu'il avait envoye pour geler les vignes s'est change en doux zephyr.

--_Amen!_ dit Chicot.

Et, se faisant un oreiller des serviettes et un drap de la nappe,
apres avoir le plus vraisemblablement possible dispose les bouteilles
vides et les assiettes salies, il s'endormit cote a cote avec son
compagnon.

Le grand jour qui lui donnait sur les yeux, et la voix aigre de l'hote
grondant ses marmitons, qui retentissait dans la cuisine, reussirent a
percer l'epaisse vapeur qui assoupissait les idees de Gorenflot.

Il se souleva, et parvint, a l'aide de ses deux mains, a s'etablir sur
la partie que la nature prevoyante a donnee a l'homme pour etre son
principal centre de gravite.

Cet effort accompli, non sans difficulte. Gorenflot se mit a
considerer le pele-mele significatif de la vaisselle; puis Chicot,
qui, dispose, grace a la circonflexion gracieuse de l'un de ses bras,
de maniere a tout voir, ne perdait pas un seul mouvement du moine,
Chicot faisait semblant de ronfler, et cela avec un naturel qui
faisait honneur a ce fameux talent d'imitation dont nous avons deja
parle.

--Grand jour! s'ecria le moine; corbleu! grand jour! il parait que
j'ai passe la nuit ici.

Puis, rassemblant ses idees:

--Et l'abbaye! dit-il; oh! oh!

Il se mit a resserrer le cordon de sa robe, soin que Chicot n'avait
pas cru devoir prendre.

--C'est egal, dit-il, j'ai fait un etrange reve: il me semblait etre
mort et enveloppe dans un linceul tache de sang.

Gorenflot ne se trompait pas tout a fait; il avait pris, en se
reveillant a moitie, la nappe qui l'enveloppait pour un linceul, et
les taches de vin pour des gouttes de sang.

--Heureusement que c'etait un reve, dit Gorenflot en regardant de
nouveau autour de lui.

Dans cet examen, ses yeux s'arreterent sur Chicot, qui, sentant que le
moine le regardait, ronfla de double force.

--Que c'est beau, un ivrogne! dit Gorenflot contemplant Chicot avec
admiration.

--Est-il heureux, ajouta-t-il, de dormir ainsi! Ah! c'est qu'il n'est
pas dans ma position, lui.

Et il poussa un soupir qui monta a l'unisson du ronflement de Chicot,
de sorte que le soupir eut probablement reveille le Gascon, si le
Gascon eut dormi veritablement.

--Si je le reveillais pour lui demander avis? il est homme de bon
conseil.

Chicot tripla la dose, et le ronflement, qui avait atteint le diapason
de l'orgue, passa a l'imitation du tonnerre.

--Non, reprit Gorenflot, cela lui donnerait trop d'avantages sur moi.
Je trouverai bien un bon mensonge sans lui.

Mais, quel que soit ce mensonge, continua le moine, j'aurai bien de la
peine a eviter le cachot. Ce n'est pas encore precisement le cachot,
c'est le pain et l'eau qui en sont la consequence. Si j'avais du moins
quelque argent pour seduire le frere geolier!

Ce qu'entendant Chicot, il tira subtilement de sa poche une bourse
assez ronde qu'il cacha sous son ventre.

Ce n'etait pas une precaution inutile; plus contrit que jamais,
Gorenflot s'approcha de son ami et murmura ces paroles melancoliques:

--S'il etait eveille, il ne me refuserait pas un ecu; mais son sommeil
m'est sacre... et je vais le prendre.

A ces mots, frere Gorenflot, qui, apres etre demeure un certain temps
assis, venait de s'agenouiller, se pencha a son tour vers Chicot et
fouilla delicatement dans la poche du dormeur.

Chicot ne jugea point a propos, malgre l'exemple donne par son
compagnon, de faire appel a son demon familier, et le laissa fouiller
a son aise dans l'une et l'autre poche de son pourpoint.

--C'est singulier, dit le moine, rien dans les poches. Ah! dans le
chapeau peut-etre.

Tandis que le moine se mettait en quete, Chicot vidait sa bourse dans
sa main, et la remettait vide et plate dans la poche de son
haut-de-chausses.

--Rien dans le chapeau, dit le moine, cela m'etonne. Mon ami Chicot,
qui est un fou plein de raison, ne sort cependant jamais sans argent.
Ah! vieux Gaulois, ajouta-t-il avec un sourire qui fendait sa bouche
jusqu'aux oreilles, j'oubliais tes braies.

Et, glissant sa main dans les chausses de Chicot, il en retira la
bourse vide.

--Jesus! murmura-t-il, et l'ecot, qui le payera?

Cette pensee produisit sur le moine une profonde impression, car il se
mit aussitot sur ses jambes, et, d'un pas encore un peu avine, mais
cependant rapide, il se dirigea vers la porte, traversa la cuisine
sans lier conversation avec l'hote, malgre les avances que celui-ci
lui faisait, et s'enfuit.

Alors Chicot remit son argent dans sa bourse, sa bourse dans sa poche,
et, s'accoudant contre la fenetre, que mordait deja un rayon de
soleil, il oublia Gorenflot dans une meditation profonde.

Cependant le frere queteur, sa besace sur l'epaule, poursuivait son
chemin avec une mine composee qui pouvait paraitre aux passants du
recueillement, et qui n'etait que de la preoccupation, car Gorenflot
cherchait un de ces magnifiques mensonges de moine en goguette ou de
soldat attarde, mensonge dont le fond est toujours le meme, tandis que
la trame se brode capricieusement selon l'imagination du menteur.

Du plus loin que frere Gorenflot apercut les portes du couvent, elles
lui parurent plus sombres encore que de coutume, et il tira de facheux
indices de la presence de plusieurs moines conversant sur le seuil et
regardant tour a tour avec inquietude vers les quatre points
cardinaux.

Mais, a peine eut-il debouche de la rue Saint-Jacques, qu'un grand
mouvement opere par les freres au moment meme ou ils l'apercurent lui
donna une des plus horribles frayeurs qu'il eut eprouvees de sa vie.

--C'est de moi qu'ils parlent, dit-il; ils me designent, ils
m'attendent; on m'a cherche cette nuit; mon absence a fait scandale;
je suis perdu!

Et la tete lui tourna; une folle idee de fuir lui vint a l'esprit;
mais plusieurs religieux venaient deja a sa rencontre; on le
poursuivrait indubitablement. Frere Gorenflot se rendait justice, il
n'etait pas taille pour la course; il serait rejoint, garrotte, traine
au couvent; il prefera la resignation.

Il s'avanca donc, l'oreille basse, vers ses compagnons, qui semblaient
hesiter a venir lui parler.

--Helas! dit Gorenflot, ils font semblant de ne plus me connaitre, je
suis une pierre d'achoppement.

Enfin l'un d'eux se hasarda, et, allant a Gorenflot:

--Pauvre cher frere! dit-il.

Gorenflot poussa un soupir et leva les yeux au ciel.

--Vous savez que le prieur vous attend, dit un autre.

--Ah! mon Dieu!

--Oh! mon Dieu, oui, ajouta un troisieme, il a dit qu'aussitot rentre
au couvent on vous conduisit pres de lui.

--Voila ce que je craignais, dit Gorenflot. Et, plus mort que vif, il
entra dans le couvent, dont la porte se referma sur lui.

--Ah! c'est vous! s'ecria le frere portier, venez vite, vite, le
reverend prieur Joseph Foulon vous demande.

Et le frere portier, prenant Gorenflot par la main, le conduisit ou
plutot le traina jusque dans la chambre du prieur.

La aussi les portes se refermerent.

Gorenflot baissa les yeux, craignant de rencontrer le regard courrouce
de l'abbe; il se sentait seul, abandonne de tout le monde, en
tete-tete avec un superieur qui devait etre irrite, et irrite
justement.

--Ah! c'est vous enfin! dit l'abbe.

--Mon reverend... balbutia le moine.

--Que d'inquietudes vous nous avez donnees! dit le prieur.

--C'est trop de bontes, mon pere, reprit Gorenflot, qui ne comprenait
rien a ce ton indulgent auquel il ne s'attendait pas.

--Vous avez craint de rentrer apres la scene de cette nuit, n'est-ce
pas?

--J'avoue que je n'ai point ose rentrer, dit le moine, dont le front
distillait une sueur glacee.

--Ah! cher frere, cher frere, dit l'abbe, c'est bien jeune et bien
imprudent ce que vous avez fait la.

--Laissez-moi vous expliquer, mon pere....

--Et qu'avez-vous besoin de m'expliquer? Votre sortie....

--Je n'ai pas besoin de vous expliquer, dit Gorenflot, tant mieux, car
j'etais embarrasse de le faire.

--Je le comprends a merveille. Un moment d'exaltation, l'enthousiasme
vous a entraine; l'exaltation est une vertu sainte; l'enthousiasme est
un sentiment sacre; mais les vertus outrees deviennent presque vices,
les sentiments les plus honorables, exageres, sont reprehensibles.

--Pardon, mon pere, dit Gorenflot; mais, si vous comprenez, je ne
comprends pas bien, moi. De quelle sortie parlez-vous?

--De celle que vous avez faite cette nuit.

--Hors du couvent? demanda timidement le moine.

--Non pas, dans le couvent.

--J'ai fait une sortie dans le couvent, moi?

--Oui, vous.

Gorenflot se gratta le bout du nez. Il commencait a comprendre qu'il
jouait aux propos interrompus.

--Je suis aussi bon catholique que vous; mais cependant votre audace
m'a epouvante.

--Mon audace! dit Gorenflot, j'ai donc ete bien audacieux?

--Plus qu'audacieux, mon fils; vous avez ete temeraire.

--Helas! il faut pardonner aux ecarts d'un temperament encore mal
assoupli; je me corrigerai, mon pere.

--Oui, mais, en attendant, je ne puis m'empecher de craindre pour vous
et pour nous les consequences de cet eclat. Si la chose s'etait passee
entre nous, ce ne serait rien.

--Comment! dit Gorenflot, la chose est sue dans le monde?

--Sans doute, vous saviez bien qu'il y avait la plus de cent laiques
qui n'ont pas perdu un mot de votre discours.

--De mon discours? fit Gorenflot de plus en plus etonne.

--J'avoue qu'il etait beau, j'avoue que les applaudissements ont du
vous enivrer, que l'assentiment unanime a pu vous monter la tete;
mais, que cela en arrive au point de proposer une procession dans les
rues de Paris, au point d'offrir de revetir une cuirasse et de faire
appel aux bons catholiques, le casque en tete et la pertuisane sur
l'epaule, vous en conviendrez, c'est trop fort.

Gorenflot regardait le prieur avec des yeux qui passaient par toutes
les expressions de l'etonnement.

--Maintenant, continua le prieur, il y a un moyen de tout concilier.
Cette seve religieuse qui bout,dans votre coeur genereux vous ferait
tort a Paris, ou il y a tant d'yeux mechants qui vous epient. Je
desire que vous alliez la depenser....

--Ou cela, mon pere? demanda Gorenflot, convaincu qu'il allait faire
un tour de cachot.

--En province.

--Un exil? s'ecria Gorenflot.

--En restant ici, il pourrait vous arriver bien pis, tres-cher frere.

--Et que peut-il donc m'arriver?

--Un proces criminel, qui amenerait, selon toute probabilite, la
prison eternelle, sinon la mort.

Gorenflot palit affreusement; il ne pouvait comprendre comment il
avait encouru la prison perpetuelle et meme la peine de mort pour
s'etre grise dans un cabaret et avoir passe une nuit hors de son
couvent.

--Tandis qu'en vous soumettant a cet exil momentane, mon tres-cher
frere, non-seulement vous echappez au danger, mais encore vous plantez
le drapeau de la foi en province; ce que vous avez fait et dit cette
nuit, dangereux et meme impossible sous les yeux du roi et de ses
mignons maudits, devient en province plus facile a executer. Partez
donc au plus vite, frere Gorenflot; peut-etre meme est-il deja trop
tard, et les archers ont-ils recu l'ordre de vous arreter.

--Ouais! mon reverend pere, que dites-vous la? balbutia le moine en
roulant des yeux epouvantes; car, a mesure que le prieur, dont il
avait d'abord admire la mansuetude, parlait, il s'etonnait des
proportions que prenait un peche, a tout prendre, tres-veniel.--Les
archers, dites-vous, et qu'ai-je affaire aux archers, moi?

--Vous n'avez point affaire a eux; mais ils pourraient bien avoir
affaire a vous.

--Mais on m'a donc denonce? dit frere Gorenflot.

--Je le parierais. Partez donc, partez.

--Partir! mon reverend, dit Gorenflot atterre. C'est bien aise a dire;
mais comment vivrai-je quand je serai parti?

--Eh! rien de plus facile. Vous etes le frere queteur du couvent;
voila vos moyens d'existence. De votre quete vous avez nourri les
autres jusqu'a present; de votre quete vous vous nourrirez. Et puis,
soyez tranquille, mon Dieu! le systeme que vous avez developpe vous
fera assez de partisans en province pour que j'aie la certitude que
vous ne manquerez de rien. Mais, allez, pour Dieu! allez, et surtout
ne revenez pas que l'on ne vous previenne.

Et le prieur, apres avoir tendrement embrasse frere Gorenflot, le
poussa doucement, mais avec une persistance qui fut couronnee de
succes, a la porte de sa cellule.

La, toute la communaute etait reunie, attendant frere Gorenflot.

A peine parut-il, que chacun s'elanca vers lui, et que chacun voulut
lui toucher les mains, le cou, les habits. Il y en avait dont la
veneration allait jusqu'a baiser le bas de sa robe.

--Adieu, disait l'un en le pressant sur son coeur; adieu, vous etes un
saint homme, ne m'oubliez point dans vos prieres.

--Bah! se dit Gorenflot, un saint homme, moi? tiens!

--Adieu! dit un autre en lui serrant la main, brave champion de la
foi, adieu! Godefroy de Bouillon etait bien peu de chose aupres de
vous.

--Adieu! martyr, lui dit un troisieme en baisant le bout de son
cordon; l'aveuglement habite encore parmi nous; mais l'heure de la
lumiere arrivera.

Et Gorenflot se trouva ainsi, de bras en bras, de baisers en baisers,
et d'epithetes en epithetes, porte jusqu'a la porte de la rue, qui se
referma derriere lui des qu'il l'eut franchie.

Gorenflot regarda cette porte avec une expression que rien ne saurait
rendre, et finit par sortir de Paris a reculons, comme si l'ange
exterminateur lui eut montre la pointe de son epee flamboyante.

Le seul mot qui lui echappa en arrivant a la porte fut celui-ci:

--Le diable m'emporte! ils sont tous fous; ou, s'ils ne le sont pas;
misericorde, mon Dieu! c'est moi qui le suis.




CHAPITRE II

COMMENT FRERE GORENFLOT DEMEURA CONVAINCU QU'IL ETAIT SOMNAMBULE, ET
DEPLORA AMEREMENT CETTE INFIRMITE.


Jusqu'au jour nefaste ou nous sommes arrives, jour ou tombait sur le
pauvre moine cette persecution inattendue, frere Gorenflot avait mene
la vie contemplative, c'est-a-dire que, sortant de bon matin quand il
voulait prendre le frais, tard quand il recherchait le soleil,
confiant en Dieu et dans la cuisine de l'abbaye, il n'avait jamais
pense a se procurer que les extra fort mondains, et assez rares au
reste, de la Corne d'Abondance; ces extra etaient soumis aux caprices
des fideles, et ne pouvaient se prelever que sur les aumones en
argent, auxquelles frere Gorenflot faisait faire, en passant rue Saint
Jacques, une halte; apres cette halte, ces aumones rentraient au
couvent, diminuees de la somme que frere Gorenflot avait laissee en
route. Il y avait bien encore Chicot, son ami, lequel aimait les bons
repas et les bons convives. Mais Chicot etait tres-fantasque dans sa
vie. Le moine le voyait parfois trois ou quatre jours de suite, puis
il etait quinze jours, un mois, six semaines sans reparaitre, soit
qu'il restat enferme avec le roi, soit qu'il l'accompagnat dans
quelque pelerinage, soit enfin qu'il executat pour son propre compte
un voyage d'affaires ou de fantaisie. Gorenflot etait donc un de ces
moines pour qui, comme pour certains soldats enfants de troupe, le
monde commencait au superieur de la maison, c'est-a-dire au colonel du
couvent, et finissait a la marmite vide. Aussi ce soldat de l'Eglise,
cet enfant de froc, si l'on nous permet de lui appliquer l'expression
pittoresque que nous employions tout a l'heure a l'egard des
defenseurs de la patrie, ne s'etait-il jamais figure qu'un jour il lui
fallut laborieusement se mettre en route et chercher les aventures.

Encore s'il eut eu de l'argent! mais la reponse du prieur a sa demande
avait ete simple et sans ornement apostolique, comme un fragment de
saint Luc.

--Cherche, et tu trouveras.

Gorenflot, en songeant qu'il allait etre oblige de chercher au loin,
se sentait las avant de commencer.

Cependant le principal etait de se soustraire d'abord au danger qui le
menacait, danger inconnu, mais pressant, d'apres ce qui avait paru
ressortir du moins des paroles du prieur. Le pauvre moine n'etait pas
de ceux qui peuvent deguiser leur physique et echapper aux
investigations par quelque habile metamorphose; il resolut donc de
gagner au large d'abord, et, dans cette resolution, franchit d'un pas
assez rapide la porte Bordelle, depassa prudemment, et en se faisant
le plus mince possible, la guerite des veilleurs de nuit et le poste
des Suisses, dans la crainte que ces archers, dont l'abbe de
Sainte-Genevieve lui avait fait fete, ne fussent des realites trop
saisissantes.

Mais, une fois en plein air, une fois en rase campagne, lorsqu'il fut
a cinq cents pas de la porte de la ville; lorsqu'il vit, sur le revers
du fosse, disposee en maniere de fauteuil, cette premiere herbe du
printemps qui s'efforce de percer la terre deja verdoyante; lorsqu'il
vit le soleil joyeux a l'horizon, la solitude a droite et a gauche, la
ville murmurante derriere lui, il s'assit sur le talus de la route,
emboita son double menton dans sa large et grasse main, se gratta de
l'index le bout carre d'un nez de dogue, et commenca une reverie
accompagnee de gemissements.

Sauf la cythare qui lui manquait, frere Gorenflot ne ressemblait pas
mal a l'un de ces Hebreux qui, suspendant leur harpe au saule,
fournissaient, au temps de la desolation de Jerusalem, le texte du
fameux verset: _Super flumina Babylonis_, et le sujet d'une myriade de
tableaux melancoliques.

Gorenflot gemissait d'autant plus, que neuf heures approchaient, heure
a laquelle on dinait au couvent, car les moines, en arriere de la
civilisation, comme il convient a des gens detaches du monde,
suivaient encore, en l'an de grace 1578, les pratiques du bon roi
Charles V, lequel dinait a huit heures du matin, apres sa messe.

Autant vaudrait compter les grains de sable souleves par le vent au
bord de la mer pendant un jour de tempete que d'enumerer les idees
contradictoires qui vinrent, l'une apres l'autre, eclore dans le
cerveau de Gorenflot a jeun.

La premiere idee, celle dont il eut le plus de peine a se debarrasser,
nous devons le dire, fut de rentrer dans Paris, d'aller droit au
couvent, de declarer a l'abbe que bien decidement il preferait le
cachot a l'exil, de consentir meme, s'il le fallait, a subir la
discipline, le fouet, le double fouet et l'_in pace_, pourvu que l'on
jurat sur l'honneur de s'occuper de ses repas, qu'il consentirait meme
a reduire a cinq par jour.

A cette idee, si tenace, qu'elle laboura pendant plus d'un grand quart
d'heure le cerveau du pauvre moine, en succeda une autre un peu plus
raisonnable: c'etait d'aller droit a la Corne d'Abondance, d'y mander
Chicot, si toutefois il ne le retrouvait pas endormi encore, de lui
exposer la situation deplorable dans laquelle il se trouvait a la
suite de ses suggestions bachiques, suggestions auxquelles lui,
Gorenflot, avait eu la faiblesse de ceder, et d'obtenir de ce genereux
ami une pension alimentaire.

Ce plan arreta Gorenflot un autre quart d'heure, car c'etait un esprit
judicieux, et l'idee n'etait pas sans merite.

C'etait enfin, autre idee qui ne manquait pas d'une certaine audace,
de tourner autour des murs de la capitale, de rentrer par la porte
Saint-Germain ou par la tour de Nesle, et de continuer clandestinement
ses quetes dans Paris. Il connaissait les bons endroits, les coins
fertiles, les petites rues ou certaines commeres, elevant de
succulentes volailles, avaient toujours quelque chapon mort de gras
fondu a jeter dans le sac du queteur, il voyait, dans le miroir
reconnaissant de ses souvenirs, certaine maison a perron ou l'ete se
fabriquaient des conserves de tous genres, et cela dans le but
principal, du moins frere Gorenflot aimait a se l'imaginer ainsi, de
jeter au sac du frere queteur, en echange de sa fraternelle
benediction, tantot un quartier de gelee de coings seches, tantot une
douzaine de noix confites, et tantot une boite de pommes tapees, dont
l'odeur seule eut fait boire un moribond. Car, il faut le dire, les
idees de frere Gorenflot etaient surtout tournees vers les plaisirs de
la table et les douceurs du repos; de sorte qu'il pensait parfois, non
sans une certaine inquietude, a ces deux avocats du diable qui, au
jour du jugement dernier, plaideraient contre lui, et qu'on appelait
la Paresse et la Gourmandise. Mais, en attendant, nous devons le dire,
le digne moine suivait, non sans remords peut-etre, mais enfin suivait
la pente fleurie qui mene a l'abime au fond duquel hurlent
incessamment, comme Charybde et Scylla, ces deux peches mortels.

Aussi ce dernier plan lui souriait-il; aussi ce genre de vie lui
paraissait-il celui auquel il etait naturellement destine; mais, pour
accomplir ce plan, pour suivre ce genre de vie, il fallait rester dans
Paris, et risquer de rencontrer a chaque pas les archers, les
sergents, les autorites ecclesiastiques, troupeau dangereux pour un
moine vagabond.

Et puis un autre inconvenient se presentait: le tresorier du couvent
de Sainte-Genevieve etait un administrateur trop soigneux pour laisser
Paris sans frere queteur; Gorenflot courait donc le risque de se
trouver face a face avec un collegue qui aurait sur lui cette
incontestable superiorite d'etre dans l'exercice legitime de ses
fonctions.

Cette idee fit fremir Gorenflot, et certes il y avait bien de quoi.

Il en etait la de ses monologues et de ses apprehensions quand il vit
poindre au loin sous la porte Bordelle un cavalier qui bientot ebranla
la voute sous le galop de sa monture.

Cet homme mit pied a terre pres d'une maison situee a cent pas a peu
pres de l'endroit ou etait assis Gorenflot; il frappa: on lui ouvrit,
et cheval et cavalier disparurent dans la maison.

Gorenflot remarqua cette circonstance, parce qu'il avait envie le
bonheur de ce cavalier qui avait un cheval et qui par consequent
pouvait le vendre.

Mais, au bout d'un instant, le cavalier, Gorenflot le reconnut a son
manteau, le cavalier, disons-nous, sortit de la maison, et, comme il y
avait un massif d'arbres a quelque distance et devant le massif un
gros tas de pierres, il alla se blottir entre les arbres et ce bastion
d'une nouvelle espece.

--Voila bien certainement quelque guet-apens qui se prepare, murmura
Gorenflot. Si j'etais moins suspect aux archers, j'irais les prevenir,
ou, si j'etais plus brave, je m'y opposerais.

A ce moment, l'homme qui se tenait en embuscade et dont les yeux ne
quittaient la porte de la ville que pour inspecter les environs avec
une certaine inquietude, apercut, dans un des regards rapides qu'il
jetait a droite et a gauche, Gorenflot, toujours assis et tenant
toujours son menton. Cette vue le gena; il feignit de se promener d'un
air indifferent derriere les moellons.

--Voila une tournure, dit Gorenflot, voila une taille... on dirait que
je connais cela...; mais non, c'est impossible.

En ce moment, l'inconnu, qui tournait le dos a Gorenflot, s'affaissa
tout a coup comme si les muscles de ses jambes eussent manque sous
lui. Il venait d'entendre certain bruit de fers de chevaux qui
venaient de la porte de la ville.

En effet, trois hommes, dont deux semblaient des laquais, trois bonnes
mules et trois gros porte-manteaux venaient lentement de Paris par la
porte Bordelle. Aussitot qu'il les eut apercus, l'homme aux moellons
se fit plus petit encore, si c'etait possible; et, rampant plutot
qu'il ne marchait, il gagna le groupe d'arbres, et, choisissant le
plus gros, il se blottit derriere, dans la posture d'un chasseur a
l'affut.

La cavalcade passa sans le voir, ou du moins sans le remarquer, tandis
qu'au contraire l'homme embusque semblait la devorer des yeux.

--C'est moi qui ai empeche le crime de se commettre, se dit Gorenflot,
et ma presence sur le chemin, juste en ce moment, est une de ces
manifestations de la volonte divine, comme il m'en faudrait une autre
a moi pour me faire dejeuner.

La cavalcade passee, le guetteur rentra dans la maison.

--Bon! dit Gorenflot, voila une circonstance qui va me procurer, ou je
me trompe fort, l'aubaine que je desirais. Homme qui guette n'aime pas
etre vu. C'est un secret que je possede, et, ne valut-il que six
deniers, eh bien, je le mettrai a prix.

Et, sans tarder, Gorenflot se dirigea vers la maison; mais, a mesure
qu'il approchait, il se rememorait la tournure martiale du cavalier,
la longue rapiere qui battait ses mollets, et l'oeil terrible avec
lequel il avait regarde passer la cavalcade; puis il se disait:

--Je crois decidement que j'avais tort et qu'un pareil homme ne se
laisserait point intimider.

A la porte, Gorenflot etait tout a fait convaincu, et ce n'etait plus
le nez qu'il se grattait, mais l'oreille.

Tout a coup, sa figure s'illumina:

--Une idee, dit-il.

C'etait un tel progres que l'eveil d'une idee dans le cerveau endormi
du moine, qu'il s'etonna lui-meme que cette idee fut venue; mais, on
le disait deja en ce temps-la, necessite est mere de l'industrie.

--Une idee, repeta-t-il, et une idee un peu ingenieuse! Je lui dirai:
"Monsieur, tout homme a ses projets, ses desirs, ses esperances; je
prierai pour vos projets, donnez-moi quelque chose." Si ses projets
sont mauvais, comme je n'en ai aucun doute, il aura un double besoin
que l'on prie pour lui, et, dans ce but, il me fera quelque aumone. Et
moi, je soumettrai le cas au premier docteur que je rencontrerai.
C'est a savoir si l'on doit prier pour des projets qui vous sont
inconnus, quand on a concu un mauvais doute sur ces projets. Ce que me
dira le docteur, je le ferai; par consequent ce ne sera plus moi qui
serai responsable, mais lui; et, si je ne rencontre pas de docteur, eh
bien si je ne rencontre pas de docteur, comme il y a doute, je
m'abstiendrai. En attendant, j'aurai dejeune avec l'aumone de cet
homme aux mauvaises intentions.

En consequence de cette determination, Gorenflot s'effaca contre les
murs et attendit.

Cinq minutes apres, la porte s'ouvrit, et le cheval et l'homme
apparurent, l'un portant l'autre.

Gorenflot s'approcha.

--Monsieur, dit-il, si cinq _Pater_ et cinq _Ave_ pour la reussite de
vos projets peuvent vous etre agreables....

L'homme tourna la tete du cote de Gorenflot.

--Gorenflot! s'ecria-t-il.

--Monsieur Chicot! fit le moine tout ebahi.

--Ou diable vas-tu donc comme cela, compere? demanda Chicot.

--Je n'en sais rien, et vous?

--C'est different, moi, je le sais, dit Chicot, je vais droit devant
moi.

--Bien loin?

--Jusqu'a ce que je m'arrete. Mais toi, compere, puisque tu ne peux
pas me dire dans quel but tu te trouves ici, je soupconne une chose.

--Laquelle?

--C'est que tu m'espionnais.

--Jesus Dieu! moi vous espionner, le Seigneur m'en preserve! Je vous
ai vu, voila tout.

--Vu, quoi?

--Guetter le passage des mules.

--Tu es fou.

--Cependant, derriere ces pierres, avec vos yeux attentifs....

--Ecoute, Gorenflot, je veux me faire batir une maison hors les murs;
ces moellons sont a moi, et je m'assurais qu'ils etaient de bonne
qualite.

--Alors c'est different, dit le moine, qui ne crut pas un mot de ce
que lui repondait Chicot, je me trompais.

--Mais enfin, toi-meme, que fais-tu hors des barrieres?

--Helas! monsieur Chicot, je suis proscrit, repondit Gorenflot avec un
enorme soupir.

--Hein? fit Chicot.

--Proscrit, vous dis-je.

Et Gorenflot, se drapant dans son froc, redressa sa courte taille et
balanca sa tete d'avant en arriere avec le regard imperatif de l'homme
a qui une grande catastrophe donne le droit de reclamer la pitie de
ses semblables.--Mes freres me rejettent de leur sein, continua-t-il;
je suis excommunie, anathematise.

--Bah! et pourquoi cela?

--Ecoutez, monsieur Chicot, dit le moine en mettant la main sur son
coeur, vous me croirez si vous voulez, mais, foi de Gorenflot, je n'en
sais rien.

--Ne serait-ce pas que vous auriez ete rencontre cette nuit, courant
le guilledou, compere?

--Affreuse plaisanterie, dit Gorenflot, vous savez parfaitement bien
ce que j'ai fait depuis hier soir.

--C'est-a-dire, reprit Chicot, oui, depuis huit heures jusqu'a dix,
mais non depuis dix jusqu'a trois.

--Comment, depuis dix heures jusqu'a trois?

--Sans doute, a dix heures vous etes sorti.

--Moi! fit Gorenflot en regardant le Gascon avec des yeux dilates par
la surprise.

--Si bien sorti, que je vous ai demande ou vous alliez.

--Ou j'allais; vous m'avez demande cela?

--Oui!

--Et que vous ai-je repondu?

--Vous m'avez repondu que vous alliez prononcer un discours.

--Il y a du vrai dans tout ceci cependant, murmura Gorenflot ebranle.

--Parbleu! c'est si vrai, que vous me l'avez dit en partie, votre
discours; il etait fort long.

--Il etait en trois parties, c'est la coupe que recommande Aristote.

--Il y avait meme de terribles choses contre le roi Henri III dans
votre discours.

--Bah! dit Gorenflot.

--Si terribles, que je ne serais pas etonne qu'on vous poursuivit
comme fauteur de troubles.

--Monsieur Chicot, vous m'ouvrez les yeux; avais-je l'air bien eveille
en vous parlant?

--Je dois vous dire, compere, que vous me paraissiez fort etrange;
votre regard surtout etait d'une fixite qui m'effrayait; on eut dit
que vous etiez eveille sans l'etre, et que vous parliez tout en
dormant.

--Cependant, dit Gorenflot, je suis sur de m'etre reveille ce matin a
la Corne d'Abondance, quand le diable y serait.

--Eh bien, qu'y a-t il d'etonnant a cela?

--Comment! ce qu'il y a d'etonnant, puisque vous dites que j'en suis
sorti a dix heures, de la Corne d'Abondance!

--Oui; mais vous y etes rentre a trois heures du matin, et, comme
preuve, je vous dirai meme que vous aviez laisse la porte ouverte, et
que j'ai eu tres-froid.

--Et moi aussi, dit Gorenflot, je me rappelle cela.

--Vous voyez bien! repliqua Chicot.

--Si ce que vous me dites est vrai....

--Comment! si ce que je vous dis est vrai? compere, c'est la verite.
Demandez plutot a maitre Bonhomet.

--A maitre Bonhomet?

--Sans doute; c'est lui qui vous a ouvert la porte. Je dois meme dire
que vous etiez gonfle d'orgueil a votre retour, et que je vous ai dit:

--"Fi donc! compere, l'orgueil ne sied point a l'homme, surtout quand
cet homme est un moine."

--Et de quoi etais-je orgueilleux?

--Du succes qu'avait eu votre discours, des compliments que vous
avaient faits le duc de Guise, le cardinal et M. de Mayenne, que Dieu
conserve, ajouta le Gascon en levant son chapeau.

--Alors tout m'est explique, dit Gorenflot.

--C'est bien heureux; vous convenez donc que vous avez ete a cette
assemblee? comment diable rappelez-vous? Attendez donc! l'assemblee de
la Sainte-Union. C'est cela.

Gorenflot laissa tomber sa tete sur sa poitrine et poussa un
gemissement.

--Je suis somnambule, dit-il; il y a longtemps que je m'en doutais.

--Somnambule, dit Chicot, qu'est-ce que cela signifie?

--Cela signifie, monsieur Chicot, dit le moine, que chez moi l'esprit
domine la matiere a tel point, que, tandis que la matiere dort,
l'esprit veille, et qu'alors l'esprit commande a la matiere, qui, tout
endormie qu'elle est, est forcee d'obeir.

--Eh! compere, dit Chicot, cela ressemble fort a quelque magie; si
vous etes possede, dites-le-moi franchement; un homme qui marche en
dormant, qui gesticule en dormant, qui fait des discours dans lesquels
il attaque le roi, toujours en dormant, ventre de biche! ce n'est
point naturel, cela; arriere, Belzebuth, _vade retro, Satanas!_

Et Chicot fit faire un ecart a son cheval.

--Ainsi, dit Gorenflot, vous aussi vous m'abandonnez, monsieur Chicot.
_Tu quoque, Brute._ Ah! ah! je n'aurais jamais cru cela de votre part.

Et le moine desespere essaya de moduler un sanglot.

Chicot eut pitie de cet immense desespoir, qui n'en paraissait que
plus terrible pour etre concentre.

--Voyons, dit-il, que m'as-tu dit?

--Quand cela?

--Tout a l'heure.

--Helas! je n'en sais rien, je suis pret a devenir fou, j'ai la tete
pleine et l'estomac vide; mettez-moi sur la voie, monsieur Chicot.

--Tu m'as parle de voyager?

--C'est vrai, je vous ai dit que le reverend prieur m'avait invite a
voyager.

--De quel cote? demanda Chicot.

--Du cote ou je voudrai, repondit le moine.

--Et tu vas?

--Je n'en sais rien. Gorenflot leva ses deux mains au ciel.--A la
grace de Dieu! dit-il. Monsieur Chicot, pretez-moi deux ecus pour
m'aider a faire mon voyage.

--Je fais mieux que cela, dit Chicot.

--Ah! voyons, que faites-vous?

--Moi aussi, je vous ai dit que je voyageais.

--C'est vrai, vous me l'avez dit.

--Eh bien, je vous emmene.

Gorenflot regarda le Gascon avec defiance et en homme qui n'ose pas
croire a une pareille faveur.

--Mais a condition que vous serez bien sage, moyennant quoi je vous
permets d'etre tres-impie. Acceptez-vous ma proposition?

--Si je l'accepte! dit le moine; si je l'accepte!... Mais avons-nous
de l'argent pour voyager?

--Tenez, dit Chicot en tirant une longue bourse gracieusement arrondie
a partir du col.

Gorenflot fit un bond de joie.

--Combien? demanda-t-il.

--Cent cinquante pistoles.

--Et ou allons-nous?

--Tu le verras, compere.

--Quand dejeunons nous?

--Tout de suite.

--Mais sur quoi monterai-je? demanda Gorenflot avec inquietude.

--Pas sur mon cheval, corboeuf! tu le tuerais.

--Alors, fit Gorenflot desappointe, comment faire?

--Rien de plus simple; tu as un ventre comme Silene, tu es ivrogne
comme lui. Eh bien, pour que la ressemblance soit parfaite, je
t'acheterai un ane.

--Vous etes mon roi, monsieur Chicot; vous etes mon soleil. Prenez
l'ane un peu fort; vous etes mon dieu. Maintenant, ou dejeunons-nous?

--Ici, morbleu! ici meme. Regarde au-dessus de cette porte, et lis, si
tu sais lire.

En effet, on etait arrive devant une espece d'auberge. Gorenflot
suivit la direction indiquee par le doigt de Chicot et lut:

"Ici, jambons, oeufs, pates d'anguilles et vin blanc."

Il serait difficile de dire la revolution qui se fit sur le visage de
Gorenflot a cette vue: sa figure s'epanouit, ses yeux
s'ecarquillerent, sa bouche se fendit pour montrer une double rangee
de dents blanches et affamees. Enfin il leva ses deux bras en l'air en
signe de joyeux remerciment, et, balancant son enorme corps avec une
sorte de cadence, il chanta la chanson suivante, a laquelle son
ravissement pouvait seul servir d'excuse:

    Quand l'anon est deslache,
    Quand le vin est debouche,
    L'un redresse son oreille,
    L'autre sort de la bouteille.
    Mais rien n'est si evente
    Que le moine en pleine treille,
    Mais rien n'est si desbaste
    Que le moine en liberte.

--Bien dit, s'ecria Chicot, et, pour ne pas perdre de temps,
mettez-vous a table, mon cher frere; moi, je vais vous faire servir et
chercher un ane.




CHAPITRE III

COMMENT FRERE GORENFLOT VOYAGEA SUR UN ANE NOMME PANURGE, ET APPRIT
DANS SON VOYAGE BEAUCOUP DE CHOSES QU'IL NE SAVAIT PAS.


Ce qui rendait Chicot si indifferent du soin de son propre estomac,
pour lequel, tout fou qu'il etait ou qu'il se vantait d'etre, il avait
d'ordinaire autant de condescendance que pouvait en avoir un moine,
c'est qu'avant de quitter l'hotel de la Corne d'Abondance il avait
copieusement dejeune.

Puis les grandes passions nourrissent, a ce qu'on dit, et Chicot, dans
ce moment meme, avait une grande passion.

Il installa donc frere Gorenflot a une table de la petite maison, et
on lui passa par une sorte de tour du jambon, des oeufs et du vin,
qu'il se mit a expedier avec sa celerite et sa continuite ordinaires.

Cependant Chicot etait alle dans le voisinage s'enquerir de l'ane
demande par son compagnon; il trouva chez des paysans de Sceaux, entre
un boeuf et un cheval, cet ane pacifique, objet des voeux de
Gorenflot: il avait quatre ans, tirait sur le brun et soutenait un
corps assez dodu sur quatre jambes effilees comme des fuseaux. En ce
temps, un pareil ane coutait vingt livres; Chicot en donna vingt-deux
et fut beni pour sa magnificence.

Lorsque Chicot revint avec sa conquete, et qu'il entra avec elle dans
la chambre meme ou dinait Gorenflot, Gorenflot, qui venait d'absorber
la moitie d'un pate d'anguilles et de vider sa troisieme bouteille,
Gorenflot, enthousiasme de la vue de sa monture et d'ailleurs dispose
par les fumees d'un vin genereux a tous les sentiments tendres,
Gorenflot sauta au cou de son ane, et, apres l'avoir embrasse sur
l'une et l'autre machoire, il introduisit entre les deux une longue
croute de pain, qui fit braire d'aise celui-ci.

--Oh! oh! dit Gorenflot, voila un animal qui a une belle voix, nous
chanterons quelquefois ensemble. Merci, ami Chicot, merci.

Et il baptisa incontinent son ane du nom de Panurge.

Chicot jeta un coup d'oeil sur la table et vit que, sans tyrannie
aucune, il pouvait exiger de son compagnon qu'il restat de son diner
ou il en etait.

Il se mit donc a dire de cette voix a laquelle Gorenflot ne savait
point resister:

--Allons, en route, compere, en route. A Melun nous gouterons.

Le ton de voix de Chicot etait si imperatif, et Chicot, au milieu de
ce commandement un peu dur, avait su glisser une si douce promesse,
qu'au lieu de faire aucune observation Gorenflot repeta:

--A Melun! a Melun!

Et, sans plus tarder, Gorenflot, a l'aide d'une chaise, se hissa sur
son ane vetu d'un simple coussin de cuir, d'ou pendaient deux lanieres
en guise d'etriers. Le moine passa ses sandales dans les deux
lanieres, prit la longe de l'ane dans sa main droite, appuya son poing
gauche sur la hanche, et sortit de l'hotel, majestueux comme le dieu
auquel Chicot avait avec quelque raison pretendu qu'il ressemblait.

Quant a Chicot, il enfourcha son cheval avec l'aplomb d'un cavalier
consomme, et les deux cavaliers prirent incontinent la route de Melun
au petit trot de leurs montures.

On fit de la sorte quatre lieues tout d'une traite, puis on s'arreta
un instant. Le moine profita d'un beau soleil pour s'etendre sur
l'herbe et dormir. Chicot, de son cote, fit un calcul d'etapes d'apres
lequel il reconnut que, pour faire cent vingt lieues, a dix lieues par
jour, il mettrait douze jours.

Panurge brouta du bout des levres une touffe de chardons.

Dix lieues etait raisonnablement tout ce qu'on pouvait exiger des
forces combinees d'un ane et d'un moine.

Chicot secoua la tete.

--Ce n'est pas possible, murmura-t-il en regardant Gorenflot, qui
dormait sur le revers de ce fosse ni plus ni moins que sur le plus
doux edredon; ce n'est pas possible, il faut, s'il veut me suivre, que
le frocard fasse au moins quinze lieues par jour.

Comme on le voit, frere Gorenflot etait depuis quelque temps destine
aux cauchemars.

Chicot le poussa du coude afin de le reveiller, et, quand il serait
reveille, de lui communiquer son observation.

Gorenflot ouvrit les yeux.

--Est-ce que nous sommes a Melun? dit-il, j'ai faim.

--Non, compere, dit Chicot, pas encore, et voila justement pourquoi je
vous eveille; c'est qu'il est urgent d'y arriver. Nous allons trop
doucement, ventre de biche! nous allons trop doucement.

--Eh! cela vous fache-t-il, cher monsieur Chicot, de marcher
doucement? la route de la vie va en montant, puisqu'elle aboutit au
ciel, et c'est tres-fatigant de monter; d'ailleurs, qui nous presse?
Plus de temps nous mettrons a faire la route, plus de temps nous
demeurerons ensemble. Est-ce que je ne voyage pas, moi, pour la
propagation de la foi, et vous pour votre plaisir? Eh bien, moins vite
nous irons, mieux la foi sera propagee; moins vite nous irons, mieux
vous vous amuserez. Par exemple, mon avis serait de demeurer quelques
jours a Melun; on y mange, a ce que l'on assure, d'excellents pates
d'anguilles, et je voudrais faire une comparaison consciencieuse et
raisonnee entre le pate d'anguilles de Melun et celui des autres pays.
Que dites-vous de cela, monsieur Chicot?

--Je dis, reprit le Gascon, que mon avis, au contraire, est d'aller le
plus vite possible; de ne pas gouter a Melun, et de souper seulement a
Montereau, pour regagner le temps perdu.

Gorenflot regarda son compagnon de voyage en homme qui ne comprend
pas.

--Allons! en route, en route! dit Chicot.

Le moine, qui etait couche tout de son long, les mains croisees sous
sa tete, se contenta de s'asseoir sur son derriere en poussant un
gemissement.

--Ensuite, continua Chicot, si vous voulez rester en arriere et
voyager a votre guise, compere, vous en etes le maitre.

--Non pas, dit Gorenflot, effraye de cet isolement auquel il venait
d'echapper comme par miracle, non pas. Je vous suis, monsieur Chicot,
je vous aime trop pour vous quitter.

--Alors, en selle, compere, en selle!

Gorenflot tira son ane contre une borne, et parvint a s'etablir
dessus, cette fois, non plus a califourchon, mais de cote, a la
maniere des femmes: il pretendait que cela lui etait plus commode pour
causer. Le fait est que le moine avait prevu un redoublement de
vitesse dans la marche de sa monture, et que, dispose ainsi, il avait
deux points d'appui: la criniere et la queue.

Chicot prit le grand trot: l'ane suivit en brayant.

Les premiers moments furent terribles pour Gorenflot; heureusement la
partie sur laquelle il reposait avait une telle surface, qu'il lui
etait moins difficile qu'a un autre de maintenir son centre de
gravite.

De temps en temps Chicot se haussait sur ses etriers, explorait la
route, et, ne voyant pas a l'horizon ce qu'il cherchait, redoublait de
vitesse.

Gorenflot laissa passer ces premiers signes d'investigation et
d'impatience sans en demander la cause, preoccupe qu'il etait de
demeurer sur sa monture. Mais, quand peu a peu il se fut remis, quand
il eut appris a respirer sa brassee, comme disent les nageurs, et
quand il eut remarque que Chicot continuait le meme jeu:

--Eh! dit-il, que cherchez-vous donc? cher monsieur Chicot.

--Rien, repliqua celui-ci. Je regarde ou nous allons.

--Mais nous allons a Melun, ce me semble; vous l'avez dit vous-meme,
vous aviez meme ajoute d'abord....

--Nous n'allons pas, compere, nous n'allons pas, dit Chicot en piquant
son cheval.

--Comment! nous n'allons pas! s'ecria le moine; mais nous ne quittons
pas le trot!

--Au galop! au galop! dit le Gascon en faisant prendre cette allure a
son cheval.

Panurge, entraine par l'exemple, prit le galop, mais avec une rage mal
deguisee, qui ne promettait rien de bon a son cavalier.

Les suffocations de Gorenflot redoublerent.

--Dites donc, dites donc, monsieur Chicot, s'ecria-t-il aussitot qu'il
put parler, vous appelez cela un voyage d'agrement; mais je ne m'amuse
pas du tout, moi.

--En avant! en avant! repondit Chicot.

--Mais la cote est dure.

--Les bons cavaliers ne galopent qu'en montant.

--Oui, mais moi, je n'ai pas la pretention d'etre un bon cavalier.

--Alors, restez en arriere.

--Non pas, ventrebleu! s'ecria Gorenflot, pour rien au monde.

--Eh bien, alors, comme je vous le disais, en avant! en avant!

Et Chicot imprima a son cheval un degre de rapidite de plus.

--Voila Panurge qui rale, cria Gorenflot, voila Panurge qui s'arrete.

--Alors, adieu, compere, fit Chicot.

Gorenflot eut un instant envie de repondre de la meme facon; mais il
se rappela que ce cheval qu'il maudissait au fond du coeur et qui
portait un homme si fantasque portait aussi la bourse qui etait dans
la poche de cet homme. Il se resigna donc, et, battant avec ses
sandales les flancs de l'ane en fureur, il le forca de reprendre le
galop.

--Je tuerai mon pauvre Panurge, s'ecria lamentablement le moine pour
porter un coup decisif a l'interet de Chicot, puisqu'il ne paraissait
avoir aucune influence sur sa sensibilite. Je le tuerai, bien sur.

--Eh bien, tuez-le, compere, tuez-le, repondit Chicot, sans que cette
observation, si importante que la jugeait Gorenflot, lui fit en aucune
facon ralentir sa marche; tuez-le, nous acheterons une mule.

Comme s'il eut compris ces paroles menacantes, l'ane quitta le milieu
de la route, et vola dans un petit chemin lateral bien sec, ou
Gorenflot ne se fut point hasarde a marcher a pied.

--A moi, criait le moine, a moi, je vais rouler dans la riviere.

--Il n'y a aucun danger, dit Chicot: si vous tombez dans la riviere,
je vous garantis que vous nagerez tout seul.

--Oh! murmura Gorenflot, j'en mourrai, c'est sur. Et quand on pense
que tout cela m'arrive parce que je suis somnambule!

Et le moine leva au ciel un regard qui voulait dire:

--Seigneur! Seigneur! quel crime ai-je donc commis pour que vous
m'affligiez de cette infirmite?

Tout a coup Chicot, arrive au sommet de la montee, arreta son cheval
d'un temps si court et si saccade, que l'animal, surpris, plia sur ses
jarrets de derriere au point que sa croupe toucha presque le sol.

Gorenflot, moins bon cavalier que Chicot, et qui, d'ailleurs, au lieu
de bride, n'avait qu'une longe, Gorenflot, disons-nous, continua son
chemin.

--Arrete, corboeuf! arrete, cria Chicot.

Mais l'ane s'etait fait a l'idee de galoper, et l'idee d'un ane est
chose tenace.

--Arreteras-tu? cria Chicot, ou, foi de gentilhomme, je t'envoie une
balle de pistolet.

--Quel diable d'homme est-ce la! se dit Gorenflot, et par quel animal
a-t-il ete mordu?

Puis, comme la voix de Chicot retentissait de plus en plus terrible,
et que le moine croyait deja entendre siffler la balle dont il etait
menace, il executa une manoeuvre pour laquelle la maniere dont il
etait place lui donnait la plus grande facilite, ce fut de se laisser
glisser de sa monture a terre.

--Voila! dit-il en se laissant bravement tomber sur son derriere et en
se cramponnant des deux mains a la longe de son ane, qui lui fit faire
quelques pas ainsi, mais qui finit enfin par s'arreter.

Alors Gorenflot chercha Chicot pour recueillir sur son visage les
marques de satisfaction qui ne pouvaient manquer de s'y peindre, a la
vue d'une manoeuvre si habilement executee.

Chicot etait cache derriere une roche, et continuait de la ses signaux
et ses menaces.

Cette precaution fit comprendre au moine qu'il y avait quelque chose
sous jeu. Il regarda en avant et apercut a cinq cents pas sur la route
trois hommes qui cheminaient tranquillement sur leurs mules. Au
premier coup d'oeil, il reconnut les voyageurs qui etaient sortis le
matin de Paris par la porte Bordelle, et que Chicot, a l'affut
derriere son arbre, avait si ardemment suivis des yeux.

Chicot attendit dans la meme posture que les trois voyageurs fussent
hors de vue; puis, alors seulement, il rejoignit son compagnon, qui
etait reste assis a la meme place ou il etait tombe, tenant toujours
la longe de Panurge entre les mains.

--Ah ca! dit Gorenflot, qui commencait a perdre patience,
expliquez-moi un peu, cher monsieur Chicot, le commerce que nous
faisons: tout a l'heure il fallait courir ventre a terre, maintenant
il faut demeurer court a l'endroit ou nous sommes.

--Mon bon ami, dit Chicot, je voulais savoir si votre ane etait de
bonne race et si je n'avais pas ete vole en le payant vingt-deux
livres; maintenant l'experience est faite, et je suis on ne peut plus
satisfait.

Le moine ne fut pas dupe, comme on le comprend bien, d'une pareille
reponse, et il se preparait a le faire voir a son compagnon, lorsque
sa paresse naturelle l'emporta, lui soufflant a l'oreille de n'entrer
dans aucune discussion.

Il se contenta donc de repondre, sans meme cacher sa mauvaise humeur:

--N'importe, je suis fort las, et j'ai tres-faim.

--Eh bien, qu'a cela ne tienne, reprit Chicot en frappant
gaillardement sur l'epaule du frocard, moi aussi je suis las, moi
aussi j'ai faim, et a la premiere hotellerie que nous trouverons sur
notre....

--Eh bien, demanda Gorenflot, qui avait peine a croire au retour
qu'annoncaient les premieres paroles du Gascon.

--Eh bien, dit celui-ci, nous commanderons une grillade de porc, un ou
deux poulets fricasses et un broc du meilleur vin de la cave.

--Vraiment! reprit Gorenflot; est-ce bien sur, cette fois? voyons.

--Je vous le promets, compere.

--Eh bien! alors, dit le moine en se relevant, mettons-nous sans
retard a la recherche de cette bienheureuse hotellerie. Viens,
Panurge, tu auras du son.

L'ane se mit a braire de plaisir.

Chicot remonta sur son cheval, Gorenflot conduisit son ane par la
longe.

L'auberge tant desiree apparut bientot a la vue des voyageurs; elle
s'elevait entre Corbeil et Melun; mais, a la grande surprise de
Gorenflot, qui en admirait de loin l'aspect affriolant, Chicot ordonna
au moine de remonter sur son ane, et commenca d'executer un detour par
la gauche pour passer derriere la maison; au reste, par un seul coup
d'oeil, Gorenflot, dont la comprehension faisait de rapides progres,
se rendit compte de cette bizarrerie; les trois mules des voyageurs,
dont Chicot paraissait suivre les traces, etaient arretees devant la
porte.

--C'est donc au gre de ces voyageurs maudits, pensa Gorenflot, que
vont se disposer les evenements de notre voyage et se regler les
heures de nos repas? C'est triste.

Et il poussa un profond soupir.

Panurge, qui, de son cote, vit qu'on l'ecartait de la ligne droite,
que tout le monde, meme les anes, sait etre la plus courte, s'arreta
court, et se roidit sur les quatre pieds, comme s'il etait decide a
prendre racine a l'endroit meme ou il se trouvait.

--Voyez, dit Gorenflot d'un ton lamentable, mon ane lui-meme ne veut
plus avancer.

--Ah! il ne veut plus avancer, dit Chicot, attends! attends!

Et il s'approcha d'une haie de cornouillers, ou il tailla une baguette
longue de cinq pieds, grosse comme le pouce, solide et flexible a la
fois.

Panurge n'etait pas un de ces quadrupedes stupides qui ne se
preoccupent point de ce qui se passe autour d'eux et qui ne
pressentent les evenements que lorsque ces evenements leur tombent sur
le dos. Il avait suivi la manoeuvre de Chicot, pour lequel il
commencait sans doute a ressentir la consideration qu'il meritait, et
des qu'il avait cru remarquer ses intentions, il avait deroidi ses
jambes et etait parti au pas releve.

--Il va, il va! cria le moine a Chicot.

--N'importe, dit celui-ci, pour qui voyage en compagnie d'un ane et
d'un moine, un baton n'est jamais inutile.

Et le Gascon acheva de cueillir le sien.




CHAPITRE IV

COMMENT FRERE GORENFLOT TROQUA SON ANE CONTRE UNE MULE, ET SA MULE
CONTRE UN CHEVAL.


Cependant les tribulations de Gorenflot touchaient a leur terme, pour
cette journee du moins; apres le detour fait, on reprit le grand
chemin, et l'on s'arreta a trois quarts de lieue plus loin, dans une
auberge rivale. Chicot prit une chambre qui donnait sur la route et
commanda le souper, qui lui fut servi dans la chambre; mais on voyait
que la nutrition n'etait que la preoccupation secondaire de Chicot. Il
ne mangeait que de la moitie de ses dents, tandis qu'il regardait de
tous ses yeux et ecoutait de toutes ses oreilles. Cette preoccupation
dura jusqu'a dix heures; cependant, comme a dix heures Chicot n'avait
rien vu ni rien entendu, il leva le siege, ordonnant que son cheval et
l'ane du moine, renforces d'une double ration d'avoine et de son,
fussent prets au point du jour.

A cet ordre, Gorenflot, qui depuis une heure paraissait endormi et qui
n'etait qu'assoupi dans cette douce extase qui suit un bon repas
arrose d'une quantite suffisante de vin genereux, poussa un soupir.

--Au point du jour? dit-il.

--Eh! ventre de biche! reprit Chicot, tu dois avoir l'habitude de te
lever a cette heure-la!

--Pourquoi donc? demanda Gorenflot.

--Et les matines?

--J'avais une exemption du superieur, repondit le moine.

Chicot haussa les epaules, et le mot faineants avec un _s,_ lettre qui
indiquait la pluralite, vint mourir sur ses levres.

--Mais oui, faineants, dit Gorenflot; mais oui, pourquoi pas donc?

--L'homme est ne pour le travail, dit sentencieusement le Gascon.

--Et le moine pour le repos, dit le frere; le moine est l'exception de
l'homme.

Et, satisfait de cet argument, qui avait paru toucher Chicot lui-meme,
Gorenflot fit une sortie pleine de dignite et gagna son lit, que
Chicot, de peur de quelque imprudence sans doute, avait fait dresser
dans la meme chambre que le sien.

Le lendemain, en effet, a la pointe du jour, si frere Gorenflot n'eut
point dormi du plus profond sommeil il eut pu voir Chicot se lever,
s'approcher de la fenetre et se mettre en observation derriere le
rideau.

Bientot, quoique protege par la tenture, Chicot fit un pas rapide en
arriere, et, si Gorenflot, au lieu de continuer de dormir, eut ete
eveille, il eut entendu claqueter sur le pave les fers des trois
mules.

Chicot alla aussitot a Gorenflot, qu'il secoua par le bras jusqu'a ce
que celui-ci ouvrit les yeux.

--Mais n'aurai-je donc plus un instant de tranquillite? balbutia
Gorenflot, qui venait de dormir dix heures de suite.

--Alerte! alerte! dit Chicot, habillons-nous et parlons.

--Mais le dejeuner? fit le moine.

--Il est sur la route de Montereau.

--Qu'est-ce que c'est que cela, Montereau? demanda le moine, fort
ignare en geographie.

--Montereau, dit le Gascon, est la ville ou l'on dejeune; cela vous
suffit-il?

--Oui, repondit laconiquement Gorenflot.

--Alors, compere, fit le Gascon, je descends pour payer notre depense
et celle de nos betes; dans cinq minutes, si vous n'etes pas pret, je
pars sans vous.

Une toilette de moine n'est pas longue a faire; cependant Gorenflot
mit six minutes. Aussi, en arrivant a la porte, vit-il Chicot qui,
exact comme un Suisse, avait deja pris les devants.

Le moine enfourcha Panurge, qui, excite par la double ration de foin
et d'avoine que venait de lui faire administrer Chicot, prit le galop
de lui-meme, et eut bientot conduit son cavalier cote a cote du
Gascon.

Le Gascon etait droit sur les etriers, et de la tete aux pieds ne
faisait pas un pli.

Gorenflot se dressa sur les siens, et vit a l'horizon les trois mules
et les trois cavaliers qui descendaient derriere un monticule.

Le moine poussa un soupir en songeant combien il etait triste qu'une
influence etrangere agit ainsi sur sa destinee.

Cette fois Chicot lui tint parole, et l'on dejeuna a Montereau.

La journee eut de grandes ressemblances avec celle de la veille; et
celle du lendemain presenta a peu pres la meme serie d'evenements.
Nous passerons donc rapidement sur les details; et Gorenflot
commencait a se faire tant bien que mal a cette existence accidentee,
quand, vers le soir, il vit Chicot perdre graduellement toute sa
gaiete; depuis midi, il n'avait pas apercu l'ombre des trois voyageurs
qu'il suivait; aussi soupa-t-il de mauvaise humeur et dormit-il mal.

Gorenflot mangea et but pour deux, essaya ses meilleures chansons.
Chicot demeura dans son impassibilite.

Le jour naissait a peine, qu'il etait sur pied, secouant son
compagnon; le moine s'habilla, et, des le depart, on prit un trot qui
se changea bientot en galop frenetique.

Mais on eut beau courir, pas de mules a l'horizon.

Vers midi, ane et cheval etaient sur les dents.

Chicot alla droit a un bureau de peage etabli sur le pont de
Villeneuve-le-Roi pour les betes a pied fourchu.

--Avez-vous vu, demanda-t-il, trois voyageurs montes sur des mules,
qui ont du passer ce matin?

--Ce matin, mon gentilhomme? repondit le peager; non; hier, a la bonne
heure.

--Hier?

--Oui, hier soir, a sept heures.

--Les avez-vous remarques?

--Dame! comme on remarque des voyageurs.

--Je vous demande si vous vous souvenez de la condition de ces hommes.

--Il m'a paru qu'il y avait un maitre et deux laquais.

--C'est bien cela, dit Chicot.

Et il donna un ecu au peager.

Puis, se parlant a lui-meme:

--Hier soir, a sept heures, murmura-t-il; ventre de biche! ils ont
douze heures d'avance sur moi. Allons, du courage!

--Ecoutez, monsieur Chicot, dit le moine, du courage, j'en ai encore
pour moi; mais je n'en ai plus pour Panurge.

En effet, le pauvre animal, surmene depuis deux jours, tremblait sur
ses quatre jambes et communiquait a Gorenflot l'agitation de son
pauvre corps.

--Et votre cheval lui-meme, continua Gorenflot, voyez dans quel etat
  il est.

En effet, le noble animal, si ardent qu'il fut et a cause meme de son
ardeur, etait ruisselant d'ecume, et une chaude fumee sortait par ses
naseaux, tandis que le sang paraissait pret a jaillir de ses yeux.

Chicot examina rapidement les deux betes, et parut se ranger a l'avis
de son compagnon.

Gorenflot respirait, quant tout a coup:

--La! frere queteur, dit Chicot: il s'agit ici de prendre une grande
resolution.

--Mais nous ne prenons que cela depuis quelques jours! s'ecria
Gorenflot, dont le visage se decomposa d'avance sans meme qu'il sut ce
qui allait lui etre propose.

--Il s'agit de nous quitter, dit Chicot, prenant du premier coup,
comme on dit, le taureau par les cornes.

--Bah! fit Gorenflot; toujours la meme plaisanterie! Nous quitter, et
pourquoi?

--Vous allez trop doucement, compere.

--Vertudieu! dit Gorenflot; mais je vais comme le vent; mais nous
avons galope ce matin cinq heures de suite!

--Ce n'est point encore assez.

--Alors repartons; plus nous irons vite, plus nous arriverons tot; car
enfin je presume que nous arriverons.

--Mon cheval ne veut pas aller, et votre ane refuse le service.

--Alors comment faire?

--Nous allons les laisser ici, et nous les reprendrons en passant.

--Mais nous? Comptez-vous donc continuer la route a pied?

--Nous monterons sur des mules.

--Et en avoir?

--Nous en acheterons.

--Allons, dit Gorenflot en soupirant, encore ce sacrifice,

--Ainsi?

--Ainsi, va pour la mule.

--Bravo! compere, vous commencez a vous former; recommandez Bayard et
Panurge aux soins de l'aubergiste; moi, je vais faire nos
acquisitions.

Gorenflot s'acquitta en conscience du soin dont il etait charge;
pendant les quatre jours de relations qu'il avait eues avec Panurge,
il avait apprecie, nous ne dirons pas ses qualites, mais ses defauts,
et il avait remarque que ces trois defauts eminents etaient ceux
auxquels lui-meme etait enclin, la paresse, la luxure et la
gourmandise. Cette remarque l'avait touche, et ce n'etait qu'avec
regret que Gorenflot se separait de son ane; mais Gorenflot etait
non-seulement paresseux, luxurieux et gourmant, il etait de plus
egoiste, et il preferait encore se separer de Panurge que se separer
de Chicot, attendu, nous l'avons dit, que Chicot portait la bourse.

Chicot revint avec deux mules, sur lesquelles on fit vingt lieues ce
jour-la: de sorte que le soir, a la porte d'un marechal, Chicot eut la
joie d'apercevoir les trois mules.

--Ah! fit-il, respirant pour la premiere fois.

--Ah! soupira a son tour le moine.

Mais l'oeil exerce du Gascon ne reconnut ni les harnais des mules, ni
leur maitre, ni ses valets; les mules en etaient reduites a leur
ornement naturel, c'est-a-dire qu'elles etaient completement
depouillees; quant au maitre et aux laquais, ils etaient disparus.

Bien plus, autour de ces animaux etaient des gens inconnus qui les
examinaient et semblaient en faire l'expertise: c'etait un maquignon
d'abord, et puis le marechal avec deux franciscains; ils faisaient
tourner et retourner les mules, puis ils regardaient les dents, les
pieds et les oreilles; en un mot, ils les essayaient.

Un frisson parcourut tout le corps de Chicot.

--Va devant, dit-il a Gorenflot, approche-toi des franciscains;
tire-les a part, interroge-les; de moines a moines, vous n'aurez pas
de secrets, j'espere; informe-toi adroitement de qui viennent ces
mules, le prix qu'on veut les vendre et ce que sont devenus leurs
proprietaires; puis reviens me dire tout cela.

Gorenflot, inquiet de l'inquietude de son ami, partit au grand trot de
sa mule, et revint l'instant d'apres.

Voila l'histoire, dit-il. D'abord, savez-vous ou nous sommes?

--Eh! morbleu! nous sommes sur la route de Lyon, dit Chicot, c'est la
seule chose qu'il m'importe de savoir.

--Si fait, il vous importe encore de savoir, a ce que vous m'avez dit
du moins, ce que sont devenus les proprietaires de ces mules.

--Oui, va.

--Celui qui semble un gentilhomme....

--Bon.

--Celui qui semble un gentilhomme a pris ici la route d'Avignon, une
route qui raccourcit le chemin, a ce qu'il parait, et qui passe par
Chateau-Chinon et Privas.

--Seul?

--Comment, seul?

--Je demande s'il a pris cette route seul.

--Avec un laquais.

--Et l'autre laquais?

--L'autre laquais a continue son chemin.

--Vers Lyon?

--Vers Lyon.

--A merveille. Et pourquoi le gentilhomme va-t-il a Avignon? Je
croyais qu'il allait a Rome. Mais, reprit Chicot, comme se parlant a
lui-meme, je te demande la des choses que tu ne peux savoir.

--Si fait... je le sais, repondit Gorenflot. Ah! voila qui vous
etonne!

--Comment, tu le sais?

--Oui, il va a Avignon, parce que S.S. le pape Gregoire XIII a envoye
a Avignon un legat charge de ses pleins pouvoirs.

--Bon, dit Chicot, je comprends... et les mules?

--Les mules etaient fatiguees; ils les ont vendues a un maquignon, qui
veut les revendre a des franciscains.

--Combien?

--Quinze pistoles la piece.

--Comment donc ont-ils continue leur route?

--Sur des chevaux qu'ils ont achetes.

--A qui?

--A un capitaine de reitres qui se trouve ici en remonte.

--Ventre de biche! compere, s'ecria Chicot; tu es un homme precieux,
et c'est d'aujourd'hui seulement que je t'apprecie.

Gorenflot fit la roue.

--Maintenant, continua Chicot, acheve ce que tu as si bien commence.

--Que faut-il faire?

Chicot mit pied a terre, et, jetant la bride au bras du moine:

--Prends les deux mules et va les offrir pour vingt pistoles aux
franciscains; ils te doivent la preference.

--Et ils me la donneront, dit Gorenflot, ou je les denonce a leur
superieur.

--Bravo, compere, tu te formes.

--Ah! mais, demanda Gorenflot, comment continuerons-nous notre route?

--A cheval, morbleu, a cheval!

--Diable! fit le moine en se grattant l'oreille.

--Allons donc, dit Chicot, un ecuyer comme toi!

--Bah! dit Gorenflot, au petit bonheur! Mais ou vous retrouverai-je?

--Sur la place de la ville.

--Allez m'y attendre.

Et le moine s'avanca d'un pas resolu vers les franciscains, tandis que
Chicot, par une rue de traverse, gagnait la place principale du petit
bourg.

La il trouva, dans l'auberge du Coq-Hardi, le capitaine de reitres qui
buvait d'un jolit petit vin d'Auxerre que les amateurs de second ordre
confondaient avec les crus de Bourgogne; il prit de lui de nouveaux
renseignements, qui confirmerent en tous points ceux que lui avait
donnes Gorenflot.

En un instant, Chicot eut traite avec le remonteur de deux chevaux que
celui-ci porta a l'instant meme comme _morts en route_, et que, grace
a cet accident, il put donner pour trente-cinq pistoles les deux.

Il ne s'agissait plus que de faire prix pour les selles et les brides,
quand Chicot vit, par une petite rue laterale, deboucher le moine
portant les deux selles sur sa tete et les deux brides a ses mains.

--Oh! oh! fit-il, qu'est-ce que cela, compere?

--Eh bien, dit Gorenflot, ce sont les selles et les brides de nos
mules.

--Tu les as donc retenues, frocard? dit Chicot avec son large sourire.

--Oui-da! fit le moine.

--Et tu as vendu les mules?

--Dix pistoles chacune.

--Qu'on t'a payees?

--Voici l'argent.

Et Gorenflot fit sonner sa poche pleine de monnaies de toute espece.

--Ventre de biche! s'ecria Chicot, tu es un grand homme, compere.

--Voila comme je suis, dit Gorenflot avec une modeste fatuite.

--A l'oeuvre! dit Chicot.

--Ah! mais j'ai soif, dit le moine.

--Eh bien, bois pendant que je vais aller seller nos betes; mais pas
trop.

--Une bouteille.

--Va pour une bouteille.

Gorenflot en but deux, et vint rendre le reste de l'argent a Chicot.

Chicot eut un instant l'idee de laisser au moine les vingt pistoles
diminuees du prix des deux bouteilles; mais il reflechit que, du jour
ou Gorenflot possederait deux ecus, il n'en serait plus le maitre. Il
prit donc l'argent sans que le moine s'apercut meme du moment
d'hesitation qu'il venait d'eprouver, et se mit en selle.

Le moine en fit autant, avec l'aide de l'officier des reitres, qui
etait un homme craignant Dieu, et qui tint le pied de Gorenflot,
service en echange duquel, aussitot qu'il fut juche sur son cheval,
Gorenflot lui donna sa benediction.

--A la bonne heure, dit Chicot en mettant sa monture au galop, voila
un gaillard bien beni!

Gorenflot, voyant courir son souper devant lui, lanca son cheval sur
ses traces; d'ailleurs, il faisait des progres en equitation; au lieu
d'empoigner la criniere d'une main et la queue de l'autre, comme il
faisait autrefois, il saisit a deux mains le pommeau de selle, et,
avec ce seul point d'appui, il courut tant que Chicot le voulut bien.

Il finit par y mettre plus d'activite que son patron, car toutes les
fois que Chicot changeait d'allure et moderait son cheval, le moine,
qui preferait le galop au trot, continuait son chemin en criant hurrah
a sa monture.

De si nobles efforts meritaient d'etre recompenses; le lendemain soir,
un peu en avant de Chalons, Chicot avait retrouve maitre Nicolas
David, toujours deguise en laquais, qu'il ne perdit plus de vue
jusqu'a Lyon, dont tous trois franchirent les portes vers le soir du
huitieme jour apres leur depart de Paris.

C'etait a peu pres le moment ou, suivant une route opposee, Bussy,
Saint-Luc et sa femme arrivaient, comme nous l'avons dit, au chateau
de Meridor.




CHAPITRE V

COMMENT CHICOT ET SON COMPAGNON S'INSTALLERENT A L'HOTELLERIE DU CYGNE
DE LA CROIX, ET COMMENT ILS Y FURENT RECUS PAR L'HOTE.


Maitre Nicolas David, toujours deguise en laquais, se dirigea vers la
place des Terreaux et choisit la principale hotellerie de la place,
qui etait celle du Cygne de la Croix.

Chicot l'y vit entrer et demeura un instant en observation pour
s'assurer qu'il y avait trouve de la place et que, par consequent, il
n'en sortirait pas.

--As-tu quelque objection contre l'auberge du Cygne de la Croix? dit
le Gascon a son compagnon de voyage.

--Pas la moindre, repondit celui-ci.

--Tu vas donc entrer la, tu feras prix pour une chambre retiree: tu
diras que tu attends ton frere, et, en effet, tu m'attendras sur le
seuil de la porte; moi, je vais me promener et je ne rentrerai qu'a la
nuit close; a la nuit close je reviendrai, je te trouverai a ton
poste, et, comme tu auras fait sentinelle, que tu connaitras le plan
de la maison, tu me conduiras a la chambre sans que je me heurte aux
gens que je ne veux pas voir. Comprends-tu?

--Parfaitement, dit Gorenflot.

--Choisis la chambre spacieuse, gaie, abordable, contigue, s'il est
possible, a celle du voyageur qui vient d'arriver; fais en sorte
qu'elle ait des fenetres sur la rue, afin que je voie qui entre et qui
sort, ne prononce mon nom sous aucun pretexte, et promets des monts
d'or au cuisinier.

En effet, Gorenflot s'acquitta merveilleusement de la commission. La
chambre choisie, la nuit vint, et, la nuit venue, il alla prendre
Chicot par la main et le conduisit a la chambre en question. Le moine,
ruse comme l'est toujours un homme d'Eglise, si sot d'ailleurs que la
nature l'ait cree, fit observer a Chicot que leur chambre, situee sur
un autre palier que celle de Nicolas David, etait contigue a cette
chambre, et qu'elle n'en etait separee que par une cloison de bois et
de chaux, facile a percer, si on le voulait.

Chicot ecouta le moine avec la plus grande attention, et quelqu'un qui
eut ecoute l'orateur et vu l'auditeur aurait pu suivre a
l'epanouissement de l'un les paroles de l'autre.

Puis, lorsque le moine eut fini:

--Tout ce que tu viens de me dire merite recompense, repondit Chicot,
tu auras ce soir du vin de Xeres a souper, Gorenflot; oui, tu en
auras, morbleu! ou je ne suis pas ton compere.

--Je ne connais pas l'ivresse de ce vin, dit Gorenflot; elle doit etre
agreable.

--Ventre de biche! repliqua Chicot en prenant possession de la
chambre, tu la connaitras dans deux heures, c'est moi qui te le dis.

Chicot fit demander l'hote.

On trouvera peut-etre que le narrateur de cette histoire promene, a la
suite de ses personnages, son recit dans un bien grand nombre
d'hotelleries: a ceci il repondra que ce n'est point sa faute si ses
personnages, les uns pour servir les desirs de leur maitresse, les
autres pour fuir la colere du roi, vont, les uns au nord et les autres
au midi. Or, place qu'il est entre l'antiquite, qui se passait
d'auberge grace a l'hospitalite fraternelle, et la vie moderne, ou
l'auberge s'est transformee en table d'hote, force lui est de
s'arreter dans les hotelleries ou doivent se passer les scenes
importantes de son livre; d'ailleurs, les caravanserais de notre
Occident se presentaient a cette epoque sous une triple forme qui
n'etait pas a dedaigner, et qui de nos jours a perdu beaucoup de son
caractere: cette triple forme etait l'auberge, l'hotellerie et le
cabaret. Notez que nous ne parlons point ici de ces agreables maisons
de baigneurs qui n'ont point leur equivalent de nos jours, et qui,
leguees par la Rome des empereurs au Paris de nos rois, empruntaient a
l'antiquite le multiple agrement de ses profanes tolerances.

Mais ces etablissements etaient encore renfermes, sous le regne du roi
Henri III, dans les murs de la capitale: la province n'avait encore
que l'hotellerie, l'auberge et le cabaret.

Or nous sommes dans une hotellerie.

C'est ce que fit tres-bien sentir l'hote, lorsqu'il repondit a Chicot,
qui l'avait fait demander, comme nous l'avons dit, qu'il eut a prendre
patience, attendu qu'il causait avec un voyageur qui, arrive avant
lui, avait le droit de priorite.

Chicot devina que ce voyageur etait son avocat.

--Que peuvent-ils se dire? demanda Chicot.

--Vous croyez donc que l'hote et votre homme en sont aux secrets?

--Dame! vous le voyez bien, puisque cette figure rogue que nous avons
apercue, et qui, je le presume, est celle de l'hote....

--Elle-meme, dit le moine.

--Consent a causer avec un homme habille en laquais.

--Ah! dit Gorenflot, il a change d'habit; je l'ai apercu: il est
maintenant vetu tout de noir.

--Raison de plus, dit Chicot. L'hote est sans doute de l'intrigue.

--Voulez-vous que je tache de confesser sa femme? dit Gorenflot.

--Non, dit Chicot, j'aime mieux que tu ailles faire un tour par la
ville.

--Bah! et le souper? dit Gorenflot.

--Je le ferai preparer en ton absence, tiens, voila un ecu pour te
mettre en train.

Gorenflot prit l'ecu avec reconnaissance.

Le moine, dans le courant du voyage, s'etait deja plus d'une fois
livre a ces excursions demi-nocturnes qu'il adorait, et que, grace a
son titre de frere queteur, il risquait de temps en temps a Paris.
Mais, depuis sa sortie du couvent, ces excursions lui etaient encore
plus cheres. Gorenflot maintenant aspirait la liberte par tous les
pores, et il en etait arrive a ce que son couvent ne se presentat deja
plus a son souvenir que sous l'aspect d'une prison.

Il sortit donc avec la robe retroussee sur le cote et son ecu dans sa
poche.

A peine Gorenflot fut-il hors de la chambre, que Chicot, sans perdre
un instant, prit une vrille et fit un trou dans la cloison a la
hauteur de l'oeil. Cette ouverture, grande comme celle d'une
sarbacane, ne lui permettait pas, a cause de l'epaisseur des planches,
de voir distinctement les differentes parties de la chambre; mais, en
collant son oreille a ce trou, il entendait assez distinctement les
voix.

Cependant, grace a la disposition des personnages et a la place qu'ils
occupaient dans l'appartement, le hasard voulut que Chicot put voir
distinctement l'hote, qui causait avec Nicolas David.

Quelques mots echappaient, comme nous l'avons dit, a Chicot; mais ce
qu'il saisit de la conversation cependant suffit a lui prouver que
David faisait grand etalage de sa fidelite envers le roi, parlant meme
d'une mission qui lui etait confiee par M. de Morvilliers.

Tandis qu'il parlait ainsi, l'hote ecoutait respectueusement sans
doute, mais avec un sentiment qui etait au moins de l'indifference,
car il repondait peu. Chicot crut meme remarquer, soit dans ses
regards, soit dans l'intonation de sa voix, une ironie assez marquee
chaque fois qu'il prononcait le nom du roi.

--Eh! eh! dit Chicot, notre hote serait-il ligueur, par hasard?
mordieu, je le verrai bien!

Et, comme il ne se disait rien de bien important dans la chambre de
maitre Nicolas David, Chicot attendit que l'hote lui vint rendre
visite a son tour.

Enfin la porte s'ouvrit.

L'hote tenait son bonnet a la main, mais il avait absolument la meme
physionomie goguenarde qui venait de frapper Chicot lorsqu'il l'avait
vu causant avec l'avocat.

--Asseyez-vous la, mon cher monsieur, lui dit Chicot, et, avant que
nous fassions un arrangement definitif, ecoutez, s'il vous plait, mon
histoire.

L'hote parut ecouter defavorablement cet exorde, et fit meme signe de
la tete qu'il desirait rester debout.

--A votre aise, mon cher monsieur, reprit Chicot.

L'hote fit un signe qui voulait dire que, pour prendre ses aises, il
n'avait besoin de la permission de personne.

--Vous m'avez vu ce matin avec un moine, continua Chicot.

--Oui, monsieur, dit l'hote.

--Silence! il n'en faut rien dire... ce moine est proscrit.

--Bah! fit l'hote, serait-ce donc quelque huguenot deguise?

Chicot prit un air de dignite offensee.

--Huguenot! dit-il avec degout, qui donc a dit huguenot? Sachez que ce
moine est mon parent, et que je n'ai point de parents huguenots.
Allons donc! brave homme, vous devriez rougir de dire de pareilles
enormites.

--Ah! monsieur, reprit l'hote, cela s'est vu.

--Jamais dans ma famille, seigneur hotelier! Ce moine, au contraire,
est l'ennemi le plus acharne qui se soit jamais dechaine contre les
huguenots, de sorte qu'il est tombe dans la disgrace de S.M. Henri
III, qui les protege, comme vous savez.

L'hote paraissait commencer a prendre un vif interet a la persecution
de Gorenflot.

--Silence! dit-il en approchant un doigt de ses levres.

--Comment, silence! demanda Chicot, est-ce que vous auriez ici des
gens du roi, par hasard?

--J'en ai peur, dit l'hote avec un signe de tete; la, a cote, il y a
un voyageur.

--C'est qu'alors, reprit Chicot, nous nous sauverions tout de suite,
mon parent et moi; car, proscrit, menace...

--Et ou iriez-vous?

--Nous avons deux ou trois adresses que nous a donnees un aubergiste
de nos amis, maitre la Huriere.

--La Huriere, vous connaissez la Huriere?

--Chut! il ne faut pas le dire; mais nous avons fait connaissance le
soir de la Saint-Barthelemy.

--Allons, dit l'hote, je vois que vous etes tous deux, votre parent et
vous, de saintes gens; moi aussi je connais la Huriere. J'avais meme
envie, quand j'achetai cette hotellerie, de prendre en temoignage
d'amitie la meme enseigne que lui: A la Belle-Etoile; mais
l'hotellerie etait connue sous la denomination de l'hotellerie du
Cygne de la Croix; j'ai eu peur que ce changement ne me fit tort;
ainsi vous dites donc, monsieur, que votre parent...

--A eu l'imprudence de precher contre les huguenots; qu'il a eu un
succes enorme, et que Sa Majeste Tres-Chretienne, furieuse de ce
succes, qui lui devoilait la disposition des esprits, le cherchait
pour le faire emprisonner.

--Et alors? demanda l'hote avec un accent d'interet auquel il n'y
avait point a se tromper.

--Ma foi, je l'ai enleve, dit Chicot.

--Et vous avez bien fait, pauvre cher homme.

--M. de Guise m'avait bien offert de le proteger.

--Comment, le grand Henri de Guise? Henri le Balafre?

--Henri le saint.

--Oui, vous l'avez dit, Henri le saint.

--Mais j'ai craint la guerre civile.

--Alors, dit l'hote, si vous etes des amis de M. de Guise, vous
connaissez ceci?

Et l'hote fit de la main a Chicot un espece de signe maconique a
l'aide duquel les ligueurs se reconnaissaient.

Chicot, dans la fameuse nuit qu'il avait passee au couvent
Sainte-Genevieve, avait remarque, non-seulement ce signe, qui avait
ete vingt fois repete devant lui, mais encore le signe qui y
repondait.

--Parbleu, dit-il, et vous ceci?

Et Chicot a son tour fit le second signe.

--Alors, dit l'aubergiste avec le plus complet abandon, vous etes ici
chez vous: ma maison est la votre; regardez-moi comme un ami, je vous
regarde comme un frere, et, si vous n'avez pas d'argent...

Chicot, pour toute reponse, tira de sa poche une bourse qui, quoique
deja un peu entamee, presentait encore une corpulence assez honorable.

La vue d'une bourse bien rondelette est toujours agreable, meme a
l'homme genereux qui vous offre de l'argent, et qui apprend ainsi que
vous n'en avez pas besoin; de sorte qu'il conserve le merite de son
offre sans avoir eu besoin de la mettre a execution.

--Bien, dit l'hote.

--Je vous dirai, ajouta Chicot, pour vous tranquilliser davantage
encore, que nous voyageons pour la propagation de la foi, et que notre
voyage nous est paye par le tresorier de la Sainte-Union.
Indiquez-nous donc une hotellerie ou nous n'ayons rien a craindre.

--Morbleu, dit l'hote, vous ne serez nulle part plus en surete qu'ici,
messieurs: c'est moi qui vous le dis.

--Mais vous parliez tout a l'heure d'un homme qui logeait la, a cote.

--Oui; mais qu'il se tienne bien, car, au premier espionnage que je
lui vois faire, foi de Bernouillet, il demenagera.

--Vous vous nommez Bernouillet? demanda Chicot.

--C'est mon propre nom, monsieur, et il est connu parmi les fideles,
peut-etre pas de la capitale, mais de la province. Je m'en vante
aussi. Dites un mot, un seul, et je le mets a la porte.

--Pourquoi cela? dit Chicot; laissez-le, au contraire; mieux vaut
avoir ses ennemis pres de soi; on les surveille au moins.

--Vous avez raison, dit Bernouillet avec admiration.

--Mais qui vous fait croire que cet homme est notre ennemi? je dis
notre ennemi, continua le Gascon avec un tendre sourire, parce que je
vois bien que nous sommes freres.

--Oh! oui, bien certainement, dit l'hote; ce qui me le fait croire....

--Je vous le demande.

--C'est qu'il est arrive ici deguise on laquais, puis, qu'il a passe
une espece d'habit d'avocat; or il n'est pas plus avocat que laquais,
attendu que, sous un manteau jete sur une chaise, j'ai vu passer la
pointe d'une longue rapiere. Puis il m'a parle du roi comme personne
n'en parle; puis enfin il m'a avoue qu'il avait une mission de M. de
Morvilliers, qui est, comme vous savez, un ministre du Nabuchodonosor.

--De l'Herode, comme je l'appelle.

--Du Sardanapale!

--Bravo!

--Ah! je vois que nous nous entendons, dit l'hote.

--Pardieu, fit Chicot, ainsi je reste.

--Je le crois bien.

--Mais pas un mot de mon parent.

--Pardieu.

--Ni de moi?

--Pour qui me prenez-vous? Mais, silence, voici quelqu'un.

Gorenflot parut sur le seuil.

--Oh! c'est lui, le digne homme! s'ecria l'hote.

Et il alla au moine, et lui fit le signe des ligueurs.

Ce signe frappa Gorenflot d'etonnement et d'effroi.

--Repondez, repondez donc, mon frere, dit Chicot. Notre hote sait
tout, il en est.

--Il en est, dit Gorenflot, de quoi est-il?

--De la Sainte-Union, dit Bernouillet a demi-voix.

--Vous voyez bien que vous pouvez repondre; repondez donc.

Gorenflot repondit, ce qui combla de joie l'aubergiste.

--Mais, dit Gorenflot, qui avait hate de changer la conversation, on
m'a promis du xeres.

--Du vin de Xeres, du vin de Malaga, du vin d'Alicante, tous les vins
de ma cave sont a votre disposition, mon frere.

Gorenflot promena son regard de l'hote a Chicot et de Chicot au ciel.
Il ne comprenait rien a ce qui lui arrivait, et il etait evident que,
dans son humilite toute monacale, il reconnaissait que son bonheur
depassait de beaucoup ses merites.

Trois jours de suite Gorenflot s'enivra: le premier jour avec du
xeres, le second jour avec du malaga, le troisieme jour avec de
l'alicante; mais, de toutes ces ivresses, Gorenflot avoua que c'etait
encore celle du bourgogne qui lui semblait la plus agreable, et il en
revint au chambertin.

Pendant ces quatre jours ou Gorenflot avait fait ses experiences
oenophiles, Chicot n'etait pas sorti de sa chambre, et avait guette du
soir au matin l'avocat Nicolas David.

L'hote, qui attribuait cette reclusion de Chicot a la peur qu'il avait
du pretendu royaliste, s'evertuait a l'aire mille tours a celui-ci.

Mais rien n'y faisait, du moins en apparence. Nicolas David, qui avait
donne rendez-vous a Pierre de Gondy a l'hotellerie du Cygne de la
Croix, ne voulait point quitter son domicile provisoire, de peur que
le messager de messieurs de Guise ne le retrouvat point, de sorte
qu'en presence de l'hote il paraissait insensible a tout. Il est vrai
que, la porte fermee derriere maitre Bernouillet, Nicolas David
donnait a Chicot, qui ne quittait pas son trou, le spectacle
divertissant de ses fureurs solitaires.

Des le lendemain de son installation dans l'auberge, s'apercevant deja
des mauvaises intentions de son hote, il lui etait echappe de dire, en
lui montrant le poing, on plutot en montrant le poing a la porte par
laquelle il etait sorti:

--Encore cinq ou six jours, drole, et tu me le payeras.

Chicot en savait assez, il etait sur que Nicolas David ne quitterait
pas l'hotellerie qu'il n'eut la reponse du legat.

Mais, a l'approche de ce sixieme jour, qui etait le septieme de
l'arrivee dans l'auberge, Nicolas David, a qui l'hote, malgre les
instances de Chicot, avait signifie le prochain besoin qu'il aurait de
sa chambre, Nicolas David, disons-nous, tomba malade.

L'hote insista pour qu'il quittat son logement tandis qu'il pouvait
marcher encore; l'avocat demanda jusqu'au lendemain, pretendant que le
lendemain il serait mieux certainement; le lendemain il etait plus
mal.

Ce fut l'hote qui vint annoncer cette nouvelle a son ami le ligueur.

--Eh bien, dit-il en se frottant les mains, notre royaliste, noire ami
d'Herode, il va passer la revue de l'amiral, ran tan plan plan plan
plan plan.

On appelait, parmi les ligueurs, _passer la revue de l'amiral_,
enjamber de ce monde dans l'autre.

--Bah! fit Chicot, vous croyez qu'il va mourir?

--Fievre abominable, mon cher frere, fievre tierce, fievre quartaine,
avec des redoublements qui le font bondir dans son lit; il a une faim
de demon, il a voulu m'etrangler et bat mes valets; les medecins n'y
comprennent rien.

Chicot reflechit.

--L'avez-vous vu? demanda-t-il.

--Certainement, puisque je vous dis qu'il a voulu m'etrangler!

--Comment etait-il?

--Pale, agite, defait, criant comme un possede.

--Que criait-il?

--Prenez garde au roi. On veut du mal au roi.

--Le miserable!

--Le gueux! Puis de temps en temps il dit qu'il attend un homme qui
vient d'Avignon, et qu'il veut voir cet homme avant de mourir.

--Voyez-vous cela! dit Chicot. Ah! il parle d'Avignon!

--A chaque minute.

--Ventre de biche! dit Chicot, laissant echapper son juron favori.

--Dites donc, reprit l'hote; ce serait drole s'il allait mourir.

--Tres-drole, dit Chicot; mais je voudrais qu'il ne mourut pas avant
l'arrivee de l'homme d'Avignon.

--Pourquoi cela? plus tot mourra-t-il, plus tot en serons-nous
debarrasses.

--Oui; mais je ne pousse pas la haine jusqu'a vouloir perdre l'ame et
le corps; et, puisque cet homme vient d'Avignon pour le confesser....

--Eh! vous voyez bien que c'est quelque fantaisie de sa fievre,
quelque imagination que la maladie lui a mise en tete, et il n'attend
personne.

--Bah! qui sait? dit Chicot.

--Ah! vous etes d'une bonne pate de chretien, vous! repliqua l'hote.

--Rends le bien pour le mal, dit la loi divine.

L'hote se retira emerveille.

Quant a Gorenflot, demeure parfaitement en dehors de toutes ces
preoccupations, il engraissait a vue d'oeil: au bout de huit jours,
l'escalier qui conduisait a sa chambre criait sous son poids et
commencait de l'enserrer entre la rampe et le mur, si bien que
Gorenflot annonca un soir, avec terreur, a Chicot que l'escalier
maigrissait. Au reste, David, ni la Ligue, ni l'etat deplorable ou
etait tombee la religion, ne l'occupait: il n'avait d'autre soin que
de varier les menus et d'harmoniser les differents crus de Bourgogne
avec les differents mets qu'il se faisait servir, tandis que l'hote
ebahi repetait, chaque fois qu'il le voyait rentrer ou sortir:

--Et dire que c'est un torrent d'eloquence que ce gros pere!




CHAPITRE VI

COMMENT LE MOINE CONFESSA L'AVOCAT, ET COMMENT L'AVOCAT CONFESSA LE
MOINE.


Enfin, le jour qui devait debarrasser l'hotellerie de son hote arriva
ou parut arriver. Maitre Bernouillet se precipita dans la chambre de
Chicot avec des eclats de rire tellement immoderes, que celui-ci dut
attendre quelque temps avant d'en connaitre la cause.

--Il se meurt, s'ecriait le charitable aubergiste, il expire, il creve
enfin!

--Et cela vous fait rire a ce point? demanda Chicot.

--Je crois bien; c'est que le tour est merveilleux.

--Quel tour?

--Non. Avouez que c'est vous qui le lui avez joue, mon gentilhomme.

--Moi, un tour au malade?

--Oui!

--De quoi s'agit-il? que lui est-il arrive?

--Ce qui lui est arrive! Vous savez qu'il criait toujours apres son
homme d'Avignon!

--Eh bien, cet homme serait-il venu enfin?

--Il est venu.

--L'avez-vous vu?

--Parbleu! est-ce qu'il entre ici une seule personne sans que je la
voie?

--Et comment etait-il?

--L'homme d'Avignon? petit, mince et rose.

--C'est cela! laissa echapper Chicot.

--La, vous voyez bien que c'est vous qui le lui avez envoye, puisque
vous le reconnaissez.

--Le messager est arrive! s'ecria Chicot en se levant et en frisant sa
moustache, ventre de biche! contez-moi donc cela, compere Bernouillet.

--Rien de plus simple, d'autant plus que, si ce n'est pas vous qui
avez fait le tour, vous me direz qui cela peut etre. Il y a une heure
donc, je suspendais un lapin au volet, quand un grand cheval et un
petit homme s'arreterent devant la porte.

--Maitre Nicolas est-il ici? demanda le petit homme. Vous savez que
c'est sous ce nom que cet infame royaliste s'est fait inscrire.

--Oui, monsieur, repondis-je.

--Dites-lui alors que la personne qu'il attend d'Avignon est arrivee.

--Volontiers, monsieur, mais je dois vous prevenir d'une chose.

--De laquelle?

--Que maitre Nicolas, comme vous l'appelez, se meurt.

--Raison de plus pour que vous fassiez ma commission sans retard.

--Mais vous ne savez peut-etre pas qu'il se meurt d'une fievre
maligne.

--Vraiment! fit l'homme, alors je ne saurais vous recommander trop de
diligence.

--Comment? vous persistez?

--Je persiste.

--Malgre le danger?

--Malgre tout, je vous dis qu'il faut que je le voie.

Le petit homme se fachait et parlait avec un ton imperatif qui
n'admettait pas de replique; en consequence, je le conduisis a la
chambre du moribond.

--De sorte qu'il est la? dit Chicot en etendant la main dans la
direction de cette chambre.

--Il y est; n'est-ce pas que c'est drole?

--Excessivement drole, dit Chicot.

--Quel malheur de ne pas pouvoir entendre!

--Oui, c'est un malheur.

--La scene doit etre bouffonne.

--Au dernier degre; mais qui donc vous empeche d'entrer?

--Il m'a renvoye.

--Sous quel pretexte?

--Sous pretexte qu'il allait se confesser.

--Qui vous empeche d'ecouter a la porte?

--Eh! vous avez raison, dit l'hote en s'elancant hors de la chambre.

Chicot, de son cote, courut a son trou.

Pierre de Gondy etait assis au chevet du lit du malade: mais ils
parlaient si bas tous deux, que Chicot ne put entendre un seul mot de
leur conversation.

D'ailleurs, l'eut-il entendue, cette conversation, tirant a sa fin,
lui eut appris peu de chose; car, apres cinq minutes, M. de Gondy se
leva, prit conge du mourant et sortit.

Chicot courut a la fenetre.

Un laquais, monte sur un courtaud, tenait en bride le grand cheval
dont avait parle l'hote: un instant apres l'ambassadeur de MM. de
Guise parut, se mit en selle et tourna l'angle de la rue qui
conduisait a la grande rue de Paris.

--Mordieu! dit Chicot, pourvu qu'il n'emporte pas la genealogie; en
tout cas, je le rejoindrai toujours, dusse-je crever dix chevaux pour
le rejoindre.

Mais non, dit-il, ces avocats sont de fins renards, le notre surtout,
et je soupconne... Je vous demande un peu, continua Chicot frappant du
pied avec impatience, et rattachant sans doute dans son esprit son
idee a une autre, je vous demande un peu ou est ce drole de Gorenflot.

En ce moment l'hote rentra.

--Eh bien? demanda Chicot.

--Il est parti, dit l'hote.

--Le confesseur?

--Qui n'est pas plus un confesseur que moi.

--Et le malade?

--Il s'est evanoui apres la conference.

--Vous etes sur qu'il est toujours dans sa chambre?

--Parbleu! il n'en sortira probablement que pour se faire conduire au
cimetiere.

--C'est bon; allez, et envoyez-moi mon frere aussitot qu'il
reparaitra.

--Meme s'il est ivre?

--En quelque etat qu'il soit.

--C'est donc urgent?

--C'est pour le bien de la chose.

Bernouillet sortit precipitamment: c'etait un homme plein de zele.

C'etait au tour de Chicot d'avoir la fievre; il ne savait s'il devait
courir apres Gondy ou penetrer chez David; si l'avocat etait aussi
malade que le pretendait l'aubergiste, il etait probable qu'il avait
charge M. de Gondy de ses depeches. Chicot arpentait donc sa chambre
comme un fou, se frappant le front et cherchant une idee parmi les
millions de globules bouillonnant dans son cerveau.

On n'entendait plus rien dans la chambre de son observatoire, Chicot
ne pouvait apercevoir que l'angle du lit enveloppe dans ses rideaux.

Tout a coup une voix retentit dans l'escalier. Chicot tressaillit:
c'etait celle du moine.

Gorenflot, pousse par l'hote, qui voulait inutilement le faire taire,
montait une a une les marches de l'escalier, en chantant d'une voix
avinee:

             Le vin
          Et le chagrin
      Se battent dans ma tete;
      Ils y font un tel train
       Que c'est une tempete.
      Mais l'un est le plus fort:
          C'est le vin!
      Si bien que le chagrin
            En sort
          Grand train.

Chicot courut a la porte.

--Silence donc, ivrogne! cria-t-il.

--Ivrogne, dit Gorenflot, parce qu'on a bu!

--Voyons! viens ici, et vous, Bernouillet, vous savez....

--Oui, dit l'aubergiste en faisant un signe d'intelligence et en
descendant les escaliers quatre a quatre.

--Viens ici, te dis-je, continua Chicot en tirant le moine dans sa
chambre, et causons serieusement, si tu peux.

--Parbleu! dit Gorenflot, vous raillez, compere. Je suis serieux comme
un ane qui boit.

--Ou qui a bu, dit Chicot en levant les epaules.

Puis il le conduisit a un siege sur lequel Gorenflot se laissa aller
en poussant un ah! plein de jubilation.

Chicot alla fermer la porte et revint a Gorenflot avec un visage si
serieux, que celui-ci comprit qu'il s'agissait d'ecouter.

--Voyons, qu'y a-t-il _encore?_ dit le moine, comme si ce mot resumait
toutes les persecutions que Chicot lui faisait endurer.

--Il y a, repondit Chicot fort rudement, que tu ne songes pas assez
aux devoirs de ta profession; tu te vautres dans la debauche, tu
pourris dans l'ivrognerie, et, pendant ce temps, la religion devient
ce qu'elle peut, corboeuf!

Gorenflot leva ses deux gros yeux etonnes sur son interlocuteur.

--Moi? dit-il.

--Oui, toi; regarde, tu es ignoble a voir. Ta robe est dechiree, tu
t'es battu en chemin, tu as l'oeil gauche cercle de noir.

--Moi! reprit Gorenflot, de plus en plus etonne des reproches auxquels
Chicot ne l'avait point habitue.

--Sans doute; tu as de la boue par-dessus les genoux, et quelle boue!
de la boue blanche, ce qui prouve que tu as ete t'enivrer dans les
faubourgs.

--C'est ma foi vrai, dit Gorenflot.

--Malheureux! un moine genovefain! si tu etais cordelier encore!

--Chicot, mon ami, je suis donc bien coupable? dit Gorenflot attendri.

--C'est-a-dire que tu merites que le feu du ciel te consume jusqu'aux
sandales; prends garde, si cela continue, je t'abandonne.

--Chicot, mon ami, dit le moine, tu ne ferais pas cela.

--Il y a aussi des archers a Lyon.

--Oh! grace, mon cher protecteur! balbutia le moine, qui se mit non
pas a pleurer, mais a beugler comme un taureau.

--Fi! la laide brute! continua Chicot, et dans quel moment, je le le
demande, te livres-tu a de pareils deportements? quand nous avons un
voisin qui se meurt.

--C'est vrai, dit Gorenflot d'un air profondement contrit.

--Voyons, es-tu chretien, oui ou non?

--Si je suis chretien! s'ecria Gorenflot en se levant, si je suis
chretien! tripes du pape! je le suis; je le proclamerais sur le gril
de saint Laurent.

Et, le bras etendu comme pour jurer, il se mit a chanter, de facon a
briser les vitres:

    Je suis chretien,
    C'est mon seul bien.

--Assez, dit Chicot en le baillonnant avec la main, si tu es chretien,
ne laisse pas mourir ton frere sans confession.

--C'est juste, ou est mon frere? que je le confesse, dit Gorenflot,
c'est-a-dire quand j'aurai bu, car je meurs de soif.

Et Chicot passa au moine un pot plein d'eau, que celui-ci vida presque
entierement.

--Ah! mon fils, dit-il en reposant le pot sur la table, je commence a
voir clair.

--C'est bien heureux, repondit Chicot, decide a profiter de ce moment
de lucidite.

--Maintenant, mon tendre ami, continua le moine, qui faut-il que je
confesse?

--Notre malheureux voisin qui se meurt.

--Qu'on lui donne une pinte de vin au miel, dit Gorenflot.

--Je ne dis pas non; mais il a plus besoin des secours spirituels que
des secours temporels. Tu vas l'aller trouver.

--Croyez-vous que je sois suffisamment prepare, monsieur Chicot?
demanda timidement le moine.

--Toi! je ne t'ai jamais vu si plein d'onction qu'en ce moment. Tu le
rameneras au bien s'il est egare, tu l'enverras droit au paradis s'il
en cherche la route.

--J'y cours.

--Attends donc, il faut que je t'indique la marche a suivre.

--Pourquoi faire? on sait son etat peut-etre, depuis vingt ans qu'on
est moine.

--Oui, mais ce n'est pas seulement ton etat qu'il faut que tu fasses
aujourd'hui, c'est aussi ma volonte.

--Votre volonte?

--Et si tu l'executes ponctuellement, entends-tu bien? je te place
cent pistoles a la Corne d'Abondance, a boire ou a manger, a ton
choix.

--A boire et a manger, j'aime mieux cela.

--Eh bien, soit, cent pistoles, tu entends? si tu confesses ce digne
moribond.

--Je le confesserai, ou la peste m'etouffe. Comment faut-il que je le
confesse?

--Ecoute: ta robe te donne une grande autorite, tu parles au nom de
Dieu et au nom du roi; il faut, par ton eloquence, contraindre cet
homme a te remettre les papiers qu'on vient de lui apporter d'Avignon.

--Pourquoi faire le contraindre a me remettre ces papiers?

Chicot regarda en pitie le moine.

--Pour avoir mille livres, double brute, lui dit-il.

--C'est juste, fit Gorenflot; j'y vais.

--Attends donc, il te dira qu'il vient de se confesser.

--Alors, s'il vient de se confesser?

--Tu lui repondras qu'il en a menti; que celui qui sort de sa chambre
n'est point un confesseur, mais un intrigant comme lui.

--Mais il se fachera.

--Que t'importe, puisqu'il se meurt?

--C'est juste.

--Alors, tu comprends, tu parleras de Dieu, tu parleras du diable, tu
parleras de ce que tu voudras; mais, d'une facon ou de l'autre, tu lui
tireras des mains des papiers qui viennent d'Avignon.

--Et s'il refuse?

--Tu lui refuseras l'absolution, tu le maudiras, tu l'anathematiseras.

--Ou je les lui prendrai de force.

--Eh bien, encore, soit; mais, voyons, es-tu suffisamment degrise pour
executer ponctuellement mes instructions?

--Ponctuellement, vous allez voir.

Et Gorenflot, passant une main sur son large visage, sembla en effacer
les traces superficielles de l'ivresse; ses yeux devinrent calmes,
bien qu on eut pu, avec de l'attention, les trouver hebetes; sa bouche
n'articula plus que des paroles scandees avec moderation, son geste
devint sobre, tout en demeurant un peu tremblant.

Puis il se dirigea vers la porte avec solennite.

--Un moment, dit Chicot; quand il t'aura donne les papiers, serre-les
bien dans une main et frappe de l'autre a la muraille.

--Et s'il me les refuse?

--Frappe encore.

--Alors, dans l'un et l'autre cas, je dois frapper?

--Oui.

--C'est bien.

Et Gorenflot sortit de la chambre, tandis que Chicot, en proie a une
emotion indefinissable, collait son oreille a la muraille, afin de
percevoir jusqu'au moindre bruit.

Dix minutes apres, le craquement du plancher lui annonca que Gorenflot
entrait chez son voisin, et bientot il le vit apparaitre dans le
cercle que son rayon visuel pouvait embrasser.

L'avocat se souleva dans son lit, et regarda s'approcher l'etrange
apparition.

--Eh! bonjour, mon frere, dit Gorenflot s'arretant au milieu de la
chambre et equilibrant ses larges epaules.

--Que venez-vous faire ici, mon pere? murmura le malade d'une voix
affaiblie.

--Mon fils, je suis un religieux indigne, j'apprends que vous etes en
danger, et je viens vous parler des interets de votre ame.

--Merci, dit le moribond; mais je crois votre soin inutile. Je vais un
peu mieux.

Gorenflot secoua la tete.

--Vous le croyez? dit-il.

--J'en suis sur.

--Ruse de Satan, qui voudrait vous voir mourir sans confession.

--Satan serait attrape, dit le malade; je viens de me confesser a
l'instant meme.

--A qui?

--A un digne pretre qui vient d'Avignon.

Gorenflot secoua la tete.

--Comment! ce n'est pas un pretre?

--Non.

--Comment le savez-vous?

--Je le connais.

--Celui qui sort d'ici?

--Oui, dit Gorenflot avec un accent plein d'une telle conviction, que,
si difficiles a demonter que soient en general les avocats, celui-ci
se troubla.

--Or, comme vous n'allez pas mieux, dit Gorenflot, et comme cet homme
n'etait pas un pretre, il faut vous confesser.

--Je ne demande pas mieux, dit l'avocat d'une voix un peu plus forte;
mais je veux me confesser a qui me plait.

--Vous n'avez pas le temps d'en envoyer chercher un autre, mon fils,
et puisque me voila....

--Comment! je n'aurai pas le temps! s'ecria le malade avec une voix
qui se developpa de plus en plus; quand je vous dis que je vais mieux!
quand je vous affirme que je suis sur d'en rechapper!

Gorenflot secoua une troisieme fois la tete.

--Et moi, dit-il avec le meme flegme, je vous affirme a mon tour, mon
fils, que je ne compte sur rien de bon a votre egard; vous etes
condamne par les medecins et aussi par la divine Providence; c'est
cruel a vous dire, je le sais bien; mais enfin nous en arrivons tous
la, soit un peu plus tot, soit un peu plus tard; il y a la balance, la
balance de la justice; et puis c'est consolant de mourir en cette vie,
puisque l'on ressuscite dans l'autre. Pythagoras lui-meme le disait,
mon fils, et ce n'etait qu'un paien. Allons, confessez-vous, mon cher
enfant.

--Mais je vous assure, mon pere, que je me sens deja plus fort, et
c'est probablement un effet de votre sainte presence.

--Erreur, mon fils, erreur, insista Gorenflot; il y a au dernier
moment une recrudescence vitale: c'est la lampe qui se ranime pour
jeter un dernier eclat. Voyons, continua le moine en s'asseyant pres
du lit, dites-moi vos intrigues, vos complots, vos machinations.

--Mes intrigues, mes complots, mes machinations! repeta Nicolas David
en se reculant devant le singulier moine qu'il ne connaissait pas et
qui paraissait le connaitre si bien.

--Oui, dit Gorenflot en disposant tranquillement ses larges oreilles a
entendre et en joignant ses deux pouces au-dessus de ses mains
entrelacees; puis, quand vous m'aurez dit tout cela, vous me donnerez
les papiers, et peut-etre Dieu permettra-t-il que je vous absolve.

--Et quels papiers? s'ecria le malade d'une voix aussi forte et aussi
vigoureusement accentuee que s'il eut ete en pleine sante.

--Les papiers que ce pretendu pretre vient de vous apporter d'Avignon.

--Et qui vous a dit que ce pretendu pretre m'avait apporte des
papiers? demanda l'avocat en sortant une jambe de la couverture et
avec un accent si brusque que Gorenflot en fut trouble dans le
commencement de beatitude qui l'assoupissait sur son fauteuil.

Gorenflot pensa que le moment etait venu de montrer de la vigueur.

--Celui qui l'a dit sait ce qu'il dit, reprit-il; allons, les papiers,
les papiers, ou pas d'absolution.

--Eh! je me moque bien de ton absolution, belitre, s'ecria David en
bondissant hors du lit et en sautant a la gorge de Gorenflot.

--Eh! mais, s'ecria celui-ci, vous avez donc la fievre chaude? vous ne
voulez donc pas vous confesser, vous?

Le pouce de l'avocat, adroitement et vigoureusement applique sur la
gorge du moine, interrompit sa phrase, qui fut continuee par un
sifflement qui ressemblait fort a un rale.

--Je ne veux confesser que toi, frocard de Belzebuth, s'ecria l'avocat
David, et quant a la fievre chaude, tu vas voir si elle me serre au
point de m'empecher de t'etrangler.

Frere Gorenflot etait robuste, mais il en etait malheureusement a ce
moment de reaction ou l'ivresse agit sur le systeme nerveux et le
paralyse, ce qui arrive d'ordinaire en meme temps que, par une
reaction opposee, les facultes commencent a reprendre de la vigueur.

Il ne put donc, en reunissant toutes ses forces, que se soulever sur
son siege, empoigner la chemise de l'avocat a deux mains, et le
repousser violemment loin de lui.

Il est juste de dire que, tout paralyse qu'il etait, frere Gorenflot
repoussa si violemment Nicolas David, que celui-ci alla rouler au
milieu de la chambre.

Mais il se releva furieux, et sautant sur cette longue epee qu'avait
remarquee maitre Bernouillet, laquelle etait suspendue a la muraille
derriere ses habits, il la tira du fourreau et en vint presenter la
pointe au col du moine, qui, epuise par cet effort supreme, etait
retombe sur son fauteuil.

--C'est a ton tour de te confesser, lui dit-il d'une voix sourde, ou
tu vas mourir!

Gorenflot, completement degrise par la desagreable pression de cette
pointe froide sur sa chair, comprit la gravite de la situation.

--Oh! dit-il, vous n'etiez donc pas malade, c'etait donc une comedie
que cette pretendue agonie?

--Tu oublies que ce n'est point a toi d'interroger, dit l'avocat, mais
de repondre.

--Repondre a quoi?

--A ce que je te vais demander.

--Faites.

--Qui es-tu?

--Vous le voyez bien, dit le moine.

--Ce n'est pas repondre, fit l'avocat en appuyant l'epee un degre plus
fort.

--Et que diable! faites donc attention! si vous me tuez avant que je
vous reponde, vous ne saurez rien du tout.

--Tu as raison, ton nom?

--Frere Gorenflot.

--Tu es donc un vrai moine?

--Comment, un vrai moine? je le crois bien.

--Pourquoi te trouves-tu a Lyon?

--Parce que je suis exile.

--Qui t'a conduit dans cet hotel?

--Le hasard.

--Depuis combien de jours y es-tu?

--Depuis seize jours.

--Pourquoi m'espionnais-tu?

--Je ne vous espionnais pas.

--Comment savais-tu que j'avais recu des papiers?

--Parce qu'on me l'avait dit.

--Qui te l'avait dit?

--Celui qui m'a envoye vers vous.

--Qui t'a envoye vers moi?

--Voila ce que je ne puis dire.

--Et ce que tu me diras cependant.

--Oh la! s'ecria le moine. Vertudieu! j'appelle, je crie.

--Et moi je tue.

Le moine jeta un cri; une goutte de sang parut a la pointe de l'epee
de l'avocat.

--Son nom? dit celui-ci.

--Ah! ma foi, tant pis, dit le moine; j'ai tenu tant que j'ai pu.

--Oui, va, et ton honneur est a couvert. Celui qui t'a envoye vers
moi?...

--C'est....

Gorenflot hesita encore, il lui en coutait de trahir l'amitie.

--Acheve donc, dit l'avocat en frappant du pied.

--Ma foi, tant pis! c'est Chicot.

--Le fou du roi?

--Lui-meme!

--Et ou est-il?

--Me voila! dit une voix.

Et Chicot, a son tour, parut sur la porte, pale, grave, et l'epee nue
a la main.




CHAPITRE VII

COMMENT CHICOT, APRES AVOIR FAIT UN TROU AVEC UNE VRILLE, EN FIT UN
AVEC SON EPEE.


Maitre Nicolas David, en reconnaissant celui qu'il savait etre son
ennemi mortel, ne put retenir un mouvement de terreur.

Gorenflot profita de ce mouvement pour se jeter de cote, et rompre
ainsi la rectitude de la ligne qui se trouvait entre son cou et l'epee
de l'avocat.

--A moi, tendre ami, cria-t-il, a moi, a l'aide, au secours, a la
rescousse, on m'egorge.

--Ah! ah! cher monsieur David, dit Chicot, c'est donc vous?

--Oui, balbutia David, oui, sans doute, c'est moi.

--Enchante de vous rencontrer, reprit le Gascon.

Puis, se retournant vers le moine:

--Mon bon Gorenflot, lui dit-il, ta presence comme moine etait fort
necessaire ici tout a l'heure, quand on croyait monsieur mourant; mais
a present que monsieur se porte a merveille, ce n'est plus un
confesseur qu'il lui faut; aussi il va avoir affaire a un gentilhomme.

David essaya de ricaner avec mepris.

--Oui, a un gentilhomme, dit Chicot, et qui va vous faire voir qu'il
est de bonne race. Mon cher Gorenflot, continua-t-il en s'adressant au
moine, faites moi le plaisir d'aller vous mettre en sentinelle sur le
palier, et d'empecher qui que ce soit au monde de venir me deranger
dans la petite conversation que je vais avoir avec monsieur.

Gorenflot ne demandait pas mieux que de se trouver a distance de
Nicolas David; aussi accomplit-il le cercle qu'il lui fallait
parcourir en serrant les murs le plus pres possible; puis, arrive a la
porte, il s'elanca dehors, plus leger de cent livres qu'il ne l'etait
en entrant.

Chicot ferma la porte derriere lui, et, toujours avec le meme flegme,
poussa le verrou.

David avait d'abord considere ce preambule avec un saisissement qui
resultait de l'imprevu de la situation; mais, bientot, se reposant sur
sa force bien connue dans les armes, et sur ce qu'au bout du compte il
etait seul a seul avec Chicot, il s'etait remis, et, quand le Gascon
se retourna, apres avoir ferme la porte, il le trouva appuye au pied
du lit, son epee a la main et le sourire sur les levres.

--Habillez-vous, monsieur, dit Chicot, je vous en donnerai le temps et
la facilite, car je ne veux avoir aucun avantage sur vous. Je sais que
vous etes un vaillant escrimeur, et que vous maniez l'epee comme
Leclerc en personne; mais cela m'est parfaitement egal.

David se mit a rire.

--La plaisanterie est bonne, dit-il.

--Oui, repondit Chicot; elle me parait telle, du moins, puisque c'est
moi qui la fais, et elle vous paraitra bien meilleure tout a l'heure a
vous qui etes homme de gout. Savez-vous ce que je viens chercher en
cette chambre, maitre Nicolas?

--Le reste des coups de laniere que je vous redevais au nom du duc de
Mayenne, le jour ou vous avez si lestement saute par une fenetre.

--Non, monsieur; j'en sais le compte, et je les rendrai a celui qui me
les a fait donner, soyez tranquille. Ce que je viens chercher, c'est
certaine genealogie que M. Pierre de Gondy, sans savoir ce qu'il
portait, a portee a Avignon, et, sans savoir ce qu'il rapportait, vous
a remise tout a l'heure.

David palit.

--Quelle genealogie? dit-il.

--Celle de MM. de Guise, qui descendent, comme vous savez, de
Charlemagne en droite ligne.

--Ah! ah! dit David, vous etes donc espion, monsieur; je vous croyais
seulement bouffon, moi?

--Cher monsieur David, je serai, si vous le voulez bien, l'un et
l'autre dans cette occasion: espion pour vous faire pendre, et bouffon
pour en rire.

--Me faire pendre!

--Haut et court, monsieur. Vous n'avez pas la pretention d'etre
decapite, j'espere; c'est bon pour les gentilshommes.

--Et comment vous y prendrez-vous pour cela?

--Oh! ce sera bien simple; je raconterai la verite, voila tout. Il
faut vous dire, cher monsieur David, que j'ai assiste le mois passe a
ce petit conciliabule tenu dans le couvent de Sainte-Genevieve, entre
LL. AA. SS. MM. de Guise et madame de Montpensier.

--Vous?

--Oui, j'etais loge dans le confessionnal en face du votre; on y est
fort mal, n'est-ce pas? d'autant plus mal, pour mon compte du moins,
que j'ai ete oblige, pour en sortir, d'attendre que tout fut fini, et
que la chose a ete fort longue a se terminer. J'ai donc assiste aux
discours de M. de Monsoreau, de la Huriere et d'un certain moine dont
j'ai oublie le nom, mais qui m'a paru fort eloquent. Je connais
l'affaire du couronnement de M. d'Anjou, qui a ete moins amusante;
mais en echange la petite piece a ete drole; on jouait la genealogie
de MM. de Lorraine, revue, augmentee et corrigee par maitre Nicolas
David. C'etait une fort drole de piece, a laquelle il ne manquait plus
que le visa de Sa Saintete.

--Ah! vous connaissez la genealogie? dit David se contenant a peine et
mordant ses levres avec colere.

--Oui, dit Chicot, et je l'ai trouvee infiniment ingenieuse, surtout a
l'endroit de la loi salique. Seulement, c'est un grand malheur d'avoir
tant d'esprit que cela: on se fait pendre; aussi, me sentant emu d'un
tendre interet pour un homme si ingenieux, Comment? me suis-je dit, je
laisserais pendre ce brave monsieur David, un maitre d'armes
tres-agreable, un avocat de premiere force, un de mes bons amis,
enfin, et cela quand je puis au contraire non-seulement lui sauver la
corde, mais encore faire sa fortune, a ce brave avocat, ce bon maitre,
cet excellent ami, le premier qui m'ait donne la mesure de mon coeur
en prenant la mesure de mon dos; non, cela ne sera pas. Alors, vous
ayant entendu parler de voyage, j'ai pris la resolution, rien ne me
retenant, de voyager avec vous, c'est-a-dire derriere vous. Vous etes
sorti par la porte Bordelle, n'est-ce pas? je vous guettais, vous ne
m'avez pas vu, cela ne m'etonne point, j'etais bien cache; de ce
moment-la, je vous ai suivi, vous perdant, vous rattrapant, prenant
beaucoup de peine, je vous assure; enfin, nous sommes arrives a Lyon;
je dis nous sommes, parce que, une heure apres vous, j'etais installe
dans le meme hotel que vous, non-seulement dans le meme hotel, mais
encore dans la chambre a cote; dans celle-ci, tenez, qui n'est separee
de la votre que par une simple cloison; vous pensez bien que je
n'etais pas venu de Paris a Lyon, ne vous quittant pas des yeux, pour
vous perdre de vue ici. Non, j'ai perce un petit trou a l'aide duquel
j'avais l'avantage de vous examiner tant que je voulais, et, je
l'avoue, je me donnais ce plaisir plusieurs fois le jour. Enfin vous
etes tombe malade; l'hote voulait vous mettre a la porte; vous aviez
donne rendez-vous a M. de Gondy au Cygne-de-la-Croix; vous aviez peur
qu'il ne vous trouvat point autre part, ou du moins qu'il ne vous
retrouvat point assez vite. C'etait un moyen, je n'en ai ete dupe qu'a
moitie; cependant, comme a tout prendre vous pouviez etre malade
reellement, comme nous sommes tous mortels, verite dont je tacherai de
vous convaincre tout a l'heure, je vous ai envoye un brave moine, mon
ami, mon compagnon, pour vous exciter au repentir, vous ramener a la
resipiscence; mais point, pecheur endurci que vous etes, vous avez
voulu lui perforer la gorge avec votre rapiere, oubliant cette maxime
de l'Evangile: "Qui frappe de l'epee perira par l'epee." C'est alors,
cher monsieur David, que je suis venu et que je vous ai dit: Voyons,
nous sommes de vieilles connaissances, de vieux amis; arrangeons la
chose ensemble; voyons, dites, a cette heure que vous etes au courant,
voulez-vous l'arranger, la chose?

--Et de quelle facon?

--De la facon dont elle se fut arrangee si vous eussiez ete
veritablement malade, que mon ami Gorenflot vous eut confesse et que
vous lui eussiez remis les papiers qu'il vous demandait. Alors je vous
eusse pardonne et j'eusse meme dit de grand coeur un _in manus_ pour
vous. Eh bien, je ne serai pas plus exigeant pour le vivant que pour
le mort; et ce qui me reste a vous dire, le voici: Monsieur David,
vous etes un homme accompli: l'escrime, le cheval, la chicane, l'art
de mettre de grosses bourses dans de larges poches, vous possedez
tout. Il serait facheux qu'un homme comme vous disparut tout a coup du
monde, ou il est destine a faire une si belle fortune. Eh bien, cher
monsieur David, ne faites plus de conspirations, fiez-vous a moi,
rompez avec les Guises, donnez-moi vos papiers, et, foi de
gentilhomme! je ferai votre paix avec le roi.

--Tandis qu'au contraire, si je ne vous les donne pas? demanda Nicolas
David.

--Ah! si vous ne me les donnez pas, c'est autre chose. Foi de
gentilhomme, je vous tuerai! Est-ce toujours drole, cher monsieur
David?

--De plus en plus, repondit l'avocat en caressant son epee.

--Mais si vous me les donnez, continua Chicot, tout sera oublie; vous
ne me croyez pas peut-etre, cher monsieur David, car vous etes d'une
nature mauvaise, et vous vous figurez que mon ressentiment est
incruste dans mon coeur comme la rouille dans le fer. Non, je vous
hais, c'est vrai, mais je hais M. de Mayenne plus que vous; donnez-moi
de quoi perdre M. de Mayenne, et je vous sauve; et puis, voulez-vous
que j'ajoute encore quelques paroles, que vous ne croirez pas, vous
qui n'aimez rien que vous-meme? Eh bien, c'est que j'aime le roi, moi,
tout niais, tout corrompu, tout abatardi qu'il est; le roi qui m'a
donne un refuge, une protection contre votre boucher de Mayenne, qui
assassine de nuit, a la tete de quinze bandits, un seul gentilhomme,
sur la place du Louvre; vous savez de qui je veux parler, c'est de ce
pauvre Saint-Megrin; n'en etiez-vous pas de ses bourreaux, vous? Non,
tant mieux, je le croyais tout a l'heure, et je le crois bien plus
encore maintenant. Eh bien, je veux qu'il regne tranquillement, mon
pauvre roi Henri, ce qui est impossible avec les Mayenne et les
genealogies de Nicolas David. Livrez-moi donc la genealogie, et, foi
de gentilhomme, je tais votre nom et fais votre fortune.

Pendant cette longue exposition de ses idees, qu'il n'avait meme faite
si longue que dans ce but, Chicot avait observe David en homme
intelligent et ferme. Pendant cet examen, il ne vit pas se detendre
une seule fois la fibre d'acier qui dilatait l'oeil fauve de l'avocat;
pas une bonne pensee n'eclaira ses traits assombris; pas un retour de
coeur n'amollit sa main crispee sur l'epee.

--Allons, dit Chicot, je vois que tout ce que je vous dis est de
l'eloquence perdue, et que vous ne me croyez pas; il me reste donc un
moyen de vous punir d'abord de vos torts anciens envers moi, puis de
debarrasser la terre d'un homme qui ne croit plus a la probite ni a
l'humanite. Je vais vous faire pendre. Adieu, monsieur David.

Et Chicot fit a reculons un pas vers la porte sans perdre de vue
l'avocat.

Celui-ci fit un bond en avant.

--Et vous croyez que je vous laisserai sortir? s'ecria l'avocat; non
pas, mon bel espion; non pas, Chicot, mon ami: quand on sait des
secrets comme ceux de la genealogie, on meurt! Quand on menace Nicolas
David, on meurt! Quand on entre ici comme tu y es entre, on meurt!

--Vous me mettez parfaitement a mon aise, repondit Chicot avec le meme
calme; je n'hesitais que parce que je suis sur de vous tuer. Crillon,
en faisant des armes avec moi, m'a appris, il y a deux mois, une botte
particuliere, une seule; mais elle suffira, parole d'honneur. Allons,
remettez-moi les papiers, ajouta-t-il d'une voix terrible, ou je vous
tue! et je vais vous dire comment: je vous percerai la gorge ou vous
vouliez saigner mon ami Gorenflot.

Chicot n'avait point acheve ces paroles, que David, avec un sauvage
eclat de rire, s'elanca sur lui; Chicot le recut l'epee au poing.

Les deux adversaires etaient a peu pres de la meme taille; mais les
vetements de Chicot dissimulaient sa maigreur, tandis que rien ne
dissimulait la nature longue, mince et flexible de l'avocat. Il
semblait un long serpent, tant son bras prolongeait sa tete, tant son
epee agile s'agitait comme un triple dard; mais, comme le lui avait
annonce Chicot, il avait affaire a un rude adversaire; Chicot, faisant
des armes presque tous les jours avec le roi, etait devenu un des plus
forts tireurs du royaume; c'est ce dont Nicolas David put
s'apercevoir, en trouvant toujours le fer de son adversaire, de
quelque facon qu'il cherchat a l'attaquer.

Il fit un pas de retraite.

--Ah! ah! dit Chicot, vous commencez a comprendre, n'est-ce pas? Eh
bien, encore une fois, les papiers.

David, pour toute reponse, se jeta de nouveau sur le Gascon, et un
second combat s'engagea plus long et plus acharne que le premier,
quoique Chicot se contentat de parer et n'eut pas encore porte un
coup. Cette seconde lutte se termina, comme la premiere, par un pas de
retraite de l'avocat.

--Ah! ah! dit Chicot, a mon tour maintenant.

Et il fit un pas en avant.

Pendant qu'il marchait, Nicolas David degagea pour l'arreter. Chicot
para prime, lia l'epee de son adversaire tierce sur tierce, et
l'atteignit a l'endroit qu'il avait indique d'avance; il lui enfonca
la moitie de sa rapiere dans la gorge.

--Voila le coup, dit Chicot.

David ne repondit pas; il tomba du coup aux pieds de Chicot en
crachant une gorgee de sang.

Chicot a son tour fit un pas de retraite. Tout blesse a mort qu'il
est, le serpent peut encore se redresser et mordre.

Mais David, par un mouvement naturel, essaya de se trainer vers son
lit comme pour defendre encore son secret.

--Ah! dit Chicot, je te croyais retors, et tu es sot, au contraire,
comme un reitre. Je ne savais pas l'endroit ou tu avais cache tes
papiers, et voila que tu me l'apprends.

Et, tandis que David se tordait dans les convulsions de l'agonie,
Chicot courut au lit, souleva le matelas et trouva, sous le chevet, un
petit rouleau de parchemin, que David, dans l'ignorance de la
catastrophe qui le menacait, n'avait pas songe a cacher mieux.

Au moment meme ou il le deroulait pour s'assurer que c'etait bien le
papier qu'il cherchait, David se soulevait avec rage; puis, retombant
aussitot, rendait le dernier soupir.

Chicot parcourut d'abord d'un oeil etincelant de joie et d'orgueil le
parchemin rapporte d'Avignon par Pierre de Gondy.

Le legat du pape, fidele a la politique du souverain pontife depuis
son avenement au trone, avait ecrit au bas:

_Fiat ut voluit Deus: Deus jura hominum fecit._

--Voila, dit Chicot, un pape qui traite assez mal le roi
tres-chretien.

Et il plia soigneusement le parchemin, qu'il introduisit dans la poche
la plus sure de son justaucorps, c'est-a-dire dans celle qui
s'appuyait sur sa poitrine.

Puis il prit le corps de l'avocat, qui etait mort sans presque
repandre de sang, la nature de la plaie ayant concentre l'hemorragie
au dedans, le replaca dans le lit, la face tournee contre la ruelle,
et, rouvrant la porte, appela Gorenflot.

Gorenflot entra.

--Comme vous etes pale! dit le moine.

--Oui, dit Chicot; les derniers moments de ce pauvre homme m'ont cause
quelque emotion.

--Il est donc mort? demanda Gorenflot.

--Il y a tout lieu de le croire, repondit Chicot.

--Il se portait si bien tout a l'heure!

--Trop bien. Il a voulu manger des choses difficiles a digerer, et,
comme Anacreon, il est mort pour avoir avale de travers.

--Oh! oh! dit Gorenflot, le coquin qui voulait m'etrangler, moi, un
homme d'Eglise; voila ce qui lui aura porte malheur.

--Pardonnez-lui, compere, vous etes chretien.

--Je lui pardonne, dit Gorenflot, quoiqu'il m'ait fait grand'peur.

--Ce n'est pas le tout, dit Chicot; il conviendrait que vous allumiez
les cires, et que vous marmottiez quelques prieres pres de son corps.

--Pourquoi faire?

C'etait le mot de Gorenflot, on se le rappelle.

--Comment! pourquoi faire? Pour n'etre point pris et conduit dans les
prisons de la ville comme meurtrier.

--Moi! meurtrier de cet homme! Allons donc; c'est lui qui voulait
m'etrangler.

--Mon Dieu, oui! Et, comme il n'a pu y reussir, la colere lui a mis le
sang en mouvement; un vaisseau se sera brise dans sa poitrine, et
bonsoir. Vous voyez bien qu'en somme, Gorenflot, c'est vous qui etes
la cause de sa mort. Cause innocente, c'est vrai; mais n'importe! En
attendant, que votre innocence soit reconnue, on pourrait vous faire
un mauvais parti.

--Je crois que vous avez raison, monsieur Chicot, dit le moine.

--D'autant plus raison, qu'il y a dans cette bonne ville, a Lyon, un
official un peu coriace.

--Jesus! murmura le moine.

--Faites donc ce que je vous dis, compere.

--Que faut-il que je fasse?

--Installez-vous ici, recitez avec onction toutes les prieres que vous
savez, et meme celles que vous ne savez pas, et quand le soir sera
venu et que vous serez seul, sortez de l'hotellerie, sans lenteur et
sans precipitation; vous connaissez le travail du marechal ferrant qui
fait le coin de la rue?

--Certainement, c'est a lui que je me suis donne ce coup hier soir,
dit Gorenflot montrant son oeil cercle de noir.

--Touchant souvenir. Eh bien, j'aurai soin que vous retrouviez la
votre cheval, entendez-vous? Vous monterez dessus sans donner
d'explication a personne; ensuite, pour peu que le coeur vous en dise,
vous connaissez la route de Paris; a Villeneuve-le-Roi vous vendrez
votre cheval; et vous reprendrez Panurge.

--Ah! ce bon Panurge; vous avez raison, je serai heureux de le revoir,
je l'aime. Mais d'ici la, ajouta le moine d'un ton piteux, comment
vivrai-je?

--Quand je donne, je donne, dit Chicot, et ne laisse pas mendier mes
amis, comme on fait au couvent de Sainte-Genevieve; tenez.

Et Chicot tira de sa poche une poignee d'ecus qu'il mit dans la large
main du moine.

--Homme genereux! dit Gorenflot attendri jusqu'aux larmes, laissez-moi
rester avec vous a Lyon. J'aime assez Lyon; c'est la seconde capitale
du royaume, puis la ville est hospitaliere.

--Mais comprends donc une chose, triple brute! c'est que je ne reste
pas, c'est que je pars, et cela si rapidement, que je ne t'engage
point a me suivre.

--Que votre volonte soit faite, monsieur Chicot, dit Gorenflot
resigne.

--A la bonne heure! dit Chicot, te voila comme je t'aime, compere.

Et il installa le moine pres du lit, descendit chez l'hote, et, le
prenant a part:

--Maitre Bernouillet, dit-il, sans que vous vous en doutiez, un grand
evenement s'est passe dans votre maison.

--Bah! repondit l'hote avec des yeux effares, qu'y a-t il donc?

--Cet enrage royaliste, ce contempteur de la religion, cet abominable
hanteur de huguenots...

--Eh bien?

--Eh bien, il a recu la visite ce matin d'un messager de Rome.

--Je le sais bien, puisque c'est moi qui vous l'ai dit.

--Eh bien! notre saint-pere le pape, a qui toute justice temporelle
est devolue en ce monde, notre saint-pere le pape l'envoyait
directement au conspirateur: seulement, selon toute probabilite, le
conspirateur ne se doutait pas dans quel but.

--Et dans quel but l'envoyait-il?

--Montez dans la chambre de votre hote, maitre Bernouillet, levez un
peu sa couverture, regardez-lui aux environs du cou, et vous le
saurez.

--Hola! vous m'effrayez.

--Je ne vous en dis pas davantage. Cette justice s'est accomplie chez
vous, maitre Bernouillet. C'est un bien grand honneur que vous fait le
pape.

Puis Chicot glissa dix ecus d'or dans la main de son hote et gagna
l'ecurie, d'ou il fit sortir les deux chevaux.

Cependant l'hote avait grimpe ses escaliers plus leste que l'oiseau,
et etait entre dans la chambre de Nicolas David.

Il y trouva Gorenflot en prieres.

Alors il s'approcha du lit, et, selon les instructions qu'il avait
recues, releva les couvertures.

La blessure etait bien a la place indiquee, encore vermeille; mais le
corps etait deja froid.

--Ainsi meurent tous les ennemis de la sainte religion! dit-il en
faisant un signe d'intelligence a Gorenflot.

--Amen! repondit le moine.

Ces evenements se passaient a peu pres vers le meme temps ou Bussy
remettait Diane de Meridor entre les bras du vieux baron, qui la
croyait morte.




CHAPITRE VIII

COMMENT LE DUC D'ANJOU APPRIT QUE DIANE DE MERIDOR N'ETAIT POINT
MORTE.


Pendant ce temps, les derniers jours d'avril etaient arrives.

La grande cathedrale de Chartres etait tendue de blanc, et sur les
piliers, des gerbes de feuillage (car on a vu par l'epoque ou nous
sommes arrives que le feuillage etait encore une rarete), et sur les
piliers, disons-nous, des gerbes de feuillage remplacaient les fleurs
absentes.

Le roi, pieds nus, comme il etait venu depuis la porte de Chartres, se
tenait debout au milieu de la nef, regardant de temps en temps si tous
ses courtisans et tous ses amis s'etaient trouves fidelement au
rendez-vous. Mais les uns, ecorches par le pave de la rue, avaient
repris leurs souliers; les autres, affames ou fatigues, se reposaient
ou mangeaient dans quelque hotellerie de la route, ou ils s'etaient
glisses en contrebande, et un petit nombre seulement avait eu le
courage de demeurer dans l'eglise sur la dalle humide, avec les jambes
nues sous leurs longues robes de penitents.

La ceremonie religieuse qui avait pour but de donner un heritier a la
couronne de France s'accomplissait; les deux chemises de Notre-Dame,
dont, vu la grande quantite de miracles qu'elles avaient faits, la
vertu prolifique ne pouvait etre mise en doute, avaient ete tirees de
leurs chasses d'or, et le peuple, accouru en foule a cette solennite,
s'inclinait sous le feu des rayons qui jaillirent du tabernacle quand
les deux tuniques en sortirent.

Henri III, en ce moment, au milieu du silence general, entendit un
bruit etrange, un bruit qui ressemblait a un eclat de rire etouffe, et
il chercha par habitude si Chicot n'etait pas la, car il lui sembla
qu'il n'y avait que Chicot qui dut avoir l'audace de rire en un pareil
moment.

Ce n'etait pas Chicot cependant qui avait ri a l'aspect des deux
saintes tuniques; car Chicot, helas! etait absent, ce qui attristait
fort le roi, qui, on se le rappelle, l'avait perdu de vue tout a coup
sur la route de Fontainebleau et n'en avait pas entendu reparler
depuis. C'etait un cavalier que son cheval encore fumant venait
d'amener a la porte de l'eglise, et qui s'etait fait un chemin, avec
ses habits et ses bottes tout souilles de boue, au milieu des
courtisans affubles de leurs robes de penitents ou coiffes de sacs,
mais, dans l'un et l'autre cas, pieds nus.

Voyant le roi se retourner, il resta bravement debout dans le choeur
avec l'apparence du respect; car ce cavalier etait homme de cour; cela
se voyait dans son attitude encore plus que dans l'elegance des habits
dont il etait couvert.

Henri, mecontent de voir ce cavalier arrive si tard faire tant de
bruit, et differer si insolemment par ses habits de ce costume monacal
qui etait d'ordonnance ce jour-la, lui adressa un coup d'oeil plein de
reproche et de depit.

Le nouveau venu ne fit pas semblant de s'en apercevoir, et
franchissant quelques dalles ou etaient sculptees des effigies
d'eveques en faisant crier ses souliers pont-levis (c'etait la mode
alors), il alla s'agenouiller pres de la chaise de velours de M. le
duc d'Anjou, lequel, absorbe dans ses pensees bien plutot que dans ses
prieres, ne pretait pas la moindre attention a ce qui se passait
autour de lui.

Cependant, lorsqu'il sentit le contact de ce nouveau personnage, il se
retourna vivement, et a demi-voix s'ecria: Bussy!

--Bonjour, monseigneur, repondit le gentilhomme, comme s'il eut quitte
le duc depuis la veille seulement et qu'il ne se fut rien passe
d'important depuis qu'il l'avait quitte.

--Mais, lui dit le prince, tu es donc enrage?

--Pourquoi cela, monseigneur?

--Pour quitter n'importe quel lieu ou tu etais, et pour venir voir a
Chartres les chemises de Notre-Dame.

--Monseigneur, dit Bussy, c'est que j'ai a vous parler tout de suite.

--Pourquoi n'es-tu pas venu plus tot?

--Probablement parce que la chose etait impossible.

--Mais que s'est-il passe depuis tantot trois semaines que tu as
disparu?

--C'est justement de cela que j'ai a vous parler.

--Bah! tu attendras bien que nous soyons sortis de l'eglise?

--Helas! il le faut bien, et c'est justement ce qui me fache.

--Chut! voici la fin; prends patience, et nous retournerons ensemble a
mon logis.

--J'y compte bien, monseigneur.

En effet, le roi venait de passer sur sa chemise de fine toile la
chemise assez grossiere de Notre-Dame, et la reine, avec l'aide de ses
femmes, etait occupee a en faire autant.

Alors le roi se mit a genoux, la reine l'imita; chacun d'eux demeura
un moment sous un vaste poele, priant de tout son coeur, tandis que
les assistants, pour faire leur cour au roi, frappaient du front la
terre.

Apres quoi, le roi se releva, ota sa tunique sainte, salua
l'archeveque, salua la reine et se dirigea vers la porte de la
cathedrale.

Mais, sur la route, il s'arreta: il venait d'apercevoir Bussy.

--Ah! monsieur, dit-il, il parait que nos devotions ne sont point de
votre gout, car vous ne pouvez vous decider a quitter l'or et la soie,
tandis que votre roi prend la bure et la serge?

--Sire, repondit Bussy avec dignite, mais en palissant d'impatience
sous l'apostrophe, nul ne prend a coeur comme moi le service de Votre
Majeste, meme parmi ceux dont le froc est le plus humble et dont les
pieds sont le plus dechires; mais j'arrive d'un voyage long et
fatigant, et je n'ai su que ce matin le depart de Votre Majeste pour
Chartres, j'ai donc fait vingt-deux lieues en cinq heures, sire, pour
venir joindre Votre Majeste: voila pourquoi je n'ai pas eu le temps de
changer d'habit, ce dont Votre Majeste ne se serait point apercue au
reste si, au lieu de venir pour joindre humblement mes prieres aux
siennes, j'etais reste a Paris.

Le roi parut assez satisfait de cette raison; mais, comme il avait
regarde ses amis, dont quelques-uns avaient hausse les epaules aux
paroles de Bussy, il craignit de les desobliger en faisant bonne mine
au gentilhomme de son frere, et il passa outre.

Bussy laissa passer le roi sans sourciller.

--Eh quoi! dit le duc, tu ne vois donc pas?

--Quoi?

--Que Schomberg, que Quelus et que Maugiron ont hausse les epaules a
ton excuse?

--Si fait, monseigneur, je l'ai parfaitement vu, dit Bussy tres-calme.

--Eh bien?

--Eh bien, croyez-vous que je vais egorger mes semblables ou a peu
pres dans une eglise? Je suis trop bon chretien pour cela.

--Ah! fort bien, dit le duc d'Anjou etonne, je croyais que tu n'avais
pas vu, ou que tu n'avais pas voulu voir.

Bussy haussa les epaules a son tour, et, a la sortie de l'eglise,
prenant le prince a part.

--Chez vous, n'est-ce pas, monseigneur? dit-il.

--Tout de suite, car tu dois avoir bien des choses a m'apprendre.

--Oui, en effet, monseigneur, et des choses dont vous ne vous doutez
pas, j'en suis sur.

Le duc regarda Bussy avec etonnement.

--C'est comme cela, dit Bussy.

--Eh bien, laisse-moi seulement saluer le roi, et je suis a toi.

Le duc alla prendre conge de son frere, qui, par une grace toute
particuliere de Notre-Dame, dispose sans doute a l'indulgence, donna
au duc d'Anjou la permission de retourner a Paris quand bon lui
semblerait.

Alors, revenant en toute hate vers Bussy, et s'enfermant avec lui dans
une des chambres de l'hotel qui lui etait assigne pour logement:

--Voyons, compagnon, dit-il, assieds-toi la et raconte-moi ton
aventure; sais-tu que je t'ai cru mort?

--Je le crois bien, monseigneur.

--Sais-tu que toute la cour a pris les habits blancs en rejouissance
de ta disparition, et que beaucoup de poitrines ont respire librement
pour la premiere fois depuis que tu sais tenir une epee? Mais il ne
s'agit pas de cela; voyons, tu m'as quitte pour te mettre a la
poursuite d'une belle inconnue! Quelle etait cette femme et que
dois-je attendre?

--Vous devez recolter ce que vous avez seme, monseigneur, c'est-a-dire
beaucoup de honte!

--Plait-il? fit le duc, plus etonne encore de ces etranges paroles que
du ton irreverencieux de Bussy.

--Monseigneur a entendu, dit froidement Bussy; il est donc inutile que
je repete.

--Expliquez-vous, monsieur, et laissez a Chicot les enigmes et les
anagrammes.

--Oh! rien de plus facile, monseigneur, et je me contenterai d'en
appeler a votre souvenir.

--Mais qui est cette femme?

--Je croyais que monseigneur l'avait reconnue.

--C'etait donc elle? s'ecria le duc.

--Oui, monseigneur.

--Tu l'as vue?

--Oui.

--T'a-t-elle parle?

--Sans doute; il n'y a que les spectres qui ne parlent pas. Apres
cela, peut-etre monseigneur avait-il le droit de la croire morte, et
l'esperance qu'elle l'etait?

Le duc palit, et demeura comme ecrase par la rudesse des paroles de
celui qui eut du etre son courtisan.

--Eh bien, oui, monseigneur, continua Bussy, quoique vous ayez pousse
au martyre une jeune fille de race noble, cette jeune fille a echappe
au martyre; mais ne respirez pas encore, et ne vous croyez pas encore
absous, car, en conservant la vie, elle a trouve un malheur plus grand
que la mort.

--Qu'est-ce donc, et que lui est-il arrive? demanda le duc tout
tremblant.

--Monseigneur, il lui est arrive qu'un homme lui a conserve l'honneur,
qu'un homme lui a sauve la vie; mais cet homme s'est fait payer son
service si cher, que c'est a regretter qu'il l'ait rendu.

--Acheve, voyons.

--Eh bien, monseigneur, la demoiselle de Meridor, pour echapper aux
bras deja etendus de M. le duc d'Anjou, dont elle ne voulait pas etre
la maitresse, la demoiselle de Meridor s'est jetee aux bras d'un homme
qu'elle execre.

--Que dis-tu?

--Je dis que Diane de Meridor s'appelle aujourd'hui madame de
Monsoreau.

A ces mots, au lieu de la paleur qui couvrait ordinairement les joues
de Francois, le sang reflua si violemment a son visage, qu'on eut cru
qu'il allait lui jaillir par les yeux.

--Sang du Christ! s'ecria le prince furieux; cela est-il bien vrai?

--Pardieu! puisque je le dis, repliqua Bussy avec son air hautain.

--Ce n'est point ce que je voulais dire, repeta le prince, et je ne
suspectais point votre loyaute, Bussy; je me demandais seulement s'il
etait possible qu'un de mes gentilshommes, un Monsoreau, eut eu
l'audace de proteger contre mon amour une femme que j'honorais de mon
amour.

--Et pourquoi pas? dit Bussy.

--Tu eusses donc fait ce qu'il a fait, toi?

--J'eusse fait mieux, monseigneur, je vous eusse averti que votre
honneur se fourvoyait.

--Un moment, Bussy, dit le duc redevenu calme, ecoutez, s'il vous
plait; vous comprenez, mon cher, que je ne me justifie pas.

--Et vous avez tort, mon prince, car vous n'etes qu'un gentilhomme
toutes les fois qu'il s'agit de prud'homme.

--Eh bien c'est pour cela que je vous prie d'etre le juge de M. de
Monsoreau.

--Moi?

--Oui, vous, et de me dire s'il n'est point un traitre, traitre envers
moi?

--Envers vous?

--Envers moi, dont il connaissait les intentions.

--Et les intentions de Votre Altesse etaient?...

--De me faire aimer de Diane sans doute!

--De vous faire aimer?

--Oui, mais dans aucun cas de n'employer la violence.

--C'etaient la vos intentions, monseigneur? dit Bussy avec un sourire
ironique.

--Sans doute, et ces intentions, je les ai conservees jusqu'au dernier
moment, quoique M. de Monsoreau les ait combattues avec toute la
logique dont il etait capable.

--Monseigneur! monseigneur! que dites-vous la? Cet homme vous a pousse
a deshonorer Diane?

--Oui.

--Par ses conseils!

--Par ses lettres. En veux-tu voir une, de ses lettres?

--Oh! s'ecria Bussy, si je pouvais croire cela!

--Attends une seconde, tu verras.

Et le duc courut a une petite caisse que gardait toujours un page dans
son cabinet, et en tira un billet qu'il donna a Bussy:

--Lis, dit-il, puisque tu doutes de la parole de ton prince.

Bussy prit le billet d'une main tremblante de doute, et lut:


"Monseigneur,

Que Votre Altesse se rassure: ce coup de main se fera sans risques,
car la jeune personne part ce soir pour aller passer huit jours chez
une tante qui demeure au chateau de Lude; je m'en charge donc, et vous
n'avez pas besoin de vous en inquieter. Quant aux scrupules de la
demoiselle, croyez bien qu'ils s'evanouiront des qu'elle se trouvera
en presence de Votre Altesse; en attendant, j'agis... et ce soir...
elle sera au chateau de Beauge.

De Votre Altesse, le tres-respectueux serviteur,

BRYANT DE MONSOREAU."

--Eh bien, qu'en dis-tu, Bussy? demanda le prince apres que le
gentilhomme eut relu la lettre une seconde fois.

--Je dis que vous etes bien servi, monseigneur.

--C'est-a-dire que je suis trahi, au contraire.

--Ah! c'est juste! j'oubliais la suite.

--Joue! le miserable. Il m'a fait croire a la mort d'une femme....

--Qu'il vous volait; en effet, le trait est noir; mais, ajouta Bussy
avec une ironie poignante, l'amour de M. de Monsoreau est une excuse.

--Ah! tu crois? dit le duc avec son plus mauvais sourire.

--Dame! reprit Bussy, je n'ai pas d'opinion la-dessus; je le crois si
vous le croyez.

--Que ferais-tu a ma place? Mais d'abord, attends; qu'a-t-il fait
lui-meme?

--Il a fait accroire au pere de la jeune fille que c'etait vous qui
etiez le ravisseur. Il s'est offert pour appui; il s'est presente au
chateau de Beauge avec une lettre du baron de Meridor; enfin il a fait
approcher une barque des fenetres du chateau, et il a enleve la
prisonniere; puis, la renfermant dans la maison que vous savez, il l'a
poussee, de terreurs en terreurs, a devenir sa femme.

--Et ce n'est point la une deloyaute infame? s'ecria le duc.

--Mise a l'abri sous la votre, monseigneur, repondit le gentilhomme
avec sa hardiesse ordinaire.

--Ah! Bussy!... tu verras si je sais me venger!

--Vous venger! allons donc, monseigneur, vous ne ferez point une chose
pareille.

--Comment?

--Les princes ne se vengent point, monseigneur, ils punissent. Vous
reprocherez son infamie a ce Monsoreau, et vous le punirez.

--Et de quelle facon?

--En rendant le bonheur a mademoiselle de Meridor.

--Et le puis-je?

--Certainement.

--Et comment cela?

--En lui rendant la liberte.

--Voyons, explique-toi.

--Rien de plus facile; le mariage a ete force, donc le mariage est
nul.

--Tu as raison.

--Faites donc annuler le mariage, et vous aurez agi, monseigneur, en
digne gentilhomme et en noble prince.

--Ah! ah! dit le prince soupconneux, quelle chaleur! cela t'interesse
donc, Bussy?

--Moi, pas le moins du monde; ce qui m'interesse, monseigneur, c'est
qu'on ne dise pas que Louis de Clermont, comte de Bussy, sert un
prince perfide et un homme sans honneur.

--Eh bien, tu verras. Mais comment rompre ce mariage?

--Rien de plus facile, en faisant agir le pere.

--Le baron de Meridor?

--Oui.

--Mais il est au fond de l'Anjou.

--Il est ici, monseigneur, c'est-a-dire a Paris.

--Chez toi?

--Non, pres de sa fille. Parlez-lui, monseigneur, qu'il puisse compter
sur vous; qu'au lieu de voir dans Votre Altesse ce qu'il y a vu
jusqu'a present, c'est-a-dire un ennemi, il y voie un protecteur, et
lui, qui maudissait votre nom, va vous adorer comme son bon genie.

--C'est un puissant seigneur dans son pays, dit le duc, et l'on assure
qu'il est tres-influent dans toute la province.

--Oui, monseigneur; mais ce dont vous devez vous souvenir avant toute
chose, c'est qu'il est pere, c'est que sa fille est malheureuse, et
qu'il est malheureux du malheur de sa fille.

--Et quand pourrais-je le voir?

--Aussitot votre retour a Paris.

--Bien.

--C'est convenu alors, n'est-ce pas, monseigneur?

--Oui.

--Foi de gentilhomme?

--Foi de prince.

--Et quand partez-vous?

--Ce soir; m'attends-tu?

--Non, je cours devant.

--Va, et tiens-toi pret.

--Tout a vous, monseigneur. Ou retrouverai-je Votre Altesse?

--Au lever du roi, demain, vers midi.

--J'y serai, monseigneur; adieu.

Bussy ne perdit pas un moment, et le chemin que le duc fit en dormant
dans sa litiere et qu'il mit quinze heures a faire, le jeune homme,
qui revenait a Paris le coeur gonfle d'amour et de joie, le devora en
cinq heures pour consoler plus tot le baron, auquel il avait promis
assistance, et Diane, a laquelle il allait porter la moitie de sa vie.




CHAPITRE IX

COMMENT CHICOT REVINT AU LOUVRE ET FUT RECU PAR LE ROI HENRI III.


Tout dormait au Louvre, car il n'etait encore que onze heures du
matin; les sentinelles de la cour semblaient marcher avec precaution;
les chevaliers qui relevaient la garde allaient au pas.

On laissait reposer le roi, fatigue de son pelerinage.

Deux hommes se presenterent en meme temps a la porte principale du
Louvre: l'un, sur un barbe d'une fraicheur incomparable; l'autre, sur
un andalous tout floconneux d'ecume.

Ils s'arreterent de front a la porte et se regarderent; car, venus par
deux chemins opposes, ils se rencontraient la seulement.

--Monsieur de Chicot, s'ecria le plus jeune des deux en saluant avec
politesse, comment vous portez-vous ce matin?

--Eh! c'est le seigneur de Bussy. Mais, a merveille, monsieur,
repondit Chicot avec une aisance et une courtoisie qui sentaient le
gentilhomme pour le moins autant que le salut de Bussy sentait son
grand seigneur et son homme delicat.

--Vous venez voir le lever du roi, monsieur? demanda Bussy.

--Et vous aussi, je presume?

--Non. Je viens pour saluer monseigneur le due d'Anjou. Vous savez,
monsieur de Chicot, ajouta Bussy en souriant, que je n'ai pas le
bonheur d'etre des favoris de Sa Majeste?

--C'est un reproche que je ferai au roi et non a vous, monsieur.

Bussy s'inclina.

--Et vous arrivez de loin? demanda Bussy. On vous disait en voyage.

--Oui, monsieur, je chassais, repliqua Chicot. Mais, de votre cote, ne
voyagiez-vous point aussi?

--En effet, j'ai fait une course en province; maintenant, monsieur,
continua Bussy, serez-vous assez bon pour me rendre un service?

--Comment donc, chaque fois que M. de Bussy voudra disposer de moi
pour quelque chose que ce soit, dit Chicot, il m'honorera infiniment.

--Eh bien, vous allez penetrer dans le Louvre, vous le privilegie,
tandis que moi, je resterai dans l'antichambre; veuillez donc faire
prevenir le duc d'Anjou que j'attends.

--M. le duc d'Anjou est au Louvre, dit Chicot, et va sans doute
assister au lever de Sa Majeste; que n'entrez-vous avec moi, monsieur?

--Je crains le mauvais visage du roi.

--Bah!

--Dame! il ne m'a point jusqu'a present habitue a ses plus gracieux
sourires.

--D'ici a quelque temps, soyez tranquille, tout cela changera.

--Ah! ah! vous etes donc necromancien, monsieur de Chicot?

--Quelquefois. Allons, du courage, venez, monsieur de Bussy.

Ils entrerent en effet, et se dirigerent, l'un vers le logis de M. le
duc d'Anjou, qui habitait, nous croyons l'avoir deja dit,
l'appartement qu'avait habite jadis la reine Marguerite, l'autre vers
la chambre du roi.

--Henri III venait de s'eveiller; il avait sonne sur le grand timbre,
et une nuee de valets et d'amis s'etait precipitee dans la chambre
royale: deja le bouillon de volaille, le vin epice et les pates de
viandes etaient servis, quand Chicot entra tout fringant chez son
auguste maitre, et commenca, avant de dire bonjour, par manger au plat
et boire a l'ecuelle d'or.

--Par la mordieu! s'ecria le roi ravi, quoiqu'il jouat la colere,
c'est ce coquin de Chicot, je crois; un fugitif, un vagabond, un
pendard!

--Eh bien! eh bien! qu'as-tu donc, mon fils, dit Chicot en s'asseyant
sans facon avec ses bottes poudreuses sur l'immense fauteuil a fleurs
de lis d'or ou etait assis Henri III lui-meme, nous oublions donc ce
petit retour de Pologne ou nous avons joue le role de cerf, tandis que
les magnats jouaient celui de chiens. Taiaut! taiaut!...

--Allons, voila mon malheur revenu, dit Henri; je ne vais plus
entendre que des choses desagreables. J'etais bien tranquille
cependant depuis trois semaines.

--Bah! bah! dit Chicot, tu te plains toujours; on te prendrait pour un
de tes sujets, le diable m'emporte. Voyons, qu'as-tu fait en mon
absence, mon petit Henriquet? A-t-on un peu drolement gouverne ce beau
royaume de France?

--Monsieur Chicot!

--Nos peuples tirent-ils la langue, hein?

--Drole!

--A-t-on pendu quelqu'un de ces petits messieurs frises? Ah! pardon!
monsieur de Quelus, je ne vous voyais pas.

--Chicot, nous nous brouillerons.

--Enfin, reste-t-il quelque argent dans nos coffres ou dans ceux des
juifs? Ce ne serait pas malheureux, nous avons bien besoin de nous
divertir, ventre de biche! c'est bien assommant, la vie!

Et il acheva de rafler sur le plat de vermeil des pates de viandes
dorees a la poele.

Le roi se mit a rire: c'etait toujours par la qu'il finissait.

--Voyons, dit-il, qu'as-tu fait pendant cette longue absence?

--J'ai, dit Chicot, imagine le plan d'une petite procession en trois
actes.

Premier acte.--Des penitents habilles d'une chemise et d'un
haut-de-chausses seulement, se tirant les cheveux et se gourmant
reciproquement, montent du Louvre a Montmartre.

Deuxieme acte.--Les memes penitents, depouilles jusqu'a la ceinture et
se fouettant avec des chapelets de pointes d'epine, descendent de
Montmartre a l'abbaye de Sainte-Genevieve.

Troisieme acte.--Enfin, ces memes penitents tout nus, se decoupant
mutuellement, a grands coups de martinet, des lanieres sur les
omoplates, reviennent de l'abbaye Sainte-Genevieve au Louvre.

J'avais bien pense, comme peripetie inattendue, a les faire passer par
la place de Greve, ou le bourreau les eut tous brules depuis le
premier jusqu'au dernier; mais j'ai pense que le Seigneur avait garde
la-haut un peu de soufre de Sodome et un peu de bitume de Gomorrhe, et
je ne veux pas lui oter le plaisir de faire lui-meme la grillade.
--Ca, messieurs, en attendant ce grand jour, divertissons-nous.

--Et d'abord, voyons: Qu'es-tu devenu? demanda le roi, sais-tu que je
t'ai fait chercher dans tous les mauvais lieux de Paris?

--As-tu bien fouille le Louvre?

--Quelque paillard, ton ami, t'aura confisque.

--Cela ne se peut pas, Henri, c'est toi qui as confisque tous les
paillards.

--Je me trompais donc?

--Eh! mon Dieu! oui; comme toujours, du tout au tout.

--Nous verrons que tu faisais penitence.

--Justement. Je me suis mis un peu en religion pour voir ce que
c'etait, et, ma foi, j'en suis revenu. J'ai assez des moines. Fi! les
sales animaux!

En ce moment M. de Monsoreau entra chez le roi, qu'il salua avec un
profond respect.

--Ah! c'est vous, monsieur le grand veneur! dit Henri. Quand nous
ferez-vous faire quelque belle chasse? voyons.

--Quand il plaira a Votre Majeste. Je recois la nouvelle que nous
avons force sangliers a Saint-Germain-en-Laye.

--C'est bien dangereux, le sanglier, dit Chicot. Le roi Charles IX, je
me le rappelle, a manque etre tue a une chasse au sanglier; et puis
les epieux sont durs, et cela fait des ampoules a nos petites mains.
N'est-ce pas, mon fils?

M. de Monsoreau regarda Chicot de travers.

--Tiens, dit le Gascon a Henri, il n'y a pas longtemps que ton grand
veneur a rencontre un loup.

--Pourquoi cela?

--Parce que, comme les Nuees du poete Aristophane, il en a retenu la
figure, l'oeil surtout; c'est frappant.

M. de Monsoreau se retourna, et dit en palissant a Chicot:

--Monsieur Chicot, je suis peu fait aux bouffons, ayant rarement vecu
a la cour, et je vous previens que, devant mon roi, je n'aime point a
etre humilie, surtout lorsqu'il s'agit de son service.

--Eh bien, monsieur, dit Chicot, vous etes tout le contraire de nous,
qui sommes gens de cour; aussi avons-nous bien ri de la derniere
bouffonnerie.

--Et quelle est cette bouffonnerie? demanda Monsoreau.

--Il vous a nomme grand veneur; vous voyez que, s'il est moins bouffon
que moi, il est encore plus fou, ce cher Henriquet.

Monsoreau lanca un regard terrible au Gascon.

--Allons, allons, dit Henri, qui prevoyait une querelle, parlons
d'autre chose, messieurs.

--Oui, dit Chicot, parlons des merites de Notre-Dame de Chartres.

--Chicot, pas d'impietes, dit le roi d'un ton severe.

--Des impietes, moi? dit Chicot, allons donc; tu me prends pour un
homme d'Eglise, tandis que je suis un homme d'epee. Au contraire,
c'est moi qui te previendrai d'une chose, mon fils.

--Et de laquelle?

--C'est que tu en uses mal avec Notre-Dame de Chartres, Henri, on ne
peut plus mal.

--Comment cela?

--Sans doute. Notre-Dame avait deux chemises accoutumees a se trouver
ensemble, et tu les as separees. A ta place, je les eusse reunies,
Henri, et il y eut eu chance au moins pour qu'un miracle se fit.

Cette allusion un peu brutale a la separation du roi et de la reine
fit rire les amis du roi.

Henri se detira les bras, se frotta les yeux et sourit a son tour.

--Pour cette fois, dit-il, le fou a, mordieu, raison.

Et il parla d'autre chose.

--Monsieur, dit tout bas Monsoreau a Chicot, vous plairait-il, sans
faire semblant de rien, d'aller m'attendre dans l'embrasure de cette
fenetre?

--Comment donc, monsieur! dit Chicot, mais avec le plus grand plaisir.

--Eh bien, alors, tirons a l'ecart.

--Au fond d'un bois, si cela vous convient, monsieur.

--Treve de plaisanteries, elles sont inutiles, car il n'y a plus
personne pour en rire, dit Monsoreau en rejoignant le bouffon dans
l'embrasure ou celui-ci l'avait precede. Nous sommes face a face, nous
nous devons la verite, monsieur Chicot, monsieur le fou, monsieur le
bouffon; un gentilhomme vous defend, entendez-vous bien ce mot, vous
defend de rire de lui; il vous invite surtout a bien reflechir avant
de donner vos rendez-vous dans les bois, car dans ces bois ou vous
vouliez me conduire tout a l'heure, il pousse une collection de batons
volants et autres, tout a fait dignes de faire suite a ceux qui vous
ont si rudement etrilles de la part de M. de Mayenne.

--Ah! fit Chicot sans s'emouvoir en apparence, bien que son oeil noir
eut lance un sombre eclair. Ah! monsieur, vous me rappelez tout ce que
je dois a M. de Mayenne; vous voudriez donc que je devinsse votre
debiteur comme je suis le sien, et que je vous placasse sur la meme
ligne dans mon souvenir et vous gardasse une part egale de ma
reconnaissance?

--Il me semble que, parmi vos creanciers, monsieur, vous oubliez de
compter le principal.

--Cela m'etonne, monsieur, car je me vante d'avoir excellente memoire;
quel est donc ce creancier, je vous prie?

--Maitre Nicolas David.

--Oh! pour celui-la, vous vous trompez, dit Chicot avec un sourire
sinistre; je ne lui dois plus rien, il est paye.

En ce moment, un troisieme interlocuteur vint se meler a la
conversation.

C'etait Bussy.

--Ah! monsieur de Bussy, dit Chicot, venez un peu a mon aide. Voici M.
de Monsoreau qui m'a detourne comme vous voyez, et qui veut me mener
ni plus ni moins qu'un cerf ou un daim; dites-lui qu'il se trompe,
monsieur de Bussy, qu'il a affaire a un sanglier, et que le sanglier
revient sur le chasseur.

--Monsieur Chicot, dit Bussy, je crois que vous faites tort a M. le
grand veneur en pensant qu'il ne vous tient pas pour ce que vous etes,
c'est-a-dire pour un bon gentilhomme. Monsieur, continua Bussy en
s'adressant au comte, j'ai l'honneur de vous prevenir que M. le duc
d'Anjou desire vous parler.

--A moi? fit Monsoreau inquiet.

--A vous-meme, monsieur, dit Bussy.

Monsoreau dirigea sur son interlocuteur un regard qui avait
l'intention de penetrer jusqu'au fond de son ame, mais fut force de
s'arreter a la surface, tant les yeux et le sourire de Bussy etaient
pleins de serenite.

--M'accompagnez-vous, monsieur? demanda le grand veneur au
gentilhomme.

--Non, monsieur, je cours prevenir Son Altesse que vous vous rendez a
ses ordres, tandis que vous prendrez conge du roi.

Et Bussy s'en retourna comme il etait venu, se glissant, avec son
adresse ordinaire, parmi la foule des courtisans.

Le duc d'Anjou attendait effectivement dans son cabinet et relisait la
lettre que nos lecteurs connaissent deja. Entendant du bruit aux
portieres, il crut que c'etait Monsoreau qui se rendait a ses ordres,
et cacha cette lettre.

Bussy parut.

--Eh bien? dit le duc.

--Eh bien, monseigneur, le voici.

--Il ne se doute de rien?

--Et quand cela serait, lorsqu'il serait sur ses gardes? dit Bussy;
n'est-ce pas votre creature? Tire du neant par vous, ne pouvez-vous
pas le reduire au neant?

--Sans doute, repondit le duc avec cet air preoccupe que lui donnait
toujours l'approche des evenements ou il fallait developper quelque
energie.

--Vous parait-il moins coupable qu'il ne l'etait hier?

--Cent fois plus! ses crimes sont de ceux qui s'accroissent quand on y
reflechit.

--D'ailleurs, dit Bussy, tout se borne a un seul point: il a enleve
par trahison une jeune fille noble; il l'a epousee frauduleusement et
par des moyens indignes d'un gentilhomme; il demandera lui-meme la
resolution de ce mariage, ou vous la demanderez pour lui.

--C'est arrete ainsi.

--Et au nom du pere, au nom de la jeune fille, au nom du chateau de
Meridor, au nom de Diane, j'ai votre parole?

--Vous l'avez.

--Songez qu'ils sont prevenus, qu'ils attendent dans l'anxiete le
resultat de votre entrevue avec cet homme.

--La jeune fille sera libre, Bussy, je t'en engage ma foi.

--Ah! dit Bussy, si vous faites cela, vous serez reellement un grand
prince, monseigneur.

Et il prit la main du duc, cette main qui avait signe tant de fausses
promesses, qui avait manque a tant de serments jures, et il la baisa
respectueusement.

En ce moment on entendit des pas dans le vestibule.

--Le voici, dit Bussy.

--Faites entrer M. de Monsoreau, cria Francois avec une severite qui
parut de bon augure a Bussy.

Et cette fois le jeune gentilhomme, presque sur d'atteindre enfin au
resultat ambitionne par lui, ne put empecher son regard de prendre, en
saluant Monsoreau, une legere teinte d'ironie orgueilleuse; le grand
veneur recut, de son cote, le salut de Bussy avec ce regard vitreux
derriere lequel il retranchait les sentiments de son ame, comme
derriere une infranchissable forteresse.

Bussy attendit dans ce corridor que nous connaissons deja, dans ce
meme corridor ou la Mole, une nuit, avait failli etre etrangle par
Charles IX, Henri III, le duc d'Alencon et le duc de Guise, avec la
cordeliere de la reine mere. Ce corridor, ainsi que le palier auquel
il correspondait, etait pour le moment encombre de gentilshommes qui
venaient faire leur cour au duc.

Bussy prit place avec eux, et chacun s'empressa de lui faire sa place,
autant pour la consideration dont il jouissait par lui-meme que pour
sa faveur pres du duc d'Anjou. Le gentilhomme enferma toutes ses
sensations en lui-meme, et, sans rien laisser apercevoir de la
terrible angoisse qu'il concentrait dans son coeur, il attendit le
resultat de cette conference ou tout son bonheur a venir etait en jeu.

La conversation ne pouvait manquer d'etre animee: Bussy avait assez vu
de M. de Monsoreau pour comprendre que celui-ci ne se laisserait pas
detruire sans lutte. Mais, enfin, il ne s'agissait pour le duc d'Anjou
que d'appuyer la main sur lui, et s'il ne pliait pas, eh bien, alors
il romprait.

Tout a coup l'eclat bien connu de la voix du prince se fit entendre.
Cette voix semblait commander.

Bussy tressaillit de joie.

--Ah! dit-il, voila le duc qui me tient parole. Mais a cet eclat il
n'en succeda aucun autre, et, comme chacun se taisait en se regardant
avec inquietude, un profond silence regna bientot parmi les
courtisans.

Inquiet, trouble dans son reve commence, soumis maintenant au flux des
esperances et au reflux de la crainte, Bussy sentit s'ecouler minute
par minute pres d'un quart d'heure.

Tout a coup la porte de la chambre du duc s'ouvrit, et l'on entendit a
travers les portieres sortir de cette chambre des voix enjouees.

Bussy savait que le duc etait seul avec le grand veneur, et que, si
leur conversation avait suivi son cours ordinaire, elle ne devrait
etre rien moins que joyeuse en ce moment.

Cette placidite le fit frissonner.

Bientot les voix se rapprocherent, la portiere se souleva. Monsoreau
sortit a reculons et en saluant. Le duc le reconduisit jusqu'a la
limite de sa chambre, en disant:

--Adieu! notre ami. C'est chose convenue.

--Notre ami, murmura Bussy, sangdieu! que signifie cela?

--Ainsi, monseigneur, dit Monsoreau toujours tourne vers le prince,
c'est bien l'avis de Votre Altesse; le meilleur moyen a present, c'est
la publicite.

--Oui, oui, dit le duc, ce sont jeux d'enfants que tous ces mysteres.

--Alors, dit le grand veneur, des ce soir je la presenterai au roi.

--Marchez sans crainte, j'aurai tout prepare.

Le duc se pencha vers le grand veneur et lui dit quelques mots a
l'oreille.

--C'est fait, monseigneur, repondit celui-ci.

Monsoreau salua une derniere fois le duc, qui, sans voir Bussy, cache
qu'il etait par les plis d'une portiere a laquelle il se cramponnait
pour ne pas tomber, examinait les assistants.

--Messieurs, dit Monsoreau se retournant vers les gentilshommes qui
attendaient leur tour d'audience, et qui s'inclinaient deja devant une
faveur a l'eclat de laquelle semblait palir celle de Bussy; messieurs,
permettez que je vous annonce une nouvelle: monseigneur me permet que
je rende public mon mariage avec mademoiselle Diane de Meridor, ma
femme depuis plus d'un mois, et que, sous ses auspices, je la presente
ce soir a la cour.

Bussy chancela; quoique le coup ne fut deja plus inattendu, il etait
si violent, qu'il pensa en etre ecrase.

Ce fut alors qu'il avanca la tete, et que le duc et lui, tous deux
pales de sentiments bien opposes, echangerent un regard de mepris de
la part de Bussy, de terreur de la part du duc d'Anjou.

Monsoreau traversa le groupe des gentilshommes, au milieu des
compliments et des felicitations.

Quant a Bussy, il fit un mouvement pour aller au duc; mais celui-ci
vit ce mouvement, et le prevint en laissant retomber la portiere; en
meme temps, derriere la portiere, la porte se referma, et l'on
entendit le grincement de la clef dans la serrure.

Bussy sentit alors son sang affluer chaud et tumultueux a ses tempes
et a son coeur. Sa main, rencontrant la dague pendue a son ceinturon,
la tira machinalement a moitie du fourreau; car, chez cet homme, les
passions prenaient un premier elan irresistible; mais l'amour, qui
l'avait pousse a cette violence, paralysa toute sa fougue; une douleur
amere, profonde, lancinante, etouffa la colere: au lieu de se gonfler,
le coeur eclata.

Dans ce paroxysme de deux passions qui luttaient ensemble, l'energie
du jeune homme succomba, comme tombent ensemble, pour s'etre choquees
au plus fort de leur ascension, deux vagues courroucees qui semblaient
vouloir escalader le ciel.

Bussy comprit que, s'il restait la, il allait donner le spectacle de
sa douleur insensee; il suivit le corridor, gagna l'escalier secret,
descendit par une poterne dans la cour du Louvre, sauta sur son cheval
et prit au galop le chemin de la rue Saint-Antoine.

Le baron et Diane attendaient la reponse promise par Bussy; ils virent
le jeune homme apparaitre, pale, le visage bouleverse et les yeux
sanglants.

--Madame, s'ecria Bussy, meprisez-moi, haissez-moi; je croyais etre
quelque chose dans ce monde, et je ne suis qu'un atome; je croyais
pouvoir quelque chose, et je ne peux pas meme m'arracher le coeur.
Madame, vous etes bien la femme de M. de Monsoreau, et sa femme
legitime reconnue a cette heure, et qui doit etre presentee ce soir.
Mais je suis un pauvre fou, un miserable insense, ou plutot, ou
plutot, oui, comme vous le disiez, monsieur le baron, c'est M. le duc
d'Anjou qui est un lache et un infame.

Et, laissant le pere et la fille epouvantes, fou de douleur, ivre de
rage, Bussy sortit de la chambre, se precipita par les montees, sauta
sur son cheval, lui enfonca ses deux eperons dans le ventre, et, sans
savoir ou il allait, lachant les renes, ne s'occupant que d'etreindre
son coeur grondant sous sa main crispee, il partit, semant sur son
passage le vertige et la terreur.




CHAPITRE X

CE QUI S'ETAIT PASSE ENTRE MONSEIGNEUR LE DUC D'ANJOU ET LE GRAND
VENEUR.


Il est temps d'expliquer ce changement subit qui s'etait opere dans
les facons du duc d'Anjou a l'egard de Bussy.

Le duc, lorsqu'il recut M. de Monsoreau, apres les exhortations de son
gentilhomme, etait monte sur le ton le plus favorable aux projets de
ce dernier. Sa bile, facile a s'irriter, debordait d'un coeur ulcere
par les deux passions dominantes dans ce coeur: l'amour-propre du duc
avait recu sa blessure; la peur d'un eclat, dont menacait Bussy, au
nom de M. de Meridor, fouettait plus douloureusement encore la colere
de Francois.

En effet, deux sentiments de cette nature produisent, en se combinant,
d'epouvantables explosions, quand le coeur qui les renferme, pareil a
ces bombes saturees de poudre, est assez solidement construit, assez
hermetiquement clos pour que la compression double l'eclat.

M. d'Alencon recut donc le grand veneur avec un de ces visages severes
qui faisaient trembler a la cour les plus intrepides, car on savait
les ressources de Francois en matiere de vengeance.

--Votre Altesse m'a mande? dit Monsoreau fort calme et avec un regard
aux tapisseries; car il devinait, cet homme habitue a manier l'ame du
prince, tout le feu qui couvait sous ces froideurs apparentes, et l'on
eut dit, pour transporter la figure de l'etre vivant aux objets
inanimes, qu'il demandait compte a l'appartement des projets au
maitre.

--Ne craignez rien, monsieur, dit le duc qui avait compris; il n'y a
personne derriere ces tentures; nous pourrons causer librement et
surtout franchement.

Monsoreau s'inclina.

--Car vous etes un bon serviteur, monsieur le grand veneur de France,
et vous avez de l'attachement pour ma personne?

--Je le crois, monseigneur.

--Moi, j'en suis sur, monsieur, c'est vous qui, en mainte occasion,
m'avez instruit des complots ourdis contre moi, vous qui avez aide mes
entreprises, oubliant souvent vos interets, exposant votre vie.

--Altesse!....

--Je le sais. Dernierement encore, il faut que je vous le rappelle,
car, en verite, vous avez tant de delicatesse, que jamais chez vous
aucune allusion, meme indirecte, ne remet en evidence les services
rendus. Dernierement, pour cette malheureuse aventure....

--Quelle aventure, monseigneur?

--Cet enlevement de mademoiselle de Meridor; pauvre jeune fille!

--Helas! murmura Monsoreau de facon que la reponse ne fut pas
serieusement applicable au sens des paroles de Francois.

--Vous la plaignez, n'est-ce pas? dit ce dernier l'appelant sur un
terrain sur.

--Ne la plaindriez-vous pas, Altesse?

--Moi! oh! vous savez si j'ai regrette ce funeste caprice! Et tenez,
il a fallu toute l'amitie que j'ai pour vous, toute l'habitude que
j'ai de vos bons services, pour me faire oublier que sans vous je
n'eusse pas enleve la jeune fille.

Monsoreau sentit le coup.

--Voyons, se dit-il, seraient-ce simplement des remords? Monseigneur,
repliqua-t-il, votre bonte naturelle vous conduit a exagerer: vous
n'avez pas plus cause la mort de cette jeune fille, que moi-meme....

--Comment cela?

--Certes, vous n'aviez pas l'intention de pousser la violence jusqu'a
la mort de mademoiselle de Meridor?

--Oh! non.

--Alors l'intention vous absout, monseigneur; c'est un malheur, un
malheur comme le hasard en cause tous les jours.

---Et, d'ailleurs, ajouta le duc en plongeant son regard dans le coeur
de Monsoreau, la mort a tout enveloppe dans son eternel silence....

Il y eut assez de vibration dans la voix du prince pour que Monsoreau
levat les yeux aussitot, et se dit:

--Ce ne sont pas des remords....

--Monseigneur, reprit-il, voulez-vous que je parle franc a Votre
Altesse?

--Pourquoi hesiteriez-vous? dit aussitot le prince avec un etonnement
mele de hauteur.

--En effet, dit Monsoreau, je ne sais pas pourquoi j'hesiterais.

--Qu'est-ce a dire?

--Oh! monseigneur, je veux dire qu'avec un prince aussi eminent par
son intelligence et sa noblesse de coeur, la franchise doit entrer
desormais comme un element principal dans cette conversation.

--Desormais?... Que signifie?

--C'est que, au debut, Votre Altesse n'a pas juge a propos d'user avec
moi de cette franchise.

--Vraiment! riposta le duc avec un eclat de rire qui decelait une
furieuse colere.

--Ecoutez-moi, monseigneur, dit humblement Monsoreau; je sais ce que
Votre Altesse voulait me dire.

--Parlez donc, alors.

--Votre Altesse voulait me faire entendre que peut-etre mademoiselle
de Meridor n'etait pas morte, et qu'elle dispensait de remords ceux
qui se croyaient ses meurtriers.

--Oh! quel temps vous avez mis, monsieur, a me faire faire cette
reflexion consolante! Vous etes un fidele serviteur, sur ma parole!
vous m'avez vu sombre, afflige; vous m'avez oui parler des reves
funebres que je faisais depuis la mort de cette femme, moi dont la
sensibilite n'est pas banale, Dieu merci... et vous m'avez laisse
vivre ainsi, lorsque, avec ce seul doute, vous pouviez m'epargner tant
de souffrances!... Comment faut-il que j'appelle cette conduite,
monsieur?....

Le duc prononca ces paroles avec tout l'eclat d'un courroux pret a
deborder.

--Monseigneur, repondit Monsoreau, on dirait que Votre Altesse dirige
contre moi une accusation....

--Traitre! s'ecria tout a coup le duc en faisant un pas vers le grand
veneur, je la dirige et je l'appuie... Tu m'as trompe! tu m'as pris
cette femme que j'aimais.

Monsoreau palit affreusement, mais ne perdit rien de son attitude
calme et presque fiere.

--C'est vrai, dit-il.

--Ah! c'est vrai... l'impudent, le fourbe!

--Veuillez parler plus bas, monseigneur, dit Monsoreau toujours aussi
calme. Votre Altesse oublie qu'elle parle a un gentilhomme, a un bon
serviteur.

Le duc se mit a rire convulsivement.

--A un bon serviteur du roi! continua Monsoreau aussi impassible
qu'avant cette terrible menace.

Le duc s'arreta sur ce seul mot.

--Que voulez-vous dire? murmura-t-il.

--Je veux dire, reprit avec douceur et obsequiosite Monsoreau, que, si
monseigneur voulait bien m'entendre, il comprendrait que j'aie pu
prendre cette femme, puisque son Altesse voulait elle-meme la prendre.

Le duc ne trouva rien a repondre, stupefait de tant d'audace.

--Voici mon excuse, dit humblement le grand veneur; j'aimais ardemment
mademoiselle de Meridor....

--Moi aussi! repondit Francois avec une inexprimable dignite.

--C'est vrai, monseigneur, vous etes mon maitre; mais mademoiselle de
Meridor ne vous aimait pas.

--Et elle t'aimait, toi?

--Peut-etre, murmura Monsoreau.

--Tu mens! tu mens! tu l'as violentee comme je la violentais.
Seulement, moi, le maitre, j'ai echoue; toi, le valet, tu as reussi.
C'est que je n'ai que la puissance, tandis que tu avais la trahison.

--Monseigneur, je l'aimais.

--Que m'importe, a moi?

--Monseigneur....

--Des menaces, serpent?

--Monseigneur! prenez garde! dit Monsoreau en baissant la tete comme
le tigre qui medite son elan. Je l'aimais, vous dis-je, et je ne suis
pas un de vos valets comme vous disiez tout a l'heure. Ma femme est a
moi comme ma terre; nul ne peut me la prendre, pas meme le roi. Or
j'ai voulu avoir cette femme, et je l'ai prise.

--Vraiment! dit Francois en s'elancant vers le timbre d'argent place
sur la table, tu l'as prise, eh bien, tu la rendras.

--Vous vous trompez, monseigneur, s'ecria Monsoreau en se precipitant
vers la table pour empecher le prince d'appeler. Arretez cette
mauvaise pensee qui vous vient de me nuire; car, si vous appeliez une
fois, si vous me faisiez une injure publique....

--Tu rendras cette femme, te dis-je.

--La rendre, comment?... Elle est ma femme, je l'ai epousee devant
Dieu.

Monsoreau comptait sur l'effet de cette parole, mais le prince ne
quitta point son attitude irritee.

--Si elle est ta femme devant Dieu, dit-il, tu la rendras aux hommes!

--Il sait donc tout? murmura Monsoreau.

--Oui, je sais tout. Ce mariage, tu le rompras; je le romprai,
fusses-tu cent fois engage devant tous les dieux qui ont regne dans le
ciel.

--Ah! monseigneur, vous blasphemez, dit Monsoreau.

--Demain, mademoiselle de Meridor sera rendue a son pere; demain tu
partiras pour l'exil que je vais t'imposer. Dans une heure, tu auras
vendu ta charge de grand veneur: voila mes conditions, sinon, prends
garde, vassal, je te briserai comme je brise ce verre.

Et le prince, saisissant une coupe de cristal emaillee, present de
l'archiduc d'Autriche, la lanca comme un furieux vers Monsoreau qui
fut enveloppe de ses debris.

--Je ne rendrai pas la femme, je ne quitterai pas ma charge et je
demeurerai en France, reprit Monsoreau en courant a Francois
stupefait.

--Pourquoi cela... maudit?

--Parce que je demanderai ma grace au roi de France, au roi elu a
l'abbaye de Sainte-Genevieve, et que ce nouveau souverain, si bon, si
noble, si heureux de la faveur divine, toute recente encore, ne
refusera pas d'ecouter le premier suppliant qui lui presentera une
requete.

Monsoreau avait accentue progressivement ces mots terribles; le feu de
ses yeux passait peu a peu dans sa parole, qui devenait eclatante.

Francois palit a son tour, fit un pas en arriere, alla pousser la
lourde tapisserie de la porte d'entree, puis, saisissant Monsoreau par
la main, il lui dit, en saccadant chaque mot comme s'il eut ete au
bout de ses forces:

--C'est bien... c'est bien..., comte, cette requete, presentez-la-moi
plus bas... je vous ecoute.

--Je parlerai humblement, dit Monsoreau redevenu tout a coup
tranquille, humblement comme il convient au tres-humble serviteur de
Votre Altesse.

Francois fit lentement le tour de la vaste chambre, et, quand il fut a
portee de regarder derriere les tapisseries, il y regarda chaque fois.
Il semblait ne pouvoir croire que les paroles de Monsoreau n'eussent
pas ete entendues.

--Vous disiez? demanda-t-il.

--Je disais, monseigneur, qu'un fatal amour a tout fait. L'amour,
noble seigneur, est la plus imperieuse des passions.... Pour me faire
oublier que Votre Altesse avait jete les yeux sur Diane, il fallait
que je ne fusse plus maitre de moi.

--Je vous le disais, comte, c'est une trahison.

--Ne m'accablez pas, monseigneur, voila quelle est la pensee qui me
vint. Je vous voyais riche, jeune, heureux; je vous voyais le premier
prince du monde chretien.

Le duc fit un mouvement.

--Car vous l'etes... murmura Monsoreau a l'oreille du duc; entre ce
rang supreme et vous, il n'y a plus qu'une ombre, facile a
dissiper.... Je voyais toute la splendeur de votre avenir, et,
comparant cette immense fortune au peu de chose que j'ambitionnais,
ebloui de votre rayonnement futur qui m'empechait presque de voir la
pauvre petite fleur que je desirais, moi chetif, pres de vous, mon
maitre, je me suis dit: Laissons le prince a ses reves brillants, a
ses projets splendides; la est son but; moi, je cherche le mien dans
l'ombre.... A peine s'apercevra-t-il de ma retraite, a peine
sentira-t-il glisser la chetive perle que je derobe a son bandeau
royal.

--Comte! comte! dit le duc, enivre malgre lui par la magie de cette
peinture.

--Vous me pardonnez, n'est-ce pas, monseigneur?

A ce moment, le duc leva les yeux. Il vit au mur, tapisse de cuir
dore, le portrait de Bussy, qu'il aimait a regarder parfois comme il
avait jadis aime a regarder le portrait de la Mole. Ce portrait avait
l'oeil si fier, la mine si haute, il tenait son bras si superbement
arrondi sur la hanche, que le duc se figura voir Bussy lui-meme avec
son oeil de feu, Bussy qui sortait de la muraille pour l'exciter a
prendre courage.

--Non, dit-il, je ne puis vous pardonner: ce n'est pas pour moi que je
tiens rigueur, Dieu m'en est temoin; c'est parce qu'un pere en deuil,
un pere indignement abuse, reclame sa fille; c'est parce qu'une femme,
forcee a vous epouser, crie vengeance contre vous; c'est parce que, en
un mot, le premier devoir d'un prince est la justice.

--Monseigneur!

--C'est, vous dis-je, le premier devoir d'un prince, et je ferai
justice....

--Si la justice, dit Monsoreau, est le premier devoir d'un prince, la
reconnaissance est le premier devoir d'un roi.

--Que dites-vous?

--Je dis que jamais un roi ne doit oublier celui auquel il doit sa
couronne.... Or, monseigneur....

--Eh bien?...

--Vous me devez la couronne, sire!

--Monsoreau! s'ecria le duc avec une terreur plus grande encore qu'aux
premieres attaques du grand veneur. Monsoreau! reprit-il d'une voix
basse et tremblante, etes-vous donc alors un traitre envers le roi
comme vous futes un traitre envers le prince?

--Je m'attache a qui me soutient, sire! continua Monsoreau d'une voix
de plus en plus elevee.

--Malheureux!...

Et le duc regarda encore le portrait de Bussy.

--Je ne puis! dit-il... Vous etes un loyal gentilhomme, Monsoreau,
vous comprendrez que je ne puis approuver ce que vous avez fait.

--Pourquoi cela, monseigneur?

--Parce que c'est une action indigne de vous et de moi.... Renoncez a
cette femme. Eh! mon cher comte... encore ce sacrifice; mon cher
comte, je vous en dedommagerai par tout ce que vous me demanderez....

--Votre Altesse aime donc encore Diane de Meridor? fit Monsoreau pale
de jalousie.

--Non! non! je le jure, non!

--Eh bien, alors, qui peut arreter Votre Altesse? Elle est ma femme;
ne suis-je pas bon gentilhomme? quelqu'un peut-il s'immiscer ainsi
dans les secrets de ma vie?

--Mais elle ne vous aime pas.

--Qu'importe?

--Faites cela pour moi, Monsoreau....

--Je ne le puis....

--Alors... dit le duc plonge dans la plus horrible perplexite...
alors....

--Reflechissez, sire!

Le duc essuya son front couvert de la sueur que ce titre prononce par
le comte venait d'y faire monter.

--Vous me denonceriez?

--Au roi detrone pour vous, oui, Votre Majeste; car, si mon nouveau
prince me blessait dans mon honneur, dans mon bonheur, je retournerais
a l'ancien.

--C'est infame!

--C'est vrai, sire; mais j'aime assez pour etre infame.

--C'est lache!

--Oui, Votre Majeste, mais j'aime assez pour etre lache.

Le duc fit un mouvement vers Monsoreau. Mais celui-ci l'arreta d'un
seul regard, d'un seul sourire.

--Vous ne gagneriez rien a me tuer, monseigneur, dit-il; il est des
secrets qui surnagent avec les cadavres! Restons, vous un roi plein de
clemence, moi le plus humble de vos sujets!

Le duc se brisait les doigts les uns contre les autres, il les
dechirait avec les ongles.

--Allons, allons, mon bon seigneur, faites quelque chose pour l'homme
qui vous a le mieux servi en toute chose.

Francois se leva.

--Que demandez-vous? dit-il.

--Que Votre Majeste....

--Malheureux! malheureux! tu veux donc que je le supplie?

--Oh! monseigneur!

Et Monsoreau s'inclina.

--Dites, murmura Francois.

--Monseigneur, vous me pardonnerez?

--Oui.

--Monseigneur, vous me reconcilierez avec M. de Meridor?

--Oui.

--Monseigneur, vous signerez mon contrat de mariage avec mademoiselle
de Meridor?

--Oui, fit le duc d'une voix etouffee.

--Et vous honorerez ma femme d'un sourire, le jour ou elle paraitra en
ceremonie au cercle de la reine, a qui je veux avoir l'honneur de la
presenter?

--Oui, dit Francois; est-ce tout?

--Absolument tout, monseigneur.

--Allez, vous avez ma parole.

--Et vous, dit Monsoreau en s'approchant de l'oreille du duc, vous
conserverez le trone ou je vous ai fait monter! Adieu, sire.

Cette fois il le dit si bas, que l'harmonie de ce mot parut suave au
prince.

--Il ne me reste plus, pensa Monsoreau, qu'a savoir comment le duc a
ete instruit.




CHAPITRE XI

COMMENT SE TINT LE CONSEIL DU ROI.


Le jour meme, M. de Monsoreau avait, selon son desir manifeste au duc
d'Anjou, presente sa femme au cercle de la reine mere et a celui de la
reine.

Henri, soucieux comme a son ordinaire, avait ete se coucher, prevenu
par M. de Morvilliers que le lendemain il faudrait tenir un grand
conseil.

Henri ne fit pas meme de questions au chancelier; il etait tard, Sa
Majeste avait envie de dormir. On prit l'heure la plus commode pour ne
deranger ni le repos ni le sommeil du roi.

Ce digne magistrat connaissait parfaitement son maitre, et savait
qu'au contraire de Philippe de Macedoine le roi endormi ou a jeun
n'ecouterait pas avec une lucidite suffisante les communications qu'il
avait a lui faire.

Il savait aussi que Henri, dont les insomnies etaient
frequentes,--c'est l'apanage de l'homme qui doit veiller sur le
sommeil d'autrui de ne pas dormir lui-meme,--songerait au milieu de la
nuit a l'audience demandee, et la donnerait avec une curiosite
aiguillonnee selon la gravite de la circonstance.

Tout se passa comme M. de Morvilliers l'avait prevu.

Apres un premier sommeil de trois ou quatre heures, Henri se reveilla;
la demande du chancelier lui revint en tete, il s'assit sur son lit,
se mit a penser, et, las de penser tout seul, il se laissa glisser le
long de ses matelas, passa ses calecons de soie, chaussa ses
pantoufles, et, sans rien changer a sa toilette de nuit, qui le
rendait pareil a un fantome, il s'achemina, a la lueur de sa lampe,
qui, depuis que le souffle de l'Eternel etait passe dans l'Anjou avec
Saint-Luc, ne s'eteignait plus; il s'achemina, disons-nous, vers la
chambre de Chicot, la meme ou s'etaient si heureusement celebrees les
noces de mademoiselle de Brissac.

Le Gascon dormait a plein sommeil et ronflait comme une forge.

Henri le tira trois fois par le bras sans parvenir a le reveiller.

A la troisieme fois cependant, le roi ayant accompagne le geste de la
voix et appele Chicot a tue-tete, le Gascon ouvrit un oeil.

--Chicot! repeta le roi.

--Qu'y a-t-il encore? demanda Chicot.

--Eh! mon ami, dit Henri, comment peux-tu dormir ainsi quand ton roi
veille?

--Ah! mon Dieu! s'ecria Chicot, feignant de ne pas reconnaitre le roi,
est-ce que Sa Majeste a pris une indigestion?

--Chicot, mon ami, dit Henri, c'est moi!

--Qui, toi?

--Moi, Henri.

--Decidement, mon fils, ce sont les becassines qui t'etouffent. Je
t'avais cependant prevenu; tu en as trop mange hier soir, comme aussi
de ces bisques aux ecrevisses.

--Non, dit Henri, car a peine y ai-je goute.

--Alors, dit Chicot, c'est qu'on t'a empoisonne. Ventre de biche! que
tu es pale! Henri.

--C'est mon masque de toile, mon ami, dit le roi.

--Tu n'es donc pas malade?

--Non.

--Alors pourquoi me reveilles-tu?

--Parce que le chagrin me persecute.

--Tu as du chagrin?

--Beaucoup.

--Tant mieux.

--Comment, tant mieux?

--Oui, le chagrin fait reflechir; et tu reflechiras qu'on ne reveille
un honnete homme a deux heures du matin que pour lui faire un cadeau.
Que m'apportes-tu, voyons?

--Rien, Chicot; je viens causer avec toi.

--Ce n'est point assez.

--Chicot, M. de Morvilliers est venu hier soir a la cour.

--Tu recois bien mauvaise compagnie, Henri; et que venait-il faire?

--Il venait me demander audience.

--Ah! voila un homme qui sait vivre; ce n'est pas comme toi, qui
entres dans la chambre des gens a deux heures du matin sans dire gare.

--Que pouvait-il avoir a me dire, Chicot?

--Comment! malheureux, s'ecria le Gascon, c'est pour me demander cela
que tu me reveilles?

--Chicot, mon ami, tu sais que M. de Morvilliers s'occupe de ma
police.

--Non, ma foi, dit Chicot, je ne le savais pas.

--Chicot, dit le roi, je trouve, au contraire, moi, que M. de
Morvilliers est toujours tres-bien renseigne.

--Et quand je pense, dit le Gascon, que je pourrais dormir au lieu
d'entendre de pareilles sornettes!

--Tu doutes de la surveillance du chancelier? demanda Henri.

--Oui, corbeuf, j'en doute, dit Chicot, et j'ai mes raisons.

--Lesquelles?

--Si je t'en donne une seule, cela te suffira-t-il?

--Oui, si elle est bonne.

--Et tu me laisseras tranquille apres?

--Certainement.

--Eh bien, un jour, non, c'etait un soir.

--Peu importe!

--Au contraire, cela importe beaucoup. Eh bien, un soir je t'ai battu
dans la rue Froidmantel; tu avais avec toi Quelus et Schomberg....

--Tu m'as battu?

--Oui, batonne, batonne, tous trois.

--A quel propos?

--Vous aviez insulte mon page, vous avez recu les coups, et M. de
Morvilliers ne vous en a rien dit.

--Comment! s'ecria Henri, c'etait toi, scelerat? c'etait toi,
sacrilege?

--Moi-meme, dit Chicot en se frottant les mains; n'est-ce pas, mon
fils, que je frappe bien quand je frappe?

--Miserable!

--Tu avoues donc que c'est la verite?

--Je te ferai fouetter, Chicot.

--Il ne s'agit pas de cela: est-ce vrai, oui ou non? voila tout ce que
je te demande.

--Tu sais bien que c'est vrai, malheureux!

--As-tu fait venir le lendemain M. de Morvilliers?

--Oui, puisque tu etais la quand il est venu.

--Lui as-tu raconte le facheux accident qui etait arrive la veille a
un gentilhomme de tes amis?

--Oui.

--Lui as-tu ordonne de retrouver le coupable?

--Oui.

--Te l'a-t-il retrouve?

--Non.

--Eh bien, va donc te coucher, Henri: tu, vois que ta police est mal
faite.

Et, se retournant vers le mur, sans vouloir repondre davantage, Chicot
se remit a ronfler avec un bruit de grosse artillerie qui ota au roi
toute esperance de le tirer de ce second sommeil.

Henri rentra en soupirant dans sa chambre, et, a defaut d'autre
interlocuteur, se mit a deplorer, avec son levrier Narcisse, le
malheur qu'ont les rois de ne jamais connaitre la verite qu'a leurs
depens.

Le lendemain le conseil s'assembla. Il variait selon les changeantes
amities du roi. Cette fois il se composait de Quelus, de Maugiron, de
d'Epernon et de Schomberg, en faveur tous quatre depuis plus de six
mois.

Chicot, assis au haut bout de la table, taillait des bateaux en
papier, et les alignait methodiquement, pour faire, disait-il, une
flotte a Sa Majeste tres-chretienne, a l'instar de la flotte du roi
tres-catholique.

On annonca M. de Morvilliers.

L'homme d'Etat avait pris son plus sombre costume et son air le plus
lugubre. Apres un salut profond, qui lui fut rendu par Chicot, il
s'approcha du roi:

--Je suis, dit-il, devant le conseil de Votre Majeste?

--Oui, devant mes meilleurs amis. Parlez.

--Eh bien, sire, je prends assurance et j'en ai besoin. Il s'agit de
denoncer un complot bien terrible a Votre Majeste.

--Un complot! s'ecrierent tous les assistants.

Chicot dressa l'oreille et suspendit la fabrication d'une superbe
galiote a deux tetes, dont il voulait faire la barque amirale de la
flotte.

--Un complot, oui, Majeste, dit M. de Morvilliers, baissant la voix
avec ce mystere qui presage les terribles confidences.

--Oh! oh! fit le roi. Voyons, est-ce un complot espagnol?

A ce moment M. le duc d'Anjou, mande au conseil, entra dans la salle,
dont les portes se refermerent aussitot.

--Vous entendez, mon frere, dit Henri apres le ceremonial. M. de
Morvilliers nous denonce un complot contre la surete de l'Etat.

Le duc jeta lentement sur les gentilshommes presents ce regard si
clair et si defiant que nous lui connaissons.

--Est-il bien possible?... murmura-t-il.

--Helas! oui, monseigneur, dit M. de Morvilliers, un complot menacant.

--Contez-nous cela, repliqua Chicot en mettant sa galiote terminee
dans le bassin de cristal place sur la table.

--Oui, balbutia le duc d'Anjou, contez-nous cela, monsieur le
chancelier.

--J'ecoute, dit Henri.

Le chancelier prit sa voix la plus voilee, sa pose la plus courbee,
son regard le plus affaire.

--Sire, dit-il, depuis tres-longtemps je veillais sur les menees de
quelques mecontents....

--Oh! fit Chicot... quelques?... Vous etes bien modeste, monsieur de
Morvilliers!...

--C'etaient, continua le chancelier, des hommes sans aveu, des
boutiquiers, des gens de metiers ou de petits clercs de robe... il y
avait de ci, de la, des moines et des ecoliers.

--Ce ne sont pas la de bien grands princes, dit Chicot avec une
parfaite tranquillite, et en recommencant un nouveau vaisseau a deux
pointes.

Le duc d'Anjou sourit forcement.

--Vous allez voir, sire, dit le chancelier; je savais que les
mecontents profitent toujours de deux occasions principales, la guerre
ou la religion....

--C'est fort sense, dit Henri. Apres?

Le chancelier, heureux de cet eloge, poursuivit:

--Dans l'armee, j'avais des officiers devoues a Votre Majeste qui
m'informaient de tout; dans la religion, c'est plus difficile. Alors
j'ai mis des hommes en campagne.

--Toujours fort sense, dit Chicot.

Et enfin, continua Morvilliers, je reussis a faire decider par mes
agents un homme de la prevote de Paris.

--A quoi faire? dit le roi.

--A espionner les predicateurs qui vont excitant le peuple contre
Votre Majeste.

--Oh! oh! pensa Chicot, mon ami serait-il connu?

--Ces gens recoivent les inspirations, non pas de Dieu, sire, mais
d'un parti fort hostile a la couronne. Ce parti, je l'ai etudie.

--Fort bien, dit le roi.

--Tres-sense, dit Chicot.

--Et j'en connais les esperances, ajouta triomphalement Morvilliers.

--C'est superbe! s'ecria Chicot.

Le roi fit signe au Gascon de se taire.

Le duc d'Anjou ne perdit pas de vue l'orateur.

--Pendant plus de deux mois, dit le chancelier, j'entretins aux gages
de Votre Majeste des hommes de beaucoup d'adresse, d'un courage a
toute epreuve, d'une avidite insatiable, c'est vrai, mais que j'avais
soin de faire tourner au profit du roi; car, tout en les payant
magnifiquement, j'y gagnais encore. J'appris d'eux que, moyennant le
sacrifice d'une forte somme d'argent, je connaitrais le premier
rendez-vous des conspirateurs.

--Voila qui est bon, dit Chicot, paye, mon roi, paye!

--Eh! qu'a cela ne tienne, s'ecria Henri, voyons... chancelier, le but
de ce complot, l'esperance des conspirateurs?...

--Sire! il ne s'agit de rien moins que d'une seconde Saint-Barthelemy.

--Contre qui?

--Contre les huguenots. Les assistants se regarderent surpris.

--Combien cela vous a-t-il coute, a peu pres? demanda Chicot.

--Soixante-quinze mille livres d'une part, cent mille de l'autre.

Chicot se retourna vers le roi.

--Si tu veux, pour mille ecus, je te dis le secret de M. de
Morvilliers, s'ecria le Gascon.

Celui-ci fit un geste de surprise; le duc d'Anjou fit meilleur visage
qu'on n'eut pu s'y attendre.

--Dis, repliqua le roi.

--C'est la Ligue pure et simple, fit Chicot, la Ligue commencee depuis
dix ans. M. de Morvilliers a decouvert ce que tout bourgeois parisien
sait comme son _pater._

--Monsieur... interrompit le chancelier.

--Je dis la verite... et je le prouverai, s'ecria Chicot d'un ton
d'avocat.

--Dites-moi le lieu de la reunion des ligueurs, alors.

--Tres-volontiers, 1o la place publique; 2o la place publique; 3o les
places publiques.

--Monsieur Chicot veut rire, dit en grimacant le chancelier, et leur
signe de ralliement?

--Ils sont habilles en parisiens et remuent les jambes lorsqu'ils
marchent, repondit gravement Chicot.

Un eclat de rire general accueillit cette explication. M. de
Morvilliers crut qu'il serait de bon gout de ceder a l'entrainement,
et il rit avec les autres. Mais, redevenant sombre:

--Enfin, dit-il, mon espion a assiste a l'une de leurs seances, et
cela dans un lieu que M. Chicot ne connait pas.

Le duc d'Anjou palit.

--Ou cela? dit le roi.

--A l'abbaye Sainte-Genevieve!

Chicot laissa tomber une poule en papier qu'il embarquait dans la
barque amirale.

--L'abbaye Sainte-Genevieve! dit le roi.

--C'est impossible, murmura le duc.

--Cela est, dit Morvilliers, satisfait de l'effet produit et regardant
avec triomphe toute l'assemblee.

--Et qu'ont-ils fait, monsieur le chancelier? qu'ont-ils decide?
demanda le roi.

--Que les ligueurs se nommeraient des chefs, que chaque enrole
s'armerait, que chaque province recevrait un envoye de la metropole
insurrectionnelle, que tous les huguenots cheris de Sa Majeste, ce
sont leurs expressions....

Le roi sourit.

--Seraient massacres a un jour designe.

--Voila tout? demanda Henri.

--Peste! dit Chicot, on voit que tu es catholique.

--Est-ce bien tout? dit le duc.

--Non, monseigneur....

--Peste! je crois bien que ce n'est pas tout. Si nous n'avions que
cela pour cent soixante-quinze mille livres, le roi serait vole.

--Parlez, chancelier, dit le roi.

--Il y a des chefs....

Chicot vit s'agiter sur le coeur du duc son pourpoint, que soulevaient
les battements.

--Tiens, tiens, tiens, dit-il, un complot qui a des chefs; c'est
etonnant. Cependant il nous faut encore quelque chose pour nos cent
soixante-quinze mille livres.

--Ces chefs... leurs noms? demanda le roi; comment s'appellent ces
chefs?

--D'abord, un predicateur, un fanatique, un energumene, dont j'ai
achete le nom dix mille livres.

--Et vous avez bien fait.

--Le frere genovefain Gorenflot!

--Pauvre diable! fit Chicot avec une commiseration veritable. Il etait
dit que cette aventure ne lui reussirait pas!

--Gorenflot! dit le roi en ecrivant ce nom; bien... apres....

--Apres... dit le chancelier avec hesitation, mais, sire, c'est
tout....

Et Morvilliers promena encore sur l'assemblee son regard inquisiteur
et mysterieux, qui semblait dire: Si Votre Majeste etait seule, elle
en saurait bien davantage.

--Dites, chancelier, je n'ai que des amis ici... dites.

--Oh! sire, celui que j'hesite a nommer a aussi des amis bien
puissants....

--Pres de moi?

--Partout.

--Sont-ils plus puissants que moi? s'ecria Henri pale de colere et
d'inquietude.

--Sire, un secret ne se dit pas a haute voix. Excusez-moi, je suis
homme d'Etat.

--C'est juste.

--C'est fort sense! dit Chicot, mais nous sommes tous hommes d'Etat.

--Monsieur, dit le duc d'Anjou, nous allons presenter au roi nos
tres-humbles respects, si la communication ne peut etre faite en notre
presence.

M. de Morvilliers hesitait. Chicot guettait jusqu'au moindre geste,
craignant que le chancelier, tout naif qu'il semblait etre, n'eut
reussi a decouvrir quelque chose de moins simple que ses premieres
revelations.

Le roi fit signe au chancelier de s'approcher, au duc d'Anjou de
demeurer en place, a Chicot de faire silence, aux trois favoris de
detourner leur attention.

Aussitot M. de Morvilliers se pencha vers l'oreille de Sa Majeste;
mais il n'avait pas fait la moitie du mouvement compasse selon toutes
les regles de l'etiquette, qu'une immense clameur retentit dans la
cour du Louvre. Le roi se redressa subitement; MM. de Quelus et
d'Epernon se precipiterent vers la fenetre; M. d'Anjou porta la main a
son epee, comme si tout ce bruit menacant eut ete dirige contre lui.

Chicot, se haussant sur les pieds, voyait dans la cour et dans la
chambre.

--Tiens! M. de Guise, s'ecria-t-il le premier, M. de Guise qui entre
au Louvre!

Le roi fit un mouvement.

--C'est vrai, dirent les gentilshommes.

--Le duc de Guise? balbutia M. d'Anjou.

--Voila qui est bizarre... n'est-ce pas? que M. le duc de Guise soit a
Paris, dit lentement le roi, qui venait de lire dans le regard presque
hebete de M. de Morvilliers le nom que ce dernier voulait lui dire a
l'oreille.

--Est-ce que la communication que vous vouliez me faire avait trait a
mon cousin de Guise? demanda-t-il a voix basse au magistrat.

--Oui, sire, c'est lui qui presidait la seance, repondit le chancelier
sur le meme ton.

--Et les autres?....

--Je n'en connais pas d'autres....

Henri consulta Chicot d'un coup d'oeil.

--Ventre de biche! s'ecria le Gascon en se posant royalement; faites
entrer mon cousin de de Guise!

Et, se penchant vers Henri:

--En voila un, lui dit-il a l'oreille, dont tu connais assez le nom, a
ce que je crois, pour n'avoir pas besoin de l'inscrire sur tes
tablettes.

Les huissiers ouvrirent la porte avec fracas.

--Un seul battant, messieurs, dit Henri, un seul! les deux sont pour
le roi!

Le duc de Guise etait assez avant dans la galerie pour entendre ces
paroles; mais cela ne changea rien au sourire avec lequel il avait
resolu d'aborder le roi.




CHAPITRE XII

CE QUE VENAIT FAIRE M. DE GUISE AU LOUVRE.


Derriere M. de Guise venaient en grand nombre des officiers, des
courtisans, des gentilshommes; derriere cette brillante escorte venait
le peuple, escorte moins brillante, mais plus sure et surtout plus
redoutable. Seulement les gentilshommes etaient entres au palais et le
peuple etait reste a la porte.

C'etait des rangs de ce peuple que les cris partaient encore au moment
meme ou le duc de Guise, qu'il avait perdu de vue, penetrait dans la
galerie.

A la vue de cette espece d'armee qui faisait cortege au heros parisien
chaque fois qu'il apparaissait dans les rues, les gardes avaient pris
les armes, et, ranges derriere leur brave colonel, lancaient au peuple
des regards menacants, au triomphateur des provocations muettes.

Guise avait remarque l'attitude de ces soldats que commandait Grillon;
il adressa un petit salut plein de grace au colonel, qui, l'epee au
poing, se tenait a quatre pas en avant de ses hommes, et qui demeura
roide et impassible dans sa dedaigneuse immobilite.

Cette revolte d'un homme et d'un regiment contre son pouvoir si
generalement etabli frappa le duc. Son front devint un instant
soucieux; mais, a mesure qu'il s'approchait du roi, son front
s'eclaircit: si bien que, comme nous l'avons vu arriver au cabinet de
Henri III, il y entra en souriant.

--Ah! c'est vous, mon cousin, dit le roi, comme vous menez grand
bruit! Est-ce que les trompettes ne sonnent pas? Il m'avait semble les
entendre.

--Sire, repondit le duc, les trompettes ne sonnent a Paris que pour le
roi, en campagne que pour le general, et je suis trop familier a la
fois avec la cour et avec les champs de bataille pour m'y tromper. Ici
les trompettes feraient trop de bruit pour un sujet; la-bas elles n'en
feraient point assez pour un prince.

Henri se mordit les levres.

--Par la mordieu! dit-il apres un silence employe a devorer des yeux
le prince lorrain, vous etes bien reluisant, mon cousin? est-ce que
vous arrivez du siege de la Charite d'aujourd'hui seulement?

--D'aujourd'hui seulement, oui, sire, repondit le duc avec une legere
rougeur.

--Ma foi, c'est beaucoup d'honneur pour nous, mon cousin, que votre
visite, beaucoup d'honneur, beaucoup d'honneur.

Henri III repetait les mots quand il avait trop d'idees a cacher,
comme on epaissit les rangs des soldats devant une batterie de canons
qui ne doit etre demasquee qu'a un certain moment.

--Beaucoup d'honneur, repeta Chicot avec une intonation si exacte,
qu'on eut pu croire que ces deux mots venaient encore du roi.

--Sire, dit le duc, Votre Majeste veut railler sans doute: comment ma
visite pourrait-elle honorer celui de qui vient tout honneur?

--Je veux dire, monsieur de Guise, repliqua Henri, que tout bon
catholique a l'habitude, au retour de la campagne, d'aller voir Dieu
d'abord, dans quelqu'un de ses temples; le roi ne vient qu'apres Dieu.
Honorez Dieu, servez le roi: vous savez, mon cousin, c'est un axiome
moitie religieux, moitie politique.

La rougeur du duc de Guise fut cette fois plus distincte; le roi, qui
avait parle en regardant le duc bien en face, vit cette rougeur, et,
son regard, comme guide par un mouvement instinctif, etant passe du
duc de Guise au duc d'Anjou, il vit avec etonnement que son bon frere
etait aussi pale que son beau cousin etait rouge.

Cette emotion, se traduisant de deux facons si opposees, le frappa. Il
detourna les yeux avec affectation, et prit un air affable, velours
sous lequel personne mieux que Henri III ne savait cacher ses griffes
royales.

--En tout cas, duc, dit-il, rien n'egale ma joie de vous voir echappe
a toutes ces mauvaises chances de la guerre, quoique vous cherchiez le
danger, dit-on, d'une facon temeraire. Mais le danger vous connait,
mon cousin, il vous fuit.

Le duc s'inclina devant le compliment.

--Aussi je vous dirai, mon cousin, ne soyez pas si ambitieux de perils
mortels; car ce serait en verite bien dur pour des faineants comme
nous, qui dormons, qui mangeons, qui chassons, et qui, pour toutes
conquetes, inventons de nouvelles modes et de nouvelles prieres....

--Oui, sire, dit le duc, se rattachant a ce dernier mot. Nous savons
que vous etes un prince eclaire et pieux, et qu'aucun plaisir ne peut
vous faire perdre de vue la gloire de Dieu et les interets de
l'Eglise. C'est pourquoi nous sommes venus avec tant de confiance vers
Votre Majeste.

--Regarde donc la confiance de ton cousin, Henri, dit Chicot en
montrant au roi les gentilshommes qui, par respect, se tenaient hors
de l'appartement, il en a laisse un tiers a la porte de ton cabinet et
les deux autres tiers a celle du Louvre.

--Avec confiance? repeta Henri; ne venez-vous point toujours avec
confiance pres de moi, mon cousin?

--Sire, je m'entends; cette confiance dont je parle a rapport a la
proposition que je compte vous faire.

--Ah! ah! vous avez a me proposer quelque chose, mon cousin? Alors
parlez avec confiance, comme vous dites, avec toute confiance.
Qu'avez-vous a nous proposer?

--L'execution d'une des plus belles idees qui aient encore emu le
monde chretien depuis que les croisades sont devenues impossibles.

--Parlez, duc.

--Sire, continua le duc, mais cette fois en haussant la voix de
maniere a etre entendu de l'antichambre, sire, ce n'est pas un vain
titre que celui de roi tres-chretien, il oblige a un zele ardent pour
la defense de la religion. Le fils aine de l'Eglise, et c'est votre
titre, sire, doit etre toujours pret a defendre sa mere.

--Tiens, dit Chicot, mon cousin qui preche avec une grande rapiere au
cote et une salade en tete; c'est drole! ca ne m'etonne plus que les
moines veuillent faire la guerre; Henri, je te demande un regiment
pour Gorenflot.

Le duc feignit de ne pas entendre; Henri croisa ses jambes l'une sur
l'autre, posa son coude sur son genou et emboita son menton dans sa
main.

--Est-ce que l'Eglise est menacee par les Sarrasins, mon cher duc?
demanda-t-il, ou bien aspireriez-vous par hasard au titre de roi... de
Jerusalem?

--Sire, reprit le duc, cette grande affluence de peuple qui me suivait
en benissant mon nom ne m'honorait de cet accueil, croyez-le bien, que
pour payer l'ardeur de mon zele a defendre la foi. J'ai deja eu
l'honneur de parler a Votre Majeste, avant son avenement au trone,
d'un projet d'alliance entre tous les vrais catholiques.

--Oui, oui, dit Chicot; oui, je m'en souviens, moi, la Ligue, ventre
de biche! Henri, la Ligue, par Saint-Barthelemy; la Ligue, mon roi;
sur ma parole, tu es bien oublieux, mon fils, de ne point te souvenir
d'une si triomphante idee.

Le duc se retourna au bruit de ces paroles, et laissa tomber un regard
dedaigneux sur celui qui les avait prononcees, ne sachant pas combien
ces paroles avaient de poids sur l'esprit du roi, surchargees qu'elles
etaient des revelations toutes recentes de M. de Morvilliers.

Le duc d'Anjou en fut emu, lui, et appuyant un doigt sur ses levres,
il regarda fixement le duc de Guise, pale et immobile comme la statue
de la Circonspection.

Cette fois le roi ne s'apercevait point du signe d'intelligence qui
reliait entre eux les interets des deux princes; mais Chicot,
s'approchant de son oreille, sous pretexte de planter une de ses deux
poules dans les chainettes en rubis de sa toque, lui dit tout bas:

--Vois ton frere, Henri.

L'oeil de Henri se leva rapide; le doigt du duc s'abaissa presque
aussi prompt; mais il etait deja trop tard. Henri avait vu le
mouvement et devine la recommandation.

--Sire, continua le duc de Guise, qui avait bien vu l'action de
Chicot, mais qui n'avait pu entendre ses paroles, les catholiques ont,
en effet, appele cette association la sainte Ligue, et elle a pour but
principal de fortifier le trone contre les huguenots, ses ennemis
mortels.

--Bien dit! s'ecria Chicot. J'approuve _pedibus et nutu._

--Mais, continua le duc, c'est peu de s'associer, sire, c'est peu de
former une masse, si compacte qu'elle soit, il faut lui imprimer une
direction. Or, dans un royaume comme la France, plusieurs millions
d'hommes ne se rassemblent pas sans l'aveu du roi.

--Plusieurs millions d'hommes! fit Henri n'essayant aucun effort pour
dissimuler une surprise qu'on eut pu, avec raison, interpreter comme
de la frayeur.

--Plusieurs millions d'hommes, repeta Chicot, leger noyau des
mecontents, et qui, s'il est plante, comme je n'en doute point, par
des mains habiles, fera pousser de jolis fruits.

Pour cette fois, la patience du duc parut etre a bout; il serra ses
levres dedaigneuses, et, pressant la terre d'un pied dont il n'osait
point la frapper:

--Je m'etonne, sire, dit-il, que Votre Majeste souffre qu'on
m'interrompe si souvent quand j'ai l'honneur de lui parler de matieres
si graves.

Chicot, a cette demonstration, dont il parut sentir toute la justesse,
tourna autour de lui des yeux furibonds, et, imitant la voix
glapissante de l'huissier du Parlement:

--Silence, donc! s'ecria-t-il, ou, ventre de biche! on aura affaire a
moi.

--Plusieurs millions d'hommes! reprit le roi, qui avait peine a avaler
le chiffre, c'est flatteur pour la religion catholique; mais, en face
de ces plusieurs millions d'associes, combien y a-t-il donc de
protestants dans mon royaume?

Le duc parut chercher.

--Quatre, dit Chicot.

Cette nouvelle saillie fit eclater de rire les amis du roi, tandis que
Guise froncait le sourcil et que les gentilshommes de l'antichambre
murmuraient hautement contre l'audace du Gascon.

Le roi se tourna lentement vers la porte d'ou venaient ces murmures,
et, comme, lorsqu'il le voulait, Henri avait un regard plein de
dignite, les murmures cesserent.

Puis, ramenant ce meme regard sur le duc, sans rien changer a son
expression:

--Voyons, monsieur, dit-il, que demandez-vous?... Au but... au but....

--Je demande, sire, car la popularite de mon roi m'est plus chere
encore peut-etre que la mienne, je demande que Votre Majeste montre
clairement qu'elle nous est aussi superieure dans son zele pour la
religion catholique que pour toutes les autres choses, et qu'elle ote
ainsi tout pretexte aux mecontents de recommencer les guerres.

--Ah! s'il ne s'agit que de guerre, mon cousin, dit Henri, j'ai des
troupes, et rien que sous vos ordres vous tenez, je crois, dans le
camp que vous venez de quitter pour me donner ces excellents conseils,
pres de vingt-cinq mille hommes.

--Sire, quand je parle de guerre, j'aurais du peut-etre m'expliquer.

--Expliquez-vous, mon cousin; vous etes un grand capitaine, et
j'aurai, vous n'en doutez pas, plaisir a vous entendre discourir sur
de pareilles matieres.

--Sire, je voulais dire que, par le temps qui court, les rois sont
appeles a soutenir deux guerres, la guerre morale, si je puis
m'exprimer ainsi, et la guerre politique, la guerre contre les idees
et la guerre contre les hommes.

--Mordieu! dit Chicot, comme c'est puissamment expose!

--Silence! fou, dit le roi.

--Les hommes, continua le duc, les hommes sont visibles, palpables,
mortels; on les joint, on les attaque, on les bat; et, quand on les a
battus, on leur fait leur proces et on les pend, ou mieux encore.

--Oui, dit Chicot, on les pend sans leur faire leur proces; c'est plus
court et plus royal.

--Mais les idees, continua le duc, on ne les rencontre point ainsi.
Sire, elles se glissent invisibles et penetrantes; elles se cachent
surtout aux yeux de ceux-la qui veulent les detruire; abritees au fond
des ames, elles y projettent de profondes racines; et plus on coupe
les rameaux imprudents qui sortent au dehors, plus les racines
interieures deviennent puissantes et inextirpables. Une idee, sire,
c'est un nain geant qu'il faut surveiller nuit et jour; car l'idee qui
rampait hier a vos pieds demain dominera votre tete. Une idee, sire,
c'est l'etincelle qui tombe sur le chaume, il faut de bons yeux en
plein jour pour deviner les commencements de l'incendie, et voila
pourquoi, sire, des millions de surveillants sont necessaires.

--Voila les quatre huguenots de France a tous les diables, s'ecria
Chicot; ventre de biche! je les plains.

--Et c'etait pour veiller a cette surveillance, continua le duc, que
je proposais a Votre Majeste de nommer un chef a cette sainte union.

--Vous avez parle, mon cousin? demanda Henri au duc.

--Oui, sire, et sans detour, comme a pu le voir Votre Majeste.

Chicot poussa un soupir effrayant, tandis que le duc d'Anjou, remis de
sa frayeur premiere, souriait au prince lorrain.

--Eh bien! dit le roi a ceux qui l'entouraient, que pensez-vous de
cela, messieurs?

Chicot, sans rien repondre, prit son chapeau et ses gants; puis,
empoignant une peau de lion par la queue, il la traina dans un coin de
l'appartement, et se coucha dessus.

--Que faites-vous, Chicot? demanda le roi.

--Sire, dit Chicot, la nuit, pretend-on, est bonne conseillere.
Pourquoi pretend-on cela? parce que la nuit on dort. Je vais dormir,
sire; et demain, a tete reposee, je rendrai reponse a mon cousin de
Guise.

Et il s'allongea jusqu'aux ongles de l'animal.

Le duc lanca au Gascon un furieux regard, auquel en rouvrant un oeil
celui-ci repondit par un ronflement pareil au bruit du tonnerre.

--Eh bien, sire, demanda le duc, que pense Votre Majeste?

--Je pense que, comme toujours, vous avez, raison, mon cousin;
convoquez donc vos principaux ligueurs, venez a leur tete, et je
choisirai l'homme qu'il faut a la religion.

--Et quand cela, sire? demanda le duc.

--Demain.

Et, en prononcant ce dernier mot, il divisa habilement son sourire. Le
duc de Guise en eut la premiere partie, le duc d'Anjou la seconde.

Ce dernier allait se retirer avec la cour, mais, au premier pas qu'il
fit dans cette intention:

--Restez, mon frere, dit Henri, j'ai a vous parler.

Le duc de Guise appuya un instant sa main sur son front comme pour y
comprimer un monde de pensees, et partit avec toute sa suite, qui se
perdit sous les voutes.

Un instant apres on entendit les cris de la foule qui saluait sa
sortie du Louvre, comme elle avait salue son entree.

Chicot ronflait toujours, mais nous n'oserions pas repondre qu'il
dormait.




CHAPITRE XIII

CASTOR ET POLLUX.


Le roi avait congedie tous les favoris, en meme temps qu'il retenait
son frere.

Le duc d'Anjou, qui, pendant toute la scene precedente, avait reussi a
conserver l'attitude d'un homme indifferent, excepte aux yeux de
Chicot et du duc de Guise, accepta sans defiance l'invitation de
Henri. Il n'avait aucune connaissance de ce coup d'oeil que le Gascon
lui avait fait envoyer par le roi, et qui avait surpris son doigt
indiscret trop pres de ses levres.

--Mon frere, dit Henri apres s'etre assure qu'a l'exception de Chicot
personne n'etait reste dans le cabinet et en marchant a grands pas de
la porte a la fenetre, savez-vous que je suis un prince bien heureux?

--Sire, dit le duc, le bonheur de Votre Majeste, si veritablement
Votre Majeste se trouve heureuse, n'est qu'une recompense que le ciel
doit a ses merites.

Henri regarda son frere.

--Oui, bien heureux, reprit-il; car, lorsque les grandes idees ne me
viennent pas, a moi, elles viennent a ceux qui m'entourent. Or c'est
une grande idee que celle que vient d'avoir mon cousin de Guise.

Le duc s'inclina en signe d'assentiment.

Chicot ouvrit un oeil, comme s'il n'entendait pas si bien les deux
yeux fermes, et comme s'il avait besoin de voir le visage du roi pour
mieux comprendre ses paroles.

--En effet, continua Henri, reunir sous une meme banniere tous les
catholiques, faire du royaume l'Eglise, armer ainsi, sans en avoir
l'air, toute la France, depuis Calais jusqu'au Languedoc, depuis la
Bretagne jusqu'a la Bourgogne, de maniere que j'aie toujours une armee
prete a marcher contre l'Anglais, le Flamand ou l'Espagnol, sans que
jamais le Flamand, l'Espagnol ni l'Anglais puissent s'en alarmer,
savez-vous, Francois, que c'est la une magnifique pensee?

--N'est-ce pas, sire? dit le duc d'Anjou enchante de voir que son
frere abondait dans les vues du duc de Guise, son allie.

--Oui, et j'avoue que je me sens porte de tout mon coeur a recompenser
largement l'auteur d'un si beau projet.

Chicot ouvrit les deux yeux; mais il les referma aussitot: il venait
de surprendre sur la figure du roi un de ces imperceptibles sourires,
visibles pour lui seul qui connaissait son Henri mieux que personne,
et ce sourire lui suffisait.

--Oui, continua le roi, je le repete, un tel projet merite recompense,
et je ferai tout pour celui qui l'a concu; est-ce veritablement le duc
de Guise, Francois, qui est le pere de cette belle idee, ou plutot de
cette belle oeuvre? car l'oeuvre est commencee, n'est-ce pas, mon
frere?

Le duc d'Anjou fit signe qu'effectivement la chose avait recu un
commencement d'execution.

--De mieux en mieux, reprit le roi. J'avais dit que j'etais un prince
bien heureux, j'aurais du dire trop heureux, Francois, puisque,
non-seulement ces idees viennent a mes proches, mais encore que, dans
leur empressement a etre utiles a leur roi et a leur parent, ils
executent ces idees; mais je vous ai deja demande, mon cher Francois,
dit Henri en posant sa main sur l'epaule de son frere, je vous ai deja
demande si c'etait bien a mon cousin de Guise que je devais etre
reconnaissant de cette royale pensee.

--Non, sire, M. le cardinal de Lorraine l'avait deja eue il y a plus
de vingt ans, et la Saint-Barthelemy seule en a empeche l'execution,
on plutot momentanement en a rendu l'execution inutile.

--Ah! quel malheur que le cardinal de Lorraine soit mort! dit Henri,
je l'aurais fait papefier a la mort de Sa Saintete Gregoire XIII; mais
il n'en est pas moins vrai, continua Henri avec cette admirable
bonhomie qui faisait de lui le premier comedien de son royaume, il
n'en est pas moins vrai que son neveu a herite de l'idee et l'a fait
fructifier. Malheureusement je ne peux pas le faire pape, lui; mais je
le ferai... Qu'est-ce que je pourrais donc le faire qu'il ne fut pas,
Francois?

--Sire, dit Francois completement trompe aux paroles de son frere,
vous vous exagerez les merites de votre cousin; l'idee n'est qu'un
heritage, comme je vous l'ai deja dit, et un homme l'a fort aide a
cultiver cet heritage.

--Son frere le cardinal, n'est-ce pas?

--Sans doute, il s'en est occupe; mais ce n'est point lui encore.

--C'est donc Mayenne?

--Oh! sire, dit le duc, vous lui faites trop d'honneur.

--C'est vrai. Comment supposer qu'une idee politique vint a un pareil
boucher? Mais a qui donc dois-je etre reconnaissant de cette aide
donnee a mon cousin de Guise, Francois?

--A moi, sire, dit le duc.

--A vous! fit Henri, comme s'il etait au comble de l'etonnement.

Chicot rouvrit un oeil.

Le duc s'inclina.

--Comment! dit Henri, quand je voyais tout le monde dechaine contre
moi, les predicateurs contre mes vices, les poetes et les faiseurs de
pasquils contre mes ridicules, les docteurs en politique contre mes
fautes; tandis que mes amis riaient de mon impuissance; tandis que la
situation etait devenue si perplexe, que je maigrissais a vue d'oeil
et faisais des cheveux blancs chaque jour, une idee pareille vous est
venue, Francois? a vous que, je dois l'avouer (tenez, l'homme est
faible et les rois sont aveugles), a vous que je ne regardais pas
toujours comme mon ami! Ah! Francois, que je suis coupable!

Et Henri, attendri jusqu'aux larmes, tendit la main a son frere.

Chicot rouvrit les deux yeux.

--Oh! mais, continua Henri, c'est que l'idee est triomphante. Ne
pouvant lever d'impots ni lever de troupes sans faire crier; ne
pouvant me promener, dormir ni aimer sans faire rire, voila que l'idee
de M. de Guise, ou plutot la votre, mon frere, me donne a la fois
armee, argent, amis et repos. Maintenant, pour que ce repos dure,
Francois, une seule chose est necessaire.

--Laquelle?

--Mon cousin a parle tout a l'heure de donner un chef a tout ce grand
mouvement.

--Oui, sans doute.

--Ce chef, vous le comprenez bien, Francois, ce ne peut etre aucun de
mes favoris; aucun n'a a la fois la tete et le coeur necessaires a une
si grande fortune. Quelus est brave, mais le malheureux n'est occupe
que de ses amours. Maugiron est brave, mais le vaniteux ne songe qu'a
sa toilette. Schomberg est brave, mais ce n'est pas un profond esprit,
ses meilleurs amis sont forces de l'avouer. D'Epernon est brave, mais
c'est un franc hypocrite, a qui je ne me fierais pas un seul instant,
quoique je lui fasse bon visage. Mais vous le savez, Francois, dit
Henri avec un abandon croissant, c'est une des plus lourdes charges
des rois que d'etre forces sans cesse de dissimuler. Aussi, tenez,
ajouta Henri, quand je puis parler a coeur ouvert comme en ce moment,
ah! je respire.

Chicot referma les deux yeux.

--Eh bien, je disais donc, continua Henri, que, si mon cousin de Guise
a eu cette idee, idee au developpement de laquelle vous avez pris si
bonne part, Francois, c'est a lui que doit revenir la charge de la
mettre a execution.

--Que dites-vous, sire? s'ecria Francois haletant d'inquietude.

--Je dis que, pour diriger un pareil mouvement, il faut un grand
prince.

--Sire, prenez garde!

--Un bon capitaine, un adroit negociateur.

--Un adroit negociateur surtout, repeta le duc.

--Eh bien, Francois, est-ce que ce poste, sous tous les rapports, ne
convient pas a M. de Guise? voyons.

--Mon frere, dit Francois, M. de Guise est bien puissant deja.

--Oui, sans doute, mais c'est sa puissance qui fait ma force.

--Le duc de Guise tient l'armee et la bourgeoisie; le cardinal de
Lorraine tient l'Eglise; Mayenne est un instrument aux mains des deux
freres; vous allez reunir bien des forces dans une seule maison.

--C'est vrai, dit Henri, j'y avais deja songe, Francois.

--Si les Guise etaient princes francais encore, cela se comprendrait:
leur interet serait de grandir la maison de France.

--Sans doute; mais, tout au contraire, ce sont des princes lorrains.

--D'une maison toujours en rivalite avec la notre.

--Tenez, Francois, vous venez de toucher la plaie, tudieu! je ne vous
croyais pas si bon politique; eh bien, oui, voila ce qui me fait
maigrir, ce qui me fait blanchir les cheveux; tenez, c'est cette
elevation de la maison de Lorraine a cote de la notre; il ne se passe
pas de jour, voyez-vous, Francois, que ces trois Guise,--vous l'avez
bien dit, a eux trois ils tiennent tout,--il n'y a pas de jour que,
soit le duc, soit le cardinal, soit Mayenne, l'un ou l'autre enfin,
par audace ou par adresse, soit par force, soit par ruse, ne m'enleve
quelque lambeau de mon pouvoir, quelques parcelles de mes
prerogatives, sans que moi, pauvre, faible et isole que je suis, je
puisse reagir contre eux. Ah! Francois, si nous avions eu cette
explication plus tot, si j'avais pu lire dans votre coeur comme j'y
lis en ce moment, certes, trouvant en vous un appui, j'eusse resiste
mieux que je ne l'ai fait; mais maintenant, voyez-vous, il est trop
tard.

--Pourquoi cela?

--Parce que ce serait une lutte, et qu'en verite toute lutte me
fatigue, je le nommerai donc chef de la Ligue.

--Et vous aurez tort, mon frere, dit Francois.

--Mais qui voulez-vous que je nomme, Francois? Qui acceptera ce poste
perilleux, oui, perilleux? Car ne voyez-vous pas quelle etait son
idee, au duc? c'etait que je le nommasse chef de cette Ligue.

--Eh bien?

--Eh bien, tout homme que je nommerai a sa place deviendra son ennemi.

--Nommez un homme assez puissant pour que sa force, appuyee a la
votre, n'ait rien a craindre de la force et de la puissance de nos
trois Lorrains reunis.

--Eh! mon bon frere, dit Henri avec l'accent du decouragement, je ne
sais aucune personne qui soit dans les conditions que vous dites.

--Regardez autour de vous, sire.

--Autour de moi? je ne vois que vous et Chicot, mon frere, qui soyez
veritablement mes amis.

--Oh! oh! murmura Chicot, est-ce qu'il me voudrait jouer quelque
mauvais tour?

Et il referma ses deux yeux.

--Eh bien, dit le duc, vous ne comprenez pas, mon frere?

Henri regarda le duc d'Anjou, comme si un voile venait de lui tomber
des yeux.

--Eh quoi! s'ecria-t-il.

Francois fit un mouvement de tete.

--Mais non, dit Henri, vous n'y consentirez jamais, Francois. La tache
est trop rude: ce n'est pas vous certainement qui vous habitueriez a
faire faire l'exercice a tous ces bourgeois; ce n'est pas vous qui
vous donneriez la peine de revoir les discours de leurs predicateurs;
ce n'est pas vous qui, en cas de bataille, iriez faire le boucher dans
les rues de Paris transformees en abattoir; il faut etre triple comme
M. de Guise, et avoir un bras droit qui s'appelle Charles et un bras
gauche qui s'appelle Louis. Or le duc a fort bien tue le jour de la
Saint-Barthelemy; que vous en semble, Francois?

--Trop bien tue, sire?

--Oui, peut-etre. Mais vous ne repondez pas a ma question, Francois.
Quoi! vous aimeriez faire le metier que je viens de dire! vous vous
frotteriez aux cuirasses faussees de ces badauds et aux casseroles
qu'ils se mettent sur le chef en guise de casques? Quoi? vous vous
feriez populaire, vous, le supreme seigneur de notre cour? Mort de ma
vie, mon frere, comme on change avec l'age!

--Je ne ferais peut-etre pas cela pour moi, sire; mais je le ferais
certes pour vous.

--Bon frere, excellent frere, dit Henri en essuyant du bout du doigt
une larme qui n'avait jamais existe.

--Donc, dit Francois, cela ne vous deplairait pas trop, Henri, que je
me chargeasse de cette besogne que vous comptez confier a M. de Guise?

--Me deplaire a moi! s'ecria Henri. Cornes du diable! non, cela ne me
deplait pas, cela me charme, au contraire. Ainsi, vous aussi, vous
aviez pense a la Ligue! Tant mieux, mordieu! tant mieux. Ainsi, vous
aussi, vous aviez eu un petit bout de l'idee, que dis-je, un petit
bout? le grand bout! D'apres ce que vous m'avez dit, c'est
merveilleux, sur ma parole. Je ne suis entoure, en verite, que
d'esprits superieurs; et je suis le grand ane de mon royaume.

--Oh! Votre Majeste raille.

--Moi! Dieu m'en preserve; la situation est trop grave. Je le dis
comme je le pense, Francois; vous me tirez d'un grand embarras,
d'autant plus grand, que, depuis quelque temps, voyez-vous, Francois,
je suis malade, mes facultes baissent. Miron m'explique cela souvent;
mais, voyons, revenons a la chose serieuse; d'ailleurs, qu'ai-je
besoin de mon esprit, si je puis m'eclairer a la lumiere du votre?
Nous disons donc que je vous nommerai chef de la Ligue, hein?

Francois tressaillit de joie.

--Oh! dit-il, si Votre Majeste me croyait digne de cette confiance!

--Confiance? ah! Francois, confiance? du moment ou ce n'est pas M. de
Guise qui est ce chef, de qui veux-tu que je me defie? de la Ligue
elle meme? est-ce que par hasard la Ligue me mettrait en danger?
Parle, mon bon Francois, dis-moi tout.

--Oh! sire, fit le duc.

--Que je suis fou! reprit Henri; dans ce cas, mon frere n'en serait
pas le chef, ou, mieux encore, du moment ou mon frere en serait le
chef, il n'y aurait plus de danger. Hein! c'est de la logique, cela,
et notre pedagogue ne nous a pas vole notre argent; non, ma foi, je
n'ai pas de defiance. D'ailleurs, je connais encore assez d'hommes
d'epee en France pour etre sur de degainer en bonne compagnie contre
la Ligue, le jour ou la Ligue me genera trop les coudes.

--C'est vrai, sire, repondit le duc avec une naivete presque aussi
bien affectee que celle de son frere, le roi est toujours le roi.

--Chicot rouvrit un oeil.

--Pardieu, dit Henri. Mais malheureusement a moi aussi il me vient une
idee; c'est incroyable combien il en pousse aujourd'hui, il y a des
jours comme cela.

--Quelle idee? mon frere, demanda le duc, deja inquiet, parce qu'il ne
pouvait pas croire qu'un si grand bonheur s'accomplit sans
empechement.

--Eh! notre cousin de Guise, le pere, ou plutot qui se croit le pere
de l'invention, notre cousin de Guise s'est probablement boute dans
l'esprit d'en etre le chef. Il voudra aussi du commandement?

--Du commandement, sire?

--Sans doute; sans aucun doute meme, il n'a probablement nourri la
chose que pour que la chose lui profitat. Il est vrai que vous dites
l'avoir nourrie avec lui. Prenez garde, Francois, ce n'est pas un
homme a etre victime du _Sic vos non vobis_... vous connaissez
Virgile, _nidificatis, aves._

--Oh! sire.

--Francois, je gagerais qu'il en a la pensee. Il me sait si
insoucieux!

--Oui; mais, du moment ou vous lui aurez signifie votre volonte, il
cedera.

--Ou fera semblant de ceder. Et je vous l'ai deja dit: Prenez garde,
Francois, il a le bras long, mon cousin de Guise. Je dirai meme plus,
je dirai qu'il a les bras longs, et que pas un dans le royaume, pas
meme le roi, ne toucherait comme lui, en les etendant, d'une main aux
Espagnes et de l'autre a l'Angleterre, a don Juan d'Autriche et a
Elisabeth. Bourbon avait l'epee moins longue que mon cousin de Guise
n'a le bras, et cependant il a fait bien du mal a Francois 1er, notre
aieul.

--Mais, dit Francois, si Votre Majeste le tient pour si dangereux,
raison de plus pour me donner le commandement de la Ligue, pour le
prendre entre mon pouvoir et le votre, et alors, a la premiere
trahison qu'il entreprendra, pour lui faire son proces.

Chicot rouvrit l'autre oeil.

--Son proces! Francois, son proces! c'etait bon pour Louis XI, qui
etait puissant et riche, de faire faire des proces et de faire dresser
des echafauds. Mais moi, je n'ai pas meme assez d'argent pour acheter
tout le velours noir dont, en pareil cas, je pourrais avoir besoin.

En disant ces mots, Henri, qui, malgre sa puissance sur lui-meme,
s'etait anime sourdement, laissa percer un regard dont le duc ne put
soutenir l'eclat.

Chicot referma les deux yeux.

Il se fit un silence d'un instant entre les deux princes.

Le roi le rompit le premier.

--Il faut donc tout menager, mon cher Francois, dit-il; pas de guerres
civiles, pas de querelles entre mes sujets. Je suis fils de Henri le
batailleur et de Catherine la rusee; j'ai un peu de l'astuce de ma
bonne mere; je vais faire rappeler le duc de Guise, et je lui ferai
tant de belles promesses, que nous arrangerons votre affaire a
l'amiable.

--Sire, s'ecria le duc d'Anjou, vous m'accorderez le commandement,
n'est-ce pas?

--Je le crois bien.

--Vous tenez a ce que je l'aie?

--Enormement.

--Vous le voulez, enfin?

--C'est mon plus grand desir; mais il ne faut pas cependant que cela
deplaise trop a mon cousin de Guise.

--Eh bien, soyez tranquille, dit le duc d'Anjou, si vous ne voyez a ma
nomination que cet empechement, je me charge, moi, d'arranger la chose
avec le duc.

--Et quand cela?

--Tout de suite.

--Vous allez donc aller le trouver? vous allez donc aller lui rendre
visite? Oh! mon frere, songez-y; l'honneur est bien grand!

--Non pas, sire, je ne vais point le trouver.

--Comment cela?

--Il m'attend.

--Ou?

--Chez moi.

--Chez vous? j'ai entendu les cris qui ont salue sa sortie du Louvre.

--Oui, mais, apres etre sorti par la grande porte, il sera rentre par
la poterne. Le roi avait droit a la premiere visite du duc de Guise;
mais j'ai droit, moi, a la seconde.

--Ah! mon frere, dit Henri, que je vous sais gre de soutenir ainsi nos
prerogatives, que j'ai la faiblesse d'abandonner quelquefois! Allez
donc, Francois, et accordez-vous.

Le duc prit la main de son frere et s'inclina pour la baiser.

--Que faites-vous, Francois? dans mes bras, sur mon coeur, s'ecria
Henri, c'est la votre veritable place.

Et les deux freres se tinrent embrasses a plusieurs reprises; puis,
apres une derniere etreinte, le duc d'Anjou, rendu a la liberte,
sortit du cabinet, traversa rapidement les galeries, et courut a son
appartement. Il fallait que son coeur, comme celui du premier
navigateur, fut cercle de chene et d'acier pour ne pas eclater de
joie.

Le roi, voyant son frere parti, poussa un grincement de colere, et,
s'elancant par le corridor secret qui conduisait a la chambre de
Marguerite de Navarre, devenue celle du duc d'Anjou, il gagna une
espece de tambour d'ou l'on pouvait entendre aussi facilement
l'entretien qui allait avoir lieu entre les ducs d'Anjou et de Guise
que Denis de sa cachette pouvait entendre la conversation de ses
prisonniers.

--Ventre de biche! dit Chicot en rouvrant les deux yeux a la fois et
en s'asseyant sur son derriere, que c'est touchant les scenes de
famille! Je me suis cru un instant dans l'Olympe assistant a la
reunion de Castor et Pollux, apres leurs six mois de separation.




CHAPITRE XIV

COMMENT IL EST PROUVE QU'ECOUTER EST LE MEILLEUR MOYEN POUR ENTENDRE.


Le duc d'Anjou avait rejoint son hote, le duc de Guise, dans cette
chambre de la reine de Navarre, ou autrefois le Bearnais et de Mouy
avaient, a voix basse et la bouche contre l'oreille, arrete leurs
projets d'evasion; c'est que le prudent Henri savait bien qu'il
existait peu de chambres au Louvre qui ne fussent menagees de maniere
a laisser arriver les paroles meme dites a demi-voix a l'oreille de
celui qui avait interet a les entendre. Le duc d'Anjou n'ignorait pas
non plus ce detail si important; mais, completement seduit par la
bonhomie de son frere, il l'oublia ou n'y attacha aucune importance.

Henri III, comme nous venons de le dire, entra dans son observatoire
au moment ou, de son cote, son frere entrait dans la chambre, de sorte
qu'aucune des paroles des deux interlocuteurs n'echappa au roi.

--Eh bien, monseigneur? demanda vivement le duc de Guise.

--Eh bien, duc! la seance est levee.

--Vous etiez bien pale, monseigneur.

--Visiblement? demanda le duc avec inquietude.

--Pour moi, oui, monseigneur!

--Le roi n'a rien vu?

--Rien, du moins a ce que je crois, et Sa Majeste a retenu Votre
Altesse?

--Vous l'avez vu, duc.

--Sans doute pour lui parler de la proposition que j'etais venu lui
faire?

--Oui, monsieur.

Il y eut en ce moment un silence assez embarrassant dont Henri III,
place de maniere a ne pas perdre une parole de leur entretien, comprit
le sens.

--Et que dit Sa Majeste, monseigneur? demanda le duc de Guise.

--Le roi approuve l'idee; mais plus l'idee est gigantesque, plus un
homme tel que vous, mis a la tete de cette idee, lui semble dangereux.

--Alors nous sommes pres d'echouer.

--J'en ai peur, mon cher duc, et la Ligue me parait supprimee.

--Diable! fit le duc, ce serait mourir avant de naitre, finir avant
d'avoir commence.

--Ils ont autant d'esprit l'un que l'autre, dit une voix basse et
mordante, retentissant a l'oreille de Henri penche sur son
observatoire.

Henri se retourna vivement et vit le grand corps de Chicot, courbe
pour ecouter a son trou, comme lui ecoutait au sien.

--Tu m'as suivi, coquin! s'ecria le roi.

--Tais-toi, dis Chicot en faisant un geste de la main; tais-toi, mon
fils, tu m'empeches d'entendre.

Le roi haussa les epaules; mais, comme Chicot etait, a tout prendre,
le seul etre humain auquel il eut entiere confiance, il se remit a
ecouter.

Le duc de Guise venait de reprendre la parole.

--Monseigneur, disait-il, il me semble que, dans ce cas, le roi eut
tout de suite annonce son refus; il m'a fait assez mauvais accueil
pour m'oser dire toute sa pensee. Veut-il m'evincer par hasard?

--Je le crois, dit le prince avec hesitation.

--Il ruinerait l'entreprise alors?

--Assurement, reprit le duc d'Anjou, et, comme vous avez engage
l'action, j'ai du vous seconder de toutes mes ressources, et je l'ai
fait.

--En quoi, monseigneur?

--En ceci: que le roi m'a laisse a peu pres maitre de vivifier ou de
tuer a jamais la Ligue.

--Et comment cela? dit le duc lorrain, dont le regard etincela malgre
lui.

--Ecoutez, cela est toujours soumis a l'approbation des principaux
meneurs, vous le comprenez bien. Si, au lieu de vous expulser et de
dissoudre la Ligue, il nommait un chef favorable a l'entreprise; si,
au lieu d'elever le duc de Guise a ce poste, il y placait le duc
d'Anjou?

--Ah! fit le duc de Guise, qui ne put ni retenir l'exclamation ni
comprimer le sang qui lui montait au visage.

--Bon! dit Chicot, les deux dogues vont se battre sur leur os.

Mais, a la grande surprise de Chicot, et surtout du roi, qui, sur
cette matiere, en savait moins que Chicot, le duc de Guise cessa tout
a coup de s'etonner et de s'irriter, et reprenant d'une voix calme et
presque joyeuse:

--Vous etes un adroit politique, monseigneur, dit-il, si vous avez
fait cela.

--Je l'ai fait, repondit le duc.

--Bien rapidement!

--Oui; mais, il faut le dire, la circonstance m'aidait, et j'en ai
profite; toutefois, mon cher duc, ajouta le prince, rien n'est arrete,
et je n'ai pas voulu conclure avant de vous avoir vu.

--Comment cela, monseigneur?

--Parce que je ne sais encore a quoi cela nous menera.

--Je le sais bien, moi, dit Chicot.

--C'est un petit complot, dit Henri en souriant.

--Et dont M. de Morvilliers, qui est toujours si bien informe, a ce
que tu pretends, ne te parlait cependant pas; mais laisse-nous
ecouter, cela devient interessant.

--Eh bien, je vais vous dire, moi, monseigneur, non pas a quoi cela
nous menera, car Dieu seul le sait, mais a quoi cela peut nous servir,
reprit le duc de Guise; la Ligue est une seconde armee; or, comme je
tiens la premiere, comme mon frere le cardinal tient l'Eglise, rien ne
pourra nous resister tant que nous resterons unis.

--Sans compter, dit le duc d'Anjou, que je suis l'heritier presomptif
de la couronne.

--Ah! ah! fit Henri.

--Il a raison, dit Chicot; c'est ta faute, mon fils; tu separes
toujours les deux chemises de Notre-Dame de Chartres.

--Puis, monseigneur, tout heritier presomptif de la couronne que vous
etes, calculez les mauvaises chances.

--Duc, croyez-vous que ce ne soit point fait deja, et que je ne les
aie pas cent fois pesees toutes?

--Il y a d'abord le roi de Navarre.

--Oh! il ne m'inquiete pas, celui-la; il est tout occupe de ses amours
avec la Fosseuse.

--Celui-la, monseigneur, celui-la vous disputera jusqu'aux cordons de
votre bourse; il est rape, il est maigre, il est affame, il ressemble
a ces chats de gouttiere a qui la simple odeur d'une souris fait
passer des nuits tout entieres sur une lucarne, tandis que le chat
engraisse, fourre, emmitoufle, ne peut, tant sa patte est lourde,
tirer sa griffe de son fourreau de velours; le roi de Navarre vous
guette; il est a l'affut, il ne perd de vue ni vous ni votre frere; il
a faim de votre trone. Attendez qu'il arrive un accident a celui qui
est assis dessus, vous verrez si le chat maigre a des muscles
elastiques, et si d'un seul bond il ne sautera pas, pour vous faire
sentir sa griffe, de Pau a Paris; vous verrez, monseigneur, vous
verrez.

--Un accident a celui qui est assis sur le trone? repeta lentement
Francois en fixant ses yeux interrogateurs sur le duc de Guise.

--Eh! eh! fit Chicot, ecoute Henri: ce Guise dit ou plutot va dire des
choses fort instructives et dont je te conseille de faire ton profit.

--Oui, monseigneur, repeta le duc de Guise. Un accident! Les accidents
ne sont pas rares dans votre famille, vous le savez comme moi, et
peut-etre meme mieux que moi. Tel prince est en bonne sante, qui tout
a coup tombe en langueur; tel autre compte encore sur de longues
annees, qui n'a deja plus que des heures a vivre.

--Entends-tu, Henri? entends-tu? dit Chicot en prenant la main du roi
qui, frissonnante, se couvrait d'une sueur froide.

--Oui, c'est vrai, dit le duc d'Anjou d'une voix si sourde, que, pour
l'entendre, le roi et Chicot furent forces de redoubler d'attention,
c'est vrai, les princes de ma maison naissent sous des influences
fatales; mais mon frere Henri III est, Dieu merci! valide et sain: il
a supporte autrefois les fatigues de la guerre, et il y a resiste: a
plus forte raison resistera-t-il maintenant que sa vie n'est plus
qu'une suite de recreations, recreations qu'il supporte aussi bien
qu'il supporta autrefois la guerre.

--Oui, mais, monseigneur, souvenez-vous d'une chose, reprit le duc:
c'est que les recreations auxquelles se livrent les rois en France ne
sont pas toujours sans danger: comment est mort votre pere, le roi
Henri II par exemple, lui qui aussi avait echappe heureusement aux
dangers de la guerre, dans une de ces recreations dont vous parlez? Le
fer de la lance de Montgommery etait une arme courtoise, c'est vrai,
mais pour une cuirasse, et non pas pour un oeil; aussi le roi Henri II
est mort, et c'est la un accident, que je pense. Vous me direz que,
quinze ans apres cet accident, la reine mere a fait prendre M. de
Montgommery, qui se croyait en plein benefice de prescription, et l'a
fait decapiter. Cela est vrai, mais le roi n'en est pas moins mort.
Quant a votre frere, le feu roi Francois, voyez comme sa faiblesse
d'esprit lui a fait tort dans l'esprit des peuples; il est mort bien
malheureusement aussi, ce digne prince. Vous l'avouerez, monseigneur,
un mal d'oreille, qui diable prendrait cela pour un accident? C'en
etait un cependant, et des plus graves. Aussi ai-je plus d'une fois
entendu dire au camp, par la ville et a la cour meme, que cette
maladie mortelle avait ete versee dans l'oreille du roi Francois II
par quelqu'un qu'on avait grand tort d'appeler le hasard, attendu
qu'il portait un autre nom tres-connu.

--Duc! murmura Francois en rougissant.

--Oui, monseigneur, oui, continua le duc, le nom de roi porte malheur
depuis quelque temps; qui dit _roi_ dit _aventure_. Voyez Antoine de
Bourbon: c'est bien certainement ce nom de roi qui lui a valu dans
l'epaule ce coup d'arquebuse, accident qui, pour tout autre qu'un roi,
n'eut ete nullement mortel, et a la suite duquel il est cependant
mort. L'oeil, l'oreille et l'epaule ont cause bien du deuil en France,
et cela me rappelle meme que votre M. de Bussy a fait de jolis vers a
cette occasion.

--Quels vers? demanda Henri.

--Allons donc! fit Chicot; est-ce que tu ne les connais pas?

--Non.

--Mais tu serais donc decidement un vrai roi, que l'on te cache ces
choses-la! Je vais te les dire, moi; ecoute:

    Par l'oreille, l'epaule et l'oeil,
    La France eut trois rois au cercueil.
    Par l'oreille, l'oeil et l'epaule,
    Il mourut trois rois dans la Gaule....

Mais chut! chut! J'ai dans l'idee que ton frere va dire quelque chose
de plus interessant encore.

--Mais le dernier vers?

--Je te le dirai plus tard, quand M. de Bussy de son sixain aura fait
un dizain.

--Que veux-tu dire?

--Je veux dire qu'il manque deux personnages au tableau de famille;
mais ecoute, M. de Guise va parler, et il ne les oubliera point, lui.

En effet, en ce moment le dialogue recommenca.

--Sans compter, Monseigneur, reprit le duc de Guise, que l'histoire de
vos parents et de vos allies n'est pas tout entiere dans les vers de
Bussy.

--Quand je te le disais, fit Chicot en poussant Henri du coude.

--Vous oubliez Jeanne d'Albret, la mere du Bearnais, qui est morte par
le nez pour avoir respire une paire de gants parfumes qu'elle achetait
au pont Saint-Michel, chez le Florentin; accident bien inattendu, et
qui surprit d'autant plus tout le monde, que l'on connaissait des gens
qui, en ce moment-la, avaient bien besoin de cette mort. Nierez-vous,
monseigneur, que cette mort vous ait fort surpris?

Le duc ne fit d'autre reponse qu'un mouvement de sourcil qui donna a
son regard enfonce une expression plus sombre encore.

--Et l'accident du roi Charles IX, que Votre Altesse oublie, dit le
duc; en voila un cependant qui merite d'etre relate. Lui, ce n'est ni
par l'oeil, ni par l'oreille, ni par l'epaule, ni par le nez, que
l'accident l'a saisi, c'est par la bouche.

--Plait-il? s'ecria Francois.

Et Henri III entendit retentir sur le parquet sonore le pas de son
frere qui reculait d'epouvante.

--Oui, monseigneur, par la bouche, repeta Guise; c'est dangereux, les
livres de chasse dont les pages sont collees les unes aux autres, et
qu'on ne peut feuilleter qu'en portant son doigt a sa bouche a chaque
instant; cela corrompt la salive, les vieux bouquins, et un homme,
fut-ce un roi, ne va pas loin quand il a la salive corrompue.

--Duc! duc! repeta deux fois le prince, je crois qu'a plaisir vous
forgez des crimes.

--Des crimes! demanda Guise; eh! qui donc vous parle de crimes?
Monseigneur, je relate des accidents, voila tout; des accidents,
entendez-vous bien? Il n'a jamais ete question d'autre chose que
d'accidents. N'est-ce pas aussi un accident que cette aventure arrivee
au roi Charles IX a la chasse?

--Tiens, dit Chicot, voila du nouveau pour toi, qui es chasseur,
Henri; ecoute, ecoute, ce doit etre curieux.

--Je sais ce que c'est, dit Henri.

--Oui, mais je ne le sais pas, moi; je n'etais pas encore presente a
la cour; laisse-moi donc ecouter, mon fils.

--Vous savez, monseigneur, de quelle chasse je veux parler? continua
le prince lorrain; je veux parler de cette chasse ou, dans la
genereuse intention de tuer le sanglier qui revenait sur votre frere,
vous fites feu avec une telle precipitation, qu'au lieu d'atteindre
l'animal que vous visiez, vous atteignites celui que vous ne visiez
pas. Ce coup d'arquebuse, monseigneur, prouve mieux que toute autre
chose combien il faut se defier des accidents. A la cour, en effet,
tout le monde connait votre adresse, monseigneur. Jamais Votre Altesse
ne manque son coup, et vous avez du etre bien etonne d'avoir manque le
votre, surtout lorsque la malveillance a propage que cette chute du
roi sous son cheval pouvait causer sa mort, si le roi de Navarre
n'avait si heureusement mis a mort le sanglier que Votre Altesse avait
manque, elle.

--Eh bien, mais, dit le duc d'Anjou en essayant de reprendre
l'assurance que l'ironie du duc de Guise venait de battre si
cruellement en breche, quel interet avais-je donc a la mort du roi mon
frere, puisque le successeur de Charles IX devait se nommer Henri III?

--Un instant, monseigneur, entendons-nous: il y avait deja un trone
vacant, celui de Pologne. La mort du roi Charles IX en laissait un
autre, celui de France. Sans doute, je le sais bien, votre frere aine
eut incontestablement choisi le trone de France. Mais c'etait encore
un pis-aller fort desirable que le trone de Pologne; il y a bien des
gens qui, a ce qu'on m'assure, ont ambitionne le pauvre petit tronelet
du roi de Navarre. Puis, d'ailleurs, cela vous rapprochait toujours
d'un degre, et c'etait alors a vous que profitaient les accidents. Le
roi Henri III est bien revenu de Varsovie en dix jours, pourquoi
n'eussiez-vous pas fait, en cas d'accident toujours, ce qu'a fait le
roi Henri III?

Henri III regarda Chicot, qui a son tour regarda le roi, non plus avec
cette expression de malice et de sarcasme qu'on lisait d'ordinaire
dans l'oeil du fou, mais avec un interet presque tendre qui s'effaca
presque aussitot sur son visage bronze par le soleil du Midi.

--Que concluez-vous, duc? demanda alors le duc d'Anjou, mettant ou
plutot essayant de mettre fin a cet entretien dans lequel venait de
percer tout le mecontentement du duc de Guise.

--Monseigneur, je conclus que chaque roi a son accident, comme nous
l'avons dit tout a l'heure. Or vous, vous etes l'accident inevitable
du roi Henri III, surtout si vous etes chef de la Ligue, attendu
qu'etre chef de la Ligue, c'est presque etre le roi du roi, sans
compter qu'en vous faisant chef de la Ligue vous supprimez l'accident
du regne prochain de Votre Altesse, c'est-a-dire le Bearnais.

--Prochain! l'entends-tu? s'ecria Henri III.

--Ventre de biche! je le crois bien que j'entends! dit Chicot.

--Ainsi... dit le duc de Guise.

--Ainsi, repeta le duc d'Anjou, j'accepterai, c'est votre avis,
n'est-ce pas?

--Comment donc! dit le prince lorrain, je vous en supplie d'accepter,
monseigneur.

--Et vous, ce soir?

--Oh! soyez tranquille, depuis ce matin mes hommes sont en campagne,
et ce soir Paris sera curieux.

--Que fait-on donc ce soir a Paris? demanda Henri.

--Comment! tu ne devines pas?

--Non.

--Oh! que tu es niais, mon fils! Ce soir on signe la Ligue,
publiquement, s'entend, car il y a longtemps qu'on la signe et qu'on
la ressigne en cachette; on n'attendait que ton aveu; tu l'as donne ce
matin, et l'on signe ce soir, ventre de biche! Tu le vois, Henri, tes
accidents, car tu en as deux, toi...--Tes accidents ne perdent pas de
temps.

--C'est bien, dit le duc d'Anjou: a ce soir, duc.

--Oui, a ce soir, dit Henri.

--Comment, reprit Chicot, tu t'exposeras a courir les rues de la
capitale ce soir, Henri?

--Sans doute.

--Tu as tort, Henri.

--Pourquoi cela?

--Gare les accidents!

--Je serai bien accompagne, sois tranquille; d'ailleurs, viens avec
moi.

--Allons donc, tu me prends pour un huguenot, mon fils, non pas. Je
suis bon catholique, moi, et je veux signer la Ligue, et cela plutot
dix fois qu'une, plutot cent fois que dix.

Les voix du duc d'Anjou et du duc de Guise s'eteignirent.

--Encore un mot, dit le roi en arretant Chicot, qui tendait a
s'eloigner:--Que penses-tu de tout ceci?

--Je pense que chacun des rois vos predecesseurs ignorait son
accident: Henri II n'avait pas prevu l'oeil; Francois II n'avait pas
prevu l'oreille; Antoine de Bourbon n'avait pas prevu l'epaule; Jeanne
d'Albret n'avait pas prevu le nez; Charles IX n'avait pas prevu la
bouche. Vous avez donc un grand avantage sur eux, maitre Henri, car,
ventre de biche! vous connaissez votre frere, n'est-ce pas, sire?

--Oui, dit Henri, et par la mordieu! avant peu on s'en apercevra.




CHAPITRE XV


LA SOIREE DE LA LIGUE.


Paris, tel que nous le connaissons, n'a plus dans ses fetes qu'un
bruit plus ou moins grand, qu'une foule plus ou moins considerable;
mais c'est toujours le meme bruit; c'est toujours la meme foule; le
Paris d'autrefois avait plus que cela. Le coup d'oeil etait beau, a
travers ces rues etroites, au pied de ces maisons a balcons, a
poutrelles et a pignons, dont chacune avait son caractere, de voir les
myriades de gens presses qui se ruaient vers un meme point, occupes en
chemin de se regarder, de s'admirer, de se huer les uns les autres, a
cause de l'etrangete de celui-ci ou de celui-la. C'est qu'autrefois
habits, armes, langage, geste, voix, allure, tout faisait un detail
curieux, et ces mille details assembles sur un seul point composaient
un tout des plus interessants.

Or voila ce qu'etait Paris, a huit heures du soir, le jour ou M. de
Guise, apres sa visite au roi et sa conversation avec M. le duc
d'Anjou, imagina de faire signer la Ligue aux bourgeois de la bonne
ville, capitale du royaume.

Une foule de bourgeois vetus de leurs plus beaux habits, comme pour
une fete, ou couverts de leurs plus belles armes, comme pour une revue
ou un combat, se dirigeaient vers les eglises: la contenance de tous
ces hommes mus par un meme sentiment, et marchant vers un meme but,
etait a la fois joyeuse et menacante, surtout lorsqu'ils passaient
devant un poste de Suisses ou de chevau-legers. Cette contenance, et
notamment les cris, les huees et les bravades qui l'accompagnaient,
eussent donne de l'inquietude a M. de Morvilliers, si ce magistrat
n'eut connu ses bons Parisiens, gens railleurs et agacants, mais
incapables de faire du mal les premiers, a moins qu'un mechant ami ne
les y pousse, ou qu'un ennemi imprudent ne les provoque.

Ce qui ajoutait encore au bruit que faisait cette foule, et surtout a
la variete du coup d'oeil qu'elle presentait, c'est que beaucoup de
femmes, dedaignant de garder la maison pendant un si grand jour,
avaient, de gre ou de force, suivi leurs maris; quelques-unes avaient
fait mieux encore: elles avaient amene la kyrielle de leurs enfants;
et c'etait une chose curieuse a voir que ces marmots atteles aux
monstrueux mousquets, aux sabres gigantesques ou aux terribles
hallebardes de leurs peres. En effet, dans tous les temps, dans toutes
les epoques, dans tous les siecles, le gamin de Paris aima toujours a
trainer une arme quand il ne pouvait pas encore la porter, ou a
l'admirer chez autrui quand il ne peut pas la trainer lui-meme.

De temps en temps un groupe, plus anime que les autres, faisait voir
le jour aux vieilles epees en les tirant du fourreau: c'etait surtout
lorsqu'on passait devant quelque logis flairant son huguenot que cette
demonstration hostile avait lieu. Alors les enfants criaient a
tue-tete: "A la Saint-Barthelemy!... my! my!" tandis que les peres
criaient: "Aux fagots les parpaillots! aux fagots! aux fagots!"

Ces cris attiraient d'abord aux croisees quelque figure pale de
vieille servante ou de noir ministre, et causaient ensuite un bruit de
verrous a la porte de la rue. Alors le bourgeois, heureux et fier
d'avoir, comme le lievre de la Fontaine, fait peur a plus poltron que
soi, continuait son chemin triomphal et colportait en d'autres lieux
sa bruyante et inoffensive menace.

Mais c'etait rue de l'Arbre-Sec surtout que le rassemblement etait le
plus considerable. La rue etait litteralement interceptee, et la foule
se portait, pressee et tumultueuse, vers un falot brillant, suspendu
au-dessous d'une enseigne, que bon nombre de nos lecteurs
reconnaitront quand nous leur dirons que cette enseigne representait
un poulet au naturel tournant sur fond d'azur, avec cette legende: A
la Belle-Etoile.

Au seuil de ce logis, un homme remarquable par son bonnet de coton
carre, selon la mode de l'epoque, lequel recouvrait une tete
parfaitement chauve, perorait et argumentait. D'une main ce personnage
brandissait une epee nue, et de l'autre il agitait un registre aux
feuilles a demi couvertes deja de signatures, en criant:

--Venez, venez, braves catholiques; entrez a l'hotellerie de la
Belle-Etoile, ou vous trouverez bon vin et bon visage; venez, le
moment est propice; cette nuit, les bons seront separes des mechants;
demain matin, l'on connaitra le bon grain et l'on connaitra l'ivraie;
venez, messieurs: vous qui savez ecrire, venez et ecrivez; vous qui ne
savez pas ecrire, venez encore et confiez vos noms et vos prenoms,
soit a moi maitre la Huriere, soit a mon aide M. Croquentin.

En effet, M. Croquentin, jeune drole du Perigord, vetu de blanc comme
Eliacin, et le corps entoure d'une corde dans laquelle un couteau et
une ecritoire se disputaient l'espace compris entre la derniere et
l'avant-derniere cote, M. Croquentin, disons-nous, ecrivait d'avance
les noms de ses voisins, et en tete celui de son respectable patron,
maitre la Huriere.

--Messieurs, c'est pour la messe! criait a tue-tete l'aubergiste de la
Belle-Etoile; messieurs, c'est pour la sainte religion!

--Vive la sainte religion, messieurs! vive la messe! Ah!...

Et il etranglait d'emotion et de lassitude, car cet enthousiasme
durait depuis quatre heures de l'apres-midi.

Il en resultait que beaucoup de gens, animes du meme zele, signaient
sur le registre de maitre la Huriere s'ils savaient ecrire, et
livraient leurs noms a Croquentin s'ils ne le savaient pas.

La chose etait d'autant plus flatteuse pour la Huriere, que le
voisinage de Saint-Germain-l'Auxerrois lui faisait une terrible
concurrence, mais heureusement les fideles etaient nombreux a cette
epoque, et les deux etablissements, au lieu de se nuire,
s'alimentaient: ceux qui n'avaient pas pu penetrer dans l'eglise pour
aller deposer leurs noms sur le maitre-autel ou l'on signait tachaient
de se glisser jusqu'aux treteaux ou la Huriere tenait son double
secretariat, et ceux qui avaient echoue au double secretariat de la
Huriere gardaient l'esperance d'etre plus heureux a
Saint-Germain-l'Auxerrois.

Quand le registre de la Huriere et celui de Croquentin furent pleins
tous deux, le maitre de la Belle-Etoile en fit incontinent demander
deux autres, afin qu'il n'y eut aucune interruption dans les
signatures, et les invitations recommencerent de plus belle de la part
de l'hotelier et de son chef, fier de ce premier resultat, qui devait
faire enfin a maitre la Huriere, dans l'esprit de M. de Guise, la
haute position a laquelle il aspirait depuis si longtemps.

Tandis que les signataires des nouveaux registres se livraient aux
elans d'un zele qui allait sans cesse s'augmentant, et refluaient,
comme nous l'avons dit, d'une rue et meme d'un quartier a l'autre, on
vit arriver, a travers la foule, un homme de haute taille, lequel, se
frayant un passage en distribuant bon nombre de bourrades et de coups
de pieds, parvint jusqu'au registre de M. Croquentin.

Arrive la, il prit la plume des mains d'un honnete bourgeois qui
venait d'apposer sa signature ornee d'un parafe tremblotant, et traca
son nom en lettres d'un demi-pouce sur une page toute blanche qui se
trouva noire du coup, et sabrant un heroique parafe enjolive
d'eclaboussure et tortille comme le labyrinthe de Dedale, il passa la
plume a un aspirant qui faisait queue derriere lui.

--Chicot! lut le futur signataire. Peste, voici un monsieur qui ecrit
superbement.

Chicot, car c'etait lui, qui, n'ayant pas, comme nous l'avons vu,
voulu accompagner Henri, courait la Ligue pour son propre compte.
Chicot, apres avoir fait acte de presence au registre de M.
Croquentin, passa aussitot a celui de maitre la Huriere. Celui-ci
avait vu la flamboyante signature, et il avait envie pour lui un si
glorieux parafe. Chicot fut donc recu, non pas a bras ouverts, mais a
registre ouvert, et, prenant la plume d'un marchand de laine de la rue
de Bethisy, il ecrivit une seconde fois son nom avec une griffe cent
fois plus magnifique encore que la premiere; apres quoi il demanda a
la Huriere s'il n'avait pas un troisieme registre.

La Huriere n'entendait pas raillerie: c'etait un mauvais hote hors de
son auberge. Il regarda Chicot de travers, Chicot le regarda en face.
La Huriere murmura le nom de parpaillot; Chicot machonna celui de
gargotier. La Huriere lacha son registre pour porter la main a son
epee; Chicot deposa la plume pour etre a meme de tirer la sienne du
fourreau; enfin, selon toute probabilite, la scene allait se terminer
par quelques estocades dont l'hotelier de la Belle-Etoile eut, sans
aucun doute, ete le mauvais marchand, lorsque Chicot se sentit pince
au coude et se retourna.

Celui qui le pincait, c'etait le roi, deguise en simple bourgeois, et
ayant a ses cotes Quelus et Maugiron, deguises comme lui, et portant,
outre leur rapiere, chacun une arquebuse sur l'epaule.

--Eh bien! eh bien! dit le roi, qu'y a-t-il? de bons catholiques qui
se disputent entre eux! par la mordieu! c'est d'un mauvais exemple.

--Mon gentilhomme, dit Chicot sans faire semblant de reconnaitre
Henri, prenez-vous-en a qui de droit; voila un maraud qui braille
apres les passants pour qu'on signe sur son registre, et, quand on a
signe, il braille plus haut encore.

L'attention de la Huriere fut detournee par de nouveaux amateurs, et
une bousculade separa de l'etablissement du fanatique hotelier Chicot,
le roi et les mignons, qui se trouverent dominer l'assemblee, montes
qu'ils etaient sur le seuil d'une porte.

--Quel feu! dit Henri, et qu'il fait bon ce soir pour la religion dans
les rues de ma bonne ville!

--Oui, sire; mais il fait mauvais pour les heretiques, et Votre
Majeste sait qu'on la tient pour telle. Regardez a gauche encore, la,
bien, que voyez-vous?

--Ah! ah! la large face de M. de Mayenne et le museau pointu du
cardinal!

--Chut, sire; on joue a coup sur quand on sait ou sont nos ennemis et
que nos ennemis ne savent point ou nous sommes.

--Crois-tu donc que j'aie quelque chose a craindre?

--Eh, bon Dieu! dans une foule comme celle-ci, on ne peut repondre de
rien. On a un couteau tout ouvert dans sa poche, ce couteau entre
ingenument dans le ventre du voisin, sans savoir ce qu'il fait, par
ignorance; le voisin pousse un juron et rend l'ame. Tournons d'un
autre cote, sire.

--Ai-je ete vu?

--Je ne crois pas; mais vous le serez indubitablement si vous restez
plus longtemps ici.

--Vive la messe! vive la messe! cria un flot de peuple qui venait des
halles et s'engouffrait, comme une maree qui monte, dans la rue de
l'Arbre-Sec.

--Vive M. de Guise! vive le cardinal! vive M. de Mayenne! repondit la
foule stationnant a la porte de la Huriere, laquelle venait de
reconnaitre les deux princes lorrains.

--Oh! oh! quels sont ces cris? dit Henri III en froncant le sourcil.

--Ce sont des cris qui prouvent que chacun est bien a sa place et
devrait y rester: M. de Guise dans les rues et vous au Louvre; allez
au Louvre, sire, allez au Louvre.

--Viens-tu avec nous?

--Moi? oh! non pas! tu n'as pas besoin de moi, mon fils, tu as tes
gardes du corps ordinaires. En avant, Quelus! en avant, Maugiron! Moi,
je veux voir le spectacle jusqu'au bout. Je le trouve curieux, sinon
amusant.

--Ou vas-tu?

--Je vais mettre mon nom sur les autres registres. Je veux que demain
il y ait mille autographes de moi qui courent les rues de Paris. Nous
voila sur le quai, bonsoir, mon fils; tire a droite, je tirerai a
gauche; chacun son chemin; je cours a Saint-Merry entendre un fameux
predicateur.

--Oh! oh! qu'est-ce encore que ce bruit? dit tout a coup le roi, et
pourquoi court-on ainsi du cote du pont Neuf?

Chicot se haussa sur la pointe des pieds, mais il ne put rien voir
qu'une masse de peuple criant, hurlant, se bousculant, et qui
paraissait porter quelqu'un ou quelque chose en triomphe.

Tout a coup les ondes du populaire s'ouvrirent au moment ou le quai,
en s'elargissant en face de la rue des Lavandieres, permit a la foule
de se repandre a droite et a gauche, et, comme le monstre apporte par
le flot jusqu'aux pieds d'Hippolyte, un homme, qui semblait etre le
personnage principal de cette scene burlesque, fut pousse par ces
vagues humaines jusqu'aux pieds du roi.

Cet homme etait un moine monte sur un ane; le moine parlait et
gesticulait.

L'ane brayait.

--Ventre de biche! dit Chicot, sitot qu'il eut distingue l'homme et
l'animal qui venaient d'entrer en scene l'un portant l'autre: je te
parlais d'un fameux predicateur qui prechait a Saint-Merry; il n'est
plus necessaire d'aller si loin; ecoute un peu celui-la.

--Un predicateur a ane? dit Quelus.

--Pourquoi pas? mon fils.

--Mais c'est Silene! dit Maugiron.

--Lequel est le predicateur? dit Henri, ils parlent tous deux en meme
temps.

--C'est celui du bas qui est le plus eloquent, dit Chicot; mais c'est
celui du haut qui parle le mieux le francais; ecoute, Henri, ecoute.

--Silence! cria-t-on de tous cotes, silence!

--Silence! cria Chicot d'une voix qui domina toutes les voix.

Chacun se tut. On fit cercle autour du moine et de l'ane. Le moine
entama l'exorde:

--Mes freres, dit-il, Paris est une superbe ville; Paris est l'orgueil
du royaume de France, et les Parisiens sont un peuple de gens
spirituels, la chanson le dit. Et le moine se mit a chanter a pleine
gorge:

    Parisien, mon bel ami,
    Que tu sais de sciences!

Mais a ces mots, ou plutot a cet air, l'ane mela son accompagnement si
haut et avec tant d'acharnement, qu'il coupa la parole a son cavalier.

Le peuple eclata de rire.

--Tais-toi, Panurge, tais-toi donc, cria le moine, tu parleras a ton
tour; mais laisse-moi parler le premier.

L'ane se tut.

--Mes freres, continua le predicateur, la terre est une vallee de
douleur ou l'homme, pour la plupart du temps, ne peut se desalterer
qu'avec ses larmes.

--Mais il est ivre mort! dit le roi.

--Parbleu! fit Chicot.

--Moi qui vous parle, continua le moine, tel que vous me voyez, je
reviens d'exil comme les Hebreux, et depuis huit jours nous ne vivons
que d'aumones et de privations, Panurge et moi.

--Qu'est-ce que Panurge? demanda le roi.

--Le superieur de son couvent, selon toute probabilite, dit Chicot.
Mais laisse-moi ecouter, le bonhomme me touche.

--Qui m'a valu cela, mes amis? C'est Herodes. Vous savez de quel
Herodes je veux parler.

--Et toi aussi, mon fils, dit Chicot, je t'ai explique l'anagramme.

--Drole!

--A qui parles-tu, a moi, au moine ou a l'ane?

--A tous les trois.

--Mes freres, continua le moine, voici mon ane que j'aime comme une
brebis; il vous dira que nous sommes venus de Villeneuve-le-Roi ici en
trois jours pour assister a la grande solennite de ce soir, et comment
sommes-nous venus?

    La bourse vide,
    Le gosier sec.

Mais rien ne nous a coute, a Panurge et a moi.

--Mais qui diable appelle-t-il donc Panurge? demanda Henri, que ce nom
pantagruelique preoccupait.

--Nous sommes donc venus, continua le moine, et nous sommes arrives
pour voir ce qui se passe; seulement, nous voyons, mais nous ne
comprenons pas. Que se passe-t-il, mes freres? Est-ce aujourd'hui
qu'on depose Herodes? est-ce aujourd'hui que l'on met frere Henri dans
un couvent?

--Oh! oh! dit Quelus, j'ai bien envie de mettre cette grosse futaille
en perce; qu'en dis-tu, Maugiron?

--Bah! dit Chicot, tu te faches pour si peu, Quelus? Est-ce que le roi
ne s'y met pas tous les jours, dans un couvent? Crois-moi donc, Henri,
si on ne te fait que cela, tu n'auras pas a te plaindre, n'est-ce pas,
Panurge?

L'ane, interpelle par son nom, dressa les oreilles et se mit a braire
d'une facon terrible.

--Oh! Panurge; oh! dit le moine, avez-vous des passions? Messieurs,
continua-t-il, je suis sorti de Paris avec deux compagnons de route:
Panurge, qui est mon ane, et M. Chicot, qui est le fou de Sa Majeste.
Messieurs, pouvez-vous me dire ce qu'est devenu mon ami Chicot?

Chicot fit la grimace.

--Ah! dit le roi, c'est ton ami?

Quelus et Maugiron eclaterent de rire.

--Il est beau, continua le roi, ton ami, et respectable surtout;
comment l'appelle-t-on?

--C'est Gorenflot, Henri; tu sais ce cher Gorenflot dont M. de
Morvilliers t'a deja touche deux mots.

--L'incendiaire de Sainte-Genevieve?

--Lui-meme.

--En ce cas, je vais le faire pendre.

--Impossible!

--Pourquoi cela?

--Parce qu'il n'a pas de cou.

--Mes freres, continua Gorenflot, mes freres, vous voyez un veritable
martyr. Mes freres, c'est ma cause que l'on defend en ce moment, ou
plutot c'est celle de tous les bons catholiques. Vous ne savez pas ce
qui se passe en province et ce que brassent les huguenots. Nous avons
ete obliges d'en tuer un a Lyon qui prechait la revolte. Tant qu'il en
restera une seule couvee par toute la France, les bons coeurs n'auront
pas un instant de tranquillite. Exterminons donc les huguenots. Aux
armes, mes freres, aux armes!

Plusieurs voix repeterent: Aux armes!

--Par la mordieu! dit le roi, fais taire ce soulard, ou il va nous
faire une seconde Saint-Barthelemy.

--Attends, attends, dit Chicot.

Et, prenant une sarbacane des mains de Quelus, il passa derriere le
moine et lui allongea de toute sa force un coup de l'instrument creux
et sonore sur l'omoplate.

--Au meurtre! cria le moine.

--Tiens! c'est toi! dit Chicot en passant sa tete sous le bras du
moine; comment vas-tu, frocard?

--A mon aide, monsieur Chicot, a mon aide, s'ecria Gorenflot, les
ennemis de la foi veulent m'assassiner; mais je ne mourrai pas sans
que ma voix se fasse entendre. Au feu les huguenots! aux fagots le
Bearnais!

--Veux-tu te taire, animal!

--Au diable les Gascons! continua le moine. En ce moment, un second
coup, non pas de sarbacane, mais de baton, tomba sur l'autre epaule de
Gorenflot, qui, cette fois, poussa veritablement un cri de douleur.

Chicot, etonne, regarda autour de lui; mais il ne vit que le baton. Le
coup avait ete detache par un homme qui venait de se perdre dans la
foule, apres avoir administre cette correction volante a frere
Gorenflot.

--Oh! oh! dit Chicot, qui diable nous venge ainsi? Serait-ce quelque
enfant du pays? Il faut que je m'en assure.

Et il se mit a courir apres l'homme au baton, qui se glissait le long
du quai, escorte d'un seul compagnon.




CHAPITRE XVI

LA RUE DE LA FERRONNERIE.


Chicot avait de bonnes jambes, et il s'en fut servi avec avantage pour
rejoindre l'homme qui venait de batonner Gorenflot, si quelque chose
d'etrange dans la tournure de cet homme, et surtout dans celle de son
compagnon, ne lui eut fait comprendre qu'il y avait danger a provoquer
brusquement une reconnaissance qu'ils paraissaient vouloir eviter. En
effet, les deux fuyards cherchaient visiblement a se perdre dans la
foule, ne se detournant qu'aux angles des rues pour s'assurer qu'ils
n'etaient pas suivis.

Chicot songea qu'il n'y avait pour lui qu'un moyen de n'avoir pas
l'air de les suivre: c'etait de les preceder. Tous deux regagnaient la
rue Saint-Honore par la rue de la Monnaie et la rue Tirechappe: au
coin de cette derniere, il les depassa, et, toujours courant, il alla
s'embusquer au bout de la rue des Bourdonnais.

Les deux hommes remontaient la rue Saint-Honore, longeant les maisons
du cote de la halle au ble, et, le chapeau rabattu sur les sourcils,
le manteau drape jusqu'aux yeux, marchaient d'un pas presse, et qui
avait quelque chose de militaire, vers la rue de la Ferronnerie.
Chicot continua de les preceder.

Au coin de la rue de la Ferronnerie, les deux hommes s'arreterent de
nouveau pour jeter un dernier regard autour d'eux.

Pendant ce temps, Chicot avait continue de gagner du terrain et etait
arrive, lui, au milieu de la rue.

Au milieu de la rue, et en face d'une maison qui semblait prete a
tomber en ruines, tant elle etait vieille, stationnait une litiere
attelee de deux chevaux massifs. Chicot jeta un coup d'oeil autour de
lui, vit le conducteur endormi sur le devant, une femme paraissant
inquiete et collant son visage a la jalousie; une illumination lui
vint que la litiere attendait les deux hommes; il tourna derriere
elle, et, protege par son ombre combinee avec celle de la maison, il
se glissa sous un large banc de pierre, lequel servait d'etalage aux
marchands de legumes qui, deux fois par semaine, faisaient, a cette
epoque, un marche rue de la Ferronnerie.

A peine y etait-il blotti, qu'il vit apparaitre les deux hommes a la
tete des chevaux, ou de nouveau ils s'arreterent inquiets; un d'eux
alors reveilla le cocher, et, comme il avait le sommeil dur, celui-la
laissa echapper un _cap de diou_ des mieux accentues, tandis que
l'autre, plus impatient encore, lui piquait le derriere avec la pointe
de son poignard.

--Oh! oh! dit Chicot, je ne m'etais donc pas trompe: c'etaient des
compatriotes; cela ne m'etonne plus qu'ils aient si bien etrille
Gorenflot parce qu'il disait du mal des Gascons.

La jeune femme, reconnaissant a son tour les deux hommes pour ceux
qu'elle attendait, se pencha rapidement hors de la portiere de la
lourde machine. Chicot alors l'apercut plus distinctement: elle
pouvait avoir de vingt a vingt-deux ans; elle etait fort belle et fort
pale; et, s'il eut fait jour, a la moite vapeur qui humectait ses
cheveux d'un blond dore et ses yeux cercles de noir, a ses mains d'un
blanc mat, a l'attitude languissante de tout son corps, on eut pu
reconnaitre qu'elle etait en proie a un etat de maladie dont ses
frequentes defaillances et l'arrondissement de sa taille eussent bien
vite donne le secret.

Mais de tout cela Chicot ne vit que trois choses: c'est qu'elle etait
jeune, pale et blonde.

Les deux hommes s'approcherent de la litiere, et se trouverent
naturellement places entre elle et le banc sous lequel Chicot s'etait
tapi.

Le plus grand des deux prit a deux mains la main blanche que la dame
lui tendait par l'ouverture de la litiere, et, posant le pied sur le
marchepied et les deux bras sur la portiere:

--Eh bien! ma mie, demanda-t-il a la dame, mon petit coeur, mon
mignon, comment allons-nous?

La dame repondit en secouant la tete avec un triste sourire et en
montrant son flacon de sels.

--Encore des faiblesses, ventre-saint-gris! Que je vous en voudrais
d'etre malade ainsi, mon cher amour, si je n'avais pas votre douce
maladie a me reprocher!

--Et pourquoi diable aussi emmenez-vous madame a Paris? dit l'autre
homme assez rudement: c'est une malediction, par ma foi, qu'il faut
que vous ayez toujours ainsi quelque jupe cousue a votre pourpoint.

--Eh! cher Agrippa, dit celui des deux hommes qui avait parle le
premier, et qui paraissait le mari ou l'amant de la dame, c'est une si
grande douleur que de se separer de ce qu'on aime!

Et il echangea avec la dame un regard plein d'amoureuse langueur.

--Cordioux! vous me damnez, sur mon ame, quand je vous entends parler,
reprit l'aigre compagnon; etes-vous donc venu a Paris pour faire
l'amour, beau vert-galant? Il me semble cependant que le Bearn est
assez grand pour vos promenades sentimentales, sans pousser ces
promenades jusqu'a la Babylone ou vous avez failli vingt fois nous
faire ereinter ce soir. Retournez la-bas, si vous voulez mugueter aux
rideaux des litieres; mais ici, mordioux! ne faites d'autres intrigues
que des intrigues politiques, mon maitre.

Chicot, a ce mot de maitre, eut bien voulu lever la tete; mais il ne
pouvait guere, sans etre vu, risquer un pareil mouvement.

--Laissez-le gronder, ma mie, et ne vous inquietez point de ce qu'il
dit. Je crois qu'il tomberait malade comme vous, et qu'il aurait,
comme vous, des vapeurs et des defaillances s'il ne grondait plus.

--Mais au moins, ventre-saint-gris, comme vous dites, s'ecria le
marronneur, montez dans la litiere, si vous voulez dire des tendresses
a madame, et vous risquerez moins d'etre reconnu qu'en vous tenant
ainsi dans la rue.

--Tu as raison, Agrippa, dit le Gascon amoureux. Et vous voyez, ma
mie, qu'il n'est pas de si mauvais conseil qu'il en a l'air. La,
faites-moi place, mon mignon, si vous permettez toutefois que, ne
pouvant me tenir a vos genoux, je m'asseye a vos cotes.

--Non-seulement je le permets, sire, repondit la jeune dame, mais je
le desire ardemment,

--Sire, murmura Chicot, qui, emporte par un mouvement irreflechi,
voulait lever la tete et se la heurta douloureusement au banc de gres;
sire! que dit-elle donc la?

Mais, pendant ce temps, l'amant heureux profitait de la permission
donnee, et l'on entendait le plancher du chariot grincer sous un
nouveau poids.

Puis le bruit d'un long et tendre baiser succeda au grincement.

--Mordioux! s'ecria le compagnon demeure en dehors de la litiere,
l'homme est en verite un bien stupide animal.

--Je veux etre pendu si j'y comprends quelque chose, murmura Chicot;
mais attendons: tout vient a point pour qui sait attendre.

--Oh! que je suis heureux! continua, sans s'inquieter le moins du
monde des impatiences de son ami, auxquelles d'ailleurs il semblait
depuis longtemps habitue, celui qu'on appelait sire;
ventre-saint-gris, aujourd'hui est un beau jour. Voici mes bons
Parisiens, qui m'execrent de toute leur ame et qui me tueraient sans
misericorde s'ils savaient ou me venir prendre pour cela; voici mes
Parisiens qui travaillent de leur mieux a m'aplanir le chemin du
trone, et j'ai dans mes bras la femme que j'aime. Ou sommes-nous,
d'Aubigne? je veux, quand je serai roi, faire elever, a cet endroit
meme, une statue au genie du Bearnais.

--Du Bearn....

Chicot s'arreta; il venait de se faire une deuxieme bosse juxtaposee a
la premiere.

--Nous sommes dans la rue de la Ferronnerie, sire, et il n'y flaire
pas bon, dit d'Aubigne, qui, toujours de mauvaise humeur, s'en prenait
aux choses quand il etait las de s'en prendre aux hommes.

--Il me semble, continua Henri, car nos lecteurs ont sans doute
reconnu deja le roi de Navarre; il me semble que j'embrasse clairement
toute ma vie, que je me vois roi, que je me sens sur le trone, fort et
puissant, mais peut-etre moins aime que je ne le suis a cette heure,
et que mon regard plonge dans l'avenir jusqu'a l'heure de ma mort. Oh!
mes amours, repetez-moi encore que vous m'aimez, car, a votre voix,
mon coeur se fond.

Et le Bearnais, dans un sentiment de melancolie qui parfois
l'envahissait, laissa, avec un profond soupir, tomber sa tete sur
l'epaule de sa maitresse.

--Oh! mon Dieu! dit la jeune femme effrayee, tous trouvez-vous mal,
sire?

--Bon! il ne manquerait plus que cela, dit d'Aubigne, beau soldat,
beau general, beau roi qui s'evanouit.

--Non, ma mie, rassurez-vous, dit Henri, si je m'evanouissais pres de
vous, ce serait de bonheur.

--En verite, sire, dit d'Aubigne, je ne sais pas pourquoi vous signez
Henri de Navarre, vous devriez signer Ronsard ou Clement Marot.
Cordioux! comment donc faites-vous si mauvais menage avec madame
Margot, etant tous deux si tendres a la poesie?

--Ah! d'Aubigne! par grace, ne parle pas de ma femme.
Ventre-sans-gris! tu sais le proverbe: si nous allions la rencontrer?

--Bien qu'elle soit en Navarre, n'est-ce pas? dit d'Aubigne.

--Ventre-saint-gris! est-ce que je n'y suis pas aussi, moi, en
Navarre? est-ce que je ne suis pas cense y etre, du moins? Tiens,
Agrippa, tu m'as donne le frisson; monte et rentrons.

--Ma foi non, dit d'Aubigne, marchez, je vous suivrai par derriere; je
vous generais, et, ce qui pis est, vous me generiez.

--Ferme donc la portiere, ours du Bearn, et fais ce que tu voudras,
dit Henri.

Puis, s'adressant au cocher:

--Lavarenne, ou tu sais! dit-il.

La litiere s'eloigna lentement, suivi de d'Aubigne, qui, tout en
gourmandant l'ami, avait voulu veiller sur le roi.

Ce depart delivrait Chicot d'une apprehension terrible, car, apres une
telle conversation avec Henri, d'Aubigne n'etait pas homme a laisser
vivre l'imprudent qui l'aurait entendue.

--Voyons, dit Chicot tout en sortant a quatre pattes de dessous son
banc, faut-il que le Valois sache ce qui vient de se passer?

Et Chicot se redressa pour rendre l'elasticite a ses longues jambes
engourdies par la crampe.

--Et pourquoi le saurait-il? reprit le Gascon, continuant de se parler
a lui-meme; deux hommes qui se cachent et une femme enceinte! En
verite, ce serait lache. Non, je ne dirai rien; et puis, que je sois
instruit, moi, n'est-ce pas le point important, puisqu'au bout du
compte c'est moi qui regne?

Et Chicot fit tout seul une joyeuse gambade.

--C'est joli, les amoureux! continua Chicot; mais d'Aubigne a raison:
il aime trop souvent, pour un roi _in partibus_, ce cher Henri de
Navarre. Il y a un an, c'etait pour madame de Sauve qu'il revenait a
Paris. Aujourd'hui, il s'y fait suivre par cette charmante petite
creature qui a des defaillances. Qui diable cela peut-il etre? la
Fosseuse, probablement. Et puis, j'y songe, si Henri de Navarre est un
pretendant serieux, s'il aspire au trone veritablement, le pauvre
garcon, il doit penser un peu a detruire son ennemi le Balafre, son
ennemi le cardinal de Guise, et son ennemi ce cher duc de Mayenne. Eh
bien! je l'aime, moi, le Bearnais, et je suis sur qu'il jouera un jour
ou l'autre quelque mauvais tour a cet affreux boucher lorrain.
Decidement, je ne soufflerai pas le mot de ce que j'ai vu et entendu.

En ce moment, une bande de ligueurs ivres passa en criant: "Vive la
messe, mort au Bearnais! au bucher les huguenots! aux fagots les
heretiques!"

Cependant la litiere tournait l'angle du mur du cimetiere des
Saints-Innocents et passait dans les profondeurs de la rue
Saint-Denis.

--Voyons, dit Chicot, recapitulons: j'ai vu le cardinal de Guise, j'ai
vu le duc de Mayenne, j'ai vu le roi Henri de Valois, j'ai vu le roi
Henri de Navarre; un seul prince manque a ma collection, c'est le duc
d'Anjou; cherchons-le jusqu'a ce que je le trouve. Voyons, ou est mon
Francois III? ventre de biche! j'ai soif de l'apercevoir, ce digne
monarque.

Et Chicot reprit le chemin de l'eglise Saint-Germain-l'Auxerrois.

Chicot n'etait pas le seul qui cherchat le duc d'Anjou et qui
s'inquietat de son absence; les Guise, eux aussi, le cherchaient de
tous cotes, mais ils n'etaient pas plus heureux que Chicot. M. d'Anjou
n'etait pas homme a se hasarder imprudemment, et nous verrons plus
tard quelles precautions le retenaient encore eloigne de ses amis.

Un instant, Chicot crut l'avoir trouve: c'etait dans la rue Bethisy;
un groupe nombreux s'etait forme a la porte d'un marchand de vins, et
dans ce groupe Chicot reconnut M. de Monsoreau et le Balafre.

--Bon, dit-il, voici les remoras: le requin ne doit pas etre loin.

Chicot se trompait. M. de Monsoreau et le Balafre etaient occupes a
verser, a la porte d'un cabaret regorgeant d'ivrognes, force rasades a
un orateur dont ils excitaient ainsi la balbutiante eloquence.

Cet orateur, c'etait Gorenflot ivre mort. Gorenflot racontant son
voyage de Lyon et son duel dans une auberge avec un effroyable suppot
de Calvin.

M. de Guise pretait a ce recit, dans lequel il croyait reconnaitre des
coincidences avec le silence de Nicolas David, l'attention la plus
soutenue.

Au reste, la rue Bethisy etait encombree de monde; plusieurs
gentilshommes ligueurs avaient attache leurs chevaux a une espece de
rond-point assez commun dans la plupart des rues de cette epoque.
Chicot s'arreta a l'extremite du groupe qui fermait ce rond-point et
tendit l'oreille.

Gorenflot, tourbillonnant, eclatant, culbutant incessamment, renverse
de sa chaire vivante, et remis tant bien que mal en selle sur Panurge;
Gorenflot ne parlant plus que par saccades, mais malheureusement
parlant encore, etait le jouet de l'insistance du duc et de l'adresse
de M. de Monsoreau, qui tiraient de lui des bribes de raison et des
fragments d'aveux.

Une pareille confession effraya le Gascon aux ecoutes bien autrement
que la presence du roi de Navarre a Paris. Il voyait venir le moment
ou Gorenflot laisserait echapper son nom, et ce nom pouvait eclaircir
tout le mystere d'une lueur funeste. Chicot ne perdit pas de temps, il
coupa ou denoua les brides des chevaux qui se caressaient aux volets
des boutiques du rond-point, et, donnant a deux ou trois d'entre eux
de violents coups d'etrivieres, il les lanca au milieu de la foule,
qui, devant leur galop et leur hennissement, s'ouvrit, rompue et
dispersee.

Gorenflot eut peur pour Panurge, les gentilshommes eurent peur pour
eux-memes; l'assemblee s'ouvrit, chacun se dispersa. Le cri: "Au feu!"
retentit, repete par une douzaine de voix. Chicot passa comme une
fleche au milieu des groupes, et, s'approchant de Gorenflot, tout en
lui montrant une paire d'yeux flamboyants qui commencerent a le
degriser, saisit Panurge par la bride, et, au lieu de suivre la foule,
lui tourna le dos, de sorte que ce double mouvement, fait en sens
contraire, laissa bientot un notable espace entre Gorenflot et le duc
de Guise, espace que remplit a l'instant meme le noyau toujours
grossissant des curieux accourus trop tard.

Alors Chicot entraina le moine chancelant au fond du cul-de-sac forme
par l'abside de l'eglise Saint-Germain-l'Auxerrois, et, l'adossant au
mur, lui et Panurge, comme un statuaire eut fait d'un bas-relief qu'il
eut voulu incruster dans la pierre:

--Ah! ivrogne! lui dit-il; ah! paien! ah! traitre! ah! renegat! tu
prefereras donc toujours un pot de vin a ton ami?

--Ah! monsieur Chicot! balbutia le moine.

--Comment! je te nourris, infame! continua Chicot, je t'abreuve, je
t'emplis les poches et l'estomac, et tu trahis ton seigneur!

--Ah! Chicot! dit le moine attendri.

--Tu racontes mes secrets, miserable!

--Cher ami!

--Tais-toi! tu n'es qu'un sycophante, et tu merites un chatiment.

Le moine trapu, vigoureux, enorme, puissant comme un taureau, mais
dompte par le repentir et surtout par le vin, vacillait sans se
defendre, aux mains de Chicot, qui le secouait comme un ballon gonfle
d'air.

Panurge seul protestait contre la violence faite a son ami par des
coups de pieds qui n'atteignaient personne, et que Chicot lui rendait
en coups de baton.

--Un chatiment a moi! murmurait le moine; un chatiment a votre ami,
cher monsieur Chicot!

--Oui, oui, un chatiment, dit Chicot, et tu vas le recevoir.

Et le baton du Gascon passa pour un instant de la croupe de l'ane aux
epaules larges et charnues du moine.

--Oh! si j'etais a jeun! fit Gorenflot avec un mouvement de colere.

--Tu me battrais, n'est-ce pas, ingrat? moi, ton ami?

--Vous, mon ami, monsieur Chicot! et vous m'assommez.

--Qui aime bien chatie bien.

--Arrachez-moi donc la vie tout de suite! s'ecria Gorenflot.

--Je le devrais.

--Oh! si j'etais a jeun! repeta le moine avec un profond gemissement.

--Tu l'as deja dit.

Et Chicot redoubla de preuves d'amitie envers le pauvre genovefain,
qui se mit a beugler de toutes ses forces.

--Allons, apres le boeuf voici le veau, dit le Gascon. Ca, maintenant,
qu'on se cramponne a Panurge et qu'on aille se coucher gentiment a _la
Corne d'Abondance._

--Je ne vois plus mon chemin, dit le moine, des yeux duquel coulaient
de grosses larmes.

--Ah! dit Chicot, si tu pleurais le vin que tu as bu, cela au moins te
degriserait peut-etre. Mais non, il va falloir encore que je te serve
de guide.

Et Chicot se mit a tirer l'ane par la bride, tandis que le moine, se
cramponnant des deux mains a la blatriere, faisait tous ses efforts
pour conserver son centre de gravite.

Ils traverserent ainsi le pont aux Meuniers, la rue Saint-Barthelemy,
le Petit-Pont, et remonterent la rue Saint-Jacques, le moine toujours
pleurant, le Gascon toujours tirant.

Deux garcons, aides de maitre Bonhomet, descendirent, sur l'ordre de
Chicot, le moine de son ane, et le conduisirent dans le cabinet que
nos lecteurs connaissent deja.

--C'est fait, dit maitre Bonhomet en revenant.

--Il est couche? demanda Chicot.

--Il ronfle.

--A merveille! mais, comme il se reveillera un jour ou l'autre,
rappelez-vous que je ne veux point qu'il sache comment il est revenu
ici, pas un mot d'explication, il ne serait meme pas mal qu'il crut
n'en etre pas sorti depuis la fameuse nuit ou il a fait un si grand
esclandre dans son couvent, et qu'il prit pour un reve ce qui lui est
arrive dans l'intervalle.

--Il suffit, seigneur Chicot, repondit l'hotelier; mais que lui est-il
donc arrive a ce pauvre moine?

--Un grand malheur; il parait qu'a Lyon il s'est pris de querelle avec
un envoye de M. de Mayenne, et qu'il l'a tue.

--Oh! mon Dieu!... s'ecria l'hote, de sorte que....

--De sorte que M. de Mayenne a jure, a ce qu'il parait, qu'il le
ferait rouer vif ou qu'il y perdrait son nom, repondit Chicot.

--Soyez tranquille, dit Bonhomet, sous aucun pretexte il ne sortira
d'ici.

--A la bonne heure; et maintenant, continua le Gascon rassure sur
Gorenflot, il faut absolument que je retrouve mon duc d'Anjou,
cherchons.

Et il prit sa course vers l'hotel de Sa Majeste Francois III.




CHAPITRE XVII

LE PRINCE ET L'AMI.


Comme on l'a vu, Chicot avait vainement cherche le duc d'Anjou par les
rues de Paris pendant la soiree de la Ligue.

Le duc de Guise, on se le rappelle, avait invite le prince a sortir:
cette invitation avait inquiete l'ombrageuse altesse. Francois avait
reflechi, et, apres reflexion, Francois depassait le serpent en
prudence.

Cependant, comme son interet a lui-meme exigeait qu'il vit de ses
propres yeux ce qui devait se passer ce soir-la, il se decida a
accepter l'invitation, mais il prit en meme temps la resolution de ne
mettre le pied hors de son palais que bien et dument accompagne.

De meme que tout homme qui craint appelle une arme favorite a son
secours, le duc alla chercher son epee, qui etait Bussy d'Amboise.

--Pour que le duc se decidat a cette demarche, il fallait que la peur
le talonnat bien fort. Depuis sa deception a l'endroit de M. de
Monsoreau, Bussy boudait, et Francois s'avouait a lui-meme qu'a la
place de Bussy, et en supposant qu'en prenant sa place il eut en meme
temps pris son courage, il aurait temoigne plus que du depit au prince
qui l'eut trahi d'une si cruelle facon.

Au reste, Bussy, comme toutes les natures d'elite, sentait plus
vivement la douleur que le plaisir: il est rare qu'un homme intrepide
au danger, froid et calme en face du fer et du feu, ne succombe pas
plus facilement qu'un lache aux emotions d'une contrariete. Ceux que
les femmes font pleurer le plus facilement, ce sont les hommes qui se
font le plus craindre des hommes.

Bussy dormait, pour ainsi dire, dans sa douleur: il avait vu Diane
recue a la cour, reconnue comme comtesse de Monsoreau, admise par la
reine Louise au rang de ses dames d'honneur; il avait vu mille regards
curieux devorer cette beaute sans rivale, qu'il avait pour ainsi dire
decouverte et tiree du tombeau ou elle etait ensevelie. Il avait,
pendant toute une soiree, attache ses yeux ardents sur la jeune femme
qui ne levait point ses yeux appesantis; et, dans tout l'eclat de
cette fete, Bussy, injuste comme tout homme qui aime veritablement,
Bussy, oubliant le passe et detruisant lui-meme dans son esprit tous
les fantomes de bonheur que le passe y avait fait naitre, Bussy ne
s'etait pas demande combien Diane devait souffrir de tenir ainsi ses
yeux baisses, elle qui pouvait, en face d'elle, apercevoir un visage
voile par une tristesse sympathique, au milieu de toutes ces figures
indifferentes ou sottement curieuses.

--Oh! se dit Bussy a lui-meme, en voyant qu'il attendait inutilement
un regard, les femmes n'ont d'adresse et d'audace que lorsqu'il s'agit
de tromper un tuteur, un epoux ou une mere; elles sont gauches, elles
sont laches, lorsqu'il s'agit de payer une dette de simple
reconnaissance; elles ont tellement peur de paraitre aimer, elles
attachent un prix si exagere a leur moindre faveur, que, pour
desesperer celui qui pretend a elles, elles ne regardent point, quand
tel est leur caprice, a lui briser le coeur. Diane pouvait me dire
franchement: "Merci de ce que vous avez fait pour moi, monsieur de
Bussy, mais je ne vous aime pas." J'eusse ete tue du coup, ou j'en
eusse gueri. Mais non! elle me prefere, me laisse l'aimer inutilement;
mais elle n'y a rien gagne, car je ne l'aime plus, je la meprise.

Et il s'eloigna du cercle royal, la rage dans le coeur.

En ce moment, ce n'etait plus cette noble figure que toutes les femmes
regardaient avec amour et tous les hommes avec terreur: c'etait un
front terni, un oeil faux, un sourire oblique.

Bussy, en sortant, se vit passer dans un grand miroir de Venise et se
trouva lui-meme insupportable a voir.

--Mais je suis fou, dit-il; comment, pour une personne qui me
dedaigne, je me rendrais odieux a cent qui me recherchent! Mais
pourquoi me dedaigne-t-elle, ou plutot pour qui?

Est-ce pour ce long squelette a face livide, qui, toujours plante a
dix pas d'elle, la couve sans cesse de son jaloux regard... et qui,
lui aussi, feint de ne pas me voir? Et dire cependant que, si je le
voulais, dans un quart d'heure, je le tiendrais muet et glace sous mon
genou avec dix pouces de mon epee dans le coeur; dire que, si je le
voulais, je pourrais jeter sur cette robe blanche le sang de celui qui
y a cousu ces fleurs; dire que, si je le voulais, ne pouvant etre
aime, je serais au moins terrible et hai!

Oh! sa haine! sa haine! plutot que son indifference.

Oui, mais ce serait banal et mesquin: c'est ce que feraient un Quelus
et un Maugiron, si un Quelus et un Maugiron savaient aimer. Mieux vaut
ressembler a ce heros de Plutarque que j'ai tant admire, a ce jeune
Antiochus mourant d'amour, sans risquer un aveu, sans proferer une
plainte. Oui, je me tairai! Oui, moi qui ai lutte corps a corps avec
tous les hommes effrayants de ce siecle; moi qui ai vu Crillon, le
brave Crillon lui-meme, desarme devant moi, et qui ai tenu sa vie a ma
merci. Oui, j'eteindrai ma douleur et l'etoufferai dans mon ame, comme
a fait Hercule du geant Antee, sans lui laisser toucher une seule fois
du pied l'Esperance, sa mere. Non, rien ne m'est impossible a moi,
Bussy, que, comme Crillon, on a surnomme le brave, et tout ce que les
heros ont fait, je le ferai.

Et, sur ces mots, il deroidit la main convulsive avec laquelle il
dechirait sa poitrine, il essuya la sueur de son front et marcha
lentement vers la porte; son poing allait frapper rudement la
tapisserie: il se commanda la patience et la douceur, et il sortit, le
sourire sur les levres et le calme sur le front, avec un volcan dans
le coeur.

Il est vrai que, sur sa route, il rencontra M. le duc d'Anjou et
detourna la tete, car il sentait que toute sa fermete d'ame ne
pourrait aller jusqu'a sourire, et meme saluer le prince qui
l'appelait son ami et qui l'avait trahi si odieusement.

En passant, le prince prononca le nom de Bussy, mais Bussy ne se
detourna meme point.

Bussy rentra chez lui. Il placa son epee sur la table, ota son
poignard de sa gaine, degrafa lui-meme pourpoint et manteau, et
s'assit dans un grand fauteuil en appuyant sa tete a l'ecusson de ses
armes qui en ornait le dossier.

Ses gens le virent absorbe; ils crurent qu'il voulait reposer, et
s'eloignerent. Bussy ne dormait pas: il revait.

Il passa de cette facon plusieurs heures sans s'apercevoir qu'a
l'autre bout de la chambre un homme, assis comme lui, l'epiait
curieusement, sans faire un geste, sans prononcer un mot, attendant,
selon toute probabilite, l'occasion d'entrer en relation, soit par un
mot, soit par un signe.

Enfin, un frisson glacial courut sur les epaules de Bussy et fit
vaciller ses yeux; l'observateur ne bougea point.

Bientot les dents du comte cliquerent les unes contre les autres; ses
bras se roidirent; sa tete, devenue trop pesante, glissa le long du
dossier du fauteuil et tomba sur son epaule.

En ce moment, l'homme qui l'examinait se leva de sa chaise en poussant
un soupir, et s'approcha de lui.

--Monsieur le comte, dit-il, vous avez la fievre.

Le comte leva son front qu'empourprait la chaleur de l'acces.

--Ah! c'est toi, Remy, dit-il.

--Oui, comte; je vous attendais ici.

--Ici, et pourquoi?

--Parce que la ou l'on souffre on ne reste pas longtemps.

--Merci, mon ami, dit Bussy en prenant la main du jeune homme.

Remy garda entre les siennes cette main terrible, devenue plus faible
que la main d'un enfant, et, la pressant avec affection et respect
contre son coeur:

--Voyons, dit-il, il s'agit de savoir, monsieur le comte, si vous
voulez demeurer ainsi: voulez-vous que la fievre gagne et vous abatte?
restez debout; voulez-vous la dompter? mettez-vous au lit, et
faites-vous lire quelque beau livre ou vous puissiez puiser l'exemple
et la force.

Le comte n'avait plus rien a faire au monde qu'obeir; il obeit.

C'est donc en son lit que le trouverent tous les amis qui le vinrent
visiter.

Pendant toute la journee du lendemain, Remy ne quitta point le chevet
du comte; il avait la double attribution de medecin du corps et de
medecin de l'ame; il avait des breuvages rafraichissants pour l'un, il
avait de douces paroles pour l'autre.

Mais le lendemain, qui etait le jour ou M. de Guise etait venu au
Louvre, Bussy regarda autour de lui, Remy n'y etait point.

--Il s'est fatigue, pensa Bussy; c'est bien naturel! pauvre garcon,
qui doit avoir tant besoin d'air, de soleil et de printemps! Et puis
Gertrude l'attendait, sans doute; Gertrude n'est qu'une femme de
chambre, mais elle l'aime... Une femme de chambre qui aime vaut mieux
qu'une reine qui n'aime pas.

La journee se passa ainsi, Remy ne reparut pas; justement parce qu'il
etait absent, Bussy le desirait; il se sentait contre ce pauvre garcon
de terribles mouvements d'impatience.

--Oh! murmura-t-il une fois ou deux, moi qui croyais encore a la
reconnaissance et a l'amitie! Non, desormais je ne veux plus croire a
rien.

Vers le soir, quand les rues commencaient a s'emplir de monde et de
rumeurs, quand le jour deja disparu ne permettait plus de distinguer
les objets dans l'appartement, Bussy entendit des voix tres-hautes et
tres-nombreuses dans son antichambre.

Un serviteur accourut alors tout effare.

--Monseigneur le duc d'Anjou, dit-il.

--Fais entrer, repliqua Bussy en froncant le sourcil a l'idee que son
maitre s'inquietait de lui, ce maitre dont il meprisait jusqu'a la
politesse.

Le duc entra. La chambre de Bussy etait sans lumiere; les coeurs
malades aiment l'obscurite, car ils peuplent l'obscurite de fantomes.

--Il fait trop sombre chez toi, Bussy, dit le duc; cela doit te
chagriner.

Bussy garda le silence; le degout lui fermait la bouche.

--Es-tu donc malade gravement, continua le duc, que tu ne me reponds
pas?

--Je suis fort malade, en effet, monseigneur, murmura Bussy.

--Alors, c'est pour cela que je ne t'ai point vu chez moi depuis deux
jours? dit le duc.

--Oui, monseigneur, dit Bussy.

Le prince, pique de ce laconisme, fit deux ou trois tours par la
chambre en regardant les sculptures qui se detachaient dans l'ombre,
et en maniant les etoffes.

--Tu es bien loge, Bussy, ce me semble du moins, dit le duc.

Bussy ne repondit pas.

--Messieurs, dit le duc a ses gentilshommes, demeurez dans la chambre
a cote; il faut croire que, decidement, mon pauvre Bussy est bien
malade. Ca, pourquoi n'a-t-on pas prevenu Miron? Le medecin d'un roi
n'est pas trop bon pour Bussy.

Un serviteur de Bussy secoua la tete: le duc regarda ce mouvement.

--Voyons, Bussy, as-tu des chagrins? demanda le prince presque
obsequieusement.

--Je ne sais pas, repondit le comte.

Le duc s'approcha, pareil a ces amants qu'on rebute, et qui, a mesure
qu'on les rebute, deviennent plus souples et plus complaisants.

--Voyons! parle-moi donc, Bussy! dit-il.

--Eh! que vous dirai-je, monseigneur?

--Tu es fache contre moi, hein? ajouta-t-il a voix basse.

--Moi, fache, de quoi? D'ailleurs, on ne se fache point contre les
princes. A quoi cela servirait-il?

Le duc se tut.

--Mais, dit Bussy a son tour, nous perdons le temps en preambules.
Allons au fait, monseigneur.

Le duc regarda Bussy.

--Vous avez besoin de moi, n'est-ce pas? dit ce dernier avec une
durete incroyable.

--Ah! monsieur de Bussy!

--Eh! sans doute, vous avez besoin de moi, je le repete; croyez-vous
que je pense que c'est par amitie, que vous me venez voir? Non,
pardieu, car vous n'aimez personne.

--Oh! Bussy!... toi, me dire de pareilles choses!

--Voyons, finissons-en; parlez, monseigneur, que vous faut-il? Quand
on appartient a un prince, quand ce prince dissimule au point de vous
appeler mon ami, eh bien! il faut lui savoir gre de la dissimulation
et lui faire tout sacrifice, meme celui de la vie. Parlez.

Le duc rougit; mais, comme il etait dans l'ombre, personne ne vit
cette rougeur.

--Je ne voulais rien de toi, Bussy, et tu te trompes, dit-il, en
croyant ma visite interessee. Je desire seulement, voyant le beau
temps qu'il fait, et tout Paris etant emu ce soir de la signature de
la Ligue, t'avoir en ma compagnie pour courir un peu la ville.

Bussy regarda le duc.

--N'avez-vous pas Aurilly? dit-il.

--Un joueur de luth.

--Ah! monseigneur! vous ne lui donnez pas toutes ses qualites, je
croyais qu'il remplissait encore pres de vous d'autres fonctions. Et,
en dehors d'Aurilly, d'ailleurs, vous avez encore dix ou douze
gentilshommes dont j'entends les epees retentir sur les boiseries de
mon antichambre.

La portiere se souleva lentement.

--Qui est la? demanda le duc avec hauteur, et qui entre sans se faire
annoncer dans la chambre ou je suis?

--Moi, Remy, repondit le Haudoin en faisant une entree majestueuse et
nullement embarrassee.

--Qu'est-ce que Remy? demanda le duc.

--Remy, monseigneur, repondit le jeune homme, c'est le medecin.

--Remy, dit Bussy, c'est plus que le medecin, monseigneur, c'est
l'ami.

--Ah! fit le duc blesse.

--Tu as entendu ce que monseigneur desire, demanda Bussy en
s'appretant a sortir du lit.

--Oui, que vous l'accompagniez, mais....

--Mais quoi? dit le duc.

--Mais vous ne l'accompagnerez pas, monseigneur, repondit le Haudoin.

--Et pourquoi cela? s'ecria Francois.

--Parce qu'il fait trop froid dehors, monseigneur.

--Trop froid? dit le duc surpris qu'on osat lui resister.

--Oui! trop froid. En consequence, moi qui reponds de la sante de M.
de Bussy a ses amis et a moi-meme, je lui defends de sortir.

Bussy n'en allait pas moins sauter en bas du lit, mais la main de Remy
rencontra la sienne et la lui serra d'une facon significative.

--C'est bon, dit le duc. Puisqu'il courrait si gros risque a sortir,
il restera.

Et Son Altesse, piquee outre mesure, fit deux pas vers la porte.

Bussy ne bougea point.

Le duc revint vers le lit.

--Ainsi c'est decide, dit-il, tu ne te risques point?

--Vous le voyez, monseigneur, dit Bussy, le medecin le defend.

--Tu devrais voir Miron, Bussy; c'est un grand docteur.

--Monseigneur, j'aime mieux un medecin ami qu'un medecin savant, dit
Bussy.

--En ce cas, adieu!

--Adieu, monseigneur!

Et le duc sortit avec grand fracas.

A peine fut-il dehors, que Remy, qui l'avait suivi des yeux jusqu'a ce
qu'il fut sorti de l'hotel, accourut pres du malade.

--Ca, dit-il, monseigneur, qu'on se leve, et tout de suite, s'il vous
plait.

--Pour quoi faire me lever?

--Pour venir faire un tour avec moi. Il fait trop chaud dans cette
chambre.

--Mais tu disais tout a l'heure au duc qu'il faisait trop froid
dehors!

--Depuis qu'il est sorti la temperature a change.

--De sorte que... dit Bussy en se soulevant avec curiosite.

--De sorte qu'en ce moment, repondit le Haudoin, je suis convaincu que
l'air vous serait bon.

--Je ne comprends pas, fit Bussy.

--Est-ce que vous comprenez quelque chose aux potions que je vous
donne? vous les avalez cependant. Allons! sus! levons-nous: une
promenade avec M. le duc d'Anjou etait dangereuse, avec le medecin
elle est salutaire; c'est moi qui vous le dis. N'avez-vous donc plus
confiance en moi? alors il faut me renvoyer.

--Allons donc, dit Bussy, puisque tu le veux.

--Il le faut.

Bussy se leva pale et tremblant.

--L'interessante paleur, dit Remy, le beau malade!

--Mais ou allons-nous?

--Dans un quartier dont j'ai analyse l'air aujourd'hui meme.

--Et cet air?

--Est souverain pour votre maladie, monseigneur.

Bussy s'habilla.

--Mon chapeau et mon epee! dit-il.

Il se coiffa de l'un et ceignit l'autre.

Puis tous deux sortirent.




CHAPITRE XVIII


ETYMOLOGIE DE LA RUE DE LA JUSSIENNE


Remy prit son malade pardessous le bras, tourna a gauche, prit la rue
Coquillere et la suivit jusqu'au rempart.

--C'est etrange, dit Bussy, tu me conduis du cote des marais de la
Grange-Bateliere, et tu pretends que ce quartier est sain?

--Oh! monsieur! dit Remy, un peu de patience, nous allons tourner
autour de la rue Pagevin, nous allons laisser a droite la rue
Breneuse, et nous allons rentrer dans la rue Montmartre; vous verrez
la belle rue que la rue Montmartre!

--Crois-tu donc que je ne la connais pas?

--Eh bien! alors, si vous la connaissez, tant mieux! je n'aurai pas
besoin de perdre du temps a vous en faire voir les beautes, et je vous
conduirai tout de suite dans une petite jolie rue. Venez toujours, je
ne vous dis que cela.

Et, en effet, apres avoir laisse la porte Montmartre a gauche et avoir
fait deux cents pas, a peu pres, dans la rue, Remy tourna a droite.

--Ah ca! mais tu le fais expres, s'ecria Bussy; nous retournons d'ou
nous venons.

--Ceci, dit Remy, est la rue de la Gypecienne, ou de l'Egyptienne,
comme vous voudrez, rue que le peuple commence deja a nommer la rue de
la Gyssienne, et qu'il finira par appeler, avant peu, la rue de la
Jussienne, parce que c'est plus doux, et que le genie des langues tend
toujours, a mesure qu'on s'avance vers le Midi, a multiplier les
voyelles. Vous devez savoir cela, vous, monseigneur, qui avez ete en
Pologne; les coquins n'en sont-ils pas encore a leurs quatre consonnes
de suite, ce qui fait qu'ils ont l'air, en parlant, de broyer de
petits cailloux et de jurer en les broyant?

--C'est tres-juste, dit Bussy; mais comme je ne crois pas que nous
soyons venus ici pour faire un cours de phylologie voyons, dis-moi ou
allons-nous?

--Voyez-vous cette petite eglise? dit Remy sans repondre autrement a
ce que lui disait Bussy. Hein! monseigneur! comme elle est fierement
campee, avec sa facade sur la rue et son abside sur le jardin de la
communaute! Je parie que vous ne l'avez, jusqu'a ce jour, jamais
remarquee?

--En effet, dit Bussy, je ne la connaissais pas.

Et Bussy n'etait pas le seul seigneur qui ne fut jamais entre dans
cette eglise de Sainte-Marie-L'Egyptienne, eglise toute populaire, et
qui etait connue aussi des fideles qui la frequentaient sous le nom de
chapelle Quoqheron.

--Eh bien! dit Remy, maintenant que vous savez comment s'appelle cette
eglise, monseigneur, et que vous en avez suffisamment examine
l'exterieur, entrons-y, et vous verrez les vitraux de la nef: ils sont
curieux.

Bussy regarda le Haudoin, et il vit sur le visage du jeune homme un si
doux sourire, qu'il comprit que le jeune docteur avait, en le faisant
entrer dans l'eglise, un autre but que celui de lui faire voir des
vitraux qu'on ne pouvait voir, attendu qu'il faisait nuit.

Mais il y avait autre chose encore que l'on pouvait voir, car
l'interieur de l'eglise etait eclaire pour l'office du Salut: c'etait
ces naives peintures du seizieme siecle, comme l'Italie, grace a son
beau climat, en garde encore beaucoup, tandis que, chez nous,
l'humidite d'un cote, et le vandalisme de l'autre, ont efface, a qui
mieux mieux, sur nos murailles, ces traditions d'un age ecoule, et ces
preuves d'une foi qui n'est plus.

En effet, le peintre avait peint a fresque, pour Francois Ier et par
les ordres de ce roi, la vie de sainte Marie l'Egyptienne; or, au
nombre des sujets les plus interessants de cette vie, l'artiste
imagier, naif et grand ami de la verite, sinon anatomique, du moins
historique, avait, dans l'endroit le plus apparent de la chapelle,
place ce moment difficile ou, sainte Marie, n'ayant point d'argent
pour payer le batelier, s'offre elle-meme comme salaire de son
passage.

Maintenant, il est juste de dire que, malgre la veneration des fideles
pour Marie l'Egyptienne convertie, beaucoup d'honnetes femmes du
quartier trouvaient que le peintre aurait pu mettre ailleurs ce sujet,
ou tout au moins le traiter d'une facon moins naive, et la raison
qu'elles donnaient, ou plutot qu'elles ne donnaient point, etait que
certains details de la fresque detournaient trop souvent la vue des
jeunes courtauds de boutique que les drapiers, leurs patrons,
amenaient a l'eglise les dimanches et fetes.

Bussy regarda le Baudoin, qui, devenu courtaud pour un instant,
donnait une grande attention a cette peinture.

--As-tu la pretention, lui dit-il, de faire naitre en moi des idees
anacreontiques, avec ta chapelle de Sainte-Marie-l'Egyptienne? S'il en
est ainsi, tu t'es trompe d'espece. Il faut amener ici des moines et
des ecoliers.

--Dieu m'en garde, dit le Haudoin: _Omnis cogitatio libidinosa
cerebrum inficit._

--Eh bien, alors?

--Dame! ecoutez donc, on ne peut cependant pas se crever les yeux
quand on entre ici.

--Voyons, tu avais un autre but, en m'amenant ici, n'est-ce pas, que
de me faire voir les genoux de sainte Marie l'Egyptienne?

--Ma foi, non, dit Remy.

--Alors, j'ai vu, partons.

--Patience! voici que l'office s'acheve. En sortant maintenant nous
derangerions les fideles.

Et le Haudoin retint doucement Bussy par le bras.

--Ah! voila que chacun se retire, dit Remy. faisons comme les autres,
s'il vous plait.

Bussy se dirigea vers la porte avec une indifference et une
distraction visibles.

--Eh bien, dit le Haudoin, voila que vous allez sortir sans prendre de
l'eau benite. Ou diable avez-vous donc la tete?

Bussy, obeissant comme un enfant, s'achemina vers la colonne dans
laquelle etait incruste le benitier.

Le Haudoin profita de ce mouvement pour faire un signe d'intelligence
a une femme qui, sur le signe du jeune docteur, s'achemina de son cote
vers la meme colonne ou tendait Bussy.

Aussi, au moment ou le comte portait la main vers le benitier en forme
de coquille, que soutenaient deux Egyptiens en marbre noir, une main
un peu grosse et un peu rouge, qui cependant etait une main de femme,
s'allongea vers la sienne et humecta ses doigts de l'eau lustrale.

Bussy ne put s'empecher de porter ses yeux de la main grosse et rouge
au visage de la femme; mais, a l'instant meme, il recula d'un pas et
palit subitement, car il venait de reconnaitre, dans la proprietaire
de cette main, Gertrude, a moitie cachee sous un voile de laine noir.

Il resta le bras etendu, sans songer a faire le signe de la croix,
tandis que Gertrude passait en le saluant et profilait sa haute taille
sous le porche de la petite eglise.

A deux pas derriere Gertrude, dont les coudes robustes faisaient faire
place, venait une femme soigneusement enveloppee dans un mantelet de
soie, une femme dont les formes elegantes et jeunes, dont le pied
charmant, dont la taille delicate, firent songer a Bussy qu'il n'y
avait au monde qu'une taille, qu'un pied, qu'une forme semblables.

Remy n'eut rien a lui dire, il le regarda seulement; Bussy comprenait
maintenant pourquoi le jeune homme l'avait amene rue
Sainte-Marie-l'Egyptienne et l'avait fait entrer dans l'eglise.

Bussy suivit cette femme, le Haudoin suivit Bussy.

C'eut ete une chose amusante que cette procession de quatre figures se
suivant d'un pas egal, si la tristesse et la paleur de deux d'entre
elles n'eussent pas decele de cruelles souffrances.

Gertrude, toujours marchant la premiere, tourna l'angle de la rue
Montmartre, fit quelques pas en suivant cette rue, puis tout a coup se
jeta a droite dans une impasse sur laquelle s'ouvrait une porte.

Bussy hesita.

--Eh bien, monsieur le comte, demanda Remy, vous voulez donc que je
vous marche sur les talons?

Bussy continua sa route.

Gertrude, qui marchait toujours la premiere, tira une clef de sa
poche, et fit entrer sa maitresse, qui passa devant elle sans
retourner la tete.

Le Haudoin dit deux mots a la cameriste, s'effaca et laissa passer
Bussy; puis Gertrude et lui entrerent de front, refermerent la porte,
et l'impasse se retrouva deserte.

Il etait sept heures et demie du soir, on allait atteindre les
premiers jours de mai; a l'air tiede qui indiquait les premieres
haleines du printemps, les feuilles commencaient a se developper au
sein de leurs enveloppes crevassees.

Bussy regarda autour de lui: il se trouvait dans un petit jardin de
cinquante pieds carres, entoure de murs tres-hauts, sur le sommet
desquels la vigne vierge et le lierre, elancant leurs pousses
nouvelles, faisaient ebouler, de temps a autre, quelques petites
parcelles de platre, et jetaient a la brise ce parfum acre et
vigoureux que le frais du soir arrache a leurs feuilles.

De longues ravenelles, joyeusement elancees hors des crevasses du
vieux mur de l'eglise, epanouissaient leurs boutons rouges comme un
cuivre sans alliage.

Enfin, les premiers lilas, eclos au soleil de la matinee, venaient, de
leurs suaves emanations, ebranler le cerveau encore vacillant du jeune
homme, qui se demandait si tant de parfums, de chaleur et de vie ne
lui venaient pas a lui, si seul, si faible, si abandonne il y avait
une heure a peine, ne lui venaient pas uniquement de la presence d'une
femme si tendrement aimee.

Sous un berceau de jasmin et de clematite, sur un petit banc de bois
adosse au mur de l'eglise, Diane s'etait assise, le front penche, les
mains inertes et tombant a ses cotes, et l'on voyait s'effeuiller,
froissee entre ses doigts, une giroflee qu'elle brisait sans s'en
douter et dont elle eparpillait les fleurs sur le sable.

A ce moment, un rossignol, cache dans un marronnier voisin, commenca
sa longue et melancolique chanson, brodee de temps en temps de notes
eclatantes comme des fusees.

Bussy etait seul dans ce jardin avec madame de Monsoreau, car Remy et
Gertrude se tenaient a distance: il s'approcha d'elle; Diane leva la
tete.

--Monsieur le comte, dit-elle d'une voix timide, tout detour serait
indigne de nous: si vous m'avez trouvee tout a l'heure a l'eglise
Sainte-Marie-l'Egyptienne, ce n'est point le hasard qui vous y a
conduit.

--Non, madame, dit Bussy, c'est le Haudoin qui m'a fait sortir sans me
dire dans quel but, et je vous jure que j'ignorais....

--Vous vous trompez au sens de mes paroles, monsieur, dit tristement
Diane. Oui, je sais bien que c'est M. Remy qui vous a conduit a
l'eglise, et de force peut-etre?

--Madame, dit Bussy, ce n'est point de force... Je ne savais pas que
j'y devais voir....

--Voila une dure parole, monsieur le comte, murmura Diane en secouant
la tete et en levant sur Bussy un regard humide. Avez-vous l'intention
de me faire comprendre que, si vous eussiez connu le secret de Remy,
vous ne l'eussiez point accompagne?

--Oh! madame!

--C'est naturel, c'est juste, monsieur, vous m'avez rendu un service
signale, et je ne vous ai point encore remercie de votre courtoisie.
Pardonnez-moi, et agreez toutes mes actions de graces.

--Madame....

Bussy s'arreta; il etait tellement etourdi, qu'il n'avait a son
service ni paroles ni idees.

--Mais j'ai voulu vous prouver, moi, continua Diane en s'animant, que
je ne suis pas une femme ingrate ni un coeur sans memoire. C'est moi
qui ai prie M. Remy de me procurer l'honneur de votre entretien; c'est
moi qui ai indique ce rendez-vous: pardonnez-moi si je vous ai deplu.

Bussy appuya une main sur son coeur.

--Oh! madame, dit-il, vous ne le pensez pas.

Les idees commencaient a revenir a ce pauvre coeur brise, et il lui
semblait que cette douce brise du soir qui lui apportait de si doux
parfums et de si tendres paroles lui enlevait en meme temps un nuage
de dessus les yeux.

--Je sais, continua Diane, qui etait la plus forte, parce que depuis
longtemps elle etait preparee a cette entrevue, je sais combien vous
avez eu de mal a faire ma commission. Je connais toute votre
delicatesse. Je vous connais et vous apprecie, croyez-le bien. Jugez
donc ce que j'ai du souffrir a l'idee que vous meconnaitriez les
sentiments de mon coeur.

--Madame, dit Bussy, depuis trois jours je suis malade.

--Oui, je le sais, repondit Diane avec une rougeur qui trahissait tout
l'interet qu'elle prenait a cette maladie, et je souffrais plus que
vous, car M. Remy,--il me trompait sans doute,--M. Remy me laissait
croire....

--Que votre oubli causait ma souffrance. Oh! c'est vrai.

--Donc, j'ai du faire ce que je fais, comte, reprit madame de
Monsoreau. Je vous vois, je vous remercie de vos soins obligeants, et
vous en jure une reconnaissance eternelle.... Maintenant croyez que je
parle du fond du coeur.

Bussy secoua tristement la tete et ne repondit pas.

--Doutez-vous de mes paroles? reprit Diane.

--Madame, repondit Bussy, les gens qui ont de l'amitie pour quelqu'un
temoignent cette amitie comme ils peuvent: vous me saviez au palais le
soir de votre presentation a la cour; vous me saviez devant vous, vous
deviez sentir mon regard peser sur toute votre personne, et vous
n'avez pas seulement leve les yeux sur moi; vous ne m'avez pas fait
comprendre, par un mot, par un geste, par un signe, que vous saviez
que j'etais la; apres cela, j'ai tort, madame; peut-etre ne
m'avez-vous pas reconnu, vous ne m'aviez vu que deux fois.

Diane repondit par un regard de si triste reproche, que Bussy en fut
remue jusqu'au fond des entrailles.

--Pardon, madame, pardon, dit-il; vous n'etes point une femme comme
toutes les autres, et cependant vous agissez comme les femmes
vulgaires; ce mariage?

--Ne savez-vous pas comment j'ai ete forcee a le conclure?

--Oui, mais il etait facile a rompre.

--Impossible, au contraire.

--Mais rien ne vous avertissait donc que, pres de vous, veillait un
homme devoue?

Diane baissa les yeux.

--C'etait cela surtout qui me faisait peur, dit-elle.

--Et voila a quelles considerations vous m'avez sacrifie. Oh! songez a
ce que m'est la vie depuis que vous appartenez a un autre.

--Monsieur, dit la comtesse avec dignite, une femme ne change point de
nom sans qu'il n'en resulte un grand dommage pour son honneur, lorsque
deux hommes vivent, qui portent, l'un le nom qu'elle a quitte, l'autre
le nom qu'elle a pris.

--Toujours est-il que vous avez garde le nom de Monsoreau par
preference.

--Le croyez-vous? balbutia Diane. Tant mieux!

Et ses yeux se remplirent de larmes.

Bussy, qui la vit laisser retomber sa tete sur sa poitrine, marcha
avec agitation devant elle.

--Enfin, dit Bussy, me voila redevenu ce que j'etais, madame,
c'est-a-dire un etranger pour vous.

--Helas! fit Diane.

--Votre silence le dit assez.

--Je ne puis parler que par mon silence.

--Votre silence, madame, est la suite de votre accueil du Louvre. Au
Louvre, vous ne me voyiez pas; ici vous ne me parlez pas.

--Au Louvre, j'etais en presence de M. de Monsoreau. M. de Monsoreau
me regardait, et il est jaloux.

--Jaloux! Eh! que lui faut-il donc, mon Dieu! quel bonheur peut-il
envier, quand tout le monde envie son bonheur?

--Je vous dis qu'il est jaloux, monsieur; depuis quelques jours il a
vu roder quelqu'un autour de notre nouvelle demeure.

--Vous avez donc quitte la petite maison de la rue Saint-Antoine?

--Comment! s'ecria Diane emportee par un mouvement irreflechi, cet
homme, ce n'etait donc pas vous?

--Madame, depuis que votre mariage a ete annonce publiquement, depuis
que vous avez ete presentee, depuis cette soiree du Louvre, enfin, ou
vous n'avez pas daigne me regarder, je suis couche; la fievre me
devore, je me meurs; vous voyez que votre mari ne saurait etre jaloux
de moi, du moins, puisque ce n'est pas moi qu'il a pu voir autour de
votre maison.

--Eh bien, monsieur le comte, s'il est vrai, comme vous me l'avez dit,
que vous eussiez quelque desir de me revoir, remerciez cet homme
inconnu; car, connaissant M. de Monsoreau comme je le connais, cet
homme m'a fait trembler pour vous, et j'ai voulu vous voir pour vous
dire: "Ne vous exposez pas ainsi, monsieur le comte, ne me rendez pas
plus malheureuse que je ne le suis."

--Rassurez-vous, madame; je vous le repete, ce n'etait pas moi.

--Maintenant, laissez-moi achever tout ce que j'avais a vous dire.
Dans la crainte de cet homme, que nous ne connaissons pas, mais que M.
de Monsoreau connait peut-etre, dans la crainte de cet homme, il exige
que je quitte Paris; de sorte que, ajouta Diane en tendant la main a
Bussy, de sorte que, monsieur le comte, vous pouvez regarder cet
entretien comme le dernier... Demain je pars pour Meridor.

--Vous partez, madame! s'ecria Bussy.

--Il n'est que ce moyen de rassurer M. de Monsoreau, dit Diane; il
n'est que ce moyen de retrouver ma tranquillite. D'ailleurs, de mon
cote, je deteste Paris; je deteste le monde, la cour, le Louvre. Je
suis heureuse de m'isoler avec mes souvenirs de jeune fille; il me
semble qu'en repassant par le sentier de mes jeunes annees, un peu de
mon bonheur d'autrefois retombera sur ma tete comme une douce rosee.
Mon pere m'accompagne. Je vais retrouver la-bas M. et madame de
Saint-Luc, qui regrettent de ne pas m'avoir pres d'eux. Adieu,
monsieur de Bussy.

Bussy cacha son visage entre ses deux mains.

--Allons, murmura-t-il, tout est fini pour moi.

--Que dites-vous la? s'ecria Diane en se levant.

--Je dis, madame, que cet homme qui vous exile, que cet homme qui
m'enleve le seul espoir qui me restait, c'est-a-dire celui de respirer
le meme air que vous, de vous entrevoir derriere une jalousie, de
toucher votre robe en passant, d'adorer enfin un etre vivant et non
pas une ombre, je dis, je dis que cet homme est mon ennemi mortel, et
que, dusse-je y perir, je detruirai cet homme de mes mains.

--Oh! monsieur le comte!

--Le miserable! s'ecria Bussy; comment! ce n'est point assez pour lui
de vous avoir pour femme, vous, la plus belle et la plus chaste des
creatures; il est encore jaloux! Jaloux! monstre ridicule et devorant:
il absorberait le monde.

--Oh! calmez-vous, comte, calmez-vous, mon Dieu!... il est excusable,
peut-etre.

--Il est excusable! c'est vous qui le defendez, madame!

--Oh! si vous saviez! dit Diane en couvrant son visage de ses deux
mains, comme si elle eut craint que, malgre l'obscurite, Bussy n'en
distinguat la rougeur.

--Si je savais? repeta Bussy. Eh! madame, je sais une chose, c'est
qu'on a tort de penser au reste du monde quand on est votre mari.

--Mais, dit Diane d'une voix entrecoupee, sourde, ardente; mais, si
vous vous trompiez, monsieur le comte, s'il ne l'etait pas!

Et la jeune femme, a ces paroles, effleurant de sa main froide les
mains brulantes de Bussy, se leva et s'enfuit, legere comme une ombre,
dans les detours sombres du petit jardin, saisit le bras de Gertrude
et disparut en l'entrainant, avant que Bussy, ivre, insense, radieux,
eut seulement essaye d'etendre les bras pour la retenir.

Il poussa un cri, et se leva chancelant.

Remy arriva juste pour le retenir dans ses bras et le faire asseoir
sur le banc que Diane venait de quitter.




CHAPITRE XIX

COMMENT D'EPERNON EUT SON POURPOINT DECHIRE, ET COMMENT SCHOMBERG FUT
TEINT EN BLEU.


Tandis que maitre la Huriere entassait signatures sur signatures,
tandis que Chicot consignait Gorenflot a la Corne-d'Abondance, tandis
que Bussy revenait a la vie, dans ce bienheureux petit jardin tout
plein de parfums, de chants et d'amour, Henri, sombre de tout ce qu'il
avait vu par la ville, irrite des predications qu'il avait entendues
dans les eglises, furieux des saluts mysterieux recueillis par son
frere d'Anjou, qu'il avait vu passer devant lui dans la rue
Saint-Honore, accompagne de M. de Guise et de M. de Mayenne, avec tout
une suite de gentilshommes que semblait commander M. de Monsoreau,
Henri, disons-nous, etait rentre au Louvre en compagnie de Maugiron et
de Quelus.

Le roi, selon son habitude, etait sorti avec ses quatre amis; mais, a
quelques pas du Louvre, Schomberg et d'Epernon, ennuyes de voir Henri
soucieux, et comptant qu'au milieu d'un pareil remue-menage il y avait
des chances pour le plaisir et les aventures, Schomberg et d'Epernon
avaient profite de la premiere bousculade pour disparaitre au coin de
la rue de l'Astruce, et, tandis que le roi et ses deux amis
continuaient leur promenade par le quai, ils s'etaient laisse emporter
par la rue d'Orleans.

Ils n'avaient pas fait cent pas, que chacun avait deja son affaire.
D'Epernon avait passe sa sarbacane entre les jambes d'un bourgeois qui
courait, et qui s'en etait alle du coup rouler a dix pas, et Schomberg
avait enleve la coiffe d'une femme qu'il avait cru laide et vieille,
et qui s'etait trouvee, par fortune, jeune et jolie.

Mais tous deux avaient mal choisi leur jour pour s'attaquer a ces bons
Parisiens, d'ordinaire si patients; il courait par les rues cette
fievre de revolte qui bat quelquefois tout a coup des ailes dans les
murs des capitales: le bourgeois culbute s'etait releve et avait crie:
"Au parpaillot!" C'etait un zele, on le crut, et on s'elanca vers
d'Epernon; la femme decoiffee avait crie: "Au mignon!" ce qui etait
bien pis; et son mari, qui etait un teinturier, avait lache sur
Schomberg ses apprentis.

Schomberg etait brave; il s'arreta, voulut parler haut, et mit la main
a son epee.

D'Epernon etait prudent, il s'enfuit.

Henri ne s'etait plus occupe de ses deux mignons, il les connaissait
pour avoir l'habitude de se tirer d'affaire tous deux: l'un, grace a
ses jambes, l'autre, grace a ses bras; il avait donc fait sa tournee
comme nous avons vu, et, sa tournee faite, il etait revenu au Louvre.

Il etait rentre dans son cabinet d'armes, et, assis sur son grand
fauteuil, il tremblait d'impatience, cherchant un bon sujet de se
mettre en colere.

Maugiron jouait avec Narcisse, le grand levrier du roi.

Quelus, les poings appuyes contre ses joues, s'etait accroupi sur un
coussin, et regardait Henri.

--Ils vont, ils vont, disait le roi. Leur complot marche; tantot
tigres, tantot serpents; quand ils ne bondissent pas, ils rampent.

--Eh! sire, dit Quelus, est-ce qu'il n'y a pas toujours des complots,
dans un royaume? Que diable voudriez-vous que fissent les fils de
rois, les freres de rois, les cousins de rois, s'ils ne complotaient
pas?

--Tenez, en verite, Quelus, avec vos maximes absurdes et vos grosses
joues boursouflees, vous me faites l'effet d'etre, en politique, de la
force du Gilles de la foire Saint-Laurent.

Quelus pivota sur son coussin et tourna irreverencieusement le dos au
roi.

--Voyons, Maugiron, reprit Henri, ai-je raison ou tort, mordieu! et
doit-on me bercer avec des fadaises et des lieux communs, comme si
j'etais un roi vulgaire ou un marchand de laine qui craint de perdre
son chat favori?

--Eh! sire, dit Maugiron qui etait toujours et en tout point de l'avis
de Quelus, si vous n'etes pas un roi vulgaire, prouvez-le en faisant
le grand roi. Que diable! voila Narcisse, c'est un bon chien, c'est
une bonne bete; mais, quand on lui tire les oreilles, il grogne, et
quand on lui marche sur les pattes, il mord.

--Bon! dit Henri, voila l'autre qui me compare a mon chien.

--Non pas, sire, dit Maugiron; vous voyez bien, au contraire, que je
mets Narcisse fort au-dessus de vous, puisque Narcisse sait se
defendre et que Votre Majeste ne le sait pas.

Et, a son tour, il tourna le dos a Henri.

--Allons, me voila seul, dit le roi; fort bien, continuez, mes bons
amis, pour qui l'on me reproche de dilapider le royaume;
abandonnez-moi, insultez-moi, egorgez-moi tous; je n'ai que des
bourreaux autour de ma personne, parole d'honneur. Ah! Chicot! mon
pauvre Chicot, ou es-tu?

--Bon, dit Quelus, il ne nous manquait plus que cela. Voila qu'il
appelle Chicot, a present.

--C'est tout simple, repondit Maugiron.

Et l'insolent se mit a machonner entre ses dents certain proverbe
latin qui se traduit en francais par l'axiome: _Dis-moi qui tu hantes,
je te dirai qui tu es._

Henri fronca le sourcil, un eclair de terrible courroux illumina ses
grands yeux noirs, et, pour cette fois, certes, c'etait bien un regard
de roi que le prince lanca sur ses indiscrets amis.

Mais, sans doute epuise par cette velleite de colere, Henri retomba
sur sa chaise et frotta les oreilles d'un des petits chiens de sa
corbeille.

En ce moment un pas rapide retentit dans les antichambres, et
d'Epernon apparut sans toquet, sans manteau, et son pourpoint tout
dechire.

Quelus et Maugiron se retournerent, et Narcisse s'elanca vers le
nouveau venu en jappant, comme si, des courtisans du roi, il ne
reconnaissait que les habits.

--Jesus-Dieu! s'ecria Henri, que t'est-il donc arrive?

--Sire, dit d'Epernon, regardez-moi; voici de quelle facon l'on traite
les amis de Votre Majeste.

--Et qui t'a traite ainsi? demanda le roi.

--Mordieu! votre peuple, ou plutot le peuple de M. le duc d'Anjou, qui
criait: Vive la Ligue! vive la messe! vive Guise! vive Francois! vive
tout le monde enfin! excepte: Vive le roi.

--Et que lui as-tu donc fait, a ce peuple, pour qu'il te traite ainsi?

--Moi? rien. Que voulez-vous qu'un homme fasse a un peuple? Il m'a
reconnu pour ami de Votre Majeste, et cela lui a suffi.

--Mais Schomberg?

--Quoi! Schomberg?

--Schomberg n'est pas venu a ton secours? Schomberg ne t'a pas
defendu?

--Corboeuf! Schomberg avait assez a faire pour son propre compte.

--Comment cela?

--Oui, je l'ai laisse aux mains d'un teinturier dont il avait decoiffe
la femme, et qui, avec cinq ou six garcons, etait en train de lui
faire passer un mauvais quart d'heure.

--Par la mordieu! s'ecria le roi, et ou l'as-tu laisse, mon pauvre
Schomberg? dit Henri en se levant; j'irai moi-meme a son aide.
Peut-etre pourra-t-on dire, ajouta Henri en regardant Maugiron et
Quelus, que mes amis m'ont abandonne, mais on ne dira pas au moins que
j'ai abandonne mes amis.

--Merci, sire, dit une voix derriere Henri, merci, me voila, _Gott
verdamme mih_; je m'en suis tire tout seul, mais ce n'est pas sans
peine.

--Oh! Schomberg! c'est la voix de Schomberg! crierent les trois
mignons. Mais ou diable es-tu?

--Pardieu, ou je suis, vous me voyez bien, s'ecria la meme voix.

Et, en effet, des profondeurs obscures du cabinet on vit s'avancer,
non pas un homme, mais une ombre.

--Schomberg! s'ecria le roi, d'ou viens-tu, d'ou sors-tu, et pourquoi
es-tu de cette couleur?

En effet, Schomberg, des pieds a la tete, sans exception d'aucune
partie de ses vetements ou de sa personne, Schomberg etait du plus
beau bleu de roi qu'il fut possible de voir.

--_Der Teufel_! s'ecria-t-il; les miserables! Je ne m'etonne plus si
tout ce peuple courait apres moi.

--Mais qu'y a-t-il donc? demanda Henri. Si tu etais jaune, cela
s'expliquerait par la peur; mais bleu!

--Il y a qu'ils m'ont trempe dans une cuve, les coquins; j'ai cru
qu'ils me trempaient tout bonnement dans une cuve d'eau, et c'etait
dans une cuve d'indigo.

--Oh! mordieu, dit Quelus en eclatant de rire, ils sont punis par ou
ils ont peche. C'est tres-cher l'indigo, et tu leur emportes au moins
pour vingt ecus de teinture.

--Je te conseille de plaisanter, toi; j'aurais voulu te voir a ma
place.

--Et tu n'en as pas etripe quelqu'un? demanda Maugiron.

--J'ai laisse mon poignard quelque part, voila tout ce que je sais,
enfonce jusqu'a la garde dans un fourreau de chair; mais, en une
seconde, tout a ete dit: j'ai ete pris, souleve, emporte, trempe dans
la cuve et presque noye.

--Et comment t'es-tu tire de leurs mains?

--J'ai eu le courage de commettre une lachete, sire.

--Et qu'as-tu fait?

--J'ai crie: Vive la Ligue!

--C'est comme moi, dit d'Epernon; seulement on m'a force d'ajouter:
Vive le duc d'Anjou!

--Et moi aussi, dit Schomberg en mordant ses mains de rage; moi aussi
je l'ai crie. Mais ce n'est pas le tout.

--Comment! dit le roi, ils t'ont encore fait crier autre chose, mon
pauvre Schomberg?

--Non, ils ne m'ont pas fait crier autre chose, et c'est bien assez
comme cela, Dieu merci; mais au moment ou je criais: Vive le duc
d'Anjou!...

--Eh bien!

--Devinez qui passait?

--Comment veux-tu que je devine?

--Bussy, son damne Bussy, lequel m'a entendu crier vive son maitre.

--Le fait est qu'il n'a rien du y comprendre, dit Quelus.

--Parbleu! comme il etait difficile de voir ce qui se passait! j'avais
le poignard sur la gorge, et j'etais dans une cuve.

--Comment, dit Maugiron, il ne t'a pas porte secours? Cela se devait
cependant de gentilhomme a gentilhomme.

--Lui, il parait qu'il avait a songer a bien autre chose; il ne lui
manquait que des ailes pour s'envoler; a peine touchait-il encore la
terre.

--Et puis, dit Maugiron, il ne t'aura peut-etre pas reconnu?

--La belle raison!

--Etais-tu deja passe au bleu?

--Ah! c'est juste, dit Schomberg.

--Dans ce cas, il serait excusable, reprit Henri, car, en verite, mon
pauvre Schomberg, je ne te reconnais pas moi-meme.

--N'importe, repliqua le jeune homme, qui n'etait pas pour rien
d'origine allemande, nous nous retrouverons autre part qu'au coin de
la rue Coquilliere, et un jour que je ne serai pas dans une cuve.

--Oh! moi, dit d'Epernon, ce n'est pas au valet que j'en veux, c'est
au maitre; ce n'est pas a Bussy que je voudrais avoir affaire, c'est a
monseigneur le duc d'Anjou.

--Oui, oui, s'ecria Schomberg, monseigneur le duc d'Anjou qui veut
nous tuer par le ridicule, en attendant qu'il nous tue par le
poignard.

--Au duc d'Anjou, dont on chantait les louanges par les rues,--vous
les avez entendues, sire, dirent ensemble Quelus et Maugiron.

--Le fait est que c'est lui qui est duc et maitre dans Paris a cette
heure, et non plus le roi: essayez un peu de sortir, lui dit
d'Epernon, et vous verrez si l'on vous respectera plus que nous.

--Ah! mon frere! mon frere! murmura Henri d'un ton menacant.

--Ah! oui, sire, vous direz encore bien des fois, comme vous venez de
le dire: "Ah! mon frere! mon frere!" sans prendre aucun parti contre
ce frere, dit Schomberg; et cependant, je vous le declare, et c'est
clair pour moi, ce frere est a la tete de quelque complot.

--Eh! mordieu! s'ecria Henri, c'est ce que je disais a ces messieurs
quand tu es entre tout a l'heure, d'Epernon; mais ils m'ont repondu en
haussant les epaules et en me tournant le dos.

--Sire, dit Maugiron, nous avons hausse les epaules et tourne le dos,
non point parce que vous disiez qu'il y avait un complot, mais parce
que nous ne vous voyions pas en humeur de le comprimer.

--Et maintenant, continua Quelus, nous nous retournons vers vous pour
vous redire: "Sauvez-nous, sire, ou plutot sauvez-vous, car, nous
tombes, vous etes mort; demain M. de Guise vient au Louvre, demain il
demandera que vous nommiez un chef a la Ligue; demain vous nommerez le
duc d'Anjou comme vous avez promis de le faire, et alors, une fois le
duc d'Anjou chef de la Ligue, c'est-a-dire a la tete de cent mille
Parisiens echauffes par les orgies de cette nuit, le duc d'Anjou fera
de vous ce qu'il voudra."

--Ah! ah! dit Henri, et en cas de resolution extreme, vous seriez donc
disposes a me seconder?

--Oui, sire, repondirent les jeunes gens d'une seule voix.

--Pourvu cependant, sire, dit d'Epernon, que Votre Majeste me donne le
temps de mettre un autre toquet, un autre manteau et un autre
pourpoint.

--Passe dans ma garde-robe, d'Epernon, et mon valet de chambre te
donnera tout cela; nous sommes de meme taille.

--Et pourvu que vous me donniez le temps, a moi, de prendre un bain.

--Passe dans mon etuve, Schomberg, et mon baigneur aura soin de toi.

--Sire, dit Schomberg, nous pouvons donc esperer que l'insulte ne
restera pas sans vengeance?

Henri etendit la main en signe de silence, et, baissant la tete sur sa
poitrine, parut reflechir profondement. Puis, au bout d'un instant:

--Quelus, dit-il, informez-vous si M. d'Anjou est rentre au Louvre.

Quelus sortit. D'Epernon et Schomberg attendaient avec les autres la
reponse de Quelus, tant leur zele s'etait ranime par l'imminence du
danger. Ce n'est point pendant la tempete, c'est pendant le calme
qu'on voit les matelots recalcitrants.

--Sire, demanda Maugiron, Votre Majeste prend donc un parti?

--Vous allez voir, repliqua le roi.

Quelus revint.

--M. le duc n'est pas encore rentre, dit-il.

--C'est bien, repondit le roi. D'Epernon, allez changer d'habit;
Schomberg, allez changer de couleur; et vous, Quelus, et vous,
Maugiron, descendez dans le preau et faites-moi bonne garde jusqu'a ce
que mon frere rentre.

--Et quand il rentrera? demanda Quelus.

--Quand il rentrera, vous ferez fermer toutes les portes; allez.

--Bravo, sire! dit Quelus.

--Sire, dit d'Epernon, dans dix minutes je suis ici.

--Moi, sire, je ne puis dire quand j'y serai, ce sera selon la qualite
de la teinture.

--Venez le plus tot possible, repondit le roi, voila tout ce que j'ai
a vous dire.

--Mais Votre Majeste va donc rester seule? demanda Maugiron.

--Non, Maugiron, je reste avec Dieu, a qui je vais demander sa
protection pour notre entreprise.

--Priez-le bien, sire, dit Quelus, car je commence a croire qu'il
s'entend avec le diable pour nous damner tous ensemble dans ce monde
et dans l'autre.

--_Amen_! dit Maugiron.

Les deux jeunes gens qui devaient faire la garde sortirent par une
porte. Les deux qui devaient changer de costume sortirent par l'autre.

Le roi, reste seul, alla s'agenouiller a son prie-Dieu.




CHAPITRE XX

CHICOT EST DE PLUS EN PLUS ROI DE FRANCE.


Minuit sonna; les portes du Louvre fermaient d'ordinaire a minuit.
Mais Henri avait sagement calcule que le duc d'Anjou ne manquerait pas
de coucher ce soir-la au Louvre, pour laisser moins de prise aux
soupcons que le tumulte de Paris, pendant cette soiree, pouvait faire
naitre dans l'esprit du roi.

Le roi avait donc ordonne que les portes restassent ouvertes jusqu'a
une heure.

A minuit un quart, Quelus remonta.

--Sire, le duc est rentre, dit-il.

--Que fait Maugiron?

--Il est reste en sentinelle pour voir si le duc ne sortira point.

--Il n'y a pas de danger.

--Alors.... dit Quelus en faisant un mouvement pour indiquer au roi
qu'il n'y avait plus qu'a agir.

--Alors... laissons-le se coucher tranquillement, dit Henri. Qui
a-t-il pres de lui?

--M. de Monsoreau et ses gentilshommes ordinaires.

--Et M. de Bussy?

--M. de Bussy n'y est pas.

--Bon, dit le roi, a qui c'etait un grand soulagement que de sentir
son frere prive de sa meilleure epee.

--Qu'ordonne le roi? demanda Quelus.

--Qu'on dise a d'Epernon et a Schomberg de se hater, et qu'on
previenne M. de Monsoreau que je desire lui parler.

Quelus s'inclina, et s'acquitta de la commission avec toute la
promptitude que peuvent donner a la volonte humaine le sentiment de la
haine et le desir de la vengeance reunis dans le meme coeur.

Cinq minutes apres, d'Epernon et Schomberg entraient, l'un rhabille a
neuf, l'autre debarbouille au vif; il n'y avait que les cavites du
visage qui avaient conserve une teinte bleuatre, qui, au dire de
l'etuviste, ne s'en irait tout a fait qu'a la suite de plusieurs bains
de vapeur.

Apres les deux mignons, M. de Monsoreau parut.

--M. le capitaine des gardes de Votre Majeste vient de m'annoncer
qu'elle me faisait l'honneur de m'appeler pres d'elle, dit le grand
veneur en s'inclinant.

--Oui, monsieur, dit Henri; oui, en me promenant ce soir j'ai vu les
etoiles si brillantes et la lune si belle, que j'ai pense que, par un
si magnifique temps, nous pourrions faire demain une chasse superbe;
il n'est que minuit, monsieur le comte, partez donc pour Vincennes a
l'instant meme; faites-moi detourner un daim, et demain nous le
courrons.

--Mais, sire, dit Monsoreau, je croyais que demain Votre Majeste avait
fait donner rendez-vous a monseigneur d'Anjou et a M. de Guise pour
nommer un chef de la Ligue.

--Eh bien, monsieur, apres? dit le roi avec cet accent hautain auquel
il etait si difficile de repondre.

--Apres, sire... apres, le temps manquera peut-etre.

--Le temps ne manque jamais, monsieur le grand veneur, a celui qui
sait l'employer, c'est pour cela que je vous dis: "Vous avez le temps
de partir ce soir, pourvu que vous partiez a l'instant meme." Vous
avez le temps de detourner un daim cette nuit, et vous aurez le temps
de tenir les equipages prets pour demain dix heures. Allez donc, et a
l'instant meme! Quelus, Schomberg, faites ouvrir a M. de Monsoreau la
porte du Louvre de ma part, de la part du roi; et toujours de la part
du roi, faites-la fermer quand il sera sorti.

Le grand veneur se retira tout etonne.

--C'est donc une fantaisie du roi? demanda-t-il aux jeunes gens dans
l'antichambre.

--Oui, repondirent laconiquement ceux-ci.

M. de Monsoreau vit qu'il n'y avait rien a tirer de ce cote-la et se
tut.

--Oh! oh! murmura-t-il en lui-meme en jetant un regard du cote des
appartements du duc d'Anjou, il me semble que cela ne flaire pas bon
pour Son Altesse Royale.

Mais il n'y avait pas moyen de donner l'eveil au prince: Quelus et
Schomberg se tenaient, l'un a droite, l'autre a gauche du grand
veneur. Un instant il crut que les deux mignons avaient des ordres
particuliers et le tenaient prisonnier, et ce ne fut que lorsqu'il se
trouva hors du Louvre et qu'il entendit la porte se refermer derriere
lui, qu'il comprit que ses soupcons etaient mal fondes.

Au bout de dix minutes, Schomberg et Quelus etaient de retour pres du
roi.

--Maintenant, dit Henri, du silence, et suivez-moi tous quatre.

--Ou allons-nous, sire? demanda d'Epernon toujours prudent.

--Ceux qui viendront le verront, repondit le roi.

Les mignons assurerent leurs epees, agraferent leurs manteaux et
suivirent le roi, qui, un falot a la main, les conduisit par le
corridor secret que nous connaissons, et par lequel, plus d'une fois
deja, nous avons vu la reine mere et le roi Charles IX se rendre chez
leur fille et chez leur soeur, cette bonne Margot dont le duc d'Anjou,
nous l'avons deja dit, avait repris les appartements.

Un valet de chambre veillait dans ce corridor; mais, avant qu'il eut
eu le temps de se replier pour avertir son maitre, Henri l'avait saisi
de sa main en lui ordonnant de se taire, et l'avait passe a ses
compagnons, lesquels l'avaient pousse et enferme dans un cabinet.

Ce fut donc le roi qui tourna lui-meme le bouton de la chambre ou
couchait monseigneur le duc d'Anjou.

Le duc venait de se mettre au lit, berce par les reves d'ambition
qu'avaient fait naitre en lui tous les evenements de la soiree: il
avait vu son nom exalte et le nom du roi fletri. Conduit par le duc de
Guise, il avait vu le peuple parisien s'ouvrir devant lui et ses
gentilshommes, tandis que les gentilshommes du roi etaient hues,
bafoues, insultes. Jamais, depuis le commencement de cette longue
carriere, si pleine de sourdes menees, de timides complots et de mines
souterraines, il n'avait encore ete si avant dans la popularite, et
par consequent dans l'esperance.

Il venait de deposer sur sa table une lettre que M. de Monsoreau lui
avait remise de la part du duc de Guise, lequel lui faisait en meme
temps recommander de ne pas manquer de se trouver le lendemain au
lever du roi.

Le duc d'Anjou n'avait pas besoin d'une pareille recommandation, et
s'etait bien promis de ne pas se manquer a lui-meme a l'heure du
triomphe.

Mais sa surprise fut grande quand il vit la porte du couloir secret
s'ouvrir, et sa terreur fut au comble lorsqu'il reconnut que c'etait
sous la main du roi qu'elle s'etait ouverte ainsi.

Henri fit signe a ses compagnons de demeurer sur le seuil de la porte,
et s'avanca vers le lit de Francois, grave, le sourcil fronce, et sans
prononcer une parole.

--Sire, balbutia le duc, l'honneur que me fait Votre Majeste est si
imprevu....

--Qu'il vous effraye, n'est-ce pas? dit le roi, je comprends cela;
mais non, non, demeurez, mon frere, ne vous levez pas.

--Mais, sire, cependant... permettez, fit le duc tremblant et attirant
a lui la lettre du duc de Guise qu'il venait d'achever de lire.

--Vous lisiez? demanda le roi.

--Oui, sire.

--Lecture interessante, sans doute, puisqu'elle vous tenait eveille a
cette heure avancee de la nuit?

--Oh! sire, repondit le duc avec un sourire glace, rien de bien
important, le petit courrier du soir.

--Oui, fit Henri, je comprends cela, courrier du soir, courrier de
Venus; mais non, je me trompe, on ne cachette point avec des sceaux
d'une pareille dimension les billets qu'on fait porter par Iris ou par
Mercure.

Le duc cacha tout a fait la lettre.

--Il est discret, ce cher Francois, dit le roi avec un rire qui
ressemblait trop a un grincement de dents pour que son frere n'en fut
pas effraye.

Cependant il fit un effort et essaya de reprendre quelque assurance.

--Votre Majeste veut-elle me dire quelque chose en particulier?
demanda le duc a qui un mouvement des quatre gentilshommes demeures a
la porte venaient de reveler qu'ils ecoutaient et se rejouissaient du
commencement de la scene.

--Ce que j'ai de particulier a vous dire, monsieur, dit le roi en
appuyant sur ce mot, qui etait celui que le ceremonial de France
accorde aux freres des rois, vous trouverez bon que pour aujourd'hui
je vous le dise devant temoins. Ca, messieurs, continua-t-il en se
retournant vers les quatre jeunes gens, ecoutez bien, le roi vous le
permet.

Le duc releva la tete.

--Sire, dit-il avec ce regard haineux et plein de venin que l'homme a
emprunte au serpent, avant d'insulter un homme de mon rang, vous
eussiez du me refuser l'hospitalite du Louvre; dans l'hotel d'Anjou,
au moins, j'eusse ete maitre de vous repondre.

--En verite, dit Henri avec une ironie terrible, vous oubliez donc que
partout ou vous etes vous etes mon sujet, et que mes sujets sont chez
moi partout ou ils sont; car, Dieu merci, je suis le roi!... le roi du
sol!...

--Sire, s'ecria Francois, je suis au Louvre... chez ma mere.

--Et votre mere est chez moi, repondit Henri. Voyons, abregeons,
monsieur: donnez-moi ce papier.

--Lequel?

--Celui que vous lisiez, parbleu! celui qui etait tout ouvert sur
votre table de nuit et que vous avez cache quand vous m'avez vu.

--Sire, reflechissez! dit le duc.

--A quoi? demanda le roi.

--A ceci: que vous faites une demande indigne d'un bon gentilhomme,
mais, en revanche, digne d'un officier de votre police.

Le roi devint livide.

--Cette lettre, monsieur! dit-il.

--Une lettre de femme, sire, reflechissez, dit Francois.

--Il y a des lettres de femmes fort bonnes a voir, fort dangereuses a
ne pas etre vues, temoin celles qu'ecrit notre mere.

--Mon frere! dit Francois.

--Cette lettre, monsieur! s'ecria le roi en frappant du pied, ou je
vous la fais arracher par quatre Suisses!

Le duc bondit hors de son lit, en tenant la lettre froissee dans ses
mains, et avec l'intention manifeste de gagner la cheminee, afin de la
jeter dans le feu.

--Vous feriez cela, dit-il, a votre frere?

Henri devina son intention et se placa entre lui et la cheminee.

--Non pas a mon frere, dit-il, mais a mon plus mortel ennemi! Non pas
a mon frere, mais au duc d'Anjou, qui a couru toute la soiree les rues
de Paris a la queue du cheval de M. de Guise! a mon frere, qui essaye
de me cacher quelque lettre de l'un ou de l'autre de ses complices,
MM. les princes lorrains.

--Pour cette fois, dit le duc, votre police est mal faite.

--Je vous dis que j'ai vu sur le cachet ces trois fameuses merlettes
de Lorraine, qui ont la pretention d'avaler les fleurs de lis de
France. Donnez donc, mordieu! donnez, ou....

Henri fit un pas vers le duc et lui posa la main sur l'epaule.

Francois n'eut pas plutot senti s'appesantir sur lui la main royale,
il n'eut pas plutot d'un regard oblique considere l'attitude menacante
des quatre mignons, lesquels commencaient a degainer, que, tombant a
genoux, a demi renverse contre son lit, il s'ecria:

--A moi! au secours! a l'aide! mon frere veut me tuer.

Ces paroles, empreintes d'un accent de profonde terreur que leur
donnait la conviction, firent impression sur le roi et eteignirent sa
colere, par cela meme qu'elles la supposaient plus grande qu'elle
n'etait. Il pensa qu'en effet Francois pouvait craindre un assassinat,
et que ce meurtre eut ete un fratricide. Alors il lui passa comme un
vertige, a l'idee que sa famille, famille maudite comme toutes celles
dans lesquelles doit s'eteindre une race, il lui passa un vertige en
songeant que, dans sa famille, les freres assassinaient les freres par
tradition.

--Non, dit-il, vous vous trompez, mon frere, et le roi ne vous veut
aucun mal du genre de celui que vous redoutez; du moins vous avez
lutte, avouez-vous vaincu. Vous savez que le roi est le maitre, ou si
vous l'ignoriez, vous le savez maintenant. Eh bien, dites-le,
non-seulement tout bas, mais encore tout haut.

--Oh! je le dis, mon frere, je le proclame, s'ecria le duc.

--Fort bien. Cette lettre, alors... car le roi vous ordonne de lui
rendre cette lettre.

Le duc d'Anjou laissa tomber le papier.

Le roi le ramassa, et, sans le lire, le plia et l'enferma dans son
aumoniere.

--Est-ce tout, sire? dit le duc avec son regard louche.

--Non, monsieur, dit Henri, il vous faudra encore pour cette
rebellion, qui heureusement n'a point eu de facheux resultats, il vous
faudra, si vous le voulez bien, garder la chambre jusqu'a ce que mes
soupcons a votre egard aient ete completement dissipes. Vous etes ici,
l'appartement vous est familier, commode, et n'a pas trop l'air d'une
prison; restez-y. Vous aurez bonne compagnie, du moins de l'autre cote
de la porte, car, pour cette nuit, ces quatre messieurs vous
garderont; demain matin ils seront releves par un poste de Suisses.

--Mais, mes amis, a moi, ne pourrai-je les voir?

--Qui appelez-vous vos amis?

--Mais M. de Monsoreau, par exemple, M. de Ribeirac, M. Antraguet, M.
de Bussy.

--Ah, oui! dit le roi, parlez de celui-la encore.

--Aurait-il eu le malheur de deplaire a Votre Majeste?

--Oui, dit le roi.

--Quand cela?

--Toujours, et cette nuit particulierement.

--Cette nuit; qu'a-t-il donc fait, cette nuit?

--Il m'a fait insulter dans les rues de Paris.

--Vous, sire?

--Oui, moi, ou mes fideles, ce qui est la meme chose.

--Bussy a fait insulter quelqu'un dans les rues de Paris, cette nuit?
On vous a trompe, sire.

--Je sais ce que je dis, monsieur.

--Sire, s'ecria le duc avec un air de triomphe, M. de Bussy n'est pas
sorti de son hotel depuis deux jours! il est chez lui, couche, malade,
grelottant la fievre.

Le roi se retourna vers Schomberg.

--S'il grelottait la fievre, dit le jeune homme, ce n'etait pas chez
lui du moins, mais dans la rue Coquilliere.

--Qui vous a dit cela, demanda le duc d'Anjou en se soulevant, que
Bussy etait dans la rue Coquilliere?

--Je l'ai vu.

--Vous avez vu Bussy dehors?

--Bussy frais, dispos, joyeux, et qui paraissait le plus heureux homme
du monde, et accompagne de son acolyte ordinaire, ce Remy, cet ecuyer,
ce medecin, que sais-je!

--Alors je n'y comprends plus rien, dit le duc avec stupeur: j'ai vu
M. de Bussy dans la soiree; il etait sous les couvertures. Il faut
qu'il m'ait trompe moi-meme.

--C'est bien, dit le roi, M. de Bussy sera puni comme les autres et
avec les autres, lorsque l'affaire s'eclaircira.

Le duc, qui pensa que c'etait un moyen de detourner de lui la colere
du roi que de la laisser s'ecouler sur Bussy, le duc n'essaya point de
prendre davantage la defense de son gentilhomme.

--Si M. de Bussy a fait cela, dit-il; si, apres avoir refuse de sortir
avec moi, il est sorti seul, c'est qu'il avait effectivement, sans
doute, des intentions qu'il ne pouvait m'avouer a moi dont il connait
le devouement pour Votre Majeste.

--Vous entendez, messieurs, ce que pretend mon frere, dit le roi; il
pretend qu'il n'a pas autorise M. de Bussy.

--Tant mieux, dit Schomberg.

--Pourquoi tant mieux?

--Parce qu'alors Votre Majeste nous en laissera peut-etre faire ce que
nous voulons.

--C'est bien, c'est bien, on verra plus tard, dit Henri. Messieurs, je
vous recommande mon frere: ayez pour lui, pendant toute cette nuit, ou
vous allez avoir l'honneur de lui servir de garde, tous les egards
qu'on a pour un prince du sang, c'est-a-dire au premier du royaume,
apres moi.

--Oh! sire, dit Quelus avec un regard qui fit frissonner le duc, soyez
donc tranquille, nous savons tout ce que nous devons a Son Altesse.

--C'est bien; adieu, messieurs, dit Henri.

--Sire! s'ecria le duc plus epouvante de l'absence du roi qu'il ne
l'avait ete de sa presence, quoi! je suis serieusement prisonnier!
quoi! mes amis ne pourront me visiter! quoi! il me sera defendu de
sortir!

Et l'idee du lendemain lui passait par l'esprit, de ce lendemain ou sa
presence etait si necessaire pres de M. de Guise.

--Sire, dit le duc qui voyait le roi pret a se laisser flechir,
laissez-moi paraitre au moins pres de Votre Majeste; pres de Votre
Majeste est ma place; je suis prisonnier la aussi bien qu'ailleurs, et
mieux garde a vue meme que dans toutes les places possibles. Sire,
accordez-moi donc la faveur de rester pres de Votre Majeste.

Le roi, sur le point d'accorder au duc d'Anjou sa demande, a laquelle
il ne voyait pas, d'ailleurs, un grand inconvenient, allait repondre
_oui_, quand son attention fut distraite de son frere et attiree vers
la porte par un corps tres-long et tres-agile, qui, avec les bras,
avec la tete, avec le cou, avec tout ce qu'il pouvait remuer, enfin,
faisait les gestes les plus negatifs qu'on put inventer et executer
sans se disloquer les os.

--C'etait Chicot qui faisait _non_.

--Non, dit Henri a son frere, vous etes fort bien ici, monsieur; et il
me convient que vous y restiez.

--Sire, balbutia le duc.

--Des que cela est le bon plaisir du roi de France, il me semble que
cela doit vous suffire, monsieur, ajouta Henri d'un air de hauteur qui
acheva d'accabler le duc.

--Quand je disais que j'etais le veritable roi de France? murmura
Chicot....




CHAPITRE XXI

COMMENT CHICOT FIT UNE VISITE A BUSSY, ET DE CE QUI S'ENSUIVIT.


Le lendemain de ce jour, ou plutot de cette nuit, Bussy, vers neuf
heures du matin, dejeunait tranquillement avec Remy, qui, en sa
qualite de medecin, lui ordonnait des confortants; ils causaient des
evenements de la veille, et Remy cherchait a se rappeler les legendes
des fresques de la petite eglise de Sainte-Marie-l'Egyptienne.

--Dis donc, Remy, lui demanda tout a coup Bussy, ne t'a-t-il pas
semble reconnaitre ce gentilhomme qu'on trempait dans une cuve, quand
nous sommes passes au coin de la rue Coquilliere?

--Sans doute, monsieur le comte: et meme a ce point que, depuis ce
moment, je cherche a me rappeler son nom.

--Tu ne l'as donc pas reconnu non plus?

--Non. Il etait deja bien bleu.

--J'aurais du le delivrer, dit Bussy: c'est un devoir entre gens comme
il faut de se porter secours contre les manans; mais, on verite, Remy,
j'etais trop occupe de mes affaires.

--Mais, si nous ne l'avons pas reconnu, lui, dit le Haudoin, il nous
a, a coup sur, reconnus, nous qui avions notre couleur naturelle, car
il m'a semble qu'il roulait des yeux effroyables, et qu'il nous
montrait le poing en nous envoyant quelque menace.

--Tu es sur de cela, Remy?

--Je reponds des yeux effroyables; mais je suis moins sur du poing et
des menaces, dit le Haudoin, qui connaissait le caractere irascible de
Bussy.

--Alors il faudra savoir quel est ce gentilhomme, Remy: je ne puis pas
laisser passer ainsi une pareille injure.

--Attendez donc, attendez donc, s'ecria le Haudoin, comme s'il fut
sorti de l'eau froide ou entre dans l'eau chaude. Oh! mon Dieu! j'y
suis, je le connais.

--Comment cela?

--Je l'ai entendu jurer.

--Je le crois mordieu bien, tout le monde eut jure en pareille
situation.

--Oui, mais lui, il a jure en allemand.

--Bah!

--Il a dit: _Gott verdamme._

--C'est Schomberg, alors.

--Lui-meme, monsieur le comte, lui-meme.

--Alors, mon cher Remy, apprete tes onguents.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'il y aura avant peu quelque raccommodage a faire a sa peau
ou a la mienne.

--Vous ne serez pas si fou que de vous faire tuer, etant en si bonne
sante et si heureux, dit Remy en clignant de l'oeil; dame! voila deja
une fois que sainte Marie l'Egyptienne vous ressuscite, elle pourrait
bien se lasser de faire un miracle que le Christ lui-meme n'a essaye
que deux fois.

--Au contraire, Remy, dit le comte, tu ne te doutes pas du bonheur
qu'il y a, quand on est heureux, a s'en aller jouer sa vie contre
celle d'un autre homme. Je t'assure que jamais je ne me suis battu de
bon coeur quand j'avais perdu au jeu de grosses sommes, quand j'avais
surpris ma maitresse en faute ou quand j'avais quelque chose a me
reprocher; mais chaque fois, au contraire, que ma bourse est ronde,
mon coeur leger et ma conscience nette, je m'en vais hardi et railleur
sur le pre; la, je suis sur de ma main. Je lis jusqu'au fond des yeux
de mon adversaire; je l'ecrase de ma chance. Je suis dans la position
d'un homme qui joue au passe-dix avec la veine, et qui sent le vent de
la fortune pousser a lui l'or de son antagoniste. Non, c'est alors que
je suis brillant, sur de moi; c'est alors que je me fends a fond. Je
me battrais admirablement bien aujourd'hui, Remy, dit le jeune homme
en tendant la main au docteur, car, grace a toi, je suis bien heureux!

--Un moment, un moment, dit le Haudoin, vous vous priverez cependant,
s'il vous plait, de ce plaisir. Une belle dame de mes amies vous a
recommande a moi, et m'a fait jurer de vous garder sain et sauf, sous
pretexte que vous lui deviez deja la vie, et qu'on n'a pas la liberte
de disposer de ce qu'on doit.

--Bon Remy, fit Bussy en se plongeant dans ce vague de la pensee qui
permet a l'homme amoureux d'entendre et de voir tout ce qu'on dit et
tout ce qu'on fait, comme derriere une gaze, au theatre, on voit les
objets sans leurs angles et sans les crudites de leurs tons: etat
delicieux qui est presque un reve, car, tout en suivant de l'ame sa
pensee douce et fidele, on a les sens distraits par la parole ou le
geste d'un ami.

--Vous m'appelez bon Remy, dit le Haudoin, parce que je vous ai fait
revoir madame de Monsoreau; mais m'appellerez-vous encore bon Remy
quand vous allez etre separe d'elle, et malheureusement le jour
approche, s'il n'est pas arrive.

--Plait-il? s'ecria energiquement Bussy. Ne plaisantons pas la-dessus,
maitre le Haudoin.

--Eh! monsieur, je ne plaisante pas; ne savez-vous point qu'elle part
pour l'Anjou, et que moi-meme je vais avoir la douleur d'etre separe
de mademoiselle Gertrude?... Ah!

Bussy ne put s'empecher de sourire au pretendu desespoir de Remy.

--Tu l'aimes beaucoup? demanda-t-il.

--Je crois bien... et elle donc.... Si vous saviez comme elle me bat.

--Et tu te laisses faire?

--Par amour pour la science: elle m'a force d'inventer une pommade
souveraine pour faire disparaitre les bleus.

--En ce cas, tu devrais bien en envoyer plusieurs pots a Schomberg.

--Ne parlons plus de Schomberg, il est convenu que nous le laissons se
debarbouiller a sa guise.

--Oui, et revenons a madame de Monsoreau, ou plutot a Diane de
Meridor, car tu sais....

--Oh! mon Dieu, oui; je sais.

--Remy, quand partons-nous?

--Ah! voila ce dont je me doutais; le plus tard possible, monsieur le
comte.

--Pourquoi cela?

--D'abord parce que nous avons a Paris ce cher M. d'Anjou, le chef de
la communaute, qui s'est mis, hier soir, a ce qu'il m'a semble, dans
de telles affaires, qu'il va evidemment avoir besoin de vous.

--Ensuite.

--Ensuite parce que M. de Monsoreau, par une benediction toute
particuliere, ne se doute de rien, a votre endroit du moins, et qu'il
se douterait peut-etre de quelque chose s'il vous voyait disparaitre
de Paris en meme temps que sa femme qui n'est point sa femme.

--Eh bien, que m'importe qu'il s'en doute?

--Oh! oui, mais cela m'importe beaucoup, a moi, mon cher seigneur. Je
me charge de raccommoder les coups d'epee recus en duel, parce que,
comme vous tirez de premiere force, vous ne recevez jamais de coups
d'epee bien serieux, mais je recuse les coups de poignard pousses dans
les guet-apens et surtout par les maris jaloux; ce sont des animaux
qui, en pareil cas, tapent fort dur; voyez plutot ce pauvre M. de
Saint-Megrin, si mechamment mis a mort par notre ami M. de Guise.

--Que veux-tu, cher ami, s'il est dans ma destinee d'etre tue par le
Monsoreau!

--Eh bien?

--Eh bien, il me tuera.

--Et puis, huit jours, un mois, un an apres, madame de Monsoreau
epousera son mari, ce qui fera enormement enrager votre pauvre ame,
qui verra cela d'en haut ou d'en bas, et qui ne pourra pas s'y
opposer, vu qu'elle n'aura plus de corps.

--Tu as raison, Remy, je veux vivre.

--A la bonne heure! Mais ce n'est pas le tout que de vivre,
croyez-moi, il faut encore suivre mes conseils, etre charmant pour le
Monsoreau; il est, pour le moment, d'une affreuse jalousie contre M.
le duc d'Anjou, qui, tandis que vous grelottiez la fievre dans votre
lit, se promenait sous les fenetres de la dame, comme un Espagnol a
bonnes fortunes, et qui a ete reconnu a son Aurilly. Faites-lui toutes
sortes d'avance, a ce bon mari, qui ne l'est pas; n'ayez pas meme
l'air de lui demander ce qu'est devenue sa femme; c'est inutile,
puisque vous le savez, et il repandra partout que vous etes le seul
gentilhomme qui possediez les vertus de Scipion: sobriete et chastete.

--Je crois que tu as raison, dit Bussy. A present que je ne suis plus
jaloux de l'ours, je veux l'apprivoiser, ce sera d'un supreme comique!
Ah! maintenant, Remy, demande-moi tout ce que tu voudras, tout m'est
facile, je suis heureux.

En ce moment quelqu'un frappa a la porte, les deux convives firent
silence.

--Qui va la? demanda Bussy.

--Monseigneur, repondit un page, il y a en bas un gentilhomme qui veut
vous parler.

--Me parler, a moi, si matin! qui est-ce?

--Un grand monsieur, vetu de velours vert, avec des bas roses, une
figure un peu risible, mais l'air d'un honnete homme.

--Eh! pensa tout haut Bussy, serait-ce Schomberg?

--Il a dit: un grand monsieur.

--C'est vrai; ou le Monsoreau?

--Il a dit: l'air d'un honnete homme.

--Tu as raison, Remy, ce ne peut etre ni l'un ni l'autre; fais entrer.

L'homme annonce parut au bout d'un instant sur le seuil.

--Ah! mon Dieu, s'ecria Bussy en se levant precipitamment a la vue du
visiteur, tandis que Remy, en ami discret, se retirait par la porte
d'un cabinet.

--Monsieur Chicot! exclama Bussy.

--Lui-meme, monsieur le comte, repondit le Gascon.

Le regard de Bussy s'etait fixe sur lui avec cet etonnement qui veut
dire en toutes lettres, sans que la bouche ait besoin de prendre le
moins du monde part a la conversation: "Monsieur, que venez-vous faire
ici?"

Aussi, sans etre autrement interroge, Chicot repondit d'un ton fort
serieux:

--Monsieur, je viens vous proposer un petit marche.

--Parlez, monsieur, repliqua Bussy avec surprise.

--Que me promettez-vous si je vous rendais un grand service?

--Cela depend du service, monsieur, repondit assez dedaigneusement
Bussy.

Le Gascon feignit de ne point remarquer cet air de dedain.

--Monsieur, dit Chicot en s'asseyant et en croisant ses longues jambes
l'une sur l'autre, je remarque que vous ne me faites pas l'honneur de
m'inviter a m'asseoir.

Le rouge monta au visage de Bussy.

--C'est autant a ajouter encore, dit Chicot, a la recompense qui me
reviendra quand je vous aurai rendu le service en question.

Bussy ne repondit point.

--Monsieur, continua Chicot sans se demonter, connaissez-vous la
Ligue?

--J'en ai fort entendu parler, repondit Bussy, commencant a preter une
certaine attention a ce que lui disait le Gascon.

--Eh bien, monsieur, dit Chicot, vous devez savoir en ce cas que c'est
une association d'honnetes chretiens, reunis dans le but de massacrer
religieusement leurs voisins, les huguenots.--En etes-vous, monsieur,
de la Ligue?--Moi, j'en suis.

--Mais, monsieur?

--Dites seulement oui ou non.

--Permettez-moi de m'etonner, dit Bussy.

--Je me faisais l'honneur de vous demander si vous etiez de la Ligue;
m'avez-vous entendu?

--Monsieur Chicot, dit Bussy, comme je n'aime pas les questions dont
je ne comprends pas le sens, je vous prie de changer la conversation,
et j'attendrai encore quelques minutes accordees a la bienseance pour
vous repeter que, n'aimant point les questions, je n'aime
naturellement pas les questionneurs.

--Fort bien: la bienseance est bienseante, comme dit ce cher M. de
Monsoreau lorsqu'il est en belle humeur.

A ce nom de Monsoreau, que le Gascon prononca sans apparente allusion,
Bussy recommenca de preter attention.

--Hein, se dit-il tout bas, se douterait-il de quelque chose, et
m'aurait-il envoye ce Chicot pour m'espionner?...

Puis tout haut:

--Voyons, monsieur Chicot, au fait, vous savez que nous n'avons plus
que quelques minutes.

--_Optime,_ dit Chicot; quelques minutes, c'est beaucoup: en quelques
minutes on se dit bien des choses. Je vous dirai donc qu'en effet
j'aurais pu me dispenser de vous questionner, attendu que, si vous
n'etes pas de la sainte Ligue, vous en serez bientot, indubitablement,
attendu que M. d'Anjou en est.

--M. d'Anjou! qui vous a dit cela?

--Lui-meme parlant a ma personne, comme disent ou plutot comme
ecrivent messieurs les gens de loi, comme ecrivait par exemple ce bon
et cher M. Nicolas David, ce flambeau du _forum parisiense,_ lequel
flambeau s'est eteint sans qu'on sache qui a souffle dessus; or vous
comprenez bien que si M. le duc d'Anjou est de la Ligue, vous ne
pouvez vous dispenser d'en etre, vous qui etes son bras droit, que
diable! La Ligue sait trop bien ce qu'elle fait pour accepter un chef
manchot.

--Eh bien, monsieur Chicot, apres! dit Bussy d'un ton evidemment plus
courtois qu'il n'avait ete jusque-la.

--Apres, reprit Chicot. Eh bien, apres, si vous en etes, ou si l'on
croit seulement que vous devez en etre, et on le croira certainement,
il vous arrivera, a vous, ce qui est arrive a Son Altesse Royale.

--Qu'est-il donc arrive a Son Altesse Royale? s'ecria Bussy.

--Monsieur, dit Chicot en se relevant et en imitant la pose qu'avait
prise Bussy un instant auparavant, monsieur, je n'aime pas les
questions, et, si vous me permettez de le dire tout de suite, je
n'aime pas les questionneurs; j'ai donc grande envie de vous laisser
faire, a vous, ce qu'on a fait cette nuit a votre maitre.

--Monsieur Chicot, dit Bussy avec un sourire qui contenait toutes les
excuses qu'un gentilhomme peut faire, parlez, je vous en supplie; ou
est le duc?

--Il est en prison.

--Ou cela?

--Dans sa chambre. Quatre de mes bons amis l'y gardent meme a vue. M.
de Schomberg, qui fut teint en bleu hier au soir, comme vous savez,
puisque vous passiez la au moment de l'operation; M. d'Epernon, qui
est jaune de la peur qu'il a eue; M. de Quelus, qui est rouge de
colere, et M. de Maugiron, qui est blanc d'ennui; c'est fort beau a
voir, attendu que, comme M. le duc commence a verdir de peur, nous
allons jouir d'un arc-en-ciel complet, nous autres privilegies du
Louvre.

--Ainsi, monsieur, dit Bussy, vous croyez qu'il y a danger pour ma
liberte?

--Danger! un instant, monsieur: je suppose meme qu'en ce moment, on
est... on doit... ou l'on devrait etre en chemin pour vous arreter.

Bussy tressaillit.

--Aimez-vous la Bastille, monsieur de Bussy? C'est un endroit fort
propre aux meditations, et Laurent Testu, qui en est le gouverneur,
fait une cuisine assez agreable a ses pigeonneaux.

--On me mettrait a la Bastille? s'ecria Bussy.

--Ma foi! je dois avoir dans ma poche quelque chose comme un ordre de
vous y conduire, monsieur de Bussy. Le voulez-vous voir?

Et Chicot tira effectivement des poches de ses chausses, dans
lesquelles eussent tenu trois cuisses comme la sienne, un ordre du roi
en bonne forme, commandant d'apprehender au corps, partout ou il
serait, M. Louis de Clermont, seigneur de Bussy-d'Amboise.

--Redaction de M. de Quelus, dit Chicot, c'est fort bien ecrit.

--Alors, monsieur, s'ecria Bussy touche de l'action de Chicot, vous me
rendez donc veritablement un service.

--Mais je crois que oui, dit le Gascon; etes-vous de mon avis,
monsieur?

--Monsieur, dit Bussy, je vous en conjure, traitez-moi comme un galant
homme; est-ce pour me nuire en quelque autre rencontre que vous me
sauvez aujourd'hui? car vous aimez le roi, et le roi ne m'aime pas.

--Monsieur le comte, dit Chicot en se soulevant sur sa chaise et en
saluant, je vous sauve pour vous sauver; maintenant pensez ce qu'il
vous plaira de mon action.

--Mais, de grace, a quoi dois-je attribuer une pareille bienveillance?

--Oubliez-vous que je vous ai demande une recompense?

--C'est vrai.

--Eh bien?

--Ah! monsieur, de grand coeur!

--Vous ferez donc a votre tour ce que je vous demanderai, un jour ou
l'autre?

--Foi de Bussy! en tant que la chose sera faisable.

--Eh bien, voila qui me suffit, dit Chicot en se levant. Maintenant
montez a cheval et disparaissez; moi, je porte l'ordre de vous arreter
a qui de droit.

--Vous ne deviez donc pas m'arreter vous-meme?

--Allons donc, pour qui me prenez-vous? Je suis gentilhomme, monsieur.

--Mais j'abandonne mon maitre.

--N'en ayez pas remords, car il vous a deja abandonne.

--Vous etes un brave gentilhomme, monsieur Chicot, dit Bussy au
Gascon.

--Parbleu, je le sais bien, repliqua celui-ci.

Bussy appela le Haudoin. Le Haudoin, il faut lui rendre justice,
ecoutait a la porte; il entra aussitot.

--Remy, s'ecria Bussy, Remy, Remy, nos chevaux!

--Ils sont selles, monseigneur, repondit tranquillement Remy.

--Monsieur, dit Chicot, voila un jeune homme qui a beaucoup d'esprit.

--Parbleu, dit Remy, je le sais bien.

Et, Chicot le saluant, il salua Chicot comme l'eussent fait, quelque
cinquante ans plus tard, Guillaume Gorin et Gauthier Garguille.

Bussy rassembla quelques piles d'ecus, qu'il fourra dans ses poches et
dans celles du Haudoin.

Apres quoi, saluant Chicot et le remerciant une derniere fois, il
s'appreta a descendre.

--Pardon, monsieur, dit Chicot; mais permettez-moi d'assister a votre
depart.

Et Chicot suivit Bussy et le Haudoin jusqu'a la petite cour des
ecuries, ou effectivement deux chevaux attendaient tout selles aux
mains du page.

--Et ou allons-nous? fit Remy en rassemblant negligemment les renes de
son cheval.

--Mais... fit Bussy en hesitant ou en paraissant hesiter.

--Que dites-vous de la Normandie, monsieur? dit Chicot, qui regardait
faire et examinait les chevaux en connaisseur.

--Non, repondit Bussy, c'est trop pres.

--Que pensez-vous des Flandres? continua Chicot.

--C'est trop loin.

--Je crois, dit Remy, que vous vous decideriez pour l'Anjou, qui est a
une distance raisonnable, n'est-ce pas, monsieur le comte?

--Oui, va pour l'Anjou, dit Bussy en rougissant.

--Monsieur, dit Chicot, puisque vous avez fait votre choix et que vous
allez partir....

--A l'instant meme.

--J'ai bien l'honneur de vous saluer; pensez a moi dans vos prieres.

Et le digne gentilhomme s'en alla toujours aussi grave et aussi
majestueux, en ecornant les angles des maisons avec son immense
rapiere.

--Ce que c'est que le destin, cependant, monsieur! dit Remy.

--Allons, vite! s'ecria Bussy, et peut-etre la rattraperons-nous.

--Ah! monsieur, dit le Haudoin, si vous aidez le destin, vous lui otez
de son merite.

Et ils partirent.




CHAPITRE XXII

LES ECHECS DE CHICOT, LE BILBOQUET DE QUELUS ET LA SARBACANE DE
SCHOMBERG.


On peut dire que Chicot, malgre son apparente froideur, s'en
retournait au Louvre avec la joie la plus complete.

C'etait pour lui une triple satisfaction d'avoir rendu service a un
brave comme l'etait Bussy, d'avoir travaille a quelque intrigue et
d'avoir rendu possible, pour le roi, un coup d'Etat que reclamaient
les circonstances.

En effet, avec la tete et surtout le coeur que l'on connaissait a M.
de Bussy, avec l'esprit d'association que l'on connaissait a MM. de
Guise, on risquait fort de voir se lever un jour orageux sur la bonne
ville de Paris.

Tout ce que le roi avait craint, tout ce que Chicot avait prevu,
arriva comme on pouvait s'y attendre.

M. de Guise, apres avoir recu, le matin, chez lui, les principaux
ligueurs, qui, chacun de son cote, etaient venus lui apporter les
registres couverts de signatures que nous avons vus ouverts dans les
carrefours, aux portes des principales auberges et jusque sur les
autels des eglises; M. de Guise, apres avoir promis un chef a la
Ligue, et apres avoir fait jurer a chacun de reconnaitre le chef que
le roi nommerait; M. de Guise, apres avoir enfin confere avec le
cardinal et avec M. de Mayenne, etait sorti pour se rendre chez M. le
duc d'Anjou, qu'il avait perdu de vue la veille, vers les dix heures
du soir.

Chicot se doutait de la visite; aussi, en sortant de chez Bussy,
avait-il ete incontinent flaner aux environs de l'hotel d'Alencon,
situe au coin de la rue Hautefeuille et de la rue Saint-Andre. il y
etait depuis un quart d'heure a peine, quand il vit deboucher celui
qu'il attendait par la rue de la Huchette.

Chicot s'effaca a l'angle de la rue du Cimetiere, et le duc de Guise
entra a l'hotel sans l'avoir apercu.

Le duc trouva le premier valet de chambre du prince assez inquiet de
n'avoir pas vu revenir son maitre; mais il s'etait doute de ce qui
etait arrive, c'est-a-dire que le duc avait ete coucher au Louvre.

Le duc demanda si, en l'absence du prince, il ne pourrait point parler
a Aurilly: le valet de chambre repondit au duc qu'Aurilly etait dans
le cabinet de son maitre, et qu'il avait toute liberte de
l'interroger.

Le duc passa. Aurilly, en effet, on se le rappelle, joueur de luth et
confident du prince, etait de tous les secrets de M. le duc d'Anjou,
et devait savoir mieux que personne ou se trouvait Son Altesse.

Aurilly etait, pour le moins, aussi inquiet que le valet de chambre,
et, de temps en temps, il quittait son luth, sur lequel ses doigts
couraient avec distraction, pour se rapprocher de la fenetre et
regarder, a travers les vitres, si le duc ne revenait pas.

Trois fois on avait envoye au Louvre, et, a chaque fois, on avait fait
repondre que monseigneur, rentre fort tard au palais, dormait encore.

M. de Guise s'informa a Aurilly du duc d'Anjou.

Aurilly avait ete separe de son maitre la veille, au coin de la rue de
l'Abre-Sec, par un groupe qui venait augmenter le rassemblement qui se
faisait a la porte de l'hotellerie de la Belle-Etoile, de sorte qu'il
etait revenu attendre le duc a l'hotel d'Alencon, ignorant la
resolution qu'avait prise Son Altesse Royale de coucher au Louvre.

Le joueur de luth raconta alors au prince lorrain la triple ambassade
qu'il avait envoyee au Louvre, et lui transmit la reponse identique
qui avait ete faite a chacun des trois messagers.

--Il dort a onze heures, dit le duc; ce n'est guere probable; le roi
est debout d'ordinaire a cette heure. Vous devriez aller au Louvre,
Aurilly.

--J'y ai songe, monseigneur, dit Aurilly, mais je crains que ce
pretendu sommeil ne soit une recommandation qu'il ait faite au
concierge du Louvre, et qu'il ne soit en galanterie par la ville; or,
s'il en etait ainsi, monseigneur serait peut-etre contrarie qu'on le
cherchat.

--Aurilly, reprit le duc, croyez-moi, monseigneur est un homme trop
raisonnable pour etre en galanterie un jour comme aujourd'hui. Allez
donc au Louvre sans crainte, et vous y trouverez monseigneur.

--J'irai donc, monsieur, puisque vous le desirez; mais que lui
dirai-je?

--Vous lui direz que la convocation au Louvre etait pour deux heures,
et qu'il sait bien que nous devions conferer ensemble avant de nous
trouver chez le roi. Vous comprenez, Aurilly, ajouta le duc avec un
mouvement de mauvaise humeur assez irrespectueux, que ce n'est point
au moment ou le roi va nommer un chef a la Ligue qu'il s'agit de
dormir.

--Fort bien, monseigneur, et je prierai Son Altesse de venir ici.

--Ou je l'attends bien impatiemment, lui direz-vous; car, convoques
pour deux heures, beaucoup sont deja au Louvre, et il n'y a pas un
instant a perdre. Moi, pendant ce temps, j'enverrai querir M. de
Bussy.

--C'est entendu, monseigneur. Mais, au cas ou je ne trouverais point
Son Altesse, que ferais-je?

--Si vous ne trouvez point Son Altesse, Aurilly, n'affectez point de
la chercher; il suffira que vous lui disiez plus tard avec quel zele
j'ai tente de la rencontrer. Dans tous les cas, a deux heures moins un
quart je serai au Louvre.

Aurilly salua le duc, et partit.

Chicot le vit sortir et devina la cause de sa sortie. Si M. le duc de
Guise apprenait l'arrestation de M. d'Anjou, tout etait perdu, ou, du
moins, tout s'embrouillait fort. Chicot vit qu'Aurilly remontait la
rue de la Huchette pour prendre le pont Saint-Michel; lui, au
contraire alors, descendit la rue Saint-Andre-des-Arts de toute la
vitesse de ses longues jambes, et passa la Seine au bas de Nesle, au
moment ou Aurilly arrivait a peine en vue du grand Chatelet.

Nous suivrons Aurilly, qui nous conduit au theatre meme des evenements
importants de la journee.

Il descendit les quais garnis de bourgeois, ayant tout l'aspect de
triomphateurs, et gagna le Louvre, qui lui apparut, au milieu de toute
cette joie parisienne, avec sa plus tranquille et sa plus benoite
apparence.

Aurilly savait son monde et connaissait sa cour; il causa d'abord avec
l'officier de la porte, qui etait toujours un personnage considerable
pour les chercheurs de nouvelles et les flaireurs de scandale.

L'officier de la porte etait tout miel; le roi s'etait reveille de la
meilleure humeur du monde.

Aurilly passa de l'officier de la porte au concierge.

Le concierge passait une revue de serviteurs habilles a neuf, et leur
distribuait des hallebardes d'un nouveau modele.

Il sourit au joueur de luth, repondit a ses commentaires sur la pluie
et le beau temps, ce qui donna a Aurilly la meilleure opinion de
l'atmosphere politique.

En consequence, Aurilly passa outre et prit le grand escalier qui
conduisait chez le duc, en distribuant force saluts aux courtisans
deja dissemines par les montees et les antichambres.

A la porte de l'appartement de Son Altesse, il trouva Chicot assis sur
un pliant.

Chicot jouait aux echecs tout seul, et paraissait absorbe dans une
profonde combinaison.

Aurilly essaya de passer, mais Chicot, avec ses longues jambes, tenait
toute la longueur du palier.

Il fut force de frapper sur l'epaule du Gascon.

--Ah! c'est vous, dit Chicot; pardon, monsieur Aurilly.

--Que faites-vous donc, monsieur Chicot?

--Je joue aux echecs, comme vous voyez.

--Tout seul?

--Oui... j'etudie un coup... savez-vous jouer aux echecs, monsieur?

--A peine.

--Oui, je sais, vous etes musicien, et la musique est un art si
difficile, que les privilegies qui se livrent a cet art sont forces de
lui donner tout leur temps et toute leur intelligence.

--Il parait que le coup est serieux, demanda en riant Aurilly.

--Oui, c'est mon roi qui m'inquiete; vous saurez, monsieur Aurilly,
qu'aux echecs le roi est un personnage tres-niais, tres-insignifiant,
qui n'a pas de volonte, qui ne peut faire qu'un pas a droite, un pas a
gauche, un pas en avant, un pas en arriere, tandis qu'il est entoure
d'ennemis tres-alertes, de cavaliers qui sautent trois cases d'un
coup, et d'une foule de pions qui l'entourent, qui le pressent, qui le
harcelent; de sorte que, s'il est mal conseille, ah! dame! en peu de
temps, c'est un monarque perdu; il est vrai qu'il a son fou qui va,
qui vient, qui trotte d'un bout de l'echiquier a l'autre, qui a le
droit de se mettre devant lui, derriere lui et a cote de lui; mais il
n'en est pas moins certain que plus le fou est devoue a son roi, plus
il s'aventure lui-meme, monsieur Aurilly; et, dans ce moment, je vous
avouerai que mon roi et son fou sont dans une situation des plus
perilleuses.

--Mais, demanda Aurilly, par quel hasard, monsieur Chicot, etes-vous
venu etudier toutes ces combinaisons a la porte de Son Altesse Royale?

--Parce que j'attends M. de Quelus, qui est la.

--Ou la? demanda Aurilly.

--Mais chez Son Altesse.

--Chez Son Altesse, M. de Quelus? fit avec surprise Aurilly.

Pendant tout ce dialogue, Chicot avait livre passage au joueur de
luth; mais de telle facon qu'il avait transporte son etablissement
dans le corridor, et que le messager de M. de Guise se trouvait place
maintenant entre lui et la porte d'entree.

Cependant il hesitait a ouvrir cette porte.

--Mais, dit-il, que fait donc M. de Quelus chez M. le duc d'Anjou? je
ne les savais pas si grands amis.

--Chut! dit Chicot avec un air de mystere.

Puis, tenant toujours son echiquier entre ses deux mains, il decrivit
une courbe avec sa longue personne, de sorte que, sans que ses pieds
quittassent leur place, ses levres arriverent a l'oreille d'Aurilly.

--Il vient demander pardon a Son Altesse Royale, dit-il, pour une
petite querelle qu'ils eurent hier.

--En verite? dit Aurilly.

--C'est le roi qui a exige cela; vous savez dans quels excellents
termes les deux freres sont en ce moment. Le roi n'a pas voulu
souffrir une impertinence de Quelus, et Quelus a recu l'ordre de
s'humilier.

--Vraiment?

--Ah! monsieur Aurilly, dit Chicot, je crois que veritablement nous
entrons dans l'age d'or; le Louvre va devenir l'Arcadie, et les deux
freres _Arcades ambo_. Ah! pardon, monsieur Aurilly, j'oublie toujours
que vous etes musicien.

Aurilly sourit et passa dans l'antichambre, en ouvrant la porte assez
grande pour que Chicot put echanger un coup d'oeil des plus
significatifs avec Quelus, qui d'ailleurs etait probablement prevenu a
l'avance.

Chicot reprit alors ses combinaisons palamediques, en gourmandant son
roi, non pas plus durement peut-etre que ne l'eut merite un souverain
en chair et en os, mais plus durement certes que ne le meritait un
innocent morceau d'ivoire.

Aurilly, une fois entre dans l'antichambre, fut salue
tres-courtoisement par Quelus, entre les mains de qui un superbe
bilboquet d'ebene, enjolive d'incrustations d'ivoire, faisait de
rapides evolutions.

--Bravo! monsieur de Quelus, dit Aurilly en voyant le jeune homme
accomplir un coup difficile, bravo!

--Ah! mon cher monsieur Aurilly, dit Quelus, quand jouerai-je du
bilboquet comme vous jouez du luth!

--Quand vous aurez etudie autant de jours votre joujou, dit Aurilly un
peu pique, que j'ai mis, moi, d'annees a etudier mon instrument. Mais
ou est donc monseigneur? ne lui parliez-vous pas ce matin, monsieur?

--J'ai en effet audience de lui, mon cher Aurilly, mais Schomberg a le
pas sur moi!

--Ah! M. de Schomberg aussi! dit le joueur de luth avec une nouvelle
surprise.

--Oh! mon Dieu! oui. C'est le roi qui regle cela ainsi; il est la dans
la salle a manger. Entrez donc, monsieur d'Aurilly, et faites-moi le
plaisir de rappeler au prince que nous attendons.

Aurilly ouvrit la seconde porte, et apercut Schomberg couche plutot
qu'assis sur un large escabeau tout rembourre de plumes.

Schomberg, ainsi renverse, visait, avec une sarbacane, a faire passer
dans un anneau d'or, suspendu au plafond par un fil de soie, de
petites boules de terre parfumee, dont il avait ample provision dans
sa gibeciere, et qu'un chien favori lui rapportait toutes les fois
qu'elles ne s'etaient pas brisees contre la muraille.

--Quoi! s'ecria Aurilly, chez monseigneur un pareil exercice!... Ah!
monsieur Schomberg!

--Ah! _guten Morgen!_ monsieur Aurilly, dit Schomberg en interrompant
le cours de son jeu d'adresse, vous voyez, je tue le temps en
attendant mon audience.

--Mais ou est donc monseigneur? demanda Aurilly.

--Chut! monseigneur est occupe dans ce moment a pardonner a d'Epernon
et a Maugiron. Mais ne voulez-vous point entrer, vous qui jouissez de
toutes familiarites pres du prince?

--Peut-etre y a-t-il indiscretion? demanda le musicien.

--Pas le moins du monde, au contraire; vous le trouverez dans son
cabinet de peinture; entrez, monsieur Aurilly, entrez.

Et il poussa Aurilly par les epaules dans la piece voisine, ou le
musicien ebahi apercut tout d'abord d'Epernon occupe devant un miroir
a se roidir les moustaches avec de la gomme, tandis que Maugiron,
assis pres de la fenetre, decoupait des gravures pres desquelles les
bas-reliefs du temple de Venus Aphrodite, a Gnide, et les peintures de
la piscine de Tibere, a Capree, pouvaient passer pour des images de
saintete.

Le duc, sans epee, se tenait dans son fauteuil entre ces deux hommes,
qui ne le regardaient que pour surveiller ses mouvements, et qui ne
lui parlaient que pour lui faire entendre des paroles desagreables.

En voyant Aurilly, il voulut s'elancer au-devant de lui.

--Tout doux, monseigneur, dit Maugiron, vous marchez sur mes images.

--Mon Dieu! s'ecria le musicien, que vois-je la? on insulte mon
maitre!

--Ce cher monsieur Aurilly, dit d'Epernon tout en continuant de
cambrer ses moustaches, comment va-t-il? Tres-bien, car il me parait
un peu rouge.

--Faites-moi donc l'amitie, monsieur le musicien, de m'apporter votre
petite dague, s'il vous plait, dit Maugiron.

--Messieurs, messieurs, dit Aurilly, ne vous rappelez-vous donc plus
ou vous etes?

--Si fait, si fait, mon cher Orphee, dit d'Epernon, voila pourquoi mon
ami vous demande votre poignard. Vous voyez bien que M. le duc n'en a
pas.

--Aurilly, dit le duc avec une voix pleine de douleur et de rage, ne
devines-tu donc pas que je suis prisonnier?

--Prisonnier de qui?

--De mon frere. N'aurais-tu donc pas du le comprendre, en voyant quels
sont mes geoliers?

Aurilly poussa un cri de surprise.

--Oh! si je m'en etais doute! dit-il.

--Vous eussiez pris votre luth pour distraire Son Altesse, cher
monsieur Aurilly, dit une voix railleuse; mais j'y ai songe: je l'ai
envoye prendre, et le voici.

Et Chicot tendit effectivement son luth au pauvre musicien; derriere
Chicot, on pouvait voir Quelus et Schomberg qui baillaient a se
demonter la machoire.

--Et cette partie d'echecs, Chicot? demanda d'Epernon.

--Ah! oui, c'est vrai, dit Quelus.

--Messieurs, je crois que mon fou sauvera son roi; mais, morbleu! ce
ne sera pas sans peine. Allons, monsieur Aurilly, donnez-moi votre
poignard en echange de ce luth, troc pour troc.

Le musicien, consterne, obeit et alla s'asseoir sur un coussin, aux
pieds de son maitre.

--En voila deja un dans la ratiere, dit Quelus; passons aux autres.

Et sur ces mots, qui donnaient a Aurilly l'explication des scenes
precedentes, Quelus retourna prendre son poste dans l'antichambre, en
priant seulement Schomberg de changer sa sarbacane contre son
bilboquet.

--C'est juste, dit Chicot, il faut varier ses plaisirs; moi, pour
varier les miens, je vais signer la Ligue.

Et il referma la porte, laissant la societe de Son Altesse Royale
augmentee du pauvre joueur de luth.




CHAPITRE XXIII

COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF A LA LIGUE, ET COMMENT CE NE FUT NI SON
ALTESSE LE DUC D'ANJOU NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.


L'heure de la grande reception etait arrivee ou plutot allait arriver;
car, depuis midi, le Louvre recevait deja les principaux chefs, les
interesses et meme les curieux. Paris, tumultueux comme la veille,
mais avec cette difference que les Suisses, qui n'etaient pas de la
fete la veille, en etaient, le lendemain, les acteurs principaux;
Paris, tumultueux comme la veille, disons-nous, avait envoye vers le
Louvre ses deputations de ligueurs, ses corporations d'ouvriers, ses
echevins, ses milices et ses flots toujours renaissants de
spectateurs, qui, dans les jours ou le peuple tout entier est occupe a
quelque chose, apparaissent autour du peuple pour le regarder, aussi
nombreux, aussi actifs, aussi curieux que s'il y avait a Paris deux
peuples, et comme si, dans cette grande ville, en petit l'image du
monde, chaque individu se dedoublait a volonte en deux parties, l'une
agissant, l'autre qui regarde agir.

Il y avait donc autour du Louvre une masse considerable de populaire;
mais qu'on ne tremble pas pour le Louvre. Ce n'est pas encore le temps
ou le murmure des peuples, change en tonnerre, renverse les murailles
avec le souffle de ses canons et renverse le chateau sur ses maitres;
les Suisses, ce jour-la, ces ancetres du 10 aout et du 27 juillet, les
Suisses souriaient aux masses de Parisiens, tout armees que fussent
ces masses, et les Parisiens souriaient aux Suisses: le temps n'etait
pas encore venu pour le peuple d'ensanglanter le vestibule de ses
rois.

Qu'on n'aille pas croire toutefois que, pour etre moins sombre, le
drame fut denue d'interet; c'etait, au contraire, une des scenes les
plus curieuses que nous ayons encore esquissees, que celle que
presentait le Louvre. Le roi, dans sa grande salle, dans la salle du
trone, etait entoure de ses officiers, de ses amis, de ses serviteurs,
de sa famille, attendant que toutes les corporations eussent defile
devant lui, pour aller ensuite, en laissant leurs chefs dans ce
palais, prendre les places qui leur etaient assignees sous les
fenetres et dans les cours du Louvre.

Il pouvait ainsi, d'un seul coup, d'un seul bloc, en masse, embrasser
d'un coup d'oeil et presque compter ses ennemis, renseigne de temps en
temps par Chicot, cache derriere son fauteuil royal; averti par un
signe de la reine mere, ou reveille par quelques fremissements des
infimes ligueurs, plus impatients que leurs chefs, parce qu'ils
etaient moins avant qu'eux dans le secret.

Tout a coup M. de Monsoreau entra.

--Tiens, dit Chicot, regarde donc, Henriquet.

--Que veux-tu que je regarde?

--Regarde ton grand veneur, pardieu! il en vaut bien la peine; il est
assez pale et assez crotte pour meriter d'etre vu.

--En effet, dit le roi, c'est lui-meme.

Henri fit un signe a M. de Monsoreau; le grand veneur s'approcha.

--Comment etes-vous au Louvre, monsieur? demanda Henri. Je vous
croyais a Vincennes, occupe a nous detourner un cerf.

--Le cerf etait, en effet, detourne a sept heures du matin, sire;
mais, voyant que midi etait pret a sonner et que je n'avais aucune
nouvelle, j'ai craint qu'il ne vous fut arrive malheur, et je suis
accouru.

--En verite? fit le roi.

--Sire, dit le comte, si j'ai manque a mon devoir, n'attribuez cette
faute qu'a un exces de devouement.

--Oui, monsieur, dit Henri, et croyez bien que je l'apprecie.

--Maintenant, reprit le comte avec hesitation, si Votre Majeste exige
que je retourne a Vincennes, comme je suis rassure....

--Non, non, restez, notre grand veneur; cette chasse etait une
fantaisie qui nous etait passee par la tete, et qui s'en est allee
comme elle etait venue; restez, et ne vous eloignez pas; j'ai besoin
d'avoir autour de moi des gens qui me sont devoues, et vous venez de
vous ranger vous-meme parmi ceux sur le devouement desquels je puis
compter.

Monsoreau s'inclina.

--Ou Votre Majeste veut-elle que je me tienne? demanda le comte.

--Veux-tu me le donner pour une demi-heure? demanda tout bas Chicot a
l'oreille du roi.

--Pourquoi faire?

--Pour le tourmenter un peu. Qu'est-ce que cela te fait? Tu me dois
bien un dedommagement pour m'obliger d'assister a une ceremonie aussi
fastidieuse que celle que tu nous promets.

--Eh bien, prends-le.

--J'ai eu l'honneur de demander a Votre Majeste ou elle desirait que
je prisse place? demanda une seconde fois le comte.

--Je croyais vous avoir repondu: "Ou vous voudrez." Derriere mon
fauteuil, par exemple. C'est la que je mets mes amis.

--Venez ca, notre grand veneur, dit Chicot en livrant a M. de
Monsoreau une portion du terrain qu'il s'etait reserve pour lui tout
seul, et flairez-moi un peu ces gaillards-la. Voila un gibier qui se
peut detourner sans limier. Ventre de biche! monsieur le comte, quel
fumet! Ce sont les cordonniers qui passent, ou plutot qui sont passes;
puis, voici les tanneurs. Mort de ma vie! notre grand veneur, si vous
perdez la trace de ceux-ci, je vous declare que je vous ote le brevet
de votre charge!

M. de Monsoreau faisait semblant d'ecouter, ou plutot il ecoutait sans
entendre. Il etait fort affaire et regardait tout autour de lui avec
une preoccupation qui echappa d'autant moins au roi, que Chicot eut le
soin de la lui faire remarquer.

--Eh! dit-il tout bas au roi, sais-tu ce que chasse en ce moment ton
grand veneur?

--Non; que chasse-t-il?

--Il chasse ton frere d'Anjou.

--Ce n'est pas a vue, en tout cas, dit Henri en riant.

--Non, c'est au juger. Tiens-tu a ce qu'il ignore ou il est?

--Mais je ne serais pas fache, je l'avoue, qu'il fit fausse route.

--Attends, attends, dit Chicot, je vais le lancer sur une piste, moi.
On dit que le loup a le fumet du renard; il s'y trompera. Demande-lui
seulement ou est la comtesse.

--Pour quoi faire?

--Demande toujours, tu verras.

--Monsieur le comte, dit Henri, qu'avez-vous donc fait de madame de
Monsoreau? Je ne l'apercois pas parmi ces dames?

Le comte tressaillit comme si un serpent l'eut mordu au pied.

Chicot ce grattait le bout du nez en clignant des yeux a l'adresse du
roi.

--Sire, repondit le grand veneur, madame la comtesse etait malade,
l'air de Paris lui est mauvais, et elle est partie cette nuit, apres
avoir sollicite et obtenu conge de la reine, avec le baron de Meridor,
son pere.

--Et vers quelle partie de la France s'achemine-t-elle? demanda le
roi, enchante d'avoir une occasion de detourner la tete tandis que les
tanneurs passaient.

--Vers l'Anjou, son pays, sire.

--Le fait est, dit Chicot gravement, que l'air de Paris ne sied point
aux femmes enceintes: _Gravidis uxoribus Lutetia inclemens._ Je te
conseille d'imiter l'exemple du comte, Henri, et d'envoyer aussi la
reine quelque part quand elle le sera....

Monsoreau palit et regarda furieusement Chicot, qui, le coude appuye
sur le fauteuil royal et le menton dans sa main, paraissait fort
attentif a considerer les passementiers qui suivaient immediatement
les tanneurs.

--Et qui vous a dit, monsieur l'impertinent, que madame la comtesse
fut enceinte? murmura Monsoreau.

--Ne l'est-elle point? dit Chicot; voila ce qui serait plus
impertinent, ce me semble, a supposer.

--Elle ne l'est pas, monsieur.

--Tiens, tiens, tiens, dit Chicot, as-tu entendu, Henri? il parait que
ton grand veneur a commis la meme faute que toi: il a oublie de
rapprocher les chemises de Notre-Dame.

Monsoreau ferma ses poings et devora sa colere, apres avoir lance a
Chicot un regard de haine et de menace auquel Chicot repondit en
enfoncant son chapeau sur ses yeux et en faisant jouer, comme un
serpent, la mince et longue plume qui ombrageait son feutre.

Le comte vit que le moment etait mal choisi, et secoua la tete, comme
pour faire tomber de son front les nuages dont il etait charge.

Chicot se desassombrit a son tour, et, passant de l'air matamore au
plus gracieux sourire:

--Cette pauvre comtesse, ajouta-t-il, elle est dans le cas de perir
d'ennui par les chemins!

--J'ai dit au roi, repondit Monsoreau, qu'elle voyageait avec son
pere.

--Soit, c'est respectable, un pere, je ne dis pas non; mais ce n'est
pas amusant; et, si elle n'avait que ce digne baron pour la distraire
par les chemins... mais heureusement....

--Quoi? demanda vivement le comte.

--Quoi, quoi? repondit Chicot.

--Que veut dire: heureusement?

--Ah! ah! c'etait une ellipse que vous faisiez, monsieur le comte.

Le comte haussa les epaules.

--Je vous demande bien pardon, notre grand veneur. La forme
interrogatoire dont vous venez de vous servir s'appelle une ellipse.
Demandez plutot a Henri, qui est un philologue?

--Oui, dit Henri, mais que signifiait ton adverbe.

--Quel adverbe?

--_Heureusement._

--Heureusement signifiait heureusement. Heureusement, disais-je, et,
en cela, j'admirais la bonte de Dieu. Heureusement donc qu'il existe a
l'heure qu'il est, par les chemins, quelques-uns de nos amis, et des
plus facetieux meme, qui, s'ils rencontrent la comtesse, la
distrairont a coup sur; et, ajouta negligemment Chicot, comme ils
suivent la meme route, il est probable qu'ils la rencontreront. Oh! je
les vois d'ici. Les vois-tu, Henri, toi qui es un homme d'imagination?
Les vois-tu sur un beau chemin vert, caracolant avec leurs chevaux, et
contant a madame la comtesse cinquante gaillardises dont elle pame, la
chere dame?

Second poignard, plus acere que le premier, plante dans la poitrine du
grand veneur.

Cependant il n'y avait pas moyen d'eclater; le roi etait la, et Chicot
avait, momentanement du moins, un allie dans le roi; aussi, avec une
affabilite qui temoignait des efforts qu'il avait du faire pour
dompter sa mechante humeur:

--Quoi! vous avez des amis qui voyagent vers l'Anjou? dit-il en
caressant Chicot du regard et de la voix.

--Vous pourriez meme dire nous avons, monsieur le comte, car ces
amis-la sont encore plus vos amis que les miens.

--Vous m'etonnez, monsieur Chicot, dit le comte; je ne connais
personne qui....

--Bon! faites le mysterieux.

--Je vous jure.

--Vous en avez si bien, monsieur le comte, et meme ce vous sont des
amis si chers, que tout a l'heure, par habitude, car vous savez
parfaitement qu'ils sont sur la route de l'Anjou, que tout a l'heure,
par habitude, je vous les ai vu chercher dans la foule, inutilement,
bien entendu.

--Moi, fit le comte, vous m'avez vu?

--Oui, vous, le grand veneur, le plus pale de tous les grands veneurs
passes, presents et futurs, depuis Nemrod jusqu'a M. d'Autefort, votre
predecesseur.

--Monsieur Chicot!

--Le plus pale, je le repete: _Veritas veritatum._ Ceci est un
--barbarisme, attendu qu'il n'y a jamais qu'une verite, vu que, s'il y
--en avait deux, il y en aurait au moins une qui ne serait pas vraie;
--mais vous n'etes pas philologue, cher monsieur Esau.

--Non, monsieur, je ne le suis pas; voila donc pourquoi je vous
prierai de revenir tout directement a ces amis dont vous me parliez,
et de vouloir bien, si cependant cette surabondance d'imagination
qu'on remarque en vous vous le permet, et de vouloir bien nommer ces
amis par leurs veritables noms.

--Eh! vous repetez toujours la meme chose. Cherchez, monsieur le grand
veneur. Morbleu! cherchez, c'est votre metier de detourner les betes,
temoin ce malheureux cerf que vous avez derange ce matin, et qui ne
devait point s'attendre a cela de votre part. Si l'on venait vous
empecher de dormir, vous, est-ce que vous seriez content?

Les yeux de Monsoreau erraient avec effroi sur l'entourage de Henri.

--Quoi! s'ecria-t-il en voyant une place vide pres du roi.

--Allons donc! dit Chicot.

--M. le duc d'Anjou, s'ecria le grand veneur.

--Taiaut, taiaut! dit le Gascon, voila la bete lancee.

--Il est parti aujourd'hui! exclama le comte.

--Il est parti aujourd'hui, repondit Chicot, mais il est possible
qu'il _ait_ parti hier au soir. Vous n'etes pas philologue, monsieur;
mais demandez au roi, qui l'est. Quand, c'est-a-dire a quel moment a
disparu ton frere, Henriquet?

--Cette nuit, repondit le roi.

--Le duc, le duc est parti, murmura Monsoreau bleme et tremblant. Ah!
mon Dieu! mon Dieu! que me dites-vous la, sire?

--Je ne dis pas, reprit le roi, que mon frere soit parti; je dis
seulement que, cette nuit, il a disparu, et que ses meilleurs amis ne
savent point ou il est.

--Oh! fit le comte avec colere, si je croyais cela!....

--Eh bien, eh bien, que feriez-vous? d'ailleurs, voyez un peu le grand
malheur, quand il conterait quelque douceur a madame de Monsoreau?
C'est le galant de la famille que notre ami Francois; il l'etait pour
le roi Charles IX, du temps que le roi Charles IX vivait, et il l'est
pour le roi Henri III, qui a autre chose a faire que d'etre galant.
Que diable! c'est bien le moins qu'il y ait a la cour un prince qui
represente l'esprit francais!

--Le duc, le duc parti! repeta Monsoreau, en etes-vous bien sur,
monsieur?

--Et vous? demanda Chicot.

Le grand veneur se tourna encore une fois vers la place occupee
ordinairement par le duc pres de son frere, place qui continuait de
demeurer vide.

--Je suis perdu, murmura-t-il avec un mouvement si marque pour fuir,
que Chicot le retint.

--Tenez-vous donc tranquille, mordieu! vous ne faites que bouger, et
cela fait mal au coeur au roi. Mort de ma vie! je voudrais bien etre a
la place de votre femme, ne fut-ce que pour voir tout le jour un
prince a deux nez, et pour entendre M. Aurilly, qui joue du luth comme
feu Orphee. Quelle chance elle a, votre femme! quelle chance!

Monsoreau frissonna de colere.

--Tout doux, monsieur le grand veneur, dit Chicot, cachez donc votre
joie! voici la seance qui s'ouvre; c'est indecent de manifester ainsi
ses passions; ecoutez le discours du roi.

Force fut au grand veneur de se tenir a sa place; car, en effet, petit
a petit la salle du Louvre s'etait remplie: il demeura donc immobile
et dans l'attitude du ceremonial. Toute l'assemblee avait pris seance;
M. de Guise venait d'entrer et de plier le genou devant le roi, non
sans jeter, lui aussi, un regard de surprise inquiete sur le siege
laisse vacant par M. le duc d'Anjou.

Le roi se leva. Les herauts commanderent la silence.




CHAPITRE XXIV

COMMENT LE ROI NOMMA UN CHEF QUI N'ETAIT NI SON ALTESSE LE DUC D'ANJOU
NI MONSEIGNEUR LE DUC DE GUISE.


Messieurs, dit le roi au milieu du plus profond silence, et apres
s'etre assure que d'Epernon, Schomberg, Maugiron et Quelus, remplaces
dans leur garde par un poste de dix Suisses, etaient venus le
rejoindre et se tenaient derriere lui; Messieurs, un roi entend
egalement, place qu'il est, pour ainsi dire, entre le ciel et la
terre, les voix qui viennent d'en haut et les voix qui viennent d'en
bas, c'est-a-dire ce que commande Dieu et ce que demande son peuple.
C'est une garantie pour tous mes sujets, et je comprends aussi
parfaitement cela, que l'association de tous les pouvoirs reunis en un
seul faisceau pour defendre la foi catholique. Aussi ai-je pour
agreable le conseil que nous a donne mon cousin de Guise. Je declare
donc la sainte Ligue bien et dument autorisee et instituee, et, comme
il faut qu'un si grand corps ait une bonne et puissante tete, comme il
importe que le chef appele a soutenir l'Eglise soit un des fils les
plus zeles de l'Eglise, et que ce zele lui soit impose par sa nature
meme et sa charge, je prends un prince chretien pour le mettre a la
tete de la Ligue, et je declare que desormais ce chef s'appellera....

Henri fit a dessein une pause.

Le vol d'un moucheron eut fait evenement au milieu de l'immobilite
generale.

Henri repeta.

--Et je declare que ce chef s'appellera Henri de Valois, roi de France
et de Pologne.

Henri, en prononcant ces paroles, avait hausse la voix avec une sorte
d'affectation, en signe de triomphe et pour echauffer l'enthousiasme
de ses amis prets a eclater, comme aussi pour achever d'ecraser les
ligueurs dont les sourds murmures decelaient le mecontentement, la
surprise et l'epouvante.

Quant au duc de Guise, il etait demeure aneanti: de larges gouttes de
sueur coulaient de son front; il echangea un regard avec le duc de
Mayenne et le cardinal son frere, qui se tenaient au milieu des deux
groupes de chefs, l'un a sa droite, l'autre a sa gauche.

Monsoreau, plus etonne que jamais de l'absence du duc d'Anjou,
commenca a se rassurer en se rappelant les paroles de Henri III.

En effet, le duc pouvait etre disparu sans etre parti.

Le cardinal quitta sans affectation le groupe dans lequel il se
trouvait et se glissa jusqu'a son frere.

--Francois, lui dit-il a l'oreille, ou je me trompe fort, ou nous ne
sommes plus en surete ici. Hatons-nous de prendre conge, car la
populace est etrange, et le roi qu'elle execrait hier va devenir son
idole pour quelques jours.

--Soit, dit Mayenne, partons. Attendez notre frere ici: moi, je vais
preparer la retraite.

--Allez.

Pendant ce temps, le roi avait signe l'acte prepare sur la table et
dresse d'avance par M. de Morvilliers, la seule personne qui fut, avec
la reine mere, dans la connaissance du secret; puis il avait, de ce
ton goguenard qu'il savait si bien prendre dans l'occasion, dit en
nasillant a M. de Guise:

--Signez donc, mon beau cousin.

Et il lui avait passe la plume.

Puis, lui designant la place du bout du doigt:

--La, la, avait-il dit, au-dessous de moi. Maintenant passez a M. le
cardinal et a M. le duc de Mayenne.

Mais le duc de Mayenne etait deja au bas des degres et le cardinal
dans l'autre chambre.

Le roi remarqua leur absence.

--Alors, passez a M. le grand veneur, dit-il.

Le duc signa, passa la plume au grand veneur, et fit un mouvement pour
se retirer.

--Attendez, dit le roi.

Et, pendant que Quelus reprenait d'un air narquois la plume des mains
de M. de Monsoreau, et que non seulement toute la noblesse presente,
mais encore tous les chefs de corporations convoques pour ce grand
evenement s'appretaient a signer au-dessous du roi, et sur des
feuilles volantes auxquelles devaient faire suite les differents
registres ou, la veille, chacun avait pu, qu'il fut petit ou grand,
noble ou vilain, inscrire son nom en toutes lettres, pendant ce temps,
le roi disait au duc de Guise:

--Mon cousin, c'etait votre avis, je crois: faire, pour garde de notre
capitale, une bonne armee avec toutes les forces de la Ligue? L'armee
est faite et convenablement faite, puisque le general naturel des
Parisiens, c'est le roi.

--Assurement, sire, repondit le duc sans trop savoir ce qu'il disait.

--Mais je n'oublie pas, continua le roi, que j'ai une autre armee a
commander, et que ce commandement appartient de droit au premier homme
de guerre du royaume. Tandis que moi je commanderai a la Ligue, allez
donc commander l'armee, mon cousin.

--Et quand dois-je partir? demanda le duc.

--Sur-le-champ, repondit le roi.

--Henri! Henri! fit Chicot que l'etiquette empecha de courir sus au
roi pour l'arreter en pleine harangue, comme il en avait bonne envie.

Mais, comme le roi ne l'avait pas entendu, ou, s'il l'avait entendu,
ne l'avait pas compris, il s'avanca reverencieusement, tenant a la
main une enorme plume, et, se faisant jour jusqu'a ce qu'il fut pres
du roi:

--Tu te tairas, j'espere, double niais, lui dit-il tout bas.

Mais il etait deja trop tard. Le roi, comme nous l'avons vu, avait
deja annonce au duc de Guise sa nomination, et lui remettait son
brevet signe a l'avance, et cela malgre tous les gestes et toutes les
grimaces du Gascon.

Le duc de Guise prit son brevet et sortit.

Le cardinal l'attendait a la porte de la salle, et le duc de Mayenne
les attendait tous deux a la porte du Louvre.

Ils monterent a cheval a l'instant meme, et dix minutes ne s'etaient
pas ecoulees, que tous trois etaient hors de Paris.

Le reste de l'assemblee se retira peu a peu. Les uns criaient: Vive le
roi! les autres: Vive la Ligue!

--Au moins, dit Henri en riant, j'ai resolu un grand probleme.

--Oh! oui, murmura Chicot, tu es un fier mathematicien, va!

--Sans doute, reprit le roi, en faisant pousser a tous ces coquins les
deux cris opposes,je suis parvenu a leur faire crier la meme chose.

--_Sta bene!_ dit la reine mere a Henri en lui serrant la main.

--Crois cela et bois du lait, dit le Gascon; elle enrage: ses Guises
sont presque aplatis du coup.

--Oh! sire, sire, s'ecrierent les favoris en s'approchant
tumultueusement du roi, la sublime imagination que vous avez eue la!

--Ils croient que l'argent va leur pleuvoir comme manne, dit Chicot a
l'autre oreille du roi.

Henri fut reconduit en triomphe a son appartement; au milieu du
cortege qui accompagnait et suivait le roi, Chicot jouait le role du
detracteur antique en poursuivant son maitre de ses lamentations.

Cette persistance de Chicot a rappeler au demi-dieu du jour qu'il
n'etait qu'un homme frappa le roi au point qu'il congedia tout le
monde et demeura seul avec Chicot.

--Ah ca! dit Henri en se retournant vers le Gascon, savez-vous que
vous n'etes jamais content, maitre Chicot, et que cela devient
assommant? Que diable! ce n'est pas de la complaisance que je vous
demande, c'est du bon sens.

--Tu as raison, Henri, dit Chicot, car c'est ce dont tu as le plus
besoin.

--Conviens, au moins, que le coup est bien joue?

--C'est justement de cela que je ne veux pas convenir.

--Ah! tu es jaloux, monsieur le roi de France!

--Moi, Dieu m'en garde! je choisirais mieux mes sujets de jalousie.

--Corbleu! monsieur l'epilogueur!....

--Oh! quel amour-propre feroce!

--Voyons, suis-je, ou non, roi de la Ligue?

--Certainement, et c'est incontestable, tu l'es. Mais...

--Mais quoi?

--Mais tu n'es plus roi de France.

--Et qui donc est roi de France?

--Tout le monde, excepte toi, Henri; ton frere d'abord.

--Mon frere! de qui veux-tu parler?

--De M. d'Anjou, parbleu!

--Que je tiens prisonnier?

--Oui, car, tout prisonnier qu'il est, il est sacre, et toi, tu ne
l'es pas.

--Par qui est-il sacre?

--Par le cardinal de Guise; en verite, Henri, je te conseille de
parler encore de ta police; on sacre un roi a Paris devant
trente-trois personnes, en pleine eglise Sainte-Genevieve, et tu ne le
sais pas.

--Ouais; et tu le sais, toi?

--Certainement que je le sais.

--Et comment peux-tu savoir ce que je ne sais pas?

--Ah! parce que tu fais faire ta police par M. de Morvilliers, et que
moi je fais ma police moi-meme.

Le roi fronca le sourcil.

--Nous avons donc deja, comme roi de France, sans compter Henri de
Valois, nous avons Francois d'Anjou, puis nous avons encore, voyons,
dit Chicot en ayant l'air de chercher, nous avons encore le duc de
Guise.

--Le duc de Guise?

--Le duc de Guise, Henri de Guise, Henri le Balafre. Je repete donc:
nous avons encore le duc de Guise.

--Beau roi, en verite, que j'exile, que j'envoie a l'armee!

--Bon! comme si on ne t'avait pas exile en Pologne, toi; comme s'il
n'y avait pas plus pres de La Charite au Louvre que de Cracovie a
Paris! Ah! il est vrai que tu l'envoies a l'armee; voila ou est la
finesse du coup, l'habilete de la botte; tu l'envoies a l'armee,
c'est-a-dire que tu mets trente mille hommes sous ses ordres; ventre
de biche! et quelle armee! une vraie armee... ce n'est pas comme ton
armee de la Ligue... Non... une armee de bourgeois, c'est bon pour
Henri de Valois, roi des mignons; a Henri de Guise, il faut une armee
de soldats, et de quels soldats! durs, aguerris, roussis par le canon,
capables de devorer vingt armees de la Ligue; de sorte que si, etant
roi de fait, Henri de Guise avait un jour la sotte fantaisie de le
devenir de nom, il n'aurait qu'a tourner ses trompettes du cote de la
capitale, et dire: "En avant! avalons Paris d'une bouchee, et Henri de
Valois et le Louvre avec." Ils le feraient, les droles, je les
connais.

--Vous oubliez une chose seulement dans votre argumentation, illustre
politique que vous etes, dit Henri.

--Ah! dame, cela c'est possible, surtout si ce que j'oublie est un
quatrieme roi.

--Non; vous oubliez, dit Henri avec un supreme dedain, que, pour
songer a regner sur la France, quand c'est un Valois qui porte la
couronne, il faut un peu regarder en arriere et compter ses ancetres.
Que pareille idee vienne a M. d'Anjou, passe encore; il est de race a
y pretendre, lui, ses aieux sont les miens; il peut y avoir lutte et
balance entre nous, car, entre nous, c'est une question de
primogeniture, et voila tout. Mais M. de Guise... allons donc, maitre
Chicot! allez etudier le blason, notre ami, et dites-nous si les
fleurs de lis de France ne sont pas de meilleure maison que les
merlettes de Lorraine.

--Eh! eh! fit Chicot, voila justement ou est l'erreur, Henri.

--Comment, ou est l'erreur?

--Sans doute. M. de Guise est de bien meilleure maison que tu ne
crois, va.

--De meilleure maison que moi peut-etre? dit Henri en souriant.

--Il n'y a pas de peut-etre, mon petit Henriquet.

--Vous etes fou, monsieur Chicot.

--Dame! c'est mon titre.

--Mais je dis veritablement fou, mais je dis fou a lier. Allez
apprendre a lire, mon ami.

--Eh bien, Henri, dit Chicot, toi qui sais lire, toi qui n'as pas
besoin de retourner comme moi a l'ecole, lis un peu ceci.

Et Chicot tira de sa poitrine le parchemin sur lequel Nicolas David
avait ecrit la genealogie que nous connaissons, celle-la meme qui
etait revenue d'Avignon, approuvee par le pape, et qui faisait
descendre Henri de Guise de Charlemagne.

Henri palit des qu'il eut jete les yeux sur le parchemin, et reconnut,
pres de la signature du legat, le sceau de saint Pierre.

--Qu'en dis-tu, Henri? demanda Chicot, les fleurs de lis sont un peu
distancees, hein? Ventre de biche! les merlettes me paraissent vouloir
voler aussi haut que l'aigle de Cesar; prends-y garde, mon fils!

--Mais par quels moyens t'es-tu procure cette genealogie?

--Moi, est-ce que je m'occupe de ces choses-la? elle est venue me
trouver toute seule.

--Mais ou etait-elle avant de venir te trouver?

--Sous le traversin d'un avocat?

--Et comment s'appelait cet avocat?

--Maitre Nicolas David.

--Ou etait-il?

--A Lyon.

--Et qui l'a ete prendre a Lyon, sous le traversin de cet avocat?

--Un de mes bons amis.

--Que fait cet ami?

--Il preche.

--C'est donc un moine?

--Juste.

--Et qui se nomme?

--Gorenflot.

--Comment! s'ecria Henri; cet abominable ligueur qui a fait ce
discours incendiaire a Sainte-Genevieve, et qui, hier, dans les rues
de Paris, m'insultait?

--Te rappelles-tu l'histoire de Brutus qui faisait le fou....

--Mais c'est donc un profond politique que ton genovesain?

--Avez-vous entendu parler de M. Machiavelli, secretaire de la
republique de Florence? votre grand'mere est son eleve.

--Alors il a soustrait cette piece a l'avocat.

--Ah! bien oui, soustrait, il la lui a prise de force.

--A Nicolas David, a ce spadassin?

--A Nicolas David, a ce spadassin.

--Mais il est donc brave, ton moine?

--Comme Bayard!

--Et, ayant fait ce beau coup, il ne s'est pas encore presente devant
moi pour recevoir sa recompense?

--Il est rentre humblement dans son couvent, et il ne demande qu'une
chose, c'est qu'on oublie qu'il en est sorti.

--Mais il est-donc modeste!

--Comme saint Crepin.

--Chicot, foi de gentilhomme, ton ami aura la premiere abbaye vacante,
dit le roi.

--Merci pour lui, Henri.

Puis a lui-meme:

--Ma foi, se dit Chicot, le voila entre Mayenne et Valois, entre une
corde et une prebende; sera-t-il pendu? sera-t-il abbe? Bien fin qui
pourrait le dire. En tous cas, s'il dort encore, il doit faire en ce
moment-ci de droles de reves.




CHAPITRE XXV

ETEOCLE ET POLYNICE.


Cette journee de la Ligue finissait tumultueuse et brillante comme
elle avait commence.

Les amis du roi se rejouissaient; les predicateurs de la Ligue se
preparaient a canoniser frere Henri, et s'entretenaient, comme on
avait fait autrefois pour saint Maurice, des grandes actions
guerrieres de Valois, dont la jeunesse avait ete si eclatante.

Les favoris disaient: "Enfin le renard a devine le piege."

Et, comme le caractere de la nation francaise est principalement
l'amour-propre, et que les Francais n'aiment pas les chefs d'une
intelligence inferieure, les conspirateurs eux-memes se rejouissaient
d'etre joues par leur roi.

Il est vrai que les principaux d'entre eux s'etaient mis a l'abri.

Les trois princes lorrains, comme on l'a vu, avaient quitte Paris a
franc etrier, et leur agent principal, M. de Monsoreau, allait sortir
du Louvre pour faire ses preparatifs de depart, dans le but de
rattraper le duc d'Anjou.

Mais, au moment ou il allait mettre le pied sur le seuil, Chicot
l'aborda. Le palais etait vide de ligueurs, le Gascon ne craignait
plus rien pour son roi.

--Ou allez-vous donc en si grande hate, monsieur le grand veneur?
demanda-t-il.

--Aupres de Son Altesse, repondit laconiquement le comte.

--Aupres de Son Altesse?

--Oui! je suis inquiet de monseigneur. Nous ne vivons pas dans un
temps ou les princes puissent se mettre en route sans une bonne suite.

--Oh! celui-la est si brave, dit Chicot, qu'il en est temeraire.

Le grand veneur regarda le Gascon.

--En tout cas, lui dit-il, si vous etes inquiet, je le suis bien plus
encore, moi!

--De qui?

--Toujours de la meme Altesse.

--Pourquoi?

--Vous ne savez pas ce que l'on dit?

--Ne dit-on pas qu'il est parti? demanda le comte.

--On dit qu'il est mort, souffla tout bas le Gascon a l'oreille de son
interlocuteur.

--Bah! fit Monsoreau avec une intonation de surprise qui n'etait pas
exempte d'une certaine joie; vous disiez qu'il etait en route.

--Dame! on me l'avait persuade. Je suis de si bonne foi, moi, que je
crois toutes les bourdes qu'on me conte; mais maintenant, voyez-vous,
j'ai tout lieu de croire, pauvre prince! que, s'il est en route, c'est
pour l'autre monde.

--Voyons, qui vous donne ces funebres idees?

--Il est entre au Louvre hier, n'est-ce pas?

--Sans doute, puisque j'y suis entre avec lui.

--Eh bien, on ne l'en a pas vu sortir.

--Du Louvre?

--Non.

--Mais Aurilly?

--Disparu!

--Mais ses gens?

--Disparus! disparus! disparus!

--C'est une raillerie, n'est-ce pas, monsieur Chicot?

--Demandez!

--A qui?

--Au roi.

--On n'interroge point Sa Majeste?

--Bah! il n'y a que maniere de s'y prendre.

--Voyons, dit le comte, je ne puis rester dans un pareil doute.

Et, quittant Chicot, ou plutot marchant devant lui, il s'achemina vers
le cabinet du roi.

Sa Majeste venait de sortir.

--Ou est alle le roi? demanda le grand veneur; je dois lui rendre
compte de certains ordres qu'il m'a donnes.

--Chez M. le duc d'Anjou, lui repondit celui auquel il s'adressait.

--Chez M. le duc d'Anjou! dit le comte a Chicot; le prince n'est donc
pas mort?

--Heu! fit le Gascon, m'est avis qu'il n'en vaut guere mieux.

Pour le coup, les idees du grand veneur s'embrouillerent tout a fait:
il devenait certain que M. d'Anjou n'avait pas quitte le Louvre.
Certains bruits qu'il recueillit, certains mouvements de gens
d'office, lui confirmerent la verite.

Or, comme il ignorait les veritables causes de l'absence du prince,
cette absence l'etonnait au dela de toute mesure dans un moment si
decisif.

Le roi, en effet, etait alle chez le duc d'Anjou; mais, comme le grand
veneur, malgre le grand desir ou il etait de savoir ce qui se passait
chez le prince, ne pouvait y penetrer, force lui fut d'attendre les
nouvelles dans le corridor.

Nous avons dit que, pour assister a la seance, les quatre mignons
s'etaient fait remplacer par des Suisses; mais, aussitot la seance
finie, malgre l'ennui que leur causait la garde qu'ils montaient pres
du prince, le desir d'etre desagreables a Son Altesse en lui apprenant
le triomphe du roi l'avait emporte sur l'ennui, et ils etaient venus
reprendre leur poste, Schomberg et d'Epernon dans le salon, Maugiron
et Quelus dans la chambre meme de Son Altesse.

Francois, de son cote, s'ennuyait mortellement, de cet ennui terrible
double d'inquietudes, et, il faut le dire, la conversation de ces
messieurs n'etait pas faite pour le distraire.

--Vois-tu, disait Quelus a Maugiron d'un bout de la chambre a l'autre,
et comme si le prince n'eut point ete la, vois-tu, Maugiron, je
commence, depuis une heure seulement, a apprecier notre ami Valois; en
verite, c'est un grand politique.

--Explique ton dire, repondit Maugiron en se carrant dans une chaise
longue.

--Le roi a parle tout haut de la conspiration, donc il la dissimulait;
s'il la dissimulait, c'est qu'il la craignait; s'il en a parle tout
haut, c'est qu'il ne la craint plus.

--Voila qui est logique, repondit Maugiron.

--S'il ne la craint plus, il va la punir; tu connais Valois: il brille
certainement par un grand nombre de qualites, mais sa resplendissante
personne est assez obscure a l'endroit de la clemence.

--Accorde.

--Or, s'il punit la susdite conspiration, ce sera par un proces; s'il
y a proces, nous allons jouir, sans nous deranger, d'une seconde
representation de l'affaire d'Amboise.

--Beau spectacle, morbleu!

--Oui, et dans lequel nos places sont marquees d'avance, a moins
que....

--A moins que... c'est possible encore... a moins qu'on ne laisse de
cote les formes judiciaires, a cause de la position des accuses, et
qu'on arrange cela sous le manteau de la cheminee, comme on dit.

--Je suis pour ce dernier avis, dit Maugiron; c'est assez comme cela
que se traitent d'habitude les affaires de famille, et cette derniere
conspiration est une veritable affaire de famille.

Aurilly lanca un coup d'oeil inquiet au prince.

--Ma foi, dit Maugiron, je sais une chose, moi: c'est qu'a la place du
roi je n'epargnerais pas les grosses tetes, en verite, parce qu'ils
sont deux fois plus coupables que les autres en se permettant de
conspirer; ces messieurs se croient toute conspiration permise. Je dis
donc que j'en sanglerais un ou deux, un surtout, mais la, carement;
puis je nouerais tout le fretin. La Seine est profonde au devant de
Nesle, et a la place du roi, parole d'honneur, je ne resisterais pas a
la tentation.

--En ce cas, dit Quelus, je crois qu'il ne serait point mal de faire
revivre la fameuse invention des sacs.

--Et quelle etait cette invention? demanda Maugiron.

--Une fantaisie royale qui date de 1350 a peu pres; voici la chose: on
enfermait un homme dans un sac en compagnie de trois ou quatre chats,
puis on jetait le tout a l'eau. Les chats, qui ne peuvent pas souffrir
l'humidite, ne se sentaient pas plutot dans la Seine qu'ils s'en
prenaient a l'homme de l'accident qui leur arrivait; alors il se
passait dans ce sac des choses que malheureusement on ne pouvait pas
voir.

--En verite, dit Maugiron, tu es un puits de science, Quelus, et ta
conversation est des plus interessantes.

--On pourrait ne pas appliquer cette invention aux chefs: les chefs
ont toujours droit de reclamer le benefice de decapitation en place
publique ou de l'assassinat dans quelque coin; mais comme tu le
disais, au fretin, et par le fretin j'entends les favoris, les
ecuyers, les maitres d'hotel, les joueurs de luth....

--Messieurs! balbutia Aurilly pale de terreur.

--Ne reponds donc pas, Aurilly, dit Francois, cela ne peut s'adresser
a moi ni par consequent a ma maison: on ne raille pas les princes du
sang en France.

--Non, on les traite plus serieusement, dit Quelus, on leur coupe le
cou; Louis XI ne s'en privait pas, lui, le grand roi! temoin M. de
Nemours.

Les mignons en etaient la de leur dialogue, lorsqu'on entendit du
bruit dans le salon; puis la porte de la chambre s'ouvrit, et le roi
parut sur le seuil.

Francois se leva.

--Sire, s'ecria-t-il, j'en appelle a votre justice du traitement
indigne que me font subir vos gens.

Mais Henri ne parut ni avoir vu ni avoir entendu son frere.

--Bonjour, Quelus, dit Henri en baisant son favori sur les deux joues;
bonjour, mon enfant, la vue me rejouit l'ame; et toi, mon pauvre
Maugiron, comment allons-nous?

--Je m'ennuie a perir, dit Maugiron; j'avais cru, quand je me suis
charge de garder votre frere, sire, qu'il etait plus divertissant que
cela. Fi! l'ennuyeux prince! est-ce bien le fils de votre pere et de
votre mere?

--Sire, vous l'entendez, dit Francois, est-il donc dans vos intentions
royales que l'on insulte ainsi votre frere?

--Silence, monsieur, dit Henri sans se retourner, je n'aime pas que
mes prisonniers se plaignent.

--Prisonnier tant qu'il vous plaira, mais ce prisonnier n'en est pas
moins votre....

--Le titre que vous invoquez est justement celui qui vous perd dans
mon esprit. Mon frere, coupable, est coupable deux fois.

--Mais s'il ne l'est pas?

--Il l'est!

--De quel crime?

--De m'avoir deplu, monsieur.

--Sire, dit Francois humilie, nos querelles de famille ont-elles
besoin d'avoir des temoins?

--Vous avez raison, monsieur. Mes amis, laissez-moi donc causer un
instant avec monsieur mon frere.

--Sire, dit tout bas Quelus, ce n'est pas prudent a Votre Majeste de
rester entre deux ennemis.

--J'emmene Aurilly, dit Maugiron a l'autre oreille du roi.

Les deux gentilshommes emmenerent Aurilly, a la fois brulant de
curiosite et mourant d'inquietude.

--Nous voici donc seuls, dit le roi.

--J'attendais ce moment avec impatience, sire.

--Et moi aussi, Ah! vous en voulez a ma couronne, mon digne Eteocle;
ah! vous vous faisiez de la Ligue un moyen et du trone un but. Ah!
l'on vous sacrait dans un coin de Paris, dans une eglise perdue, pour
vous montrer tout a coup aux Parisiens tout reluisant d'huile sainte?

--Helas! dit Francois, qui sentait peu a peu la colere du roi, Votre
Majeste ne me laisse pas parler.

--Pourquoi faire? dit Henri, pour mentir, ou pour me dire du moins des
choses que je sais aussi bien que vous? Mais non, vous mentiriez, mon
frere; car l'aveu de ce que vous avez fait, ce serait l'aveu que vous
meritez la mort. Vous mentiriez, et c'est une honte que je vous
epargne.

--Mon frere, mon frere, dit Francois eperdu, est-ce bien votre
intention de m'abreuver de pareils outrages?

--Alors, si ce que je vous dis peut etre tenu pour outrageant, c'est
moi qui mens, et je ne demande pas mieux que de mentir. Voyons,
parlez, parlez, j'ecoute; apprenez-nous comment vous n'etes pas un
deloyal, et, qui pis est, un maladroit.

--Je ne sais ce que Votre Majeste veut dire, et elle semble avoir pris
a tache de me parler par enigmes.

--Alors je vais vous expliquer mes paroles, moi, s'ecria Henri d'une
voix pleine de menaces et qui vibrait a la portee des oreilles de
Francois: oui, vous avez conspire contre moi, comme vous avez
autrefois conspire contre mon frere Charles; seulement autrefois
c'etait a l'aide du roi de Navarre, aujourd'hui c'est a l'aide du duc
de Guise. Beau projet, que j'admire et qui vous eut fait une riche
place dans l'histoire des usurpateurs. Il est vrai qu'autrefois vous
rampiez comme un serpent, et qu'aujourd'hui vous voulez mordre comme
un lion; apres la perfidie, la force ouverte; apres le poison, l'epee.

--Le poison! Que voulez-vous dire, monsieur? s'ecria Francois, pale de
rage et cherchant, comme cet Eteocle a qui Henri l'avait compare, une
place ou frapper Polynice avec ses regards de flamme, a defaut de
glaive et de poignard. Quel poison?

--Le poison avec lequel tu as assassine notre frere Charles; le poison
que tu destinais a Henri de Navarre, ton associe. Il est connu, va, ce
poison fatal; notre mere en a deja use tant de fois! Voila sans doute
pourquoi tu y as renonce a mon egard; voila pourquoi tu as voulu
prendre des airs de capitaine, en commandant les milices de la Ligue.
Mais regarde-moi bien en face, Francois, continua Henri en faisant
vers son frere un pas menacant, et demeure bien convaincu qu'un homme
de ta trempe ne tuera jamais un homme de la mienne.

Francois chancela sous le poids de cette terrible attaque; mais, sans
egards, sans misericorde pour son prisonnier, le roi reprit:

--L'epee! l'epee! je voudrais bien te voir dans cette chambre seul a
seul avec moi, tenant une epee. Je t'ai deja vaincu en fourberie,
Francois, car, moi aussi, j'ai pris les chemins tortueux pour arriver
au trone de France; mais ces chemins, il fallait les franchir en
passant sur le ventre d'un million de Polonais; a la bonne heure! Si
vous voulez etre fourbe, soyez-le, mais de cette facon; si vous voulez
m'imiter, imitez-moi, mais pas en me rapetissant. Voila des intrigues
royales, voila de la fourberie digne d'un capitaine; donc, je le
repete, en ruses tu es vaincu, et dans un combat loyal tu serais tue;
ne songe donc plus a lutter d'une facon ni de l'autre; car, des a
present, j'agis en roi, en maitre, en desposte; des a present, je te
surveille dans tes oscillations, je te poursuis dans tes tenebres, et
a la moindre hesitation, a la moindre obscurite, au moindre doute,
j'etends ma large main sur toi, chetif, et je te jette pantelant a la
hache de mon bourreau.

Voila ce que j'avais a te dire relativement a nos affaires de famille,
mon frere; voila pourquoi je voulais te parler tete a tete, Francois;
voila pourquoi je vais ordonner a mes amis de te laisser seul cette
nuit, afin que, dans la solitude, tu puisses mediter mes paroles. Si
la nuit porte veritablement conseil, comme on dit, ce doit etre
surtout aux prisonniers.

--Ainsi, murmura le duc, par un caprice de Votre Majeste, sur un
soupcon qui ressemble a un mauvais reve que vous auriez fait, me voila
tombe dans votre disgrace?

--Mieux que cela Francois: te voila tombe sous ma justice.

--Mais au moins, sire, fixez un terme a ma captivite, que je sache a
quoi m'en tenir.

--Quand on vous lira votre jugement, vous le saurez.

--Ma mere! ne pourrais-je pas voir ma mere?

--Pourquoi faire? Il n'y avait que trois exemplaires au monde du
fameux livre de chasse que mon pauvre frere Charles a devore, c'est le
mot, et les deux autres sont: l'un a Florence et l'autre a Londres.
D'ailleurs, je ne suis pas un Nemrod, moi, comme mon pauvre frere.
Adieu! Francois.

Le prince tomba atterre sur un fauteuil.

--Messieurs, dit le roi en rouvrant la porte, messieurs, M. le duc
d'Anjou m'a demande la liberte de reflechir cette nuit a une reponse
qu'il doit me faire demain matin. Vous le laisserez donc seul dans sa
chambre, sauf les visites de precaution que, de temps en temps, vous
croirez devoir faire. Vous trouverez peut-etre votre prisonnier un peu
exalte par la conversation que nous venons d'avoir ensemble; mais
souvenez-vous qu'en conspirant contre moi M. le duc d'Anjou a renonce
au titre de mon frere; il n'y a par consequent ici qu'un captif et des
gardes; pas de ceremonies: si le captif vous desoblige,
avertissez-moi; j'ai la Bastille sous ma main, et dans la Bastille,
maitre Laurent Testu, le premier homme du monde pour dompter les
rebelles humeurs.

--Sire! sire! murmura Francois tentant un dernier effort,
souvenez-vous que je suis votre...

--Vous etiez aussi le frere du roi Charles IX, je crois, dit Henri.

--Mais, au moins, qu'on me rende mes serviteurs, mes amis.

--Plaignez-vous! je me prive des miens pour vous les donner.

Et Henri referma la porte sur la face de son frere, qui recula pale et
chancelant jusqu'a son fauteuil, dans lequel il tomba.




CHAPITRE XXVI

COMMENT ON NE PERD PAS TOUJOURS SON TEMPS EN FOUILLANT DANS LES
ARMOIRES VIDES.


La scene que venait d'avoir le duc d'Anjou avec le roi lui avait fait
considerer sa position comme tout a fait desesperee. Les mignons ne
lui avaient rien laisse ignorer de ce qui s'etait passe au Louvre: ils
lui avaient montre la defaite de MM. de Guise et le triomphe de Henri
plus grands encore qu'ils n'etaient en realite, il avait entendu la
voix du peuple criant, chose qui lui avait paru incomprehensible
d'abord. Vive le roi et Vive la Ligue! Il se sentait abandonne des
principaux chefs, qui, eux aussi, avaient a defendre leurs personnes.
Abandonne de sa famille, decimee par les empoisonnements et par les
assassinats, divisee par les ressentiments et les discordes, il
soupirait en tournant les yeux vers ce passe que lui avait rappele le
roi, et en songeant que, dans sa lutte contre Charles IX, il avait au
moins pour confidents, ou plutot pour dupes, ces deux ames devouees,
ces deux epees flamboyantes qu'on appelait Coconnas et la Mole.

Le regret de certains avantages perdus est le remords pour beaucoup de
consciences.

Pour la premiere fois de sa vie, en se sentant seul et isole, M.
d'Anjou eprouva comme une espece de remords d'avoir sacrifie la Mole
et Coconnas.

Dans ce temps-la, sa soeur Marguerite l'aimait, le consolait. Comment
avait-il recompense sa soeur Marguerite?

Restait sa mere, la reine Catherine. Mais sa mere ne l'avait jamais
aime. Elle ne s'etait jamais servie de lui que comme il se serait
servi des autres, c'est-a-dire a titre d'instrument; et Francois se
rendait justice. Une fois aux mains de sa mere, il sentait qu'il ne
s'appartenait pas plus que le vaisseau ne s'appartient au milieu de
l'Ocean lorsque souffle la tempete.

Il songea que, recemment encore, il avait pres de lui un coeur qui
valait tous les coeurs, une epee qui valait toutes les epees.

Bussy, le brave Bussy, lui revint tout entier a la memoire.

Ah! pour le coup, ce fut alors que le sentiment qu'eprouva Francois
ressembla a du remords, car il avait desoblige Bussy pour plaire a
Monsoreau; il avait voulu plaire a Monsoreau, parce que Monsoreau
savait son secret, et voila tout a coup que ce secret, dont menacait
toujours Monsoreau, etait parvenu a la connaissance du roi, de sorte
que Monsoreau n'etait plus a craindre.

Il s'etait donc brouille avec Bussy inutilement et surtout
gratuitement, action qui, comme l'a dit depuis un grand politique,
etait bien plus qu'un crime: c'etait une faute.

Or quel avantage c'eut ete pour le prince, dans la situation ou il se
trouvait, que de savoir que Bussy, Bussy reconnaissant, et par
consequent fidele, veillait sur lui; Bussy l'invincible; Bussy le
coeur loyal; Bussy le favori de tout le monde, tant un coeur loyal et
une lourde main font d'amis a quiconque a recu l'un de Dieu et l'autre
du hasard!

Bussy veillant sur lui, c'etait la liberte probable, c'etait la
vengeance certaine.

Mais, comme nous l'avons dit, Bussy, blesse au coeur, boudait le
prince et s'etait retire sous sa tente, et le prisonnier restait avec
cinquante pieds de hauteur a franchir pour descendre dans les fosses,
et quatre mignons a mettre hors de combat pour penetrer jusqu'au
corridor.

Sans compter que les cours etaient pleines de Suisses et de soldats.

Aussi, de temps en temps, il revenait a la fenetre et plongeait son
regard jusqu'au fond des fosses; mais une pareille hauteur etait
capable de donner le vertige aux plus braves, et M. d'Anjou etait loin
d'etre a l'epreuve des vertiges.

Outre cela, d'heure en heure, un des gardiens du prince, soit
Schomberg, soit Maugiron, tantot d'Epernon, tantot Quelus, entrait, et
sans s'inquieter de la presence du prince, quelquefois meme sans le
saluer, faisait sa tournee, ouvrant les portes et les fenetres,
fouillant les armoires et les bahuts, regardant sous les lits et sous
les tables, s'assurant meme que les rideaux etaient a leur place, et
que les draps n'etaient point decoupes en lanieres.

De temps en temps, ils se penchaient en dehors du balcon, et les
quarante-cinq pieds de hauteur les rassuraient.

--Ma foi, dit Maugiron en rentrant de faire sa perquisition, moi j'y
renonce; je demande a ne plus bouger du salon, ou, le jour, nos amis
viennent nous voir, et a ne plus me reveiller, la nuit, de quatre
heures en quatre heures, pour aller faire visite a M. le duc d'Anjou.

--C'est qu'aussi, dit d'Epernon, on voit bien que nous sommes de
grands enfants, et que nous avons toujours ete capitaines, et jamais
soldats: nous ne savons pas, en verite, interpreter une consigne.

--Comment cela? demanda Quelus.

--Sans doute; que veut le roi? c'est que nous gardions M. d'Anjou, et
non pas que nous le regardions.

--D'autant mieux, dit Maugiron, qu'il est bon a garder, mais qu'il
n'est pas beau a regarder.

--Fort bien, dit Schomberg; mais songeons a ne point nous relacher de
notre surveillance, car le diable est fin.

--Soit, dit d'Epernon, mais il ne suffit pas d'etre fin, ce me semble,
pour passer sur le corps a quatre gaillards comme nous.

Et d'Epernon, se redressant, frisa superbement sa moustache.

--Il a raison, dit Quelus.

--Bon! repondit Schomberg, crois-tu donc M. le duc d'Anjou assez niais
pour essayer de s'enfuir precisement par notre galerie? S'il tient
absolument a se sauver, il fera un trou dans le mur.

--Avec quoi? il n'a pas d'armes.

--Il a les fenetres, dit assez timidement Schomberg, qui se rappelait
avoir lui-meme mesure la profondeur des fosses.

--Ah! les fenetres! il est charmant, sur ma parole, s'ecria d'Epernon;
bravo, Schomberg, les fenetres! c'est-a-dire que tu sauterais
quarante-cinq pieds de hauteur?

--J'avoue que quarante-cinq pieds....

--Eh bien, lui qui boite, lui qui est lourd, lui qui est peureux
comme....

--Toi, dit Schomberg.

--Mon cher, dit d'Epernon, tu sais bien que je n'ai peur que des
fantomes, ca, c'est une affaire de nerfs.

--C'est, dit gravement Quelus, que tous ceux qu'il a tues en duel lui
sont apparus la meme nuit.

--Ne rions pas, dit Maugiron; j'ai lu une foule d'evasions
miraculeuses... avec les draps, par exemple.

--Ah! pour ceci, l'observation de Maugiron est des plus sensees, dit
d'Epernon. Moi, j'ai vu, a Bordeaux, un prisonnier qui s'etait sauve
avec ses draps.

--Tu vois! dit Schomberg.

--Oui, reprit d'Epernon; mais il avait les reins casses et la tete
fendue; son drap s'etait trouve d'une trentaine de pieds trop court,
il avait ete force de sauter, de sorte que l'evasion etait complete:
son corps s'etait sauve de sa prison, et son ame s'etait sauvee de son
corps.

--Eh bien, d'ailleurs, s'il s'echappe, dit Quelus, cela nous fera une
chasse au prince du sang; nous le poursuivrons, nous le traquerons,
et, en le traquant, sans faire semblant de rien, et nous tacherons de
lui casser quelque chose.

--Et alors, mordieu! nous rentrerons dans notre role, s'ecria
Maugiron: nous sommes des chasseurs et non des geoliers.

La peroraison parut concluante, et l'on parla d'autre chose, tout en
decidant neanmoins que, d'heure en heure, on continuerait de faire une
visite dans la chambre de M. d'Anjou.

Les mignons avaient parfaitement raison en ceci: que le duc d'Anjou ne
tenterait jamais de fuir de vive force, et que, d'un autre cote, il ne
se deciderait jamais a une evasion perilleuse on difficile.

Ce n'est pas qu'il manquat d'imagination, le digne prince, et, nous
devons meme le dire, son imagination se livrait a un furieux travail,
tout en se promenant de son lit au fameux cabinet occupe, pendant deux
ou trois nuits, par la Mole, quand Marguerite l'avait recueilli
pendant la soiree de la Saint-Barthelemy.

De temps en temps, la figure pale du prince allait se coller aux
carreaux de la fenetre donnant dans les fosses du Louvre. Au dela des
fosses s'etendait une greve d'une quinzaine de pieds de large, et, au
dela de cette greve, on voyait, au milieu de l'obscurite, se derouler
la Seine, calme comme un miroir.

De l'autre cote, au milieu des tenebres, se dressait comme un geant
immobile: c'etait la tour de Nesle.

Le duc d'Anjou avait suivi le coucher du soleil dans toutes ses
phases; il avait suivi, avec l'interet qu'accorde le prisonnier a ces
sortes de spectacles, la degradation de la lumiere et les progres de
l'obscurite. Il avait contemple cet admirable spectacle du vieux
Paris, avec ses toits dores, a une heure de distance, par les derniers
feux du soleil, et argentes par les premiers rayons de la lune; puis,
peu a peu, il s'etait senti saisi d'une grande terreur en voyant
d'immenses nuages rouler au ciel et annoncer, en s'accumulant
au-dessus du Louvre, un orage pour la nuit.

Entre autres faiblesses, le duc d'Anjou avait celle de trembler au
bruit de la foudre.

Alors il eut donne bien des choses pour que les mignons le gardassent
encore a vue, dussent-ils l'insulter en le gardant.

Cependant il n'y avait pas moyen de les rappeler: c'etait donner trop
beau jeu a leurs railleries.

Il essaya de se jeter sur son lit, impossible de dormir; il voulut
lire, les caracteres tourbillonnaient devant ses yeux comme des
diables noirs; il tenta de boire, le vin lui parut amer; il frola du
bout des doigts le luth d'Aurilly reste suspendu a la muraille, mais
il sentit que la vibration des cordes agissait sur ses nerfs de telle
facon qu'il avait envie de pleurer.

Alors il se mit a jurer comme un paien et a briser tout ce qu'il
trouva a la portee de sa main. C'etait un defaut de famille, et l'on y
etait habitue dans le Louvre.

Les mignons entr'ouvrirent la porte pour voir d'ou venait cet horrible
sabbat; puis, ayant reconnu que c'etait le prince qui se distrayait,
ils avaient referme la porte, ce qui avait double la colere du
prisonnier.

Il venait justement de briser une chaise, quand un cliquetis au son
duquel on ne se meprend jamais, un cliquetis cristallin retentit du
cote de la fenetre, et en meme temps M. d'Anjou ressentit une douleur
assez aigue a la hanche.

Sa premiere idee fut qu'il etait blesse d'un coup d'arquebuse, et que
ce coup lui etait tire par un emissaire du roi.

--Ah! traitre! ah! lache! s'ecria le prisonnier, tu me fais arquebuser
comme tu me l'avais promis. Ah! je suis mort!

Et il se laissa aller sur le tapis.

Mais, en tombant, il posa la main sur un objet assez dur, plus inegal
et surtout plus gros que ne l'est la balle d'une arquebuse.

--Oh! une pierre, dit-il, c'est donc un coup de fauconneau? mais
encore, j'eusse entendu l'explosion.

Et, en meme temps, il retira et allongea la jambe; quoique la douleur
eut ete assez vive, le prince n'avait evidemment rien de casse.

Il ramassa la pierre et examina le carreau.

La pierre avait ete lancee si rudement, quelle avait plutot troue que
brise la vitre.

La pierre paraissait enveloppee dans un papier.

Alors les idees du duc commencerent a changer de direction. Cette
pierre, au lieu de lui etre lancee par quelque ennemi, ne lui
venait-elle pas, au contraire, de quelque ami?

La sueur lui monta au front; l'esperance, comme l'effroi, a ses
angoisses.

Le duc s'approcha de la lumiere.

En effet, autour de la pierre, un papier etait roule et maintenu avec
une soie nouee de plusieurs noeuds. Le papier avait naturellement
amorti la durete du silex, qui, sans cette enveloppe, eut certes cause
au prince une douleur plus vive que celle qu'il avait ressentie.

Briser la soie, derouler le papier et le lire, fut pour le duc
l'affaire d'une seconde: il etait completement ressuscite.

Une lettre! murmura-t-il en jetant autour de lui un regard furtif.

Et il lut:

  "Etes-vous las de garder la chambre? aimez-vous le grand air et la
  liberte? Entrez dans le cabinet ou la reine de Navarre avait cache
  votre pauvre ami, M. de la Mole; ouvrez l'armoire, et, en deplacant
  le tasseau du bas, vous trouverez un double fond: dans ce double
  fond, il y a une echelle de soie, attachez-la vous-meme au balcon,
  deux bras vigoureux vous roidiront l'echelle au bas du fosse. Un
  cheval, vite comme la pensee, vous menera en lieu sur.

      "UN AMI."


--Un ami! s'ecria le prince; un ami! oh! je ne savais pas avoir un
ami. Quel est donc cet ami qui songe a moi?

Et le duc reflechit un moment; mais, ne sachant sur qui arreter sa
pensee, il courut regarder a la fenetre; il ne vit personne.

--Serait-ce un piege? murmura le prince, chez lequel la peur
s'eveillait, le premier de tous les sentiments.

--Mais d'abord, ajouta-t-il, on peut savoir si cette armoire a un
double fond, et si, dans ce double fond, il y a une echelle.

Le duc alors, sans changer la lumiere de place, et resolu, pour plus
de precaution, au simple temoignage de ses mains, se dirigea vers ce
cabinet dont tant de fois jadis il avait pousse la porte avec un coeur
palpitant, alors qu'il s'attendait a y trouver madame la reine de
Navarre, eblouissante de cette beaute que Francois appreciait plus
qu'il ne convenait peut-etre a un frere.

Cette fois encore, il faut l'avouer, le coeur battait au duc avec
violence.

Il ouvrit l'armoire a tatons, explora toutes les planches, et, arrive
a celle d'en bas, apres avoir pese au fond et pese sur le devant, il
pesa sur un des cotes, et sentit la planche qui faisait la bascule.

Aussitot il introduisit sa main dans la cavite et sentit au bout de
ses doigts le contact d'une echelle de soie.

Comme un voleur qui s'enfuit avec sa proie, le duc se sauva dans sa
chambre emportant son tresor.

Dix heures sonnerent, le duc songea aussitot a la visite qui avait
lieu toutes les heures; il se hata de cacher son echelle sous le
coussin d'un fauteuil et s'assit dessus.

Elle etait si artistement faite, qu'elle tenait parfaitement cachee
dans l'etroit espace ou le duc l'avait enfouie.

En effet, cinq minutes ne s'etaient pas ecoulees, que Maugiron parut
en robe de chambre, tenant une epee nue sous son bras gauche et un
bougeoir de la main droite.

Tout en entrant chez le duc, il continuait de parler a ses amis.

--L'ours est en fureur, dit une voix, il cassait tout il n'y a qu'un
instant: prends garde qu'il ne te devore, Maugiron.

--Insolent! murmura le duc.

--Je crois que Votre Altesse m'a fait l'honneur de m'adresser la
parole, dit Maugiron de son air le plus impertinent.

Le duc, pret a eclater, se contint en reflechissant qu'une querelle
entrainerait une perte de temps et ferait peut-etre manquer son
evasion.

Il devora son ressentiment et fit pivoter son fauteuil de maniere a
tourner le dos au jeune homme.

Maugiron, suivant les donnees traditionnelles, s'approcha du lit pour
examiner les draps, et de la fenetre pour reconnaitre la presence des
rideaux; il vit bien une vitre cassee, mais il songea que c'etait le
duc qui, dans sa colere, l'avait brisee ainsi.

--Ouais, Maugiron, cria Schomberg, es-tu deja mange, que tu ne dis
mot? Dans ce cas, soupire au moins, qu'on sache au moins a quoi s'en
tenir et qu'on te venge.

Le duc faisait craquer ses doigts d'impatience.

--Non pas, dit Maugiron. Au contraire, mon ours est fort doux et tout
a fait dompte.

Le duc sourit silencieusement au milieu des tenebres.

Quant a Maugiron, sans meme saluer le prince, ce qui etait la moindre
politesse qu'il dut a un si haut seigneur, il sortit, et, en sortant,
il ferma la porte a double tour.

Le prince le laissa faire, puis, lorsque la clef eut cesse de grincer
dans la serrure:

--Messieurs, murmura-t-il, prenez garde a vous, c'est un animal
tres-fin qu'un ours.




CHAPITRE XXVII

VENTRE SAINT-GRIS.


Reste seul, le duc d'Anjou, sachant qu'il avait au moins une heure de
tranquillite devant lui, tira son echelle de cordes de dessous son
coussin, la deroula, en examina chaque noeud, en sonda chaque echelon,
tout cela avec la plus minutieuse prudence.

--L'echelle est bonne, dit-il, et, en ce qui depend d'elle, on ne me
l'offre point comme un moyen de me briser les cotes.

Alors il la deploya toute, compta trente-huit echelons distants de
quinze pouces chacun.

--Allons, la longueur est suffisante, pensa-t-il; rien a craindre
encore de ce cote.

Il resta un instant pensif.

--Ah! j'y songe, dit-il, ce sont ces damnes mignons qui m'envoient
cette echelle: je l'attacherai au balcon, ils me laisseront faire, et
tandis que je descendrai, ils viendront couper les liens, voila le
piege.

Puis, reflechissant encore:

--Eh! non, dit-il, ce n'est pas possible; ils ne sont point assez
niais pour croire que je m'exposerai a descendre sans barricader la
porte, et, la porte barricadee, ils ont du calculer que j'aurai le
temps de fuir avant qu'ils l'aient enfoncee.--Ainsi ferai-je, dit-il
en regardant autour de lui, ainsi ferais-je certainement si je me
decidais a fuir.--Cependant, comment supposer que je croirai a
l'innocence de cette echelle trouvee dans une armoire de la reine de
Navarre? Car, enfin, quelle personne au monde, excepte ma soeur
Marguerite, pourrait connaitre l'existence de cette echelle?--Voyons,
repeta-t-il, quel est l'ami? Le billet est signe: _Un ami_. Quel est
l'ami du duc d'Anjou qui connait si bien le fond des armoires de mon
appartement ou de celui de ma soeur?

Le duc achevait a peine de formuler cet argument, qui lui semblait
victorieux, que, relisant le billet pour en reconnaitre l'ecriture, si
la chose etait possible, il fut pris d'une idee soudaine.

--Bussy! s'ecria-t-il.

En effet, Bussy, que tant de dames adoraient, Bussy qui semblait un
heros a la reine de Navarre, laquelle poussait, elle l'avoue elle-meme
dans ses Memoires, des cris d'effroi chaque fois qu'il se battait en
duel; Bussy discret, Bussy verse dans la science des armoires,
n'etait-ce pas, selon toute probabilite, Bussy, le seul de tous ses
amis sur lequel le duc pouvait veritablement compter, n'etait-ce pas
Bussy qui avait envoye le billet?

Et la perplexite du prince s'augmenta encore.

Tout se reunissait cependant pour persuader au duc d'Anjou que
l'auteur du billet etait Bussy. Le duc ne connaissait pas tous les
motifs que le gentilhomme avait de lui en vouloir, puisqu'il ignorait
son amour pour Diane de Meridor; il est vrai qu'il s'en doutait
quelque peu; comme le duc avait aime Diane, il devait comprendre la
difficulte qu'il y avait pour Bussy a voir cette belle jeune femme
sans l'aimer, mais ce leger soupcon ne s'effacait pas moins devant les
probabilites. La loyaute de Bussy ne lui avait pas permis de demeurer
oisif tandis qu'on enchainait son maitre; Bussy avait ete seduit par
les dehors aventureux de cette expedition; il avait voulu se venger du
duc a sa facon, c'est-a-dire en lui rendant la liberte. Plus de doute,
c'etait Bussy qui avait ecrit, c'etait Bussy qui attendait.

Pour achever de s'eclaircir, le prince s'approcha de la fenetre, il
vit, dans le brouillard qui montait de la riviere, trois silhouettes
oblongues qui devaient etre des chevaux, et deux especes de pieux qui
semblaient plantes sur la greve: ce devait etre deux hommes.

Deux hommes, c'etait bien cela: Bussy et son fidele le Haudoin.

--La tentation est devorante, murmura le duc, et le piege, si piege il
y a, est tendu trop artistement pour qu'il y ait honte a moi de m'y
laisser prendre.

Francois alla regarder au trou de la serrure du salon; il vit ses
quatre gardiens; deux dormaient, deux autres avaient herite de
l'echiquier de Chicot et jouaient aux echecs.

Il eteignit sa lumiere.

Puis il alla ouvrir sa fenetre et se pencha en dehors de son balcon.

Le gouffre, qu'il essayait de sonder du regard, etait rendu plus
effrayant encore par l'obscurite. Il recula.

Mais c'est un attrait si irresistible que l'air et l'espace pour un
prisonnier, que Francois, en rentrant dans sa chambre, se figura qu'il
etouffait. Ce sentiment fut tellement ressenti par lui, que quelque
chose comme le degout de la vie et l'indifference de la mort passa
dans son esprit.

Le prince, etonne, se figura que le courage lui venait.

Alors, profitant de ce moment d'exaltation, il saisit l'echelle de
soie, la fixa a son balcon par les crochets de fer qu'elle presentait
a l'une de ses extremites, puis il retourna a la porte qu'il barricada
de son mieux, et, bien persuade que, pour vaincre l'obstacle qu'il
venait de creer, on serait force de perdre dix minutes, c'est-a-dire
plus de temps qu'il ne lui en fallait pour atteindre le bas de son
echelle, il revint a la fenetre.

Il chercha alors a revoir au loin les chevaux et les hommes, mais il
n'apercut plus rien.

--J'aimerais mieux cela, murmura-t-il, fuir seul vaut mieux que fuir
avec l'ami le mieux connu; a plus forte raison avec un ami inconnu.

En ce moment, l'obscurite etait complete, et les premiers grondements
de l'orage, qui menacait depuis une heure, commencaient a faire
retentir le ciel, un gros nuage aux franges argentees s'etendait comme
un elephant couche d'un cote a l'autre de la riviere; sa croupe
s'appuyant au palais; sa trompe, indefiniment recourbee, depassant la
tour de Nesle, et se perdant a l'extremite sud de la ville.

Un eclair lezarda pour un instant le nuage immense, et il sembla au
prince apercevoir dans le fosse, au-dessous de lui, ceux qu'il avait
cherches inutilement sur la greve.

Un cheval hennit; il n'y avait pas de doute, il etait attendu.

Le duc secoua l'echelle pour s'assurer qu'elle etait solidement
attachee, puis il enjamba la balustrade et posa le pied sur le premier
echelon.

Nul ne pourrait rendre l'angoisse terrible qui etreignait en ce moment
le coeur du prisonnier, place entre un frele cordonnet de soie pour
tout appui, et les menaces mortelles de son frere.

Mais a peine eut-il pose le pied sur la premiere traverse de bois,
qu'il lui sembla que l'echelle, au lieu de vaciller comme il s'y etait
attendu, se roidissait, au contraire, et que le second echelon se
presentait a son second pied sans que l'echelle eut fait ou paru faire
le mouvement de rotation bien naturel en pareil cas.

Etait-ce un ami ou un ennemi qui tenait le bas de l'echelle;
etaient-ce des bras ouverts ou des bras armes qui l'attendaient au
dernier echelon?

Une terreur irresistible s'empara de Francois; il tenait encore le
balcon de la main gauche, il fit un mouvement pour remonter.

On eut dit que la personne invisible qui attendait le prince au pied
de la muraille devinait tout se qui se passait dans son coeur, car, au
moment meme, un petit tiraillement, bien doux et bien egal, une sorte
de sollicitation de la soie, arriva jusqu'au pied du prince.

--Voila qu'on tient l'echelle par en bas, dit-il, on ne veut donc pas
que je tombe. Allons, du courage.

Et il continua de descendre; les deux montants de l'echelle etaient
tendus comme des batons. Francois remarqua que l'on avait soin
d'ecarter les echelons du mur pour faciliter l'appui de son pied. Des
lors il se laissa glisser comme une fleche, coulant sur les mains
plutot que sur les echelons, et sacrifiant a cette rapide descente le
pan double de son manteau.

Tout a coup, au lieu de toucher la terre, qu'il sentait
instinctivement etre proche de ses pieds, il se sentit enleve dans les
bras d'un homme qui lui glissa a l'oreille ces trois mots:

--Vous etes sauve.

Alors on le porta jusqu'au revers du fosse, et la on le poussa le long
d'un chemin pratique entre des eboulements de terre et de pierre; il
parvint enfin a la crete; a la crete, un autre homme attendait, qui le
saisit par le collet et le tira a lui; puis, ayant aide de meme son
compagnon, courut, courbe comme un vieillard, jusqu'a la riviere. Les
chevaux etaient bien ou Francois les avait vus d'abord.

Le prince comprit qu'il n'y avait plus a reculer; il etait
completement a la merci de ses sauveurs. Il courut a l'un des trois
chevaux, sauta dessus; ses deux compagnons en firent autant. La meme
voix qui lui avait deja parle tout bas a l'oreille lui dit avec le
meme laconisme et le meme mystere:

--Piquez.

Et tous trois partirent au galop.

--Cela va bien jusqu'a present, pensait tout bas le prince, esperons
que la suite de l'aventure ne dementira point le commencement.

--Merci, merci, mon brave Bussy, murmurait tout bas le prince a son
camarade de droite, enveloppe jusqu'au nez dans un grand manteau brun.

--Piquez, repondait celui-ci du fond de son manteau.

Et, lui-meme donnant l'exemple, les trois chevaux et les trois
cavaliers passaient comme des ombres.

On arriva ainsi au grand fosse de la Bastille, que l'on traversa sur
un pont improvise la veille par les ligueurs, qui, ne voulant pas que
leurs communications fussent interrompues avec leurs amis, avaient
avise a ce moyen, qui facilitait, comme on le voit, les relations.

Les trois cavaliers se dirigerent vers Charenton. Le cheval du prince
semblait avoir des ailes.

Tout a coup le compagnon de droite sauta le fosse, et se lanca dans la
foret de Vincennes, en disant avec son laconisme ordinaire ce seul mot
au prince:

--Venez.

Le compagnon de gauche en fit autant, mais sans parler. Depuis le
moment du depart, pas une parole n'etait sortie de la bouche de
celui-ci.

Le prince n'eut pas meme besoin de faire sentir la bride ou les genoux
a sa monture, le noble animal sauta le fosse avec la meme ardeur
qu'avaient montre les deux autres chevaux; et, au hennissement avec
lequel il franchit l'obstacle, plusieurs hennissements repondirent des
profondeurs de la foret.

Le prince voulut arreter son cheval, car il craignait qu'on ne le
conduisit a quelque embuscade.

Mais il etait trop tard; l'animal etait lance de facon a ne plus
sentir le mors; cependant, en voyant ses deux compagnons relentir sa
course, il ralentit aussi la sienne, et Francois se trouva dans une
sorte de clairiere ou huit ou dix hommes a cheval, ranges
militairement, se revelaient aux yeux par le reflet de la lune qui
argentait leur cuirasse.

--Oh! oh! fit le prince, que veut dire ceci, monsieur?

--Ventre Saint-Gris! s'ecria celui auquel s'adressait la question,
cela veut dire que nous sommes saufs.

--Vous, Henri, s'ecria le duc d'Anjou stupefait, vous, mon liberateur?

--Eh! dit le Bearnais, en quoi cela peut-il vous etonner, ne
sommes-nous point allies?

Puis, jetant les yeux autour de lui pour chercher un second compagnon.

--Agrippa, dit-il, ou diable es-tu?

--Me voila, dit d'Aubigne, qui n'avait pas encore desserre les dents;
bon! si c'est comme cela que vous arrangez vos chevaux.... Avec cela
que vous en avez tant!

--Bon! bon! dit le roi de Navarre. Ne gronde pas, pourvu qu'il en
reste deux, reposes et frais, avec lesquels nous puissions faire une
douzaine de lieues d'une seule traite, c'est tout ce qu'il me faut.

--Mais ou me menez-vous donc, mon cousin? demanda Francois avec
inquietude.

--Ou vous voudrez, dit Henri; seulement allons-y vite, car d'Aubigne a
raison; le roi de France a des ecuries mieux montees que les miennes,
et il est assez riche pour crever une vingtaine de chevaux, s'il a mis
dans sa tete de nous rejoindre.

--En verite, je suis libre d'aller ou je veux? demanda Francois.

--Certainement, et j'attends vos ordres, dit Henri.

--Eh bien, alors, a Angers.

--Vous voulez aller a Angers? A Angers, soit: c'est vrai, la vous etes
chez vous.

--Mais vous, mon cousin?

--Moi, en vue d'Angers, je vous quitte, et je pique vers la Navarre,
ou ma bonne Margot m'attend; elle doit meme fort s'ennuyer de moi!

--Mais personne ne vous savait ici? dit Francois.

--J'y suis venu vendre trois diamants de ma femme.

--Ah! fort bien.

--Et puis savoir un peu, en meme temps, si decidement la Ligue
m'allait ruiner.

--Vous voyez qu'il n'en est rien.

--Grace a vous, oui.

--Comment! grace a moi?

--Eh! oui, sans doute: si au lieu de refuser d'etre chef de la Ligue,
quand vous avez su qu'elle etait dirigee contre moi, vous eussiez
accepte et fait cause commune avec mes ennemis, j'etais perdu. Aussi,
quand j'ai appris que le roi avait puni votre refus de la prison, j'ai
jure que je vous en tirerais, et je vous en ai tire.

--Toujours aussi simple, se dit en lui-meme le duc d'Anjou; en verite,
c'est conscience que de le tromper.

--Va, mon cousin, dit en souriant le Bearnais, va dans l'Anjou. Ah!
monsieur de Guise, vous croyez avoir ville gagnee! mais je vous envoie
la un compagnon un peu bien genant; gare a vous!

Et, comme on leur amenait les chevaux frais que Henri avait demandes,
tous deux sauterent en selle et partirent au galop, accompagnes
d'Agrippa d'Aubigne, qui les suivait en grondant.




CHAPITRE XXVIII

LES AMIS.


Pendant que Paris bouillonnait comme l'interieur d'une fournaise,
madame de Monsoreau, escortee par son pere et deux de ces serviteurs
qu'on recrutait alors comme des troupes auxiliaires pour une
expedition, s'acheminait vers le chateau de Meridor, par etapes de dix
lieues a la journee.

Elle aussi commencait a gouter cette liberte precieuse aux gens qui
ont souffert. L'azur du ciel et de la campagne, compare a ce ciel
toujours menacant, suspendu comme un crepe sur les tours noires de la
Bastille, les feuillages deja verts, les belles routes se perdant
comme de longs rubans onduleux dans le fond des bois; tout cela lui
paraissait frais et jeune, riche et nouveau, comme si reellement elle
fut sortie du cercueil ou la croyait plongee son pere.

Lui, le vieux baron, etait rajeuni de vingt ans. A le voir d'aplomb
sur ses etriers, et talonnant le vieux Jarnac, on eut pris le noble
seigneur pour un de ces epoux barbons qui accompagnent leur jeune
fiancee en veillant amoureusement sur elle.

Nous n'entreprendrons pas de decrire ce long voyage. Il n'eut d'autres
incidents que le lever et le coucher du soleil. Quelquefois
impatiente, Diane se jetait a bas de son lit, lorsque la lune
argentait les vitres de sa chambre d'hotellerie, reveillait le baron,
secouait le lourd sommeil de ses gens, et l'on partait, par un beau
clair de lune, pour gagner quelques lieues sur le long chemin que la
jeune femme trouvait infini.

Il fallait, d'autres fois, la voir, en pleine marche, laisser passer
devant Jarnac, tout fier de devancer les autres, puis les serviteurs,
et demeurer seule en arriere sur un tertre, afin de regarder dans la
profondeur de la vallee si quelqu'un ne suivait pas.... Et, lorsque la
vallee etait deserte, lorsque Diane n'avait apercu que les troupeaux
epars dans le paturage, ou le clocher silencieux de quelque bourg
dresse au bout de la route, elle revenait plus impatiente que jamais.
Alors son pere, qui l'avait suivie du coin de l'oeil, lui disait:

--Ne crains rien, Diane.

--Craindre quoi, mon pere?

--Ne regardes-tu pas si M. de Monsoreau te suit?

--Ah! c'est vrai.... Oui, je regardais cela, disait la jeune femme
avec un nouveau regard en arriere.

Ainsi, de crainte en crainte, d'espoir en deception, Diane arriva,
vers la fin du huitieme jour, au chateau de Meridor, et fut recue au
pont-levis par madame de Saint-Luc et son mari, devenus chatelains en
l'absence du baron.

Alors commenca pour ces quatre personnes une de ces existences comme
tout homme en a reve en lisant Virgile, Longus et Theocrite.

Le baron et Saint-Luc chassaient du soir au matin. Sur les traces de
leurs chevaux s'elancaient les piqueurs. On voyait des avalanches de
chiens rouler du haut des collines a la poursuite d'un lievre ou d'un
renard, et quand le tonnerre de cette cavalcade furieuse passait dans
les bois, Diane et Jeanne, assises l'une aupres de l'autre sur la
mousse, a l'ombre de quelque hallier, tressaillaient un moment, et
reprenaient bientot leur tendre et mysterieuse conversation.

--Raconte-moi, disait Jeanne, raconte-moi tout ce qui t'est arrive
dans la tombe, car tu etais bien morte pour nous.... Vois, l'aubepine
en fleurs nous jette ses dernieres miettes de neige, et les sureaux
envoient leurs parfums enivrants. Un doux soleil se joue aux grandes
branches des chenes. Pas un souffle dans l'air, pas un etre vivant
dans le parc, car les daims se sont enfuis tout a l'heure en sentant
trembler la terre, et les renards ont bien vite gagne le terrier...
Raconte, petite soeur, raconte.

--Que te disais-je?

--Tu ne me disais rien. Tu es donc heureuse?... Oh! cependant ce bel
oeil noye dans une ombre bleuatre, cette paleur nacree de tes joues,
ce vague elan de paupiere, tandis que la bouche essaye un sourire
jamais acheve... Diane, tu dois avoir bien des choses a me dire!

--Rien, rien.

--Tu es donc heureuse... avec M. de Monsoreau?

Diane tressaillit.

--Tu vois bien! fit Jeanne avec un tendre reproche.

--Avec M. de Monsoreau! repeta Diane; pourquoi as-tu prononce ce nom?
pourquoi viens-tu d'evoquer ce fantome au milieu de nos bois, au
milieu de nos fleurs, au milieu de notre bonheur....

--Bien, je sais maintenant pourquoi tes beaux yeux sont cercles de
bistre, et pourquoi ils se levent si souvent vers le ciel; mais je ne
sais pas encore pourquoi ta bouche essaye de sourire.

Diane secoua tristement la tete.

--Tu m'as dit, je crois, continua Jeanne en entourant de son bras
blanc et rond les epaules de Diane, tu m'as dit que M. de Bussy
t'avait montre beaucoup d'interet....

Diane rougit si fort, que son oreille, si delicate et si ronde, parut
tout a coup enflammee.

--C'est un charmant cavalier que M. de Bussy, dit Jeanne, et elle
chanta:

    Un beau chercheur de noise,
    C'est le seigneur d'Amboise.

Diane appuya sa tete sur le sein de son amie, et murmura d'une voix
plus douce que celle des fauvettes qui chantaient sous la feuillee:

    Tendre, fidele aussi,
    C'est le brave....

--Bussy!... dis-le donc, acheva Jeanne en appuyant un joyeux baiser
sur les yeux de son amie.

--Assez de folies, dit Diane tout a coup; M. de Bussy ne pense plus a
Diane de Meridor.

--C'est possible, dit Jeanne; mais je croirais assez qu'il plait
beaucoup a Diane de Monsoreau.

--Ne me dis pas cela.

--Pourquoi? est-ce que cela te deplait?

Diane ne repondit pas.

--Je te dis que M. de Bussy ne songe pas a moi... et il fait bien...
Oh! j'ai ete lache... murmura la jeune femme....

--Que dis-tu la?

--Rien, rien.

--Voyons, Diane, tu vas recommencer a pleurer, a t'accuser... Toi,
lache! toi, mon heroine; tu as ete contrainte.

--Je le croyais... je voyais des dangers, des gouffres sous mes pas...
A present, Jeanne, ces dangers me semblent chimeriques, ces gouffres,
un enfant pouvait les franchir d'une enjambee. J'ai ete lache, te
dis-je, oh! que n'ai-je eu le temps de reflechir!....

--Tu me parles par enigmes.

--Non, ce n'est pas encore cela, s'ecria Diane en se levant dans un
desordre extreme. Non, ce n'est pas ma faute, c'est lui, Jeanne, c'est
lui qui n'a pas voulu. Je me rappelle la situation qui me semblait
terrible; j'hesitais, je flottais... mon pere m'offrait son appui et
j'avais peur... _lui, lui_ m'offrait sa protection... mais il ne l'a
pas offerte de facon a me convaincre; le duc d'Anjou etait contre lui.
Le duc d'Anjou s'etait ligue avec M. de Monsoreau, diras-tu. Eh bien,
qu'importent le duc d'Anjou et le comte de Monsoreau! Quand on veut
bien une chose, quand on aime bien quelqu'un, oh! il n'y aurait ni
prince ni maitre qui me retiendrait. Vois-tu, Jeanne, si une fois
j'aimais....

Et Diane, en proie a son exaltation, s'etait adossee a un chene, comme
si, l'ame ayant brise le corps, celui-ci n'eut plus renferme assez de
force pour se soutenir.

--Voyons, calme-toi, chere amie, raisonne....

--Je te dis que _nous_ avons ete _laches_.

--_Nous_... Oh! Diane, de qui parles-tu la? Ce _nous_ est eloquent, ma
Diane cherie....

--Je veux dire mon pere et moi; j'espere que tu n'entends pas autre
chose... Mon pere est un bon gentilhomme, et pouvait parler au roi;
moi, je suis fiere et ne crains pas un homme quand je le hais... Mais,
vois-tu! le secret de cette lachete, le voici: j'ai compris qu'_il_ ne
m'aimait pas.

--Tu te mens a toi-meme; s'ecria Jeanne;... si tu croyais cela, au
point ou je te vois, tu irais le lui reprocher a lui-meme... Mais tu
ne le crois pas, tu sais le contraire, hypocrite, ajouta-t-elle avec
une tendre caresse pour son amie.

--Tu es payee pour croire a l'amour, toi, repliqua Diane en reprenant
sa place aupres de Jeanne; toi, que M. de Saint-Luc a epousee malgre
un roi! toi, qu'il a enlevee du milieu de Paris; toi; qu'on a
poursuivie peut-etre et qui le payes, par tes caresses, de la
proscription et de l'exil!

--Et il se trouve richement paye, dit l'espiegle jeune femme.

--Mais moi,--reflechis un peu, et ne sois pas egoiste;--moi, que ce
fougueux jeune homme pretend aimer; moi, qui ai fixe les regards de
l'indomptable Bussy, cet homme qui ne connait pas d'obstacles, je me
suis mariee publiquement, je me suis offerte aux yeux de toute la
cour, et il ne m'a pas regardee; je me suis confiee a lui dans le
cloitre de la Gypecienne: nous etions seuls, il avait Gertrude, le
Haudoin, ses deux complices, et moi, plus complice encore!... Oh! j'y
songe, par l'eglise meme, un cheval a la porte, il pouvait m'enlever
dans un pan de son manteau! A ce moment, vois-tu, je le sentais
souffrant, desole a cause de moi; je voyais ses yeux languissants, sa
levre palie et brulee par la fievre. S'il m'avait demande de mourir
pour rendre l'eclat a ses yeux, la fraicheur a ses levres, je serais
morte.... Eh bien, je suis partie, et il n'a pas songe a me retenir
par un coin de mon voile.--Attends, attends encore.... Oh! tu ne sais
pas ce que je souffre.... Il savait que je quittais Paris, que je
revenais a Meridor; il savait que M. de Monsoreau... tiens, j'en
rougis... que M. de Monsoreau n'est pas mon epoux; il savait que je
venais seule, et, tout le long de la route, chere Jeanne, je me suis
retournee, croyant a chaque instant que j'entendais le galop de son
cheval derriere nous. Rien! c'etait l'echo du chemin qui parlait! Je
te dis qu'il ne pense pas a moi, et que je ne vaux pas un voyage en
Anjou... quand il y a tant de femmes belles et courtoises a la cour du
roi de France, dont un sourire vaut cent aveux de la provinciale
enterree dans les halliers de Meridor. Comprends-tu maintenant? Es-tu
convaincue? ai-je raison? suis-je oubliee, meprisee; ma pauvre Jeanne?

Elle n'avait pas acheve ces mots que le feuillage du chene craqua
violemment; une poussiere de mousse et de platre brise roula le long
du vieux mur, et un homme, bondissant du milieu des lierres et des
muriers sauvages, vint tomber aux pieds de Diane, qui poussa un cri
terrible.

Jeanne s'etait ecartee; elle avait vu et reconnut cet homme.

--Vous voyez bien que me voici, murmura Bussy agenouille en baisant le
bas de la robe de Diane; qu'il tenait respectueusement dans sa main
tremblante.

Diane reconnut, a son tour, la voix, le sourire du comte, et, saisie
au coeur, hors d'elle-meme, suffoquee par ce bonheur inespere; elle
ouvrit ses bras et se laissa tomber, privee de sentiment, sur la
poitrine de celui qu'elle venait d'accuser d'indifference.




CHAPITRE XXIX

LES AMANTS.


Les pamoisons de joie ne sont jamais bien longues ni bien dangereuses.
On en a vu de mortelles, mais l'exemple est excessivement rare.

Diane ne tarda donc point a ouvrir les yeux, et se trouva dans les
bras de Bussy; car Bussy n'avait pas voulu ceder a madame de Saint-Luc
le privilege de recueillir le premier regard de Diane.

--Oh! murmura-t-elle en se reveillant, oh! c'est affreux, comte, de
nous surprendre ainsi.

Bussy attendait d'autres paroles. Eh, qui sait? les hommes sont si
exigeants! qui sait, disons-nous, s'il n'attendait pas autre chose que
des paroles, lui qui avait experimente plus d'une fois les retours a
la vie apres les pamoisons et les evanouissements?

Non-seulement Diane en demeura la, mais encore elle s'arracha
doucement des bras qui la tenaient captive et revint a son amie, qui,
discrete d'abord, avait fait plusieurs pas sous les arbres; puis,
curieuse comme l'est toute femme de ce charmant spectacle d'une
reconciliation entre gens qui s'aiment, etait revenue tout doucement,
non pas pour prendre sa part de la conversation, mais assez pres des
interlocuteurs pour n'en rien perdre.

--Eh bien, demanda Bussy, est-ce donc ainsi que vous me recevez,
madame?

--Non, dit Diane; car, en verite, monsieur de Bussy, c'est tendre,
c'est affectueux, ce que vous venez de faire la... Mais....

--Oh! de grace, pas de mais... soupira Bussy en reprenant sa place aux
genoux de Diane.

--Non, non, pas ainsi, pas a genoux, monsieur de Bussy.

--Oh! laissez-moi un instant vous prier comme je le fais, dit le comte
en joignant les mains, j'ai si longtemps envie cette place.

--Oui; mais, pour la venir prendre, vous avez passe par-dessus le mur.
Non-seulement ce n'est pas convenable a un seigneur de votre rang,
mais c'est bien imprudent pour quelqu'un qui aurait soin de mon
honneur.

--Comment cela?

--Si l'on vous avait vu, par hasard?

--Qui donc m'aurait vu?

--Mais nos chasseurs, qui, il y a un quart d'heure a peine, passaient
dans le fourre, derriere le mur.

--Oh! tranquillisez-vous, madame, je me cache avec trop de soin pour
etre vu.

--Cache! Oh! vraiment, dit Jeanne, c'est du supreme romanesque;
racontez-nous cela, monsieur de Bussy.

--D'abord, si je ne vous ai pas rejointe en route, ce n'est pas ma
faute; j'ai pris un chemin et vous l'autre. Vous etes venue par
Rambouillet, moi, par Chartres. Puis, ecoutez, et jugez si votre
pauvre Bussy est amoureux; je n'ai point ose vous rejoindre, et je ne
doutais pas cependant que je ne le pusse. Je sentais bien que Jarnac
n'etait point amoureux, et que le digne animal ne s'exalterait que
mediocrement a revenir a Meridor; votre pere aussi n'avait aucun motif
de se hater, puisqu'il vous avait pres de lui. Mais ce n'etait pas en
presence de votre pere, ce n'etait pas dans la compagnie de vos gens,
que je voulais vous revoir; car j'ai plus souci que vous ne le croyez
de vous compromettre; j'ai fait le chemin etape par etape, en mangeant
le manche de ma houssine; le manche de ma houssine fut ma plus
habituelle nourriture pendant ces jours.

--Pauvre garcon! dit Jeanne; aussi, vois comme il est maigri.

--Vous arrivates enfin, continua Bussy; j'avais pris logement au
faubourg de la ville; je vous vis passer, cache derriere une jalousie.

--Oh! mon Dieu, demanda Diane, etes-vous donc a Angers sous votre nom?

--Pour qui me prenez-vous? dit en souriant Bussy; non pas, je suis un
marchand qui voyage; voyez mon costume couleur cannelle; il ne me
trahit pas trop, c'est une couleur qui se porte beaucoup parmi les
drapiers et les orfevres, et, puis encore, j'ai un certain air inquiet
et affaire qui ne messied pas a un botaniste qui cherche des simples.
Bref, on ne m'a pas encore remarque.

--Bussy, le beau Bussy, deux jours de suite dans une ville de
province, sans avoir encore ete remarque? On ne croira jamais cela a
la cour.

--Continuez, comte, dit Diane en rougissant. Comment venez-vous de la
ville ici, par exemple?

--J'ai deux chevaux d'une race choisie; je monte l'un d'eux, je sors
au pas de la ville, m'arretant a regarder les ecriteaux et les
enseignes; mais, quand une fois je suis loin des regards, mon cheval
prend un galop qui lui permet de franchir en vingt minutes les trois
lieues et demie qu'il y a d'ici a la ville. Une fois dans le bois de
Meridor, je m'oriente et je trouve le mur du parc; mais il est long,
fort long, le parc est grand. Hier j'ai explore ce mur pendant plus de
quatre heures, grimpant ca et la, esperant vous apercevoir toujours.
Enfin, je desesperais presque, quand je vous ai apercue le soir, au
moment ou vous rentriez a la maison; les deux grands chiens du baron
sautaient apres vous, et madame de Saint-Luc leur tenait en l'air un
perdreau qu'ils essayaient d'atteindre; puis vous disparutes.--Je
sautai la; j'accourus ici, ou vous etiez tout a l'heure; je vis
l'herbe et la mousse assidument foulees, j'en conclus que vous
pourriez bien avoir adopte cet endroit, qui est charmant pendant le
soleil; pour me reconnaitre alors, j'ai fait des brisees comme a la
chasse; et, tout en soupirant, ce qui me fait un mal affreux....

--Par defaut d'habitude, interrompit Jeanne en souriant.

--Je ne dis pas non, madame; en soupirant donc, ce qui me fait un mal
affreux, je le repete, j'ai repris la route de la ville; j'etais bien
fatigue; j'avais en outre dechire mon pourpoint cannelle en montant
aux arbres, et, cependant, malgre les accrocs de mon pourpoint, malgre
l'oppression de ma poitrine, j'avais la joie au coeur: je vous avais
vue.

--Il me semble que voila un admirable recit, dit Jeanne, et que vous
avez surmonte la de terribles obstacles: c'est beau et c'est heroique;
mais moi, qui crains de monter aux arbres, j'aurais, a votre place,
conserve mon pourpoint et surtout menage mes belles mains blanches.
Voyez dans quel affreux etat sont les votres, tout egratignees par les
ronces.

--Oui. Mais je n'aurais pas vu celle que je venais voir.

--Au contraire; j'aurais vu, et beaucoup mieux que vous ne l'aviez
fait, Diane de Meridor, et meme madame de Saint-Luc.

--Qu'eussiez-vous donc fait? demanda Bussy avec empressement.

--Je fusse venu droit au pont du chateau de Meridor, et j'y fusse
entre. M. le baron me serrait dans ses bras, madame de Monsoreau me
placait pres d'elle a table, M. de Saint-Luc me comblait de caresse,
madame de Saint-Luc faisait avec moi des anagrammes. C'etait la chose
du monde la plus simple: il est vrai que la chose du monde la plus
simple est celle dont les amoureux ne s'avisent jamais.

Bussy secoua la tete avec un sourire et un regard a l'adresse de
Diane.

--Oh! non! dit-il, non. Ce que vous eussiez fait la, c'etait bon pour
tout le monde, et non pour moi.

Diane rougit comme un enfant, et le meme sourire et le meme regard se
refleterent dans ses yeux et sur ses levres.

--Allons! dit Jeanne, voila, a ce qu'il parait, que je ne comprends
plus rien aux belles manieres!

--Non! dit Bussy en secouant la tete. Non! je ne pouvais aller au
chateau. Madame est mariee, M. le baron doit au mari de sa fille, quel
qu'il soit, une surveillance severe.

--Bien, dit Jeanne, voila une lecon de civilite que je recois; merci,
monsieur de Bussy, car je merite de la recevoir; cela m'apprendra a me
meler aux propos des fous.

--Des fous? repeta Diane.

--Des fous ou des amoureux, repondit madame de Saint-Luc, et en
consequence....

Elle embrassa Diane au front, fit une reverence a Bussy et s'enfuit.

Diane la voulut retenir d'une main, mais Bussy saisit l'autre, et il
fallut bien que Diane, si bien retenue par son amant, se decidat a
lacher son amie.

Bussy et Diane resterent donc seuls.

Diane regarda madame de Saint-Luc, qui s'eloignait en cueillant des
fleurs, puis elle s'assit en rougissant.

Bussy se coucha a ses pieds.

--N'est-ce pas, dit-il, que j'ai bien fait, madame, que vous
m'approuvez?

--Je ne vais pas feindre, repondit Diane, et, d'ailleurs, vous savez
le fond de ma pensee, oui, je vous approuve, mais ici s'arretera mon
indulgence; en vous desirant, en vous appelant comme je faisais tout a
l'heure, j'etais insensee, j'etais coupable.

--Mon Dieu! que dites-vous donc la, Diane?

--Helas! comte, je dis la verite! j'ai le droit de rendre malheureux
M. de Monsoreau, qui m'a poussee a cette extremite; mais je n'ai ce
droit qu'en m'abstenant de rendre un autre heureux. Je puis lui
refuser ma presence, mon sourire, mon amour; mais, si je donnais ces
faveurs a un autre, je volerais celui-la, qui, malgre moi, est mon
maitre.

Bussy ecouta patiemment toute cette morale, fort adoucie, il est vrai,
par la grace et la mansuetude de Diane.

--A mon tour de parler, n'est-ce pas? dit-il.

--Parlez, repondit Diane.

--Avec franchise?

--Parlez!

--Eh bien, de tout ce que vous venez de dire, madame, vous n'avez pas
trouve un mot au fond de votre coeur.

--Comment?

--Ecoutez-moi sans impatience, madame, vous voyez que je vous ai
ecoutee patiemment; vous m'avez accable de sophismes.

Diane fit un mouvement.

--Les lieux communs de morale, continua Bussy, ne sont que cela quand
ils manquent d'application. En echange de ces sophismes, moi, madame,
je vais vous rendre des verites. Un homme est votre maitre,
dites-vous; mais avez-vous choisi cet homme? Non, une fatalite vous
l'a impose, et vous l'avez subi. Maintenant, avez-vous dessein de
souffrir toute votre vie des suites d'une contrainte si odieuse? Alors
c'est a moi de vous en delivrer.

Diane ouvrit la bouche pour parler, Bussy l'arreta d'un signe.

--Oh! je sais ce que vous m'allez repondre, dit le jeune homme. Vous
me repondrez que, si je provoque M. de Monsoreau et si je le tue, vous
ne me reverrez jamais.--Soit, je mourrai de douleur de ne pas vous
revoir; mais vous vivrez libre, mais vous vivrez heureuse, mais vous
pourrez rendre heureux un galant homme, qui dans sa joie, benira
quelquefois mon nom, et dira: "Merci! Bussy, merci! de nous avoir
delivres de cet affreux Monsoreau;" et vous-meme, Diane, vous qui
n'oseriez me remercier vivant, vous me remercierez mort.

La jeune femme saisit la main du comte et la serra tendrement.

--Vous n'avez pas encore implore, Bussy, dit-elle, et voila que vous
menacez deja.

--Vous menacer? Oh! Dieu m'entend, et il sait quelle est mon
intention; je vous aime si ardemment, Diane, que je n'agirai point
comme ferait un autre homme. Je sais que vous m'aimez. Mon Dieu!
n'allez pas vous en defendre, vous rentreriez dans la classe de ces
esprits vulgaires dont les paroles dementent les actions. Je le sais,
car vous l'avez avoue. Puis, un amour comme le mien, voyez-vous,
rayonne comme le soleil, et vivifie tous les coeurs qu'il touche;
ainsi je ne vous supplierai pas, je ne me consumerai pas en desespoir.
Non, je me mettrai a vos genoux, que je baise, et je vous dirai, la
main droite sur mon coeur, sur ce coeur qui n'a jamais menti ni par
interet ni par crainte, je vous dirai: "Diane, je vous aime, et ce
sera pour toute ma vie! Diane, je vous jure a la face du ciel que je
mourrai pour vous, que je mourrai en vous adorant." Si vous me dites
encore: "Partez, ne volez pas le bonheur d'un autre," je me releverai
sans soupir, sans un signe, de cette place, ou je suis si heureux
cependant, et je vous saluerai profondement en me disant: "Cette femme
ne m'aime pas; cette femme ne m'aimera jamais." Alors je partirai et
vous ne me reverrez plus jamais. Mais, comme mon devouement pour vous
est encore plus grand que mon amour, comme mon desir de vous voir
heureuse survivra a la certitude que je ne puis pas etre heureux
moi-meme, comme je n'aurai pas vole le bonheur d'un autre, j'aurai le
droit de lui voler sa vie en y sacrifiant la mienne: voila ce que je
ferai, madame, et cela de peur que vous ne soyez esclave
eternellement, et que ce ne vous soit un pretexte a rendre malheureux
les braves gens qui vous aiment.

Bussy s'etait emu en prononcant ces paroles. Diane lut dans son regard
si brillant et si loyal toute la vigueur de sa resolution: elle
comprit que ce qu'il disait, il allait le faire; que ces paroles se
traduiraient indubitablement en action, et, comme la neige d'avril
fond aux rayons du soleil, sa rigueur se fondit a la flamme de ce
regard.

--Eh bien! dit-elle, merci de cette violence que vous me faites, ami.
C'est encore une delicatesse de votre part, de m'oter ainsi jusqu'au
remords de vous avoir cede. Maintenant, m'aimerez-vous jusqu'a la
mort, comme vous dites? maintenant, ne serai-je pas le jeu de votre
fantaisie, et ne me laisserez-vous pas un jour l'odieux regret de ne
pas avoir ecoute l'amour de M. de Monsoreau? Mais non, je n'ai pas de
conditions a vous faire; je suis vaincue, je suis livree; je suis a
vous, Bussy, d'amour, du moins. Restez donc, ami, et maintenant que ma
vie est la votre, veillez sur nous.

En disant ces mots, Diane posa une de ses mains si blanches et si
effilees sur l'epaule de Bussy, et lui tendit l'autre, qu'il tint
amoureusement collee a ses levres; Diane frissonna sous ce baiser.

On entendit alors les pas legers de Jeanne, accompagnes d'une petite
toux indicatrice: elle rapportait une gerbe de fleurs nouvelles et le
premier papillon qui se fut encore hasarde peut-etre hors de sa coque
de soie: c'etait une atalante aux ailes rouges et noires.

Instinctivement, les mains entrelacees se desunirent.

Jeanne remarqua ce mouvement.

--Pardon, mes bons amis, de vous deranger, dit-elle, mais il nous faut
rentrer sous peine que l'on vienne nous chercher ici. Monsieur le
comte, regagnez, s'il vous plait, votre excellent cheval qui fait
quatre lieues en une demi-heure, et laissez-nous faire le plus
lentement possible, car je presume que nous aurons fort a causer, les
quinze cents pas qui nous separent de la maison. Dame! voici ce que
vous perdez a votre entetement, monsieur de Bussy: le diner du
chateau, qui est excellent surtout pour un homme qui vient de monter a
cheval et de grimper par-dessus les murailles, et cent bonnes
plaisanteries que nous eussions faites, sans compter certains coups
d'oeil echanges qui chatouillent mortellement le coeur.--Allons,
Diane, rentrons.

Et Jeanne prit le bras de son amie et fit un leger effort pour
l'entrainer avec elle.

Bussy regarda les deux amies avec un sourire. Diane, encore a demi
retournee de son cote, lui tendit la main.

Il se rapprocha d'elles.

--Eh bien! demanda-t-il, c'est tout ce que vous me dites?

--A demain, repliqua Diane, n'est-ce pas convenu?

--A demain seulement?

--A demain et a toujours!

Bussy ne put retenir un petit cri de joie; il inclina ses levres sur
la main de Diane; puis, jetant un dernier adieu aux deux femmes, il
s'eloigna ou plutot s'enfuit.

Il sentait qu'il lui fallait un effort de volonte pour consentir a se
separer de celle a laquelle il avait si longtemps desespere d'etre
reuni.

Diane le suivit du regard jusqu'au fond du taillis, et, retenant son
amie par le bras, ecouta jusqu'au son le plus lointain de ses pas dans
les broussailles.

--Ah! maintenant, dit Jeanne, lorsque Bussy fut disparu tout a fait,
veux-tu causer un peu avec moi, Diane?

--Oh! oui, dit la jeune femme tressaillant comme si la voix de son
amie la tirait d'un reve. Je t'ecoute.

--Eh bien! vois-tu, demain j'irai a la chasse avec Saint-Luc et ton
pere.

--Comment! tu me laisseras seule au chateau?

--Ecoute, chere amie, dit Jeanne; moi aussi, j'ai mes principes de
morale, et il y a certaines choses que je ne puis consentir a faire.

--Oh! Jeanne, s'ecria madame de Monsoreau en palissant, peux-tu bien
me dire de ses duretes-la, a moi, a ton amie?

--Il n'y a pas d'amie qui tienne, continua mademoislle de Brissac avec
la meme tranquillite. Je ne puis continuer ainsi.

--Je croyais que tu m'aimais, Jeanne, et voila que tu me perces te
coeur, dit la jeune femme avec des larmes dans les yeux; tu ne veux
pas continuer, dis-tu, eh! quoi donc ne veux-tu pas continuer?

--Continuer, murmura Jeanne a l'oreille de son amie, continuer de vous
empecher, pauvres amants que vous etes, de vous aimer tout a votre
aise.

Diane saisit dans ses bras la rieuse jeune femme, et couvrit de
baisers son visage epanoui. Comme elle la tenait embrassee, les
trompes de la chasse firent entendre leurs bruyantes fanfares.

--Allons, on nous appelle, dit Jeanne; le pauvre Saint-Luc
s'impatiente. Ne sois donc pas plus dure envers lui que je ne veux
l'etre envers l'amoureux en pourpoint cannelle.




CHAPITRE XXX

COMMENT BUSSY TROUVA TROIS CENTS PISTOLES DE SON CHEVAL ET LES DONNA
POUR RIEN.


Le lendemain Bussy partit d'Angers avant que les plus matineux
bourgeois de la ville eussent pris leur repas du matin.

Il ne courait pas, il volait sur la route. Diane etait montee sur une
terrasse du chateau, d'ou l'on voyait le chemin sinueux et blanchatre
qui ondulait dans les pres verts. Elle vit ce point noir qui avancait
comme un meteore et laissait plus long derriere lui le ruban tordu de
la route.

Aussitot elle redescendit pour ne pas laisser a Bussy le temps
d'attendre, et pour se faire un merite d'avoir attendu.

Le soleil atteignait a peine les cimes des grands chenes, l'herbe
etait perlee et rosee; on entendait au loin, sur la montagne, le cor
de Saint-Luc que Jeanne excitait a sonner pour rappeler a son amie le
service qu'elle lui rendait en la laissant seule.

Il y avait une joie si grande, si poignante dans le coeur de Diane,
elle se sentait si enivree de sa jeunesse, de sa beaute, de son amour,
que parfois, en courant, il lui semblait que son ame enlevait son
corps sur des ailes comme pour le rapprocher de Dieu.

Mais le chemin de la maison au hallier etait long, les petits pieds de
la jeune femme se lasserent de fouler l'herbe epaisse, et la
respiration lui manqua plusieurs fois en route; elle ne put donc
arriver au rendez-vous qu'au moment ou Bussy paraissait sur la crete
du mur et s'elancait en bas.

Il la vit courir; elle poussa un petit cri de joie; il arriva vers
elle les bras etendus; elle se precipita vers lui en appuyant ses deux
mains sur son coeur: leur salut du matin fut une longue, une ardente
etreinte. Qu'avaient-ils a se dire? ils s'aimaient. Qu'avaient-ils a
penser? ils se voyaient. Qu'avaient-ils a souhaiter? ils etaient assis
cote a cote et se tenaient la main.

La journee passa comme une heure. Bussy, lorsque Diane, la premiere,
sortit de cette torpeur veloutee qui est le sommeil d'une ame lasse de
felicite, Bussy serra la jeune femme reveuse sur son coeur, et lui
dit:

--Diane, il me semble qu'aujourd'hui a commence ma vie; il me semble
que d'aujourd'hui je vois clair sur le chemin qui mene a l'eternite.
Vous etes, n'en doutez pas, la lumiere qui me revele tant de bonheur;
je ne savais rien de ce monde ni de la condition des hommes en ce
monde; aussi, je puis vous repeter ce que, hier, je vous disais: ayant
commence par vous a vivre, c'est avec vous que je mourrai.

--Et moi, lui repondit-elle, moi qui, un jour, me suis jetee sans
regret dans les bras de la mort, je tremble aujourd'hui de ne pas
vivre assez longtemps pour epuiser tous les tresors que me promet
votre amour. Mais pourquoi ne venez-vous pas au chateau, Louis? mon
pere serait heureux de vous voir; M. de Saint-Luc est votre ami, et il
est discret.... Songez qu'une heure de plus a nous voir, c'est
inappreciable.

--Helas! Diane, si je vais une heure au chateau, j'irai toujours; si
j'y vais, toute la province le saura; si le bruit en vient aux
oreilles de cet ogre, votre epoux, il accourra.... Vous m'avez defendu
de vous en delivrer....

--A quoi bon? dit-elle avec cette expression qu'on ne trouve jamais
que dans la voix de la femme qu'on aime.

--Eh bien! pour notre surete, c'est-a-dire pour la securite de notre
bonheur, il importe que nous cachions notre secret a tout le monde:
madame de Saint-Luc le sait deja... Saint-Luc le saura aussi.

--Oh! pourquoi....

--Me cacheriez-vous quelque chose, dit Bussy, a moi, a present?

--Non... c'est vrai.

--J'ai ecrit ce matin un mot a Saint-Luc pour lui demander une
entrevue a Angers. Il viendra; j'aurai sa parole de gentilhomme que
jamais un mot de cette aventure ne lui echappera. C'est d'autant plus
important, chere Diane, que partout, certainement, on me cherche. Les
evenements etaient graves lorsque nous avons quitte Paris.

--Vous avez raison... et puis mon pere est un homme si scrupuleux,
bien qu'il m'aime, qu'il serait capable de me denoncer a M. de
Monsoreau.

--Cachons-nous bien... et, si Dieu nous livre a nos ennemis, au moins
pourrons-nous dire que faire autrement etait impossible.

--Dieu est bon, Louis; ne doutez pas de lui en ce moment.

--Je ne doute pas de Dieu, j'ai peur de quelque demon, jaloux de voir
notre joie.

--Dites-moi adieu, monseigneur, et ne retournez pas si vite, votre
cheval me fait peur.

--Ne craignez rien, il connait deja la route; c'est le plus doux, le
plus sur coursier que j'aie encore monte. Quand je retourne a la
ville, abime dans mes douces pensees, il me conduit sans que je touche
a la bride.

Les deux amants echangerent mille propos de ce genre entrecoupes de
mille baisers. Enfin la trompe de chasse, rapprochee du chateau, fit
entendre l'air dont Jeanne etait convenue avec son amie, et Bussy
partit.

--Comme il approchait de la ville, revant a cette enivrante journee,
et tout fier d'etre libre, lui, que les honneurs, les soins de la
richesse et les faveurs d'un prince du sang tenaient toujours embrasse
dans des chaines d'or, il remarqua que l'heure approchait ou l'on
allait fermer les portes de la ville. Le cheval, qui avait broute tout
le jour sous les feuillages et l'herbe, avait continue en chemin, et
la nuit venait.

Bussy se preparait a piquer pour reparer le temps perdu, quand il
entendit derriere lui le galop de quelques chevaux.

Pour un homme qui se cache, et surtout pour un amant, tout semble une
menace; les amants heureux ont cela de commun avec les voleurs. Bussy
se demandait s'il valait mieux prendre le galop pour gagner l'avance,
ou se jeter de cote pour laisser passer les cavaliers; mais leur
course etait si rapide, qu'ils furent sur lui en un moment.

Ils etaient deux. Bussy, jugeant qu'il n'y avait pas de lachete a
eviter deux hommes lorsqu'on en vaut quatre, se rangea, et apercut un
des cavaliers dont les talons entraient dans les flancs de sa monture,
stimulee d'ailleurs par bon nombre de coups d'etrivieres que lui
detachait son compagnon.

--Allons, voici la ville, disait cet homme avec un accent gascon des
plus prononces; encore trois cents coups de fouet et cent coups
d'eperon, du courage et de la vigueur.

--La bete n'a plus le souffle, elle frissonne, elle faiblit, elle
refuse de marcher, repondit celui qui precedait... Je donnerais
pourtant cent chevaux pour etre dans ma ville.

--C'est quelque Angevin attarde, se dit Bussy.... Cependant... comme
la peur rend les gens stupides! j'avais cru reconnaitre cette voix.
Mais voila le cheval de ce brave homme qui chancelle....

En ce moment les cavaliers etaient au niveau de Bussy sur la route.

--Eh! prenez garde, s'ecria-t-il, monsieur; quittez l'etrier, quittez
vite, la bete va choir.

En effet, le cheval tomba lourdement sur le flanc, remua
convulsivement une jambe comme s'il labourait la terre, et, tout d'un
coup, son souffle bruyant s'arreta, ses yeux s'obscurcirent; l'ecume
l'etouffait; il expira.

--Monsieur, cria le cavalier demonte a Bussy, trois cents pistoles du
cheval qui vous porte.

--Ah! mon Dieu! s'ecria Bussy en se rapprochant....

--M'entendez-vous? monsieur, je suis presse....

--Eh! mon prince, prenez-le pour rien, dit avec le tremblement d'une
emotion indicible Bussy, qui venait de reconnaitre le duc d'Anjou.

En meme temps on entendit le bruit sec d'un pistolet qu'armait le
compagnon du prince.

--Arretez! cria le duc d'Anjou a ce defenseur impitoyable;--arretez!
monsieur d'Aubigne; c'est Bussy, ou le diable m'emporte!

--Eh oui, mon prince, c'est moi! mais que diable faites-vous a crever
des chevaux a l'heure qu'il est sur ce chemin?

--Ah! c'est M. de Bussy? dit d'Aubigne; alors, monseigneur, vous
n'avez plus besoin de moi... Permettez-moi de m'en retourner vers
celui qui m'a envoye, comme dit la sainte Ecriture.

--Non pas sans recevoir mes remerciments bien sinceres et la promesse
d'une solide amitie, dit le prince.

--J'accepte tout, monseigneur, et vous rappellerai vos paroles quelque
jour.

--M. d'Aubigne!... Monseigneur!... Ah! mais je tombe des nues! fit
Bussy....

--Ne le savais-tu pas? dit le prince avec une expression de
mecontentement et de defiance qui n'echappa point au gentilhomme... Si
tu es ici, n'est-ce pas que tu m'y attendais?

--Diable! se dit Bussy reflechissant a tout ce que son sejour cache
dans l'Anjou pouvait offrir d'equivoque a l'esprit soupconneux de
Francois, ne nous compromettons pas!

--Je faisais mieux que de vous attendre, dit-il, et, tenez, puisque
vous voulez entrer en ville avant la fermeture des portes, en selle,
monseigneur.

Il offrit son cheval au prince, qui s'etait occupe de debarrasser le
sien de quelques papiers importants caches entre la selle et la
housse.

--Adieu donc, monseigneur, dit d'Aubigne qui fit volte-face. Monsieur
de Bussy, serviteur.

Et il partit.

Bussy sauta legerement en croupe de son maitre, et dirigea le cheval
vers la ville, en se demandant tout bas si ce prince, habille de noir,
n'etait pas le sombre demon que lui suscitait l'enfer, jaloux deja de
son bonheur.

Ils entrerent dans Angers au premier son des trompettes de
l'echevinage.

--Que faire maintenant, monseigneur?

--Au chateau! qu'on arbore ma banniere, qu'on vienne me reconnaitre,
que l'on convoque la noblesse de la province.

--Rien de plus facile, dit Bussy, decide a faire de la docilite pour
gagner du temps, et d'ailleurs trop surpris lui-meme pour etre autre
chose que passif.

--Ca, messieurs de la trompette! cria-t-il aux herauts qui revenaient
apres le premier son.

Ceux-ci regarderent et ne preterent pas grande attention, parce qu'ils
voyaient deux hommes poudreux, suants, et en assez mince equipage.

--Oh! oh! dit Bussy en marchant a eux... est-ce que le maitre n'est
pas connu dans sa maison?... Qu'on fasse venir l'echevin de service!

Ce ton arrogant imposa aux herauts; l'un d'eux s'approcha.

--Jesus-Dieu! s'ecria-t-il avec effroi en regardant attentivement le
duc... n'est-ce pas la notre seigneur et maitre?

Le duc etait fort reconnaissable a la difformite de son nez partage en
deux, comme le disait la chanson de Chicot.

--Monseigneur le duc! ajouta-t-il en saisissant le bras de l'autre
heraut, qui bondit d'une surprise pareille.

--Vous en savez aussi long que moi maintenant, dit Bussy; enflez-moi
votre haleine, faites suer sang et eau a vos trompettes, et que toute
la ville sache dans un quart d'heure que monseigneur est arrive chez
lui. Nous, monseigneur, allons lentement au chateau. Quand nous y
arriverons, la broche sera deja mise pour nous recevoir.

En effet, au premier cri des herauts, les groupes se formerent; au
second, les enfants et les commeres coururent tous les quartiers en
criant:

--Monseigneur est dans la ville!... Noel a monseigneur!

Les echevins, le gouverneur, les principaux gentilshommes, se
precipiterent vers le palais, suivis d'une foule qui devenait de plus
en plus compacte.

Ainsi que l'avait prevu Bussy, les autorites de la ville etaient au
chateau avant le prince pour le recevoir dignement. Lorsqu'il traversa
le quai, a peine put-il fendre la presse; mais Bussy avait retrouve un
des herauts, qui, frappant a coups de trompette sur le populaire
empresse, fraya un passage a son prince jusqu'aux degres de la maison
de ville.

Bussy formait l'arriere-garde.

"Messieurs et tres-feaux ames, dit le prince, je suis venu me jeter
dans ma bonne ville d'Angers. A Paris, les dangers les plus terribles
ont menace ma vie; j'avais perdu meme ma liberte. J'ai reussi a fuir,
grace a de bons amis."

Bussy se mordit les levres: il devinait le sens du regard ironique de
Francois.

"Et depuis que je me sens dans votre ville, ma tranquillite, ma vie,
sont assurees."

Les magistrats, stupefaits, crierent faiblement: Vive notre seigneur!

Le peuple, qui esperait les aubaines usitees a chaque voyage du
prince, cria vigoureusement: Noel!

--Soupons, dit le prince, je n'ai rien pris depuis ce matin.

Le duc fut entoure en un moment de toute la maison qu'il entretenait a
Angers en qualite de duc d'Anjou, et dont les principaux serviteurs
seuls connaissaient leur maitre.

Puis ce fut le tour des gentilshommes et des dames de la ville.

La reception dura jusqu'a minuit. La ville fut illuminee, les coups de
mousquet retentirent dans les rues et sur les places, la cloche de la
cathedrale fut mise en branle, et le vent porta jusqu'a Meridor les
bouffees bruyantes de la joie traditionnelle des bons Angevins.




CHAPITRE XXXI

DIPLOMATIE DE M. LE DUC D'ANJOU.


Quand le bruit des mousquets se fut un peu calme dans les rues, quand
les battements de la cloche eurent ralenti leurs vibrations, quand les
antichambres furent degarnies, quand enfin Bussy et le duc d'Anjou se
trouverent seuls:

--Causons, dit le duc.

En effet, grace a sa perspicacite, Francois comprenait que Bussy,
depuis leur rencontre, avait fait beaucoup plus d'avances qu'il
n'avait l'habitude d'en faire; il jugea alors, avec sa connaissance de
la cour, qu'il etait dans une position embarrassee, et que, par
consequent, il pouvait, avec un peu d'adresse, prendre avantage sur
lui.

Mais Bussy avait eu le temps de se preparer, et il attendait son
prince de pied ferme.

--Causons, monseigneur, repliqua-t-il.

--Le dernier jour que nous nous vimes, dit le prince, vous etiez bien
malade, mon pauvre Bussy!

--C'est vrai, monseigneur, repliqua le jeune homme; j'etais
tres-malade, et c'est presque un miracle qui m'a sauve.

--Ce jour-la, il y avait pres de vous, continua le duc, certain
medecin bien enrage pour votre salut, car il mordait vigoureusement,
ce me semble, ceux qui vous approchaient.

--C'est encore vrai, mon prince, car le Haudoin m'aime beaucoup.

--Il vous tenait rigoureusement au lit, n'est-ce pas?

--Ce dont j'enrageais de toute mon ame, comme Votre Altesse a pu le
voir.

--Mais, dit le duc, si vous eussiez si fort enrage, vous auriez pu
envoyer la Faculte a tous les diables, et sortir avec moi, comme je
vous en priais.

--Dame! fit Bussy en tournant et retournant de cent facons entre ses
doigts son chapeau de pharmacien.

--Mais, continua le duc, comme il s'agissait d'une grave affaire, vous
avez eu peur de vous compromettre.

--Plait-il? dit Bussy en enfoncant d'un coup de poing le meme chapeau
sur ses yeux: vous avez dit, je crois, que j'avais eu peur de me
compromettre, mon prince?

--Je l'ai dit, repliqua le duc d'Anjou.

Bussy bondit sur sa chaise, et se trouva debout.

--Eh bien! vous en avez menti, monseigneur, s'ecria-t-il, menti a
vous-meme, entendez-vous, car vous ne croyez pas un mot, mais pas un
seul, de ce que vous venez de dire; il y a sur ma peau vingt
cicatrices, qui prouvent que je me suis compromis quelquefois, mais
que je n'ai jamais eu peur; et, ma foi, je connais beaucoup de gens
qui ne sauraient pas en dire et surtout en montrer autant.

--Vous avez toujours des arguments irrefragables, monsieur de Bussy,
reprit le duc fort pale et fort agite; quand on vous accuse, vous
criez plus haut que le reproche, et alors vous vous figurez que vous
avez raison.

--Oh! je n'ai pas toujours raison, monseigneur, dit Bussy, je le sais
bien; mais je sais bien aussi dans quelles occasions j'ai tort.

--Et dans lesquelles avez-vous tort? dites, je vous prie.

--Quand je sers des ingrats.

--En verite, monsieur, je croie que vous vous oubliez, dit le prince
en se levant tout a coup avec cette dignite qui lui etait propre dans
certaines circonstances.

--Eh bien! je m'oublie, monseigneur, dit Bussy; une fois dans votre
vie, faites-en autant, oubliez-vous ou oubliez-moi.

Bussy fit alors deux pas pour sortir; mais le prince fut encore plus
prompt que lui, et le gentilhomme trouva le duc devant la porte.

--Nierez-vous, monsieur, dit le duc, que, le jour ou vous avez refuse
de sortir avec moi, vous ne soyez sorti l'instant d'apres?

--Moi, dit Bussy, je ne nie jamais rien, monseigneur, si ce n'est ce
qu'on veut me forcer d'avouer.

--Dites-moi donc alors pourquoi vous vous etes obstine a rester en
votre hotel?

--Parce que j'avais des affaires.

--Chez vous?

--Chez moi ou ailleurs.

--Je croyais que, quand un gentilhomme est au service d'un prince, ses
principales affaires sont les affaires de ce prince.

--Et, d'habitude, qui donc les fait, vos affaires, monseigneur, si ce
n'est moi?

--Je ne dis pas non, dit Francois; et d'ordinaire je vous trouve
fidele et devoue, je dirai meme plus, j'excuse votre mauvaise humeur.

--Ah! vous etes bien bon.

--Oui, car vous aviez quelque raison de m'en vouloir.

--Vous l'avouez, monseigneur?

--Oui. Je vous avais promis la disgrace de M. de Monsoreau. Il parait
que vous le detestez fort, M. de Monsoreau?

--Moi, pas du tout. Je lui trouve une laide figure et j'aurais voulu
qu'il s'eloignat de la cour pour ne point avoir cette figure sous les
yeux. Vous, au contraire, monseigneur, vous aimez cette figure-la. Il
ne faut pas discuter sur les gouts.

--Eh bien! alors, comme c'etait votre seule excuse que de me bouder
comme eut fait un enfant gate et hargneux, je vous dirai que vous avez
doublement eu tort de ne pas vouloir sortir avec moi, et de sortir
apres moi pour faire des vaillantises inutiles.

--J'ai fait des vaillantises inutiles, moi? et tout a l'heure vous me
reprochiez d'avoir eu.... Voyons, monseigneur, soyons consequent;
quelles vaillantises ai-je faites?

--Sans doute; que vous en vouliez a M. d'Epernon et a M. de Schomberg,
je concois cela. Je leur en veux, moi aussi, et meme mortellement;
mais il fallait se borner a leur en vouloir, et attendre le moment.

--Oh! oh! dit Bussy, qu'y a-t-il encore la-dessous, monseigneur?

--Tuez-les, morbleu! tuez-les tous deux, tuez-les tous quatre, je ne
vous en serai que plus reconnaissant; mais ne les exasperez pas,
surtout quand vous etes loin: car leur exasperation retombe sur moi.

--Voyons, que lui ai-je donc fait, a ce digne Gascon?

--Vous parlez de d'Epernon, n'est-ce pas?

--Oui.

--Eh bien! vous l'avez fait lapider.

--Moi?

--Au point que son pourpoint a ete mis en lambeaux, son manteau en
pieces, et qu'il est rentre au Louvre en haut-de-chausses.

--Bon, dit Bussy, et d'un; passons a l'Allemand. Quels sont mes torts
envers M. de Schomberg?

--Nierez-vous que vous ne l'ayez fait teindre en indigo? Quand je l'ai
revu trois heures apres son accident, il etait encore couleur d'azur;
et vous appelez cela une bonne plaisanterie. Allons donc!

Et le prince se mit a rire malgre lui, tandis que Bussy, se rappelant
de son cote la figure que faisait Schomberg dans son cuvier, ne
pouvait s'empecher de rire aux eclats.

--Alors, dit-il, c'est moi qui passe pour leur avoir joue ce tour.

--Pardieu! c'est moi peut-etre?

--Et vous vous sentez le courage, monseigneur, de venir faire des
reproches a un homme qui a de ces idees-la. Tenez, je vous le disais
tout a l'heure, vous etes un ingrat.

--D'accord. Maintenant, voyons, et si tu es reellement sorti pour
cela, je te pardonne.

--Bien sur?

--Oui, parole d'honneur; mais tu n'es pas au bout de mes griefs.

--Allez.

--Parlons de moi un peu.

--Soit.

--Qu'as-tu fait pour me tirer d'embarras?

--Vous le voyez bien, dit Bussy, ce que j'ai fait.

--Non, je ne le vois pas.

--Eh bien! je suis parti pour l'Anjou.

--C'est-a-dire que tu t'es sauve.

--Oui, car en me sauvant je vous sauvais.

--Mais, au lieu de te sauver si loin, ne pouvais-tu donc rester aux
environs de Paris? Il me semble que tu m'etais plus utile a Montmartre
qu'a Angers.

--Ah! voila ou nous differons d'avis, monseigneur: j'aimais mieux
venir en Anjou.

--C'est une mediocre raison, vous en conviendrez, que votre
caprice....

--Non pas, car ce caprice avait pour but de vous recruter des
partisans.

--Ah! voila qui est different. Eh bien! voyons, qu'avez-vous fait?

--Il sera temps de vous l'expliquer demain, monseigneur, car voici
justement l'heure a laquelle je dois vous quitter.

--Et pourquoi me quitter?

--Pour m'aboucher avec un personnage des plus importants.

--Ah! s'il en est ainsi, c'est autre chose; allez, Bussy, mais soyez
prudent.

--Prudent, a quoi bon? Ne sommes-nous pas les plus forts ici!

--N'importe, ne risque rien; as-tu deja fait beaucoup de demarches?

--Je suis ici depuis deux jours, comment voulez-vous....

--Mais tu te caches, au moins.

--Si je me cache, je le crois morbleu bien! Voyez-vous sous quel
costume je vous parle, est-ce que j'ai l'habitude de porter des
pourpoints cannelle? C'est pourtant pour vous encore que je suis entre
dans cet affreux fourreau.

--Et ou loges-tu?

--Ah! voila ou vous apprecierez mon devouement. Je loge... je loge
dans une masure pres du rempart, avec une sortie sur la riviere, mais
vous, mon prince, a votre tour, voyons, comment etes-vous sorti du
Louvre? comment vous ai-je trouve sur un grand chemin, avec un cheval
fourbu entre les jambes et M. d'Aubigne a vos cotes?

--Parce que j'ai des amis, dit le prince.

--Vous, des amis? fit Bussy. Allons donc!

--Oui, des amis que tu ne connais pas.

--A la bonne heure! et quels sont ces amis?

--Le roi de Navarre et M. d'Aubigne que tu as vu.

--Le roi de Navarre!... Ah! c'est vrai. N'avez-vous point conspire
ensemble?

--Je n'ai jamais conspire, monsieur de Bussy.

--Non! demandez un peu a la Mole et a Coconnas.

--La Mole, dit le prince d'un air sombre, avait commis un autre crime
que celui pour lequel on croit qu'il est mort.

--Bien! laissons la Mole et revenons a vous; d'autant plus,
monseigneur, que nous aurions quelque peine a nous entendre sur ce
point-la. Par ou diable etes-vous sorti du Louvre?

--Par la fenetre.

--Ah! vraiment. Et par laquelle?

--Par celle de ma chambre a coucher.

--Vous connaissiez donc l'echelle de corde?

--Quelle echelle de corde?

--Celle de l'armoire.

--Ah! il parait que tu la connaissais, toi? dit le prince en
palissant.

--Dame! dit Bussy. Votre Altesse sait que j'ai eu quelquefois le
bonheur d'entrer dans cette chambre.

--Du temps de ma soeur Margot, n'est-ce pas! et tu entrais par la
fenetre?

--Dame! vous sortez bien par la, vous. Ce qui m'etonne seulement,
c'est que vous ayez trouve l'echelle.

--Ce n'est pas moi qui l'ai trouvee.

--Qui donc?

--Personne; on me l'a indiquee.

--Qui cela?

--Le roi de Navarre.

--Ah! ah! le roi de Navarre connait l'echelle; je ne l'aurais pas cru.
Enfin, tant il y a que vous voici, monseigneur, sain et sauf et bien
portant! nous allons mettre l'Anjou en feu, et, de la meme trainee,
l'Angoumois et le Bearn s'enflammeront: cela fera un assez joli petit
incendie.

--Mais ne parlais-tu pas d'un rendez-vous? dit le duc.

--Ah! morbleu! c'est vrai; mais l'interet de la conversation me le
faisait oublier. Adieu, monseigneur.

--Prends-tu ton cheval?

--Dame! s'il est utile a monseigneur, Son Altesse peut le garder; j'en
ai un second.

--Alors, j'accepte; plus tard nous ferons nos comptes.

--Oui, monseigneur, et Dieu veuille que ce ne soit pas moi qui vous
redoive quelque chose!

--Pourquoi cela?

--Parce que je n'aime pas celui que vous chargez d'ordinaire d'apurer
vos comptes.

--Bussy!

--C'est vrai, monseigneur; il etait convenu que nous ne parlerions
plus de cela.

Le prince, qui sentait le besoin qu'il avait de Bussy, lui tendit la
main.

Bussy lui donna la sienne, mais en secouant la tete.

Tous deux se separerent.




CHAPITRE XXXII

DIPLOMATIE DE M. DE SAINT-LUC.


Bussy retourna chez lui a pied, au milieu d'une nuit epaisse; mais, au
lieu de Saint-Luc qu'il s'attendait a y rencontrer, il ne trouva
qu'une lettre qui lui annoncait l'arrivee de son ami pour le
lendemain.

En effet, vers six heures du matin, Saint-Luc, suivi d'un piqueur,
avait quitte Meridor et avait dirige sa course vers Angers. Il etait
arrive au pied des remparts a l'ouverture des portes, et, sans
remarquer l'agitation singuliere du peuple a son lever, il avait gagne
la maison de Bussy. Les deux amis s'embrasserent cordialement.

--Daignez, mon cher Saint-Luc, dit Bussy, accepter l'hospitalite de ma
pauvre chaumiere. Je campe a Angers.

--Oui, dit Saint-Luc, a la maniere des vainqueurs, c'est-a-dire sur le
champ de bataille.

--Que voulez-vous dire, cher ami?

--Que ma femme n'a pas plus de secrets pour moi que je n'en ai pour
elle, mon cher Bussy, et qu'elle m'a tout raconte. Il y a communaute
entre nous: recevez tous mes compliments, mon maitre en toutes choses,
et, puisque vous m'avez mande, permettez-moi de vous donner un
conseil.

--Donnez.

--Debarrassez-vous vite de cet abominable Monsoreau: personne ne
connait a la cour votre liaison avec sa femme, c'est le bon moment;
seulement, il ne faut pas le laisser echapper; lorsque, plus tard,
vous epouserez la veuve, on ne dira pas au moins que vous l'avez faite
veuve pour l'epouser.

--Il n'y a qu'un obstacle a ce beau projet, qui m'etait venu d'abord a
l'esprit comme il s'est presente au votre.

--Vous voyez bien, et lequel?

--C'est que j'ai jure a Diane de respecter la vie de son mari, tant
qu'il ne m'attaquera point, bien entendu.

--Vous avez eu tort.

--Moi!

--Vous avez eu le plus grand tort.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'on ne fait point de pareils serments. Que diable! si vous
ne vous depechez pas, si vous ne prenez pas les devants, c'est moi qui
vous le dis, le Monsoreau, qui est confit en malices, vous decouvrira,
et, s'il vous decouvre, comme il n'est rien moins que chevaleresque,
il vous tuera.

--Il arrivera ce que Dieu aura decide, dit Bussy en souriant; mais,
outre que je manquerais au serment que j'ai fait a Diane en lui tuant
son mari....

--Son mari!... vous savez bien qu'il ne l'est pas.

--Oui, mais il n'en porte pas moins le titre. Outre, dis-je, que je
manquerais au serment que je lui ai fait, le monde me lapiderait, mon
cher, et celui qui aujourd'hui est un monstre a tous les regards
paraitrait dans sa biere un ange que j'aurais mis au cercueil.

--Aussi ne vous conseillerais-je pas de le tuer vous-meme.

--Des assassins! ah! Saint-Luc, vous me donnez la un triste conseil.

--Allons donc! qui vous parle d'assassins?

--De quoi parlez-vous donc, alors?

--De rien, cher ami; une idee qui m'est passee par l'esprit et qui
n'est pas suffisamment mure pour que je vous la communique. Je n'aime
pas plus ce Monsoreau que vous, quoique je n'aie pas les memes raisons
de le detester: parlons donc de la femme au lieu de parler du mari.

Bussy sourit.

--Vous etes un brave compagnon, Saint-Luc, dit Bussy, et vous pouvez
compter sur mon amitie. Or, vous le savez, mon amitie se compose de
trois choses: de ma bourse, de mon epee et de ma vie.

--Merci, dit Saint-Luc, j'accepte, mais a charge de revanche.

--Maintenant que vouliez-vous me dire de Diane? voyons.

--Je voulais vous demander si vous ne comptiez pas venir un peu a
Meridor?

--Mon cher ami, je vous remercie de l'insistance, mais vous savez mes
scrupules.

--Je sais tout. A Meridor, vous etes expose a rencontrer le Monsoreau,
bien qu'il soit a quatre-vingts lieues de nous; expose a lui serrer la
main, et c'est dur de serrer la main a un homme qu'on voudrait
etrangler; enfin expose a lui voir embrasser Diane, et c'est dur de
voir embrasser la femme qu'on aime.

--Ah! fit Bussy avec rage, comme vous comprenez bien pourquoi je ne
vais pas a Meridor! Maintenant, cher ami....

--Vous me congediez? dit Saint-Luc se meprenant a l'intention de
Bussy.

--Non pas; au contraire, reprit celui-ci, je vous prie de rester, car
maintenant c'est a mon tour de vous interroger.

--Faites.

--N'avez-vous donc pas entendu, cette nuit, le bruit des cloches et
des mousquetons?

--En effet, et nous nous sommes demande la-bas ce qu'il y avait de
nouveau.

--Ce matin, n'avez-vous point remarque quelque changement en
traversant la ville?

--Quelque chose comme une grande agitation, n'est-ce pas?

--Oui. J'allais vous demander d'ou elle provenait.

--Elle provient de ce que M. le duc d'Anjou vient d'arriver hier, cher
ami.

Saint-Luc fit un bond sur sa chaise, comme si on lui eut annonce la
presence du diable.

--Le duc a Angers! on le disait en prison au Louvre.

--C'est justement parce qu'il etait en prison au Louvre qu'il est
maintenant a Angers. Il est parvenu a s'evader par une fenetre, et il
est venu se refugier ici.

--Eh bien? demanda Saint-Luc.

--Eh bien! cher ami, dit Bussy, voici une excellente occasion de vous
venger des petites persecutions de Sa Majeste. Le prince a deja un
parti, il va avoir des troupes, et nous brasserons quelque chose comme
une jolie petite guerre civile.

--Oh! oh! fit Saint-Luc.

--Et j'ai compte sur vous pour faire le coup d'epee ensemble.

--Contre le roi? dit Saint-Luc avec une froideur soudaine.

--Je ne dis pas precisement contre le roi, dit Bussy; je dis contre
ceux qui tireront l'epee contre nous.

--Mon cher Bussy, dit Saint-Luc, je suis venu en Anjou pour prendre
l'air de la campagne, et non pas pour me battre contre Sa Majeste.

--Mais laissez-moi toujours vous presenter a monseigneur.

--Inutile, mon cher Bussy; je n'aime pas Angers, et comptais le
quitter bientot; c'est une ville ennuyeuse et noire; les pierres y
sont molles comme du fromage, et le fromage y est dur comme de la
pierre.

--Mon cher Saint-Luc, vous me rendriez un grand service de consentir a
ce que je sollicite de vous: le duc m'a demande ce que j'etais venu
faire ici, et, ne pouvant pas le lui dire, attendu que lui-meme a aime
Diane et a echoue pres d'elle, je lui ai fait accroire que j'etais
venu pour attirer a sa cause tous les gentilshommes du canton; j'ai
meme ajoute que j'avais, ce matin, rendez-vous avec l'un d'eux.

--Eh bien! vous direz que vous avez vu ce gentilhomme, et qu'il
demande six mois pour reflechir.

--Je trouve, mon cher Saint-Luc, s'il faut que je vous le dise, que
votre logique n'est pas moins herissee que la mienne.

--Ecoutez: je ne tiens en ce monde qu'a ma femme; vous ne tenez, vous,
qu'a votre maitresse, convenons d'une chose: en toute occasion, je
defendrai Diane; en toute occasion, vous defendrez madame de
Saint-Luc. Un pacte amoureux, soit, mais pas de pacte politique. Voila
seulement comment nous reussirons a nous entendre.

--Je vois qu'il faut que je vous cede, Saint-Luc, dit Bussy, car, en
ce moment, vous avez l'avantage. J'ai besoin de vous, tandis que vous
pouvez vous passer de moi.

--Pas du tout, et c'est moi, au contraire, qui reclame votre
protection.

--Comment cela?

--Supposez que les Angevins, car c'est ainsi que vont s'appeler les
rebelles, viennent assieger et mettre a sac Meridor.

--Ah! diable, vous avez raison, dit Bussy, vous ne voulez pas que les
habitants subissent la consequence d'une prise d'assaut.

Les deux amis se mirent a rire, et, comme on tirait le canon dans la
ville, comme le valet de Bussy venait l'avertir que deja le prince
l'avait appele trois fois, ils se jurerent de nouveau association
extra-politique, et se separerent enchantes l'un de l'autre.

Bussy courut au chateau ducal, ou deja la noblesse affluait de toutes
les parties de la province; l'arrivee du duc d'Anjou avait retenti
comme un echo porte sur le bruit du canon, et, a trois ou quatre
lieues autour d'Angers, villes et villages etaient deja souleves par
cette grande nouvelle.

Le gentilhomme se depecha d'arranger une reception officielle, un
repas, des harangues; il pensait que, tandis que le prince recevrait,
mangerait, et surtout haranguerait, il aurait le temps de voir Diane,
ne fut-ce qu'un instant. Puis, lorsqu'il eut taille pour quelques
heures de l'occupation au duc, il regagna sa maison, monta son second
cheval, et prit au galop le chemin de Meridor.

Le duc, livre a lui-meme, prononca de fort beaux discours et produisit
un effet merveilleux en parlant de la Ligue, touchant avec discretion
les points qui concernaient son alliance avec les Guise, et se donnant
comme un prince persecute par le roi a cause de la confiance que les
Parisiens lui avaient temoignee.

Pendant les reponses et les baise-mains, le duc passait la revue des
gentilshommes, notant avec soin ceux qui etaient deja arrives, et avec
plus de soin ceux qui manquaient encore.

Quand Bussy revint, il etait quatre heures de l'apres-midi; il sauta a
bas de son cheval et se presenta devant le duc, couvert de sueur et de
poussiere.

--Ah! ah! mon brave Bussy, dit le duc, te voila a l'oeuvre, a ce qu'il
parait.

--Vous voyez, monseigneur.

--Tu as chaud?

--J'ai fort couru.

--Prends garde de te rendre malade, tu n'es peut-etre pas encore bien
remis.

--Il n'y a pas de danger.

--Et d'ou viens-tu?

--Des environs. Votre Altesse est-elle contente, et a-t-elle eu cour
nombreuse?

--Oui, je suis assez satisfait; mais, a cette cour, Bussy, quelqu'un
manque.

--Qui cela?

--Ton protege.

--Mon protege?

--Oui, le baron de Meridor.

--Ah! dit Bussy en changeant de couleur.

--Et, cependant, il ne faudrait pas le negliger, quoiqu'il me neglige.
Le baron est influent dans la province.

--Vous croyez?

--J'en suis sur. C'etait lui le correspondant de la Ligue a Angers; il
avait ete choisi par M. de Guise, et, en general, MM. de Guise
choisissent bien leurs hommes: il faut qu'il vienne, Bussy.

--Mais, s'il ne vient pas, cependant, monseigneur?

--S'il ne vient pas a moi, je ferai les avances, et c'est moi qui irai
a lui.

--A Meridor?

--Pourquoi pas?

Bussy ne put retenir l'eclair jaloux et devorant qui jaillit de ses
yeux.

--Au fait, dit-il, pourquoi pas? vous etes prince, tout vous est
permis.

--Ah ca! tu crois donc qu'il m'en veut toujours?

--Je ne sais. Comment le saurais-je, moi?

--Tu ne l'as pas vu?

--Non.

--Agissant pres des grands de la province, tu aurais cependant pu
avoir affaire a lui.

--Je n'y eusse pas manque, s'il n'avait pas eu lui-meme affaire a moi.

--Eh bien?

--Eh bien! dit Bussy, je n'ai pas ete assez heureux dans les promesses
que je lui avais faites, pour avoir grande hate de me presenter devant
lui.

--N'a-t-il pas ce qu'il desirait?

--Comment cela?

--Il voulait que sa fille epousat le comte, et le comte l'a epousee.

--Bien, monseigneur, n'en parlons plus, dit Bussy; et il tourna le dos
au prince.

En ce moment, de nouveaux gentilshommes entrerent; le duc alla a eux,
Bussy resta seul.

Les paroles du prince lui avaient fort donne a penser.

Quelles pouvaient etre les idees reelles du prince a l'egard du baron
de Meridor?

Etaient-elles telles que le prince les avait exprimees? Ne voyait-il
dans le vieux seigneur qu'un moyen de renforcer sa cause de l'appui
d'un homme estime et puissant?

Ou bien ses projets politiques n'etaient-ils qu'un moyen de se
rapprocher de Diane?

Bussy examina la position du prince telle qu'elle etait: il le vit
brouille avec son frere, exile du Louvre, chef d'une insurrection en
province. Il jeta dans la balance les interets materiels du prince et
ses fantaisies amoureuses. Ce dernier interet etait bien leger,
compare aux autres. Bussy etait dispose a pardonner au duc tous ses
autres torts, s'il voulait bien ne pas avoir celui-la.

Il passa toute la nuit a banqueter avec Son Altesse royale et les
gentilshommes angevins, et a faire la reverence aux dames angevines;
puis, comme on avait fait venir les violons, a leur apprendre les
danses les plus nouvelles.

Il va sans dire qu'il fit l'admiration des femmes et le desespoir des
maris, et, comme quelques-uns de ces derniers le regardaient autrement
qu'il ne plaisait a Bussy d'etre regarde, il retroussa huit ou dix
fois sa moustache, et demanda a trois ou quatre de ces messieurs s'ils
ne lui accorderaient pas la faveur d'une promenade au clair de la
lune, dans le boulingrin.

Mais sa reputation l'avait precede a Angers, et Bussy en fut quitte
pour ses avances.

A la porte du palais ducal, Bussy trouva une figure franche, loyale et
rieuse, qu'il croyait a quatre-vingts lieues de lui.

--Ah! dit-il avec un vif sentiment de joie, c'est toi, Remy!

--Eh! mon Dieu oui, monseigneur.

--J'allais t'ecrire de venir me rejoindre.

--En verite?

--Parole d'honneur!

--En ce cas, cela tombe a merveille: je craignais que vous ne me
grondassiez.

--Et de quoi?

--De ce que j'etais venu sans permission. Mais, ma foi! j'ai entendu
dire que monseigneur le duc d'Anjou s'etait evade du Louvre, et qu'il
etait parti pour sa province. Je me suis rappele que vous etiez dans
les environs d'Angers, j'ai pense qu'il y aurait guerre civile et
force estocades donnees et rendues, bon nombre de trous faits a la
peau de mon prochain; et, attendu que j'aime mon prochain comme
moi-meme et meme plus que moi-meme, je suis accouru.

--Tu as bien fait, Remy; d'honneur, tu me manquais.

--Comment va Gertrude, monseigneur?

Le gentilhomme sourit.

--Je te promets de m'en informer a Diane, la premiere fois que je la
verrai, dit-il.

--Et moi, en revanche, soyez tranquille, la premiere fois que je la
verrai, dit-il, de mon cote, je lui demanderai des nouvelles de madame
de Monsoreau.

--Tu es un charmant compagnon, et comment m'as-tu trouve?

--Parbleu, belle difficulte! j'ai demande ou etait l'hotel ducal, et
je vous ai attendu a la porte, apres avoir ete conduire mon cheval
dans les ecuries du prince, ou, Dieu me pardonne, j'ai reconnu le
votre.

--Oui, le prince avait tue le sien, je lui ai prete Roland, et, comme
il n'en avait pas d'autre, il l'a garde.

--Je vous reconnais bien la, c'est vous qui etes prince, et le prince
qui est le serviteur.

--Ne te presse pas de me mettre si haut, Remy, tu vas voir comment
monseigneur est loge.

Et, en disant cela, il introduisit le Haudoin dans sa petite maison du
rempart.

--Ma foi! dit Bussy, tu vois le palais; loge-toi ou tu voudras et
comme tu pourras.

--Cela ne sera point difficile, et il ne me faut pas grand'place,
comme vous savez; d'ailleurs, je dormirai debout, s'il le faut. Je
suis assez fatigue pour cela.

Les deux amis, car Bussy traitait le Haudoin plutot en ami qu'en
serviteur, se separerent, et Bussy, le coeur doublement content de se
retrouver entre Diane et Remy, dormit tout d'une traite.

Il est vrai que, pour dormir a son aise, le duc, de son cote, avait
fait prier qu'on ne tirat plus le canon, et que les mousquetades
cessassent; quant aux cloches, elles s'etaient endormies toutes
seules, grace aux ampoules des sonneurs.

Bussy se leva de bonne heure, et courut au chateau en ordonnant qu'on
prevint Remy de l'y venir rejoindre: il tenait a guetter les premiers
baillements du reveil de Son Altesse, afin de surprendre, s'il etait
possible, sa pensee dans la grimace, ordinairement tres-significative,
du dormeur qu'on eveille.

Le duc se reveilla, mais on eut dit que, comme son frere Henri, il
mettait un masque pour dormir. Bussy en fut pour ses frais de
matinalite.

Il tenait tout pret un catalogue de choses toutes plus importantes les
unes que les autres.

D'abord une promenade extra-muros pour reconnaitre les fortifications
de la place.

Une revue des habitants et de leurs armes.

Visite a l'arsenal et commande de munitions de toutes especes.

Examen minutieux des tailles de la province, a l'effet de procurer aux
bons et fideles vassaux du prince un petit supplement d'impot destine
a l'ornement interieur des coffres.

Enfin, correspondance.

Mais Bussy savait d'avance qu'il ne devait pas enormement compter sur
ce dernier article; le duc d'Anjou ecrivait peu; des cette epoque, il
pratiquait le proverbe: Les ecrits restent.

Ainsi muni contre les mauvaises pensees qui pouvaient venir au duc, le
comte vit ses yeux s'ouvrir, mais, comme nous l'avons dit, sans
pouvoir rien lire dans ces yeux.

--Ah! ah! fit le duc, deja toi!

--Ma foi oui, monseigneur; je n'ai pas pu dormir, tant les interets de
Votre Altesse m'ont, toute la nuit, trotte par la tete. Ca, que
faisons-nous ce matin? Tiens! si nous chassions.

Bon! se dit tout bas Bussy, voila encore une occupation a laquelle je
n'avais pas songe.

--Comment! dit le duc, tu pretends que tu as pense a mes interets
toute la nuit, et le resultat de la veille et de la meditation est de
venir me proposer une chasse. Allons donc!

--C'est vrai, dit Bussy; d'ailleurs nous n'avons pas de meute.

--Ni de grand veneur, fit le prince.

--Ah! ma foi, je n'en trouverais la chasse que plus agreable pour
chasser sans lui.

--Ah! je ne suis pas comme toi, il me manque.

Le duc dit cela d'un singulier air. Bussy le remarqua.

--Ce digne homme, dit-il, votre ami; il parait qu'il ne vous a pas
delivre non plus, celui-la.

Le duc sourit.

--Bon, dit Bussy, je connais ce sourire-la; c'est le mauvais: gare au
Monsoreau!

--Tu lui en veux donc? demanda le prince.

--Au Monsoreau?

--Oui.

--Et de quoi lui en voudrais-je?

--De ce qu'il est mon ami.

--Je le plains fort, au contraire.

--Qu'est-ce a dire?

--Que plus vous le ferez monter, plus il tombera de haut, quand il
tombera.

--Allons, je vois que tu es de bonne humeur.

--Moi?

--Oui, c'est quand tu es de bonne humeur que tu me dis de ces
choses-la. N'importe, continua le duc, je maintiens mon dire, et
Monsoreau nous eut ete bien utile dans ce pays-ci.

--Pourquoi cela?

--Parce qu'il a des biens aux environs.

--Lui?

--Lui ou sa femme.

Bussy se mordit les levres: le duc ramenait la conversation au point
d'ou il avait eu tant de peine a l'ecarter la veille.

--Ah! vous croyez? dit-il.

--Sans doute. Meridor est a trois lieues d'Angers; ne le sais-tu pas,
toi qui m'as amene le vieux baron?

Bussy comprit qu'il s'agissait de n'etre point deferre.

--Dame! dit-il, je vous l'ai amene, moi, parce qu'il s'est pendu a mon
manteau, et qu'a moins de lui en laisser la moitie entre les doigts,
comme faisait saint Martin, il fallait bien le conduire devers vous...
Au reste ma protection ne lui a pas servi a grand'chose.

--Ecoute, dit le duc, j'ai une idee.

--Diable! dit Bussy, qui se defiait toujours des idees du prince.

--Oui... Monsoreau a eu sur toi la premiere partie; mais je veux te
donner la seconde.

--Comment l'entendez-vous, mon prince?

--C'est tout simple. Tu me connais, Bussy?

--J'ai ce malheur, mon prince.

--Crois-tu que je sois homme a subir un affront et a le laisser
impuni?

--C'est selon.

Le duc sourit d'un sourire plus mauvais encore que le premier, en se
mordant les levres et en secouant la tete de haut en bas.

--Voyons, expliquez-vous, monseigneur, dit Bussy.

--Eh bien! le grand veneur m'a vole une jeune fille que j'aimais, pour
en faire sa femme; moi, a mon tour, je veux lui voler sa femme pour en
faire ma maitresse.

Bussy fit un effort pour sourire; mais, si ardemment qu'il desirat
arriver a ce but, il ne parvint qu'a faire une grimace.

--Voler la femme de M. de Monsoreau! balbutia-t-il.

--Mais il n'y a rien de plus facile, ce me semble, dit le duc: la
femme est revenue dans ses terres. Tu m'as dit qu'elle detestait son
mari; je puis donc compter, sans trop de vanite, qu'elle me preferera
au Monsoreau, surtout si je lui promets... ce que je lui promettrai.

--Et que lui promettrez-vous, monseigneur?

--De la debarrasser de son mari.

--Eh! fut sur le point de s'ecrier Bussy, pourquoi donc ne l'avez-vous
pas fait tout de suite?

Mais il eut le courage de se retenir.

--Vous feriez cette belle action? dit-il.

--Tu verras. En attendant, j'irai toujours faire une visite a Meridor.

--Vous oserez?

--Pourquoi pas?

--Vous vous presenterez devant le vieux baron, que vous avez
abandonne, apres m'avoir promis....

--J'ai une excellente excuse a lui donner.

--Ou diable allez-vous donc les prendre?

--Eh! sans doute. Je lui dirai: Je n'ai pas rompu ce mariage parce que
le Monsoreau, qui savait que vous etiez un des principaux agents de la
Ligue, et que j'en etais le chef, m'a menace de nous vendre tous deux
au roi.

--Ah! ah! Votre Altesse invente-t-elle celle-la?

--Pas entierement, je dois le dire, repondit le duc.

--Alors je comprends, dit Bussy.

--Tu comprends? dit le duc qui se trompait a la reponse de son
gentilhomme.

--Oui.

--Je lui fais accroire qu'en mariant sa fille j'ai sauve sa vie, a
lui, qui etait menacee.

--C'est superbe, dit Bussy.

--N'est-ce pas? Eh! mais, j'y pense, regarde donc par la fenetre,
Bussy.

--Pourquoi faire?

--Regarde toujours.

--M'y voila.

--Quel temps fait-il?

--Je suis force d'avouer a Votre Altesse qu'il fait beau.

--Eh bien! commande les chevaux, et allons un peu voir comment va le
bonhomme Meridor.

--Tout de suite, monseigneur?

Et Bussy, qui, depuis un quart d'heure, jouait ce role eternellement
comique de Mascarille dans l'embarras, feignant de sortir, alla
jusqu'a la porte et revint.

--Pardon, monseigneur, dit-il; mais combien de chevaux commandez-vous?

--Mais quatre, cinq, ce que tu voudras.

--Alors, si vous vous en rapportez de ce soin a moi, monseigneur, dit
Bussy, j'en commanderai un cent.

--Bon, un cent, dit le prince surpris, pour quoi faire?

--Pour en avoir a peu pres vingt-cinq, dont je sois sur en cas
d'attaque.

Le duc tressaillit.

--En cas d'attaque? dit-il.

--Oui. J'ai oui dire, continua Bussy, qu'il y avait force bois dans
ces pays-la; et il n'y aurait rien de rare a ce que nous tombassions
dans quelque embuscade.

--Ah! ah! dit le duc, tu penserais?

--Monseigneur sait que le vrai courage n'exclut pas la prudence.

Le duc devint reveur.

--Je vais en commander cent cinquante, dit Bussy.

Et il s'avanca une seconde fois vers la porte.

--Un instant, dit le prince.

--Qu'y a-t-il, monseigneur?

--Crois-tu que je sois en surete a Angers, Bussy?

--Dame, la ville n'est pas forte; bien defendue, cependant....

--Oui, bien defendue; mais elle peut etre mal defendue; si brave que
tu sois, tu ne seras jamais qu'a un seul endroit.

--C'est probable.

--Si je ne suis pas en surete dans la ville, et je n'y suis pas,
puisque Bussy en doute....

--Je n'ai pas dit que je doutais, Monseigneur.

--Bon, bon; si je ne suis pas en surete, il faut que je m'y mette
promptement.

--C'est parler d'or, monseigneur.

--Eh bien! je veux visiter le chateau et m'y retrancher.

--Vous avez raison, monseigneur; de bons retranchements,
voyez-vous....

Bussy balbutia; il n'avait pas l'habitude de la peur, et les paroles
prudentes lui manquaient.

--Et puis, une autre idee encore.

--La matinee est feconde, monseigneur.

--Je veux faire venir ici les Meridor.

--Monseigneur, vous avez aujourd'hui une justesse et une vigueur de
pensees!... Levez-vous et visitons le chateau.

Le prince appela ses gens; Bussy profita de ce moment pour sortir.

Il trouva le Haudoin dans les appartements. C'etait lui qu'il
cherchait.

Il l'emmena dans le cabinet du duc, ecrivit un petit mot, entra dans
une serre, cueillit un bouquet de roses, roula le billet autour des
tiges, passa a l'ecurie, sella Roland, mit le bouquet dans la main du
Haudoin, et invita le Haudoin a se mettre en selle.

Puis, le conduisant hors de la ville, comme Aman conduisait Mardochee,
il le placa dans une espece de sentier.

--La, lui dit-il, laisse aller Roland; au bout du sentier, tu
trouveras la foret, dans la foret un parc, autour de ce parc un mur, a
l'endroit du mur ou Roland s'arretera, tu jetteras ce bouquet.

"Celui qu'on attend ne vient pas, disait le billet, parce que celui
qu'on n'attendait pas est venu, et plus menacant que jamais, car il
aime toujours. Prenez avec les levres et le coeur tout ce qu'il y a
d'invisible aux yeux dans ce papier."

Bussy lacha la bride a Roland qui partit au galop dans la direction de
Meridor.

Bussy revint au palais ducal et trouva le prince habille.

Quant a Remy, ce fut pour lui l'affaire d'une demi-heure. Emporte
comme un nuage par le vent, Remy, confiant dans les paroles de son
maitre, traversa pres, champs, bois, ruisseaux, collines, et s'arreta
au pied d'un mur a demi degrade dont le chaperon tapisse de lierres
semblait relie par eux aux branches des chenes.

Arrive la, Remy se dressa sur ses etriers, attacha de nouveau et plus
solidement encore qu'il ne l'etait le papier au billet, et, poussant
un hem! vigoureux, il lanca le bouquet par-dessus le mur.

Un petit cri qui retentit de l'autre cote lui apprit que le message
etait arrive a bon port.

Remy n'avait plus rien a faire, car on ne lui avait pas demande de
reponse.

Il tourna donc du cote par lequel il etait venu, la tete du cheval,
qui se disposait a prendre son repas aux depens de la glandee, et qui
temoigna un vif mecontentement d'etre derange dans ses habitudes; mais
Remy fit une serieuse application de l'eperon et de la cravache.
Roland sentit son tort et repartit de son train habituel.

Quarante minutes apres, il se reconnaissait dans sa nouvelle ecurie,
comme il s'etait reconnu dans le hallier, et il venait prendre de
lui-meme sa place au ratelier bien garni de foin et a la mangeoire
regorgeant d'avoine.

Bussy visitait le chateau avec le prince.

Remy le joignit au moment ou il examinait un souterrain conduisant a
une poterne.

--Eh bien! demanda-t-il a son messager, qu'as-tu vu? qu'as-tu entendu?
qu'as-tu fait?

--Un mur, un cri, sept lieues, repondit Remy avec le laconisme d'un de
ces enfants de Sparte qui se faisaient devorer le ventre par les
renards pour la plus grande gloire des lois de Lycurgue.




CHAPITRE XXXIII

UNE VOLEE D'ANGEVINS.


Bussy parvint a occuper si bien le duc d'Anjou de ses preparatifs de
guerre, que, pendant deux jours, il ne trouva ni le temps d'aller a
Meridor, ni le temps de faire venir le baron a Angers.

Quelquefois cependant le duc revenait a ses idees de visite. Mais
aussitot Bussy faisait l'empresse, visitait les mousquets de toute la
garde, faisait equiper les chevaux en guerre, roulait les canons, les
affuts, comme s'il s'agissait de conquerir une cinquieme partie du
monde.

Ce que voyant Remy, il se mettait a faire de la charpie, a repasser
ses instruments, a confectionner ses baumes, comme s'il s'agissait de
soigner la moitie du genre humain.

Le duc alors reculait devant l'enormite de pareils preparatifs.

Il va sans dire que, de temps en temps, Bussy, sous pretexte de faire
le tour des fortifications exterieures, sautait sur Roland, et, en
quarante minutes, arrivait a certain mur, qu'il enjambait d'autant
plus lestement, qu'a chaque enjambement il faisait tomber quelque
pierre, et que le chaperon, croulant sous son poids, devenait peu a
peu une breche.

Quant a Roland, il n'etait plus besoin de lui dire ou l'on allait,
Bussy n'avait qu'a lui lacher la bride et fermer les yeux.

--Voila deja deux jours de gagnes, disait Bussy, j'aurai bien du
malheur si, d'ici a deux autres jours, il ne m'arrive pas un petit
bonheur.

Bussy n'avait pas tort de compter sur sa bonne fortune.

Vers le soir du troisieme jour, comme on faisait entrer dans la ville
un enorme convoi de vivres, produit d'une requisition frappee par le
duc sur ses bons et feaux Angevins; comme M. d'Anjou, pour faire le
bon prince, goutait le pain noir des soldats et dechirait a belles
dents les harengs sales et la morue seche, on entendit une grande
rumeur vers une des portes de la ville.

M. d'Anjou s'informa d'ou venait cette rumeur; mais personne ne put le
lui dire.

Il se faisait par la une distribution de coups de manche de pertuisane
et de coups de crosse de mousquet a bon nombre de bourgeois attires
par la nouveaute d'un spectacle curieux.

Un homme, monte sur un cheval blanc ruisselant de sueur, s'etait
presente a la barriere de la porte de Paris.

Or Bussy, par suite de son systeme d'intimidation, s'etait fait nommer
capitaine general du pays d'Anjou, grand-maitre de toutes les places,
et avait etabli la plus severe discipline, notamment dans Angers. Nul
ne pouvait sortir de la ville sans un mot d'ordre, nul ne pouvait y
entrer sans ce meme mot d'ordre, une lettre d'appel ou un signe de
ralliement quelconque.

Toute cette discipline n'avait d'autre but que d'empecher le duc
d'envoyer quelqu'un a Diane sans qu'il le sut, et d'empecher Diane
d'entrer a Angers sans qu'il en fut averti.

Cela paraitra peut-etre un peu exagere; mais cinquante ans plus tard
Buckingham faisait bien d'autres folies pour Anne d'Autriche.

L'homme et le cheval blanc etaient donc, comme nous l'avons dit,
arrives d'un galop furieux, et ils avaient ete donner droit dans le
poste.

Mais le poste avait sa consigne. La consigne avait ete donnee a la
sentinelle; la sentinelle avait croise la pertuisane; le cavalier
avait paru s'en inquieter mediocrement; mais la sentinelle avait crie:
"Aux armes!" le poste etait sorti, et force avait ete d'entrer en
explication.

--Je suis Antraguet, avait dit le cavalier, et je veux parler au duc
d'Anjou.

--Nous ne connaissons pas Antraguet, avait repondu le chef du poste;
quant a parler au duc d'Anjou, votre desir sera satisfait, car nous
allons vous arreter et vous conduire a Son Altesse.

--M'arreter! repondit le cavalier, voila encore un plaisant maroufle
pour arreter Charles de Balzac d'Entragues, baron de Cuneo et comte de
Graville.

--Ce sera pourtant comme cela, dit en ajustant son hausse-col le
bourgeois qui avait vingt hommes derriere lui, et qui n'en voyait
qu'un seul en face.

--Attendez un peu, mes bons amis, dit Antraguet. Vous ne connaissez
pas encore les Parisiens, n'est-ce pas? eh bien! je vais vous montrer
un echantillon de ce qu'ils savent taire.

--Arretons-le! conduisons-le a monseigneur! crierent les miliciens
furieux.

--Tout doux, mes petits agneaux, d'Anjou, dit Antraguet, c'est moi qui
aurai ce plaisir.

--Que dit-il donc la? se demanderent les bourgeois.

--Il dit que son cheval n'a encore fait que dix lieues, repondit
Antraguet, ce qui fait qu'il va vous passer sur le ventre a tous, si
vous ne vous rangez pas. Rangez-vous donc, ou ventre-boeuf....

Et, comme les bourgeois d'Angers avaient l'air de ne pas comprendre le
juron parisien, Antraguet avait mis l'epee a la main, et, par un
moulinet prestigieux, avait abattu ca et la les hampes les plus
rapprochees des hallebardes dont on lui presentait la pointe.

En moins de dix minutes, quinze ou vingt hallebardes furent changees
en manches a balais.

Les bourgeois furieux fondirent a coups de baton sur le nouveau venu,
qui parait devant, derriere, a droite et a gauche, avec une adresse
prodigieuse, et en riant de tout son coeur.

--Ah! la belle entree, disait-il en se tordant sur son cheval; oh! les
honnetes bourgeois que les bourgeois d'Angers! Morbleu, comme on
s'amuse ici! Que le prince a bien eu raison de quitter Paris, et que
j'ai bien fait de venir le rejoindre!

Et Antraguet, non-seulement parait de plus belle, mais, de temps en
temps, quand il se sentait serre de trop pres, il taillait, avec sa
lame espagnole, le buffle de celui-la, la salade de celui-ci, et
quelquefois, choisissant son homme, il etourdissait d'un coup de plat
d'epee quelque guerrier imprudent qui se jetait dans la melee, le chef
protege par le simple bonnet de laine angevin.

Les bourgeois ameutes frappaient a l'envi, s'estropiant les uns les
autres, puis revenaient a la charge; comme les soldats de Cadmus, on
eut dit qu'ils sortaient de terre.

Antraguet sentit qu'il commencait a se fatiguer.

--Allons, dit-il, voyant que les rangs devenaient de plus en plus
compacts, c'est bon; vous etes braves comme des lions, c'est convenu,
et j'en rendrai temoignage. Mais vous voyez qu'il ne vous reste plus
que vos manches de hallebardes, et que vous ne savez pas charger vos
mousquets. J'avais resolu d'entrer dans la ville, mais j'ignorais
qu'elle etait gardee par une armee de Cesars. Je renonce a vous
vaincre; adieu, bonsoir, je m'en vais. Dites seulement au prince que
j'etais venu expres de Paris pour le voir.

Cependant le capitaine etait parvenu a communiquer le feu a la meche
de son mousquet; mais, au moment ou il appuyait la crosse a son
epaule, Antraguet lui cingla de si furieux coups de sa canne flexible
sur les doigts, qu'il lacha son arme et qu'il se mit a sauter
alternativement sur le pied droit et sur le pied gauche.

--A mort! a mort! crierent les miliciens meurtris et enrages, ne le
laissons pas fuir! qu'il ne puisse pas s'echapper!

--Ah! dit Antraguet, vous ne vouliez pas me laisser entrer tout a
l'heure, et voila maintenant que vous ne voulez plus me laisser
sortir; prenez garde! cela va changer ma tactique: au lieu d'user du
plat, j'userai de la pointe; au lieu d'abattre les hallebardes,
j'abatterai les poignets. Ca, voyons, mes agneaux d'Anjou, me
laisse-t-on partir?

--Non! a mort! a mort! il se lasse! assommons-le!

--Fort bien! c'est pour tout de bon, alors?

--Oui! oui!

--Eh bien! gare les doigts, je coupe les mains!

Il achevait a peine, et se mettait en mesure de mettre sa menace a
execution, quand un second cavalier apparut a l'horizon, accourant
avec la meme frenesie, entra dans la barriere au triple galop, et
tomba comme la foudre au milieu de la melee, qui tournait peu a peu en
veritable combat.

--Antraguet, cria le nouveau venu, Antraguet! eh! que diable fais-tu
au milieu de tous ces bourgeois?

--Livarot! s'ecria Antraguet en se retournant, ah! mordieu, tu es le
bienvenu, Montjoie et Saint-Denis, a la rescousse!

--Je savais bien que je te rattraperais; il y a quatre heures que j'ai
eu de tes nouvelles, et, depuis ce moment, je te suis. Mais ou t'es-tu
donc fourre? on te massacre, Dieu me pardonne.

--Oui, ce sont nos amis d'Anjou, qui ne veulent ni me laisser entrer
ni me laisser sortir.

--Messieurs, dit Livarot en mettant le chapeau a la main, vous
plairait-il de vous ranger a droite ou a gauche, afin que nous
passions?

--Ils nous insultent! crierent les bourgeois; a mort! a mort!

--Ah! voila comme ils sont a Angers! fit Livarot en remettant d'une
main son chapeau sur sa tete, et en tirant de l'autre son epee.

--Oui, tu vois, dit Antraguet; malheureusement ils sont beaucoup.

--Bah! a nous trois nous en viendrons bien a bout.

--Oui, a nous trois, si nous etions trois; mais nous ne sommes que
nous deux.

--Voici Riberac qui arrive.

--Lui aussi?

--L'entends-tu?

--Je le vois. Eh! Riberac! eh! ici! ici!

En effet, au moment meme, Riberac, non moins presse que ses
compagnons, a ce qu'il paraissait, faisait la meme entree qu'eux dans
la ville d'Angers.

--Tiens! on se bat, dit Riberac, voila une chance! Bonjour, Antraguet;
bonjour, Livarot.

--Chargeons, repondit Antraguet.

Les miliciens regardaient, assez etourdis, le nouveau renfort qui
venait d'arriver aux deux amis, lesquels, de l'etat d'assaillis, se
preparaient a passer a celui d'assaillants.

--Ah ca! mais ils sont donc un regiment, dit le capitaine de la milice
a ces hommes; messieurs, notre ordre de bataille me parait vicieux, et
je propose que nous fassions demi-tour a gauche.

Les bourgeois, avec cette habilete qui les caracterise dans
l'execution des mouvements militaires, commencerent aussitot un
demi-tour a droite.

C'est qu'outre l'invitation de leur capitaine qui les ramenait
naturellement a la prudence, ils voyaient les trois cavaliers se
ranger de front avec une contenance martiale qui faisait fremir les
plus intrepides.

--C'est leur avant-garde, crierent les bourgeois qui voulaient se
donner a eux-memes un pretexte pour fuir. Alarme! alarme!

--Au feu! crierent les autres, au feu!

--L'ennemi! l'ennemi! dirent la plupart.

--Nous sommes des peres de famille; nous nous devons a nos femmes et a
nos enfants. Sauve qui peut! hurla le capitaine.

Et en raison de ces cris divers, qui tous cependant, comme on le voit,
avaient le meme but, un effroyable tumulte se fit dans la rue, et les
coups de baton commencerent a tomber comme la grele sur les curieux,
dont le cercle presse empechait les peureux de fuir.

Ce fut alors que le bruit de la bagarre arriva jusqu'a la place du
Chateau, ou, comme nous l'avons dit, le prince goutait le pain noir,
les harengs saurs et la morue seche de ses partisans.

Bussy et le prince s'informerent; on leur dit que c'etaient trois
hommes, ou plutot trois diables incarnes arrivant de Paris, qui
faisaient tout ce tapage.

--Trois hommes? dit le prince; va donc voir ce que c'est, Bussy.

--Trois hommes? dit Bussy: venez, monseigneur.

Et tous deux partirent: Bussy en avant, le prince le suivant
prudemment, accompagne d'une vingtaine de cavaliers.

Ils arriverent comme les bourgeois commencaient d'executer la
manoeuvre que nous avons dite, au grand detriment des epaules et des
crane des curieux.

Bussy se dressa sur ses etriers, et, son oeil d'aigle plongeant dans
la melee, il reconnut Livarot a sa longue figure.

--Mort de ma vie! cria-t-il au prince d'une voix tonnante, accourez
donc, monseigneur, ce sont nos amis de Paris qui nous assiegent.

--Eh non! repondit Livarot d'une voix qui dominait le bruit de la
bataille, ce sont, au contraire, les amis d'Anjou qui nous echarpent.

--Bas les armes! cria le duc; bas les armes, marauds, ce sont des
amis.

--Des amis! s'ecrierent les bourgeois contusionnes, ecorches, rendus.
Des amis! il fallait donc leur donner le mot d'ordre alors; depuis une
bonne heure, nous les traitons comme des paiens, et ils nous traitent
comme des Turcs.

Et le mouvement retrograde acheva de se faire.

Livarot, Antraguet et Riberac s'avancerent en triomphateurs dans
l'espace laisse libre par la retraite des bourgeois, et tous
s'empresserent d'aller baiser la main de Son Altesse; apres quoi,
chacun, a son tour, se jeta dans les bras de Bussy.

--Il parait, dit philosophiquement le capitaine, que c'est une volee
d'Angevins que nous prenions pour un vol de vautours.

--Monseigneur, glissa Bussy a l'oreille du duc, comptez vos miliciens,
je vous prie.

--Pour quoi faire?

--Comptez toujours, a peu pres, en gros; je ne dis pas un a un.

--Ils sont au moins cent cinquante.

--Au moins, oui.

--Eh bien! que veux-tu dire?

--Je veux dire que vous n'avez point la de fameux soldats, puisque
trois hommes les ont battus.

--C'est vrai, dit le duc. Apres?

--Apres! sortez donc de la ville avec des gaillards comme ceux-la!

--Oui, dit le duc; mais j'en sortirai avec les trois hommes qui ont
battu les autres, repliqua le duc.

--Ouais! fit tout bas Bussy, je n'avais pas songe a celle-la. Vivent
les poltrons pour etre logiques!




CHAPITRE XXXIV

ROLAND.


Grace au renfort qui lui etait arrive, M. le duc d'Anjou put se livrer
a des reconnaissances sans fin autour de la place.

Accompagne de ses amis, arrives d'une facon si opportune, il marchait
dans un equipage de guerre dont les bourgeois d'Angers se montraient
on ne peut plus orgueilleux, bien que la comparaison de ces
gentilshommes bien montes, bien equipes, avec les harnais dechires et
les armures rouillees de la milice urbaine, ne fut pas precisement a
l'avantage de cette derniere.

On explora d'abord les remparts, puis les jardins attenants aux
remparts, puis la campagne attenante aux jardins, puis enfin les
chateaux epars dans cette campagne, et ce n'etait point sans un
sentiment d'arrogance tres-marquee que le duc narguait, en passant,
soit pres d'eux, soit au milieu d'eux, les bois qui lui avaient fait
si grande peur, ou plutot dont Bussy lui avait fait si grande peur.

Les gentilshommes angevins arrivaient avec de l'argent, ils trouvaient
a la cour du duc d'Anjou une liberte qu'ils etaient loin de rencontrer
a la cour de Henri III; ils ne pouvaient donc manquer de faire joyeuse
vie dans une ville toute disposee, comme doit l'etre une capitale
quelconque, a piller la bourse de ses hotes.

Trois jours ne s'etaient point encore ecoules, qu'Antraguet, Riberac
et Livarot avaient lie des relations avec les nobles angevins les plus
epris des modes et des facons parisiennes. Il va sans dire que ces
dignes seigneurs etaient maries et avaient de jeunes et jolies femmes.

Aussi n'etait-ce pas pour son plaisir particulier, comme pourraient le
croire ceux qui connaissent l'egoisme du duc d'Anjou, qu'il faisait de
si belles cavalcades dans la ville. Non. Ces promenades tournaient au
plaisir des gentilshommes parisiens, qui etaient venus le rejoindre,
des seigneurs angevins, et surtout des dames angevines.

Dieu d'abord devait s'en rejouir, puisque la cause de la Ligue etait
la cause de Dieu.

Puis le roi devait incontestablement en enrager.

Enfin les dames en etaient heureuses.

Ainsi, la grande Trinite de l'epoque etait representee: Dieu, le roi
et les dames.

La joie fut a son comble le jour ou l'on vit arriver, en superbe
ordonnance, vingt-deux chevaux de main, trente chevaux de trait,
enfin, quarante mulets, qui, avec les litieres, les chariots et les
fourgons, formaient les equipages de M. le duc d'Anjou.

Tout cela venait, comme par enchantement, de Tours, pour la modique
somme de cinquante mille ecus, que M. le duc d'Anjou avait consacree a
cet usage.

Il faut dire que ces chevaux etaient selles, mais que les selles
etaient dues aux selliers; il faut dire que les coffres avaient de
magnifiques serrures, fermant a clef, mais que les coffres etaient
vides; il faut dire que ce dernier article etait tout a la louange du
prince, puisque le prince aurait pu les remplir par des exactions.

Mais ce n'etait pas dans la nature du prince de prendre; il aimait
mieux soustraire.

Neanmoins l'entree de ce cortege produisit un magnifique effet dans
Angers.

Les chevaux entrerent dans les ecuries, les chariots furent ranges
sous les remises. Les coffres furent portes par les familiers les plus
intimes du prince. Il fallait des mains bien sures, pour qu'on osat
leur confier les sommes qu'ils ne contenaient pas.

Enfin on ferma les portes du palais au nez d'une foule empressee, qui
fut convaincue, grace a cette mesure de prevoyance, que le prince
venait de faire entrer deux millions dans la ville, tandis qu'il ne
s'agissait, au contraire, que de faire sortir de la ville une somme a
peu pres pareille, sur laquelle comptaient les coffres vides.

La reputation d'opulence de M. le duc d'Anjou fut solidement etablie a
partir de ce jour-la; et toute la province demeura convaincue, d'apres
le spectacle qui avait passe sous ses yeux, qu'il etait assez riche
pour guerroyer contre l'Europe entiere, si besoin etait.

Cette confiance devait aider les bourgeois a prendre en patience les
nouvelles tailles que le duc, aide des conseils de ses amis, etait
dans l'intention de lever sur les Angevins. D'ailleurs, les Angevins
allaient presque au-devant des desirs du duc d'Anjou.

On ne regrette jamais l'argent que l'on prete ou que l'on donne aux
riches.

Le roi de Navarre, avec sa renommee de misere, n'aurait pas obtenu le
quart du succes qu'obtenait le duc d'Anjou avec sa renommee
d'opulence.

Mais revenons au duc.

Le digne prince vivait en patriarche, regorgeant de tous les biens de
la terre, et, chacun le sait, l'Anjou est une bonne terre.

Les routes etaient couvertes de cavaliers accourant vers Angers, pour
faire au prince leurs soumissions ou leurs offres de services.

De son cote, M. d'Anjou poussait des reconnaissances aboutissant
toujours a la recherche de quelque tresor.

Bussy etait arrive a ce qu'aucune de ces reconnaissances n'eut ete
poussee jusqu'au chateau qu'habitait Diane.

C'est que Bussy se reservait ce tresor-la pour lui seul, pillant, a sa
maniere, ce petit coin de la province, qui, apres s'etre defendu de
facon convenable, s'etait enfin livre a discretion.

Or, tandis que M. d'Anjou reconnaissait et que Bussy pillait, M. de
Monsoreau, monte sur son cheval de chasse, arrivait aux portes
d'Anjou.

Il pouvait etre quatre heures du soir; pour arriver a quatre heures,
M. de Monsoreau avait fait dix-huit lieues dans la journee. Aussi, ses
eperons etaient rouges; et son cheval, blanc d'ecume, etait a moitie
mort.

Le temps etait passe de faire aux portes de la ville des difficultes a
ceux qui arrivaient: on etait si fier, si dedaigneux maintenant a
Angers, qu'on eut laisse passer sans conteste un bataillon de Suisses,
ces Suisses eussent-ils ete commandes par le brave Crillon lui-meme.

M. de Monsoreau, qui n'etait pas Crillon, entra tout droit en disant:

--Au palais de monseigneur le duc d'Anjou.

Il n'ecouta point la reponse des gardes, qui hurlaient une reponse
derriere lui. Son cheval ne semblait tenir sur ses jambes que par un
miracle d'equilibre du a la vitesse meme avec laquelle il marchait: il
allait, le pauvre animal, sans avoir plus aucune conscience de sa vie,
et il y avait a parier qu'il tomberait quand il s'arreterait.

Il s'arreta au palais; mais M. de Monsoreau etait excellent ecuyer, le
cheval etait de race: le cheval et le cavalier resterent debout.

--Monsieur le duc! cria le grand veneur.

--Monseigneur est alle faire une reconnaissance, repondit la
sentinelle.

--Ou cela? demanda M. de Monsoreau.

--Par-la, dit le factionnaire en etendant la main vers un des quatre
points cardinaux.

--Diable! fit Monsoreau, ce que j'avais a dire au duc etait cependant
bien presse; comment faire?

--Mettre t'abord fotre chifal a l'egurie, repliqua la sentinelle, qui
etait un reitre d'Alsace; gar si fous ne l'abbuyez pas contre un mur
il dombera.

--Le conseil est bon, quoique donne en mauvais francais, dit
Monsoreau. Ou sont les ecuries, mon brave homme?

--La-pas!

En ce moment un homme s'approcha du gentilhomme et declina ses
qualites.

C'etait le majordome.

M. de Monsoreau repondit a son tour par l'enumeration de ses nom,
prenoms et qualites.

Le majordome salua respectueusement; le nom du grand veneur etait des
longtemps connu dans la province.

--Monsieur, dit-il, veuillez entrer et prendre quelque repos. Il y a
dix minutes a peine que monseigneur est sorti; Son Altesse ne rentrera
pas avant huit heures du soir.

--Huit heures du soir! reprit Monsoreau en rongeant sa moustache, ce
serait perdre trop de temps. Je suis porteur d'une grande nouvelle qui
ne peut etre sue trop tot par Son Altesse. N'avez-vous pas un cheval
et un guide a me donner?

--Un cheval! il y en a dix, monsieur, dit le majordome. Quant a un
guide, c'est different, car monseigneur n'a pas dit ou il allait, et
vous en saurez, en interrogeant, autant que qui que ce soit, sous ce
rapport; d'ailleurs, je ne voudrais pas degarnir le chateau. C'est une
des grandes recommandations de Son Altesse.

--Ah! ah! fit le grand veneur, on n'est donc pas en surete ici?

--Oh! monsieur, on est toujours en surete au milieu d'hommes tels que
MM. Bussy, Livarot, Riberac, Antraguet, sans compter notre invincible
prince, monseigneur le duc d'Anjou; mais vous comprenez....

--Oui, je comprends que lorsqu'ils n'y sont pas, il y a moins de
surete.

--C'est cela meme, monsieur.

--Alors je prendrai un cheval frais dans l'ecurie, et je tacherai de
joindre Son Altesse en m'informant.

--Il y a tout a parier, monsieur, que, de cette facon, vous rejoindrez
monseigneur.

--On n'est point parti au galop?

--Au pas, monsieur, au pas.

--Tres-bien! c'est chose conclue; montrez-moi le cheval que je puis
prendre.

--Entrez dans l'ecurie, monsieur, et choisissez vous-meme: tous sont a
monseigneur.

--Tres-bien.

Monsoreau entra.

Dix ou douze chevaux, des plus beaux et des plus frais, prenaient un
ample repas dans les creches bourrees du grain et du fourrage le plus
savoureux de l'Anjou.

--Voila, dit le majordome, choisissez. Monsoreau promena sur la rangee
de quadrupedes un regard de connaisseur.

--Je prends ce cheval bai-brun, dit-il, faites-le-moi seller.

--Roland.

--Il s'appelle Roland?

--Oui, c'est le cheval de predilection de Son Altesse. Il le monte
tous les jours; il lui a ete donne par M. de Bussy, et vous ne le
trouveriez certes pas a l'ecurie si Son Altesse n'essayait pas de
nouveaux chevaux qui lui sont arrives de Tours.

--Allons, il parait que je n'ai pas le coup d'oeil mauvais.

Un palefrenier s'approcha.

--Sellez Roland, dit le majordome.

Quant au cheval du comte, il etait entre de lui-meme dans l'ecurie et
s'etait etendu sur la litiere, sans attendre meme qu'on lui otat son
harnais.

Roland fut selle en quelques secondes. M. de Monsoreau se mit
legerement en selle, et s'informa une seconde fois de quel cote la
cavalcade s'etait dirigee.

--Elle est sortie par cette porte, et elle a suivi cette rue, dit le
majordome en indiquant au grand veneur le meme point que lui avait
deja indique la sentinelle.

--Ma foi, dit Monsoreau en lachant le bride, en voyant que de lui-meme
le cheval prenait ce chemin, on dirait, ma parole, que Roland suit la
piste.

--Oh! n'en soyez pas inquiet, dit le majordome, j'ai entendu dire a M.
de Bussy et a son medecin, M. Remy, que c'etait l'animal le plus
intelligent qui existat; des qu'il sentira ses compagnons, il les
rejoindra. Voyez les belles jambes, elles feraient envie a un cerf.

Monsoreau se pencha de cote.

--Magnifiques, dit-il.

En effet, le cheval partit sans attendre qu'on l'excitat, et sortit
fort deliberement de la ville; il fit meme un detour, avant d'arriver
a la porte, pour abreger la route, qui se bifurquait circulairement a
gauche, directement a droite.

Tout en donnant cette preuve d'intelligence, le cheval secouait la
tete comme pour echapper au frein qu'il sentait peser sur ses levres;
il semblait dire au cavalier que toute influence dominatrice lui etait
inutile, et, a mesure qu'il approchait de la porte de la ville, il
accelerait sa marche.

--En verite, murmura Monsoreau, je vois qu'on ne m'en avait pas trop
dit; ainsi, puisque tu sais si bien ton chemin, va, Roland, va.

Et il abandonna les renes sur le cou de Roland.

Le cheval, arrive au boulevard exterieur, hesita un moment pour savoir
s'il tournerait a droite ou a gauche,

Il tourna a gauche.

Un paysan passait en ce moment.

--Avez-vous vu une troupe de cavaliers, l'ami? demanda Monsoreau.

--Oui, monsieur, repondit le rustique, je l'ai rencontree la-bas, en
avant.

C'etait justement dans la direction qu'avait prise Roland, que le
paysan venait de rencontrer cette troupe.

--Va, Roland, va, dit le grand veneur en lachant les renes a son
cheval, qui prit un trot allonge avec lequel on devait naturellement
faire trois ou quatre lieues a l'heure.

Le cheval suivit encore quelque temps le boulevard, puis il donna tout
a coup a droite, prenant un sentier fleuri qui coupait a travers la
campagne.

Monsoreau hesita un instant pour savoir s'il n'arreterait pas Roland;
mais Roland paraissait si sur de son affaire, qu'il le laissa aller.

A mesure que le cheval s'avancait, il s'animait. Il passa du trot au
galop, et, en moins d'un quart d'heure, la ville eut disparu aux
regards du cavalier.

De son cote aussi, le cavalier, a mesure qu'il s'avancait, semblait
reconnaitre les localites.

--Eh! mais, dit-il en entrant sous le bois, on dirait que nous allons
vers Meridor; est-ce que Son Altesse, par hasard, se serait dirigee du
cote du chateau?

Et le front du grand veneur se rembrunit a cette idee, qui ne se
presentait pas a son esprit pour la premiere fois.

--Oh! oh! murmura-t-il, moi qui venais d'abord voir le prince,
remettant a demain de voir ma femme. Aurais-je donc le bonheur de les
voir tous les deux en meme temps?

Un sourire terrible passa sur les levres du grand veneur.

Le cheval allait toujours, continuant d'appuyer a droite avec une
tenacite qui indiquait la marche la plus resolue et la plus sure.

--Mais, sur mon ame, pensa Monsoreau, je ne dois plus maintenant etre
bien loin du parc de Meridor.

En ce moment, le cheval se mit a hennir.

Au meme instant, un autre hennissement lui repondit du fond de la
feuillee.

--Ah! ah! dit le grand veneur, voila Roland qui a trouve ses
compagnons, a ce qu'il parait.

Le cheval redoublait de vitesse, passant comme l'eclair sous les
hautes futaies.

Soudain Monsoreau apercut un mur et un cheval attache pres de ce mur.
Le cheval hennit une seconde fois, et Monsoreau reconnut que c'etait
lui qui avait du hennir la premiere.

--Il y a quelqu'un ici! dit Monsoreau palissant.


FIN DE LA DEUXIEME PARTIE.




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK,  LA DAME DE MONSOREAU V.2 ***

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