The Project Gutenberg EBook of Histoire du Chevalier d'Iberville
by Adam-Charles-Gustave Desmazures

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Title: Histoire du Chevalier d'Iberville

Author: Adam-Charles-Gustave Desmazures

Release Date: November 8, 2004 [EBook #13981]

Language: French

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HISTOIRE DU
CHEVALIER D'IBERVILLE
(1663-1706)


1890


INTRODUCTION

La Nouvelle-France, exploree en 1534 par Jacques Cartier, occupee par
Champlain en 1608, estimee a la plus haute valeur par de grands hommes
d'Etat, comme le president Jeannin, le cardinal de Richelien, l'illustre
Colbert, avait pu conquerir, des la fin du XVIIe siecle, une importance
considerable.

Et en effet, cette colonie, confinee d'abord sur les rives du
Saint-Laurent, etait devenue, vers l'annee 1700, une domination
puissante. Elle s'etendait depuis Terre-Neuve jusqu'aux montagnes
Rocheuses, depuis la baie d'Hudson jusqu'au golfe du Mexique. Ainsi
elle formait un immense triangle presentant 900 lieues sur chaque face,
c'est-a-dire 400,000 lieues carrees, pres de onze fois la surface du la
France.

Une si vaste contree etait aussi precieuse par l'abondance de ses
produits que par leur variete; elle offrait a la mere patrie une source
inepuisable de richesse.

A l'ouest, des forets sans limites; au nord, la region des fourrures;
a l'est, les grandes pecheries de Terre-Neuve; enfin au sud, un sol
fertile, un climat enchanteur, avec les produits incomparables des
tropiques.

De plus, la Nouvelle-France avait conquis une vie individuelle eminente
sous tous les rapports; elle avait offert une carriere heroique a des
missionnaires intrepides, fourni des saints, recrute des communautes
nombreuses et exemplaires; elle avait revele a l'admiration de la
metropole des hommes du plus grand merite, comme Jacques Cartier,
Samuel de Champlain, du Maisonneuve, Le Ber, Talon, de Frontenac, de
Tonnancourt, de Montigny, de Boucherville, et enfin, cette admirable
famille des Le Moyne, qui ont ete juges dignes d'etre salues du nom
glorieux de Macchabees du Canada.

A une epoque comme la notre, ou l'on a sagement reconnu l'importance des
entreprises coloniales et des etablissements lointains; dans un temps
on l'on revient a ces oeuvres, on peut trouver interessant et
souverainement utile de considerer comment une domination si grande a
ete conquise, etablie et developpee.

Les premiers temps de l'occupation ont ete largement exposes dans des
ouvrages considerables, comme ceux du P. Charlevoix, de M. Faillon,
de M. Garneau, de M. Ferland; enfin dans les oeuvres des premiers
navigateurs eux-memes: Jacques Cartier, Champlain, et M. de
Poutrincourt, qui ont redige leurs memoires. Mais quand on arrive a la
periode de l'accroissement meme de la Nouvelle-France, a partir de 1680,
il est necessaire de reunir, de rassembler les documents innombrables
dissemines dans un nombre infini d'ouvrages.

Pour bien connaitre ces temps de transition, ou la petite colonie du
Saint-Laurent atteignit l'etendue d'une domination presque aussi vaste
que l'Europe, il faut commencer par etudier quelques-uns des hommes
d'Etat et des hommes de guerre qui ont eu part a ces changements
extraordinaires.

Or, incontestablement, l'homme dont il faudrait d'abord s'occuper, c'est
celui qui a ete le plus remarquable de tous, celui qui a eu la vie la
plus aventureuse et la destinee la plus glorieuse, qui a joue le role
le plus eminent, pendant trente ans, dans les plus grands evenements du
pays. Celui-la, c'est l'illustre chevalier d'Iberville, de la famille
des Le Moyne; et nous croyons qu'il serait indispensable de le faire
connaitre avant tous.

D'Iberville etait ne a Montreal, en 1662, dans la maison de son pere,
Charles Le Moyne, sur la rue Saint-Joseph, ou se trouve actuellement le
bureau de la Fabrique de l'eglise Notre-Dame. Il a eu la gloire d'etre
associe aux plus grands evenements de ces premieres annees, et on peut
dire qu'il y a eu la part principale.

Il s'agissait de conquerir les richesses de cet immense continent, et
ces forets dix fois seculaires qui couvraient au nord des cent mille
lieues carrees, et ces regions ou se trouvent les pelleteries les plus
belles qu'il y ait au monde, et ces courants mysterieux de l'Ocean
allant porter chaque annee sur les cotes de l'Atlantique des millions
de bancs de poissons pour la subsistance de l'univers, et enfin ces
contrees du sud avec leurs sites enchanteurs, un climat delicieux, une
fertilite incomparable et tous les fruits du paradis terrestre.

Or, c'est ce que le chevalier d'Iberville a merveilleusement mis
a execution. A l'age de 22 ans, en 1684. il conduisit plusieurs
expeditions a la baie d'Hudson et prit tous les comptoirs anglais. Des
lors, la France pouvait pretendre au monopole des forets de l'Ouest et
du commerce des fourrures.

Dans son expedition a Terre-Neuve, en 1690, il rendit la mere patrie
maitresse des marches de l'Europe pour l'exploitation des pecheries.

Enfin, par ses exploits dans les Antilles et dans le golfe du Mexique,
de 1700 a 1705, il avait conquis les plus beaux pays du monde.

N'en est-ce pas assez pour etre tire de l'oubli des annees et pour etre
propose a l'attention des generations presentes?

Donc, dans l'espoir d'etre utile a notre temps, nous voudrions que
l'on prit connaissance de cette oeuvre de reparation vis-a-vis d'un
colonisateur incomparable et d'un heros trop ignore. C'est un grand
enseignement pour les esprits d'elite qui commencent a estimer
l'importance de nos ancienne colonies; c'est une gloire pour la marine
francaise, qui peut citer ce nom sur se meme rang que ceux de Jean Bart,
Tourville ou Duguay-Trouin; c'est un honneur pour la ville de Montreal,
la plus grande cite de la colonie francaise, que de faire valoir celui
qui a ete peut-etre le plus illustre de ses enfants. On a deja parle de
lui consacrer, dans sa ville natale, une effigie qui serait si belle
avec le magnifique portrait que l'on a conserve de lui; mais, un
attendant, ne convient-il pas de montrer combien cet honneur lui est du?

C'est dans ce but que nous consacrons cette monographie a la memoire du
tres illustre Pierre Le Moyne, citoyen de Montreal, sire d'Iberville,
chevalier des ordres du roi et commandant de ses vaisseaux.






VIE DU
CHEVALIER D'IBERVILLE



PREMIERE PARTIE



CHAPITRE 1er

DE L'ETABLISSEMENT DE LA NOUVELLE-FRANCE.

Christophe Colomb avait accompli sa decouverte, le 12 octobre 1492. Le
bruit s'en repandit aussitot en Europe et l'on comprend quelle emotion
causa un si grand evenement. En attendant que les gouvernements prissent
une decision, plusieurs contrees maritimes songerent a explorer les
regions nouvelles.

Les marins de la Bretagne et de la Normandie furent des premiers a les
aborder; ils reconnurent d'abord le banc de Torre-Neuve, et les pays de
chasse du Labrador.

Des 1504 la peche avait commence; plusieurs capitaines entrerent dans le
pays et rechercherent les fourrures.

En 1506, Denys, pilote de Honfleur, revint avec une carte du
Saint-Laurent.

En 1508, on amenait en France des sauvages des cotes americaines.

En 1524, le gouvernement francais envoyait un explorateur, Verazzani,
qui visita les contrees que l'on appela depuis la Nouvelle-Ecosse et la
Nouvelle-Angleterre.

En 1527, un navire anglais signalait la presence, pres de Terre-Neuve,
de dix batiments bretons et normands.

En 1534, le grand amiral de France, Philippe de Chabot, envoyait un
marin experimente, Jacques Cartier, qui, en trois voyages consecutifs,
explora le cours du Saint-Laurent et prit possession de ces nouveaux
territoires au nom du roi de France. Il planta une croix surmontee d'un
ecusson aux armes royales, et il batit un fort pres de Quebec.[1]

[Note 1: Bancrof _Histoire de l'Amerique_, tome 1er.--M. Garneau,
_Histoire du Canada_,--M. Faillon. _Histoire de la colonie francaise en
Canada_, tome 1er,--M. Ferland.]

Les guerres qui survinrent en Europe arreteront les missions royales,
mais les marins venaient toujours pour la peche, et, en 1578, on compta
jusqu'a 150 batiments francais sur le banc de Terre-Neuve.

En 1594, Henri IV fit reprendre les entreprises coloniales au Canada.
Il nomma le marquis de La Roche lieutenant general des possessions
americaines. De Monts lui succeda en 1596, puis M. du Pontgrave. Enfin,
en 1601, les expeditions furent confiees a un officier habile, homme de
science et d'experience, Samuel de Champlain, qui a merite le titre de
pere de la Nouvelle-France.

Champlain vint occuper les rives du Saint-Laurent, pendant que M. de
Poutrincourt s'etablissait en Acadie.

En 1609, Champlain fonda In ville de Quebec, puis il explora le pays.

Il visita la riviere dite depuis de Richelieu, il reconnut au sud
un grand lac qui porte maintenant son nom. Il signala la position
d'Hochelaga (Montreal), remonta l'Ottawa et vint jusqu'au lac Nipissing,
en 1616. Il explora, aux environs du lac Nipissing, un autre lac qui a
aussi porte son nom. Enfin, il fit venir les religieux Recollets, qu'il
etablit en deux missions principales; a Quebec et au lac Huron, Entre
1607 et 1635, Champlain avait fait quinze voyages. Il allait exciter
le zele des gouvernants, parlait des ressources du pays; mais en meme
temps, il faisait connaitre les difficultes de l'etablissement: le froid
excessif decourageait les nouveaux arrives; le monopole de certaines
compagnies tuait le commerce; l'agriculture exigeait de grands
sacrifices.

Apres tant d'expeditions et de tentatives, Champlain ne voyait a
Quebec, en 1630, que quelques familles bien etablies. Emu de ses
representations, le cardinal de Richelieu prend l'oeuvre en main et
veut lu seconder de tout son pouvoir: il fonde la societe de lu
Nouvelle-France, qui comptait 110 membres choisis parmi les premiers
personnages du royaume; il envoie des colons et des religieux. Mais en
1640, au bout de dix ans, tous ces efforts n'avaient reussi qu'a etablir
200 personnes dans tout le pays, en comprenant meme les pretres, les
religieux, les femmes et les enfants.[2]

[Note 2: _Histoire de la Nouvelle-France_, tome Ier, page
XX.--Dollier de Casson, _Histoire de Montreal_, 1640-1641.]

Pour avoir un etablissement, il fallait d'importants secours de la mere
patrie, et il fallait que ces secours fussent desinteresses. De plus,
les colons devaient etre guides par des vues de foi et de sacrifice;
ils devaient etre decides a supporter le climat, les privations, et des
dangers extremes, parce qu'il y avait a lutter contre des peuplades
nombreuses, implacables, et fournies d'armes a feu par les
etablissements voisins de la Nouvelle-Angleterre et de la
Nouvelle-Orange.

Or quand, apres la mort de Champlain, tout semblait en detresse, le
Seigneur vient en aide a la jeune colonie et lui procure miraculeusement
des ressources inattendues, qui devaient assurer un succes jusque-la
vainement poursuivi. Des hommes de foi et de devouement se deciderent a
fournir les moyens d'une nouvelle entreprise, et en meme temps des heros
s'offrirent pour les seconder, et assurer l'etablissement de la religion
en ces contrees inhospitalieres.

Champlain venait de mourir (25 octobre 1635), et quelques semaines
apres, le 2 fevrier 1636, un pieux gentilhomme de la Fleche, M. de La
Dauversiere, etant en priere, recoit l'avis de fonder un etablissement
a, une certaine distance de Quebec pour couvrir les voies qui
conduisaient au centre de ia colonie francaise et, pour etre plus au
milieu des populations que l'on voulait convertir. L'endroit lui est
montre de la maniere la plus distincte. Cet avis fut repete plusieurs
fois. Chose etonnante, il n'etait pas le seul qui eut recu cette
indication, et en effet le meme jour, 2 fevrier 1636, un jeune
ecclesiastique qu'il ne connaissait pas, M. Olier, alors age de
vingt-six ans, et etabli a Vaugirard avec quelques pretres, est averti
qu'il doit se consacrer a fonder un etablissement, pour le bien de lu
religion, a un endroit du Canada qui lui est montre aussi de la maniere
la plus distincte, et en meme temps il lui est enjoint d'etablir une
compagnie de pretres pour prendre soin des interets spirituels de
l'entreprise.

Or, dans ces deux revelations arrivees le meme jour, il s'agissait de
la meme oeuvre, et l'endroit indique etait le meme. C'est ce
que reconnurent ces deux grands serviteurs de Dieu quand ils se
rencontrerent plusieurs annees apres, vers 1640. Ils ne se connaissaient
pas, et furent secretement avertis de la communaute de leur vocation et
de leur mission.[3]

[Note 3: Le P. Vimont, _Lettres des rev. PP. Jesuites_, tome 1er,
page 15,--La mere de l'Incarnation, ses lettres de 1642,--M, Dollier de
Casson, _Histoire de Montreal_.]

Grace a l'union de leurs efforts, l'oeuvre prit tous les developpements
desirables; de nobles seigneurs s'y associerent. Enfin, au moment ou
la compagnie achetait l'ile de Montreal, un gentilhomme, jeune encore,
retire du service, desirant se consacrer A une oeuvre de zele, se
presentait: c'etait M. de Maisonneuve. C'est lui qui fut le fondateur
de Montreal et qui devait en faire le boulevard de la colonie par vingt
annees d'un devouement intrepide et de l'administration la plus nage.

Il fut aide par des hommes de foi et de courage. Parmi ces auxiliaires,
nous nous proposons de faire connaitre la famille des Le Moyne, et la
part qu'ils ont eue a l'etablissement de la Nouvelle-France.

C'est ce que nous allons exposer dans les paragraphes suivants.



CHAPITRE II

LA FAMILLE LE MOYNE.

Cette famille, etablie dans la Nouvelle-France au milieu du XVIIe
siecle, devait y conquerir une grande illustration. A la premiere
generation, elle avait fourni des commandants aux armees du roi, des
gouverneurs a la Nouvelle-France et a la Louisiane, des intendants aux
commandements maritimes de la France.

Elle etait originaire de la ville de Dieppe. Depuis Jacques Cartier,
Dieppe avait toujours eu beaucoup de relations avec la nouvelle colonie.

C'est de Dieppe que partit M. de Poutrincourt, dont l'ancienne residence
se voit encore aux environs de cette ville, au chateau de Mesnieres.

Un gouverneur de Dieppe, M. de Chattes, son lieutenant, M. de Monts.
madame de Guercheville, epouse d'un gouverneur de la ville de Paris sous
Henri IV, avec leurs expeditions, avaient fait connaitre ces nouveaux
pays pour lesquels, a chaque printemps, partaient des flottilles
de batiments pour les peches de Terre-Neuve et pour la traite des
fourrures.

En 1664, dans un seul mois, on vit partir des cotes de Dieppe et des
pays voisins, 65 grands vaisseaux pour le Canada.

Il y avait en cette ville des quartiers consacres au commerce des
produits de l'Amerique, et il existe encore une rue nommee de la
Pelleterie, ou residaient une quantite de marchands de fourrures, qui
trafiquaient des envois du Canada avec l'Europe.

M. Paillon, en parcourant les livres des paroisses, a trouve aux
registres de l'etat civil un temoignage bien caracteristique des
rapports de Dieppe avec la Nouvelle-France. Voici les noms qu'il a
releves a la paroisse Saint-Jacques de Dieppe pour l'annee 1630:
Duhamel, Hardy, Auger, Aubuchon, Duhuc, Godebout, Davignon, Hebert,
Senecal, Gaudry, Duval, Gervais, Vallee, Lecompte, Godard, L'Ecuyer,
Leroux, Dumouchel, Viger, Cardinal, Duchesne, etc.: on se croirait dans
une paroisse de Montreal ou de Quebec.

Il ne faut pas s'etonner qu'au moment ou les chefs des nouvelles
entreprises recrutaient des volontaires pour la Nouvelle-France, le
nomme Duchesne, soldat dans les troupes du roi, se presenta, avec deux
de ses neveux: Jacques Le Moyne, age de dix-sept ans, et son frere
Charles, age de 14 ans. Leur pere, Pierre Le Moyne. etait marie avec
Judith, soeur de Duchesne. C'etait un ancien soldat qui tenait un hotel
sur la paroisse Saint-Jacques, pres de la mer, et qui recevait comme
clients ordinaires les marins qui s'embarquaient pour l'Amerique.

Ces familles des cotes de la Manche etaient toujours disposees a, tenter
les aventures perilleuses, et la religion presentait cette oeuvre comme
digne de coeurs chretiens; il s'agissait de donner aux populations
sauvages le tresor de la foi en echange des biens qu'ils trafiquaient.

M. Faillon a trouve aussi dans les registres de Dieppe qu'il y avait
beaucoup de Le Moyne en cette ville.

Il a compte jusqu'a quatorze chefs de famille de ce nom au commencement
du XVIIe siecle, parmi lesquels un capitaine du roi, un procureur, un
lieutenant general en l'amiraute de France. "Nous n'osons affirmer, dit
M. Faillon, que Pierre fut parent de ces personnages, mais Charles Le
Moyne s'est rendu encore plus illustre qu'aucun de ses predecesseurs,
par ses qualites personnelles, par ses exploits et ceux de ses enfants."

Charles Le Moyne, ne en 1626, de Pierre Le Moyne et de Judith Dufresne,
sur la paroisse Saint-Remi de Dieppe, partit donc en 1640 pour le Canada
avec son frere aine, Jacques, et leur oncle. Il avait alors quatorze
ans.

Plus tard, deux de leurs soeurs, Jeanne et Marie, vinrent de France et
se joignirent a eux.

Charles Le Moyne accompagna d'abord les PP. Jesuites dans le pays des
Hurons, et resta avec eux jusqu'a l'age de vingt ans.

Il devint un guide sur et un interprete consomme. Il connaissait tous
les sentiers du pays, et avait appris plusieurs dialectes. Enfin, il
s'etait familiarise avec la tactique des sauvages, a l'egal des colons
les plus capables. Il s'habillait comme les sauvages, et se transformait
quand il voulait, sans pouvoir etre reconnu comme etranger; d'ailleurs
il trouvait ce costume plus commode pour la marche et pour la chasse. Il
savait parfaitement se servir des raquettes, de la hache et de l'aviron,
"sans lesquels on ne peut rien dans ce pays." Enfin, il etait devenu,
dans des expeditions continuelles, d'une taille et d'une force
extraordinaires. C'est ce qui apparait dans le portrait decouvert a
Paris par l'editeur des documents sur les pays d'outre-mer, M. Margry.

En 1646, M. de Montmagny ayant vu Duchesne et son neveu, voulut
tirer parti de leurs bonnes qualites, et il les attacha aux nouveaux
etablissements francais du Saint-Laurent. Il envoya Duchesne a
Trois-Rivieres et Charles Lu Moyne a Montreal, tous deux comme
interpretes.

Montreal, ou Charles Le Moyne se rendit en 1646, etait un poste
avantageux, et comme une sentinelle avancee a 60 lieues de Quebec, au
milieu des etablissements sauvages. C'est la qu'il devait faire eclater
ses qualites hors ligne.

Cette position avait ete signalee des le commencement par Jacques
Cartier et ensuite par Champlain. On pensait que ce jugement avait ete
confirme par une inspiration divine envoyee a ceux qui devaient etre les
fondateurs de cette nouvelle colonie: M. Olier et M. de La Dauversiere,
ainsi que nous l'avons dit precedemment.

La position etait favorable. Placee sur une eminence de deux milles de
longueur, entre le grand fleuve et une petite riviere, l'habitation
etait environnee d'eau de toutes parts. Le fleuve la mettait a l'abri
de la surprise des ennemis, et on arriere une haute montagne, toute
couverte d'arbres seculaires, protegeait contre les vents du nord. [4]

[Note 4: Notice sur Montreal. Paris, 1869.]

Cette habitation si bien defendue avait en meme temps un aspect
attrayant. Elle etait environnee des plus beaux arbres, plantes si
regulierement entre le rivage et la montagne, que Champlain lui avait
donne le nom de place royale, digne avenue du mont superbe que Jacques
Cartier avait nomme le mont Royal, nom qui lui est reste.

Enfin, pour ajouter a l'ornement et en faire un site remarquable, on
voyait, au milieu du fleuve et en face du lieu de debarquement, deux
belles iles chargees de forets, l'une s'elevant en pyramide, comme
un bouquet de verdure, a cent pieds de hauteur, l'autre s'etendant
gracieusement sur une lieue de longueur: c'etaient comme deux
sentinelles avancees, pouvant servir un jour de citadelles.

Ce site, si fort comme poste militaire, etait aussi l'un des plus beaux
que l'on puisse citer dans le monde. On pouvait s'en convaincre en le
contemplant du haut de la montagne, ou les colons se rendaient souvent
en pelerinage. Au point le plus eleve, il y avait une croix imposante
plantee par M. de Maisonneuve. De la, a cinq cents pieds au-dessus du
niveau du fleuve, l'etablissement parait dans toute sa magnificence.
Depuis le haut du mont descend un amphitheatre d'une lieue de largeur
qui montre des arbres varies et precieux; en bas, d'immenses prairies
fertiles etaient des fleurs eclatantes; plus loin se deploie la ceinture
splendide d'un fleuve profond, qui n'a pas moins d'une lieue de largeur.
Au dela, pour completer ce beau panorama, des montagnes disposees en
cercle jusqu'a dix et vingt lieues dans le sud, forment comme une
corbeille de verdure dont Montreal est le centre.

Cette nature apparaissant comme le createur l'avait formee, sans les
modifications du travail de l'homme, pouvait sembler plus pittoresque
que nous ne la contemplons maintenant. Mais si l'aspect est un peu
change, tous les souvenirs des premiers temps ne sont pas effaces. La
ville est toujours appelee, dans le coeur des fideles, Ville-Marie, en
souvenir de l'indication donnee par la sainte Vierge elle-meme. Le mont
porte toujours le nom de Mont-Royal, choisi par Jacques Cartier. L'une
des iles s'appelle Sainte-Helene, comme l'a nommee M. de Champlain, en
l'honneur de son epouse, Helene Boulle; l'autre est nommee Saint-Paul,
en souvenir de M. Paul de Maisonneuve, premier gouverneur de la colonie.

Le fort de Montreal, eleve en 1642, etait tellement couvert par les
arbres, que les sauvages, dans leurs excursions sur le fleuve, ne le
decouvrirent qu'a la seconde annee de sa construction. Bientot ils en
comprirent l'importance et le danger pour eux. Ce poste avance entre
plusieurs tribus puissantes pouvait les tenir en echec et leur enlever
le libre parcours du Saint-Laurent; aussi le nouvel etablissement fut-il
bientot le but de leurs attaques.

M. de Maisonneuve, renferme dans le fort avec cinquante hommes, comptait
avec lui des gens de guerre pleins d'experience, parmi lesquels les
deux freres Le Moyne, qui furent les plus renommes dans la suite. M. de
Maisonneuve sut si bien se garder que, malgre les tentatives de milliers
d'ennemis qui vinrent reconnaitre le terrain, les Francais ne perdirent
guere qu'une dizaine d'hommes de 1642 a 1650.

Les procedes des sauvages etaient pleins de perfidie. Ils cherchaient a
attirer les cultivateurs par des signes de paix, et puis ils se jetaient
sur eux pour les faire perir dans d'affreux supplices.[5]

En 1643, on perdit quatre hommes; en 1644, on en perdit trois, et sur
les sept, trois, faits prisonniers, furent cruellement brules.[6]

Au 6 mai 1641, Boudard fut tue par les Iroquois; sa femme, Catherine
Mercier, prise pres de lui, fut martyrisee pendant deux jours, puis
brulee en refusant heroiquement de renoncer a sa religion.

[Note 5: M. Paillon, _Histoire de la colonie,_ tome II, PP. l51 et
364.]

[Note 6: Registre des sepultures de Montreal, 1643-1644.]

Charles Le Moyne, arrive a Montreal en 1646, se montra bientot un devoue
champion de la mission. Il ne reculait devant aucune entreprise, et se
montrait toujours dispose a proteger les colons. Il etait d'une bravoure
et d'une habilete merveilleuses. Parfois, seul sur la plage, s'il
rencontrait des sauvages qui etaient venus tenter quelque coup, il
les menacait de son fusil s'ils essayaient de s'echapper, et il les
obligeait a aller se constituer prisonniers au fort. D'autres fois,
voyant un canot de sauvages sur le fleuve, il attendait qu'ils fussent
engages dans la force du courant, fondait sur eux comme la foudre, dans
son embarcation, et les forcait a venir aborder comme prisonniers.

Un jour, sachant que des travailleurs sont attaques a la pointe
Saint-Charles, il s'y rend avec quatre hommes, se gare a propos derriere
des troncs d'arbres, et, avant d'avoir ete apercu, met vingt-cinq ou
trente sauvages hors de combat.

On cite aussi une rencontre, ou, avec 15 habitants du fort armes de
fusils et de pistolets, il alla se presenter en face de 300 sauvages qui
se precipitaient sur les colons, et il leur tua 32 hommes a la premiere
decharge, tout le reste s'enfuit epouvante.

Il se montrait le serviteur devoue de M. de Maisonneuve, comme le major
Lambert Closse, qui proclamait qu'il n'etait venu a Montreal que pour
offrir sa vie a Dieu.

M. de Maisonneuve avait tant de confiance en Le Moyne qu'il le chargeait
de ses messages pour les Indiens.

M. de Maisonneuve le mit aussi a la tete d'une milice qu'il forma, en
1660, parmi les habitants pour la defense de la mission, et qu'il placa
sous la protection de la sainte Famille. Il l'assigna a la defense de
Montreal avec le sieur Picote de Belestre, a un moment ou l'on attendait
l'arrivee de milliers d'Iroquois souleves de toutes parts dans les
environs du lac Ontario et des rives du lac Champlain. On sait que ces
Iroquois furent arretes par la defense heroique, au Long-Sault, de
dix-sept Montrealais, sous la conduite de l'intrepide Dollard.

C'est dans ces circonstances que l'on s'appliqua a proteger la ville. Il
y avait deja quarante maisons separees, mais avec des meurtrieres et des
creneaux; elles etaient baties de maniere a pouvoir se defendre les unes
les autres. Alors, on completa les forts qui environnaient la ville
et qui devaient servir a assister les travailleurs dans les champs
environnants.

En meme temps qu'il assurait la defense militaire du pays, M. de
Maisonneuve s'occupait d'en preparer l'existence a venir, et pour cela
il offrait les plus grands avantages a ceux qui voulaient s'y etablir et
fonder des familles. Il donna a Charles Le Moyne une terre a la pointe
Saint-Charles et deux emplacements dans la ville, l'un pres de la
residence du gouverneur et des pretres, pour leur servir de defense;
l'autre au bord du fleuve, ou se trouve le marche Bonsecours, pour
surveiller l'entree de la ville, et la cote opposee, dont il devait
devenir le seigneur.

Vers 1665 arriva un evenement que nous tenons d'autant plus a signaler
qu'il montra quelle affection Charles Le Moyne inspirait a toute la
colonie et en meme temps quelle etait l'estime qu'il avait su imposer
aux populations sauvages.

Comme il ne s'epargnait jamais dans aucune rencontre, il fut fait
prisonnier aux environs de Montreal en 1665.

Sa jeune femme, agee de vingt-cinq ans, et qui avait deja quatre
enfants, etait dans la desolation. Elle le recommanda aux prieres de
tous, et elle-meme recourut au Seigneur avec une telle ferveur, que M.
Dollier de Casson dit qu'on peut lui attribuer l'espece de miracle qu'il
plut a Dieu d'operer en faveur de son mari.

Au bout de quelques jours Le Moyne revint; il avait gagne ses ennemis
en leur rappelant les bontes qu'il avait eues pour les prisonniers
iroquois, et en les menacant de la vengeance des troupes du roi qui
allaient bientot arriver.

Charles Le Moyne retourna a Montreal. C'est alors qu'il fut sensiblement
eprouve dans ses plus tendres affections, par suite du depart de M.
de Maisonneuve pour la France. Il lui etait attache par les liens de
l'estime la plus haute et de la reconnaissance la plus tendre; aussi ce
depart lui causa-t-il la plus vive douleur, comme la separation d'avec
le pere le plus tendre et le plus aime.

M. de Maisonneuve, de retour en France, resta toujours attache a son
ancien gouvernement. Il s'endormit dans le Seigneur "avec une confiance
d'autant plus parfaite dans les recompenses du ciel," nous dit M.
Faillon, "qu'il n'avait rien recu pour ses services de la terre." [7]

[Note 7: M. Faillon, _Histoire de la colonie_, tome III, page 115.]



CHAPITRE III

DEVELOPPEMENTS DE MONTREAL.

Fondee on 1642, la cite de Montreal s'accrut lentement dans ses
commencements, mais ensuite l'accroissement fut rapide.

Ainsi, apres vingt ans, elle ne comptait que 500 ames, mais dix ans
apres, il y en avait plus de 1500.

Ce qui etait surtout a considerer dans ces commencements, c'etait le
zele pour l'amelioration des pauvres sauvages, et l'energie des pieux
colons.

Le zele pour la conversion des infideles etait extraordinaire, et le
courage pour braver les epreuves et les dangers, au-dessus de toute
expression.

"On voyait bien, dit le Pere Leclercq, que ces gens-la avaient quitte
leur patrie par les mouvements d'un zele apostolique," et rien ne
pouvait les faire changer de sentiments; ni l'ingratitude, ni la
perfidie des sauvages, ni leur defaut de bonne foi, ni leurs cruautes
inhumaines, rien ne pouvait eteindre le feu de la charite.

Tout etait regle dans la nouvelle ville comme dans une communaute
militaire. A une heure fixee, apres la priere et la sainte messe, qui
avaient lieu a 4 heures du matin, la population se rendait au travail
dans les champs; chacun avait pres de soi son fusil cache dans un
sillon.

Il ne se passait pas de jour sans attaque. Ceux qui se laissaient
surprendre etaient voues a des supplices atroces. On admirait leur
courage, on plaignait leurs souffrances, mais on ne renoncait pas a
prier pour les bourreaux. Enfin, des qu'une occasion favorable se
presentait, on cherchait a gagner ces pauvres aveugles. A force
d'efforts et de patience, les ames finissaient par se laisser eclairer,
les coeurs etaient touches, le mal vaincu par le bien.

Ces premiers temps ont ete admirables. La ville offrait comme une image
de la primitive Eglise. Ces braves gens etaient voues a la piete la
plus fervente et a la charite la plus devouee. Il n'y avait jamais de
contestation entre eux; il n'y avait qu'un coeur et qu'une ame, et
tandis qu'ils etaient si unis a Dieu, si bons entre eux, ils restaient
inebranlables dans le danger. Chaque citoyen se regardait comme une
victime offerte a la mort pour la glorification de l'Evangile.

Dans les annales de la soeur Morin, ecrites vers ce temps, nous avons
les details les plus touchants sur la vie a Montreal avant l'arrivee des
troupes: la piete, la charite, des colons, les privations qu'ils avaient
a subir, enfin les cruautes extremes qu'ils etaient exposes a eprouver,
etant entoures d'ennemis feroces, nombreux et implacables.

Bientot differentes circonstances favoriserent les saintes dispositions
et le zele des colons pour la conversion des infideles.

Plusieurs nations etaient en guerre; l'une d'elles, celle des Iroquois,
puissante et implacable, faisait une guerre d'extermination contre ses
ennemis.

Leurs victimes venaient implorer la protection des Francais. Elles
furent accueillies et placees dans des positions retranchees. On compta
bientot plusieurs colonies chretiennes: a la Montagne, a la Prairie, au
Sault-Saint-Louis, au lac Saint-Francois, au lac des Deux-Montagnes, et
enfin a la Petite-Nation, sur l'Ottawa, a vingt lieues de Montreal.

Ces nouveaux chretiens, disciplines par les Francais, devinrent
eux-memes comme des apotres. On en fit des catechistes zeles et habiles.
Ils rendaient de grands services au sein des autres tribus.

Les Francais excitaient l'admiration de leurs plus cruels ennemis par
leur douceur, leur sollicitude et leurs liberalites inepuisables. Ils
etablissaient ceux qui se donnaient a eux, leur apprenaient a cultiver,
leur livraient des terres, representaient l'excellence de la vie reglee
et civilisee a ces pauvres barbares, et se montraient ainsi bien
differents des gens de Boston, qui ne s'etaient jamais occupes des
nations qui les entouraient, que pour les detruire et se mettre a leur
place.

Au milieu de leur noble mission, les Francais acqueraient une habilete
merveilleuse pour occuper le pays. Formes par M. de Maisonneuve et
par le chef de la milice, Charles Le Moyne, ils etaient devenus des
combattants consommes, des explorateurs infatigables. Ils avaient pris
les bonnes qualites des sauvages, et y ajoutaient l'esprit de discipline
et de tactique des milices francaises.

On a dit que les Francais n'avaient pas le genie de la colonisation
comme leurs voisins; mais, suivant M. Parkman lui-meme, cela n'est point
exact. M. Parkman pense que les colons francais egalaient les Anglais
sous bien des rapports.

Les Francais n'avaient pas les vues odieuses des colons de la
Nouvelle-Angleterre: ils n'auraient jamais voulu adopter, comme eux, un
plan d'extermination contre ces pauvres gens.

Ce qui est affirme, meme par les ecrivains anglais, c'est que sous
le rapport des qualites morales et des qualites intellectuelles, les
colonies anglaises etaient vraiment inferieures a la colonie francaise,
tandis que sous le rapport de l'activite, de l'intelligence et de la
bonne organisation, la colonie francaise egalait toutes les colonies
anglaises reunies.[8]

[Note 8: Le systeme francais avait un grand avantage; il favorisait
l'element guerrier: la population etait formee entierement de soldats
et de miliciens (Parkman). L'occupation principale etait un continuel
apprentissage de la guerre dans les bois. La haute classe regardait
la guerre comme la seule occupation digne d'elle, et elle estimait
l'honneur plus que la vie. Pour ce qui est de l'habitant, les bois, les
lacs, les cours d'eau etaient ses lieux d'etude, et la il etait maitre
consomme. Forestier habile, hardi canotier, toujours pret pour les
entreprises perilleuses; dans les guerres d'escarmouche et d'embuscade
au milieu des bois, il y en avait peu qui pussent lui etre compares
(Parkman).--"En Canada, comme en Europe, a ce moment, la race francaise
a appris a se connaitre. Elle s'est trouve des forces que les autres
siecles ne savaient pas." Voila ce qu'a produit l'amour de la discipline
et le zele de la religion.

Les Francais n'aspiraient pas a des conquetes, mais ils voulaient sauver
des ames, et pour arriver a ce but, ils avaient autant de perseverance
et d'energie que leurs voisins en avaient pour les avantages materiels
(Saint-Marc Girardin sur l'Amerique du Nord).]


Au milieu de terribles epreuves, la colonie s'etablissait, avec une
reunion des hommes les plus capables: M. de Maisonneuve, le gouverneur;
son lieutenant, Lambert Closse; M. d'Ailleboust, un officier de haut
grade; son neveu M. de Musseaux; M. Le Moyne, lieutenant; M. Le Ber de
Senneville; M. Decelles de Sailly; M. de Montigny; M. de Repentigny et
M. de Brassac; de plus, les hommes de la milice, si dignes d'admiration,
et dont les descendants remplissent maintenant le pays.[9]

[Note 9: On trouve encore actuellement en Canada et dans les
environs de Montreal des descendants de ces premiers colons, dont les
noms sont portes par des milliers d'individus: Prud'homme, Descaries,
Hurtubise, Lortie, Beaudry, Dumoulin, Renaud, Laviolette, Desautels,
Boudraud, Lavigne, Trudeau, Cadieux, Deschamps, Barbier, Meunier,
Dagenais, Leblanc, Jodoin, Toussaint, Beaudry, Laplante, Beauvais,
Rolland, Lenoir, etc.]

De nobles coeurs assistaient ces bras heroiques: Mlle Mance, de
l'Hotel-Dieu, et ses compagnes; la soeur Bourgeois et ses institutrices;
madame Le Moyne, que l'on a appelee la mere des Macchabees; madame Le
Ber, qui devait voir une sainte a miracles en l'une de ses enfants;
madame d'Ailleboust, et sa soeur, mademoiselle de Boullogne, qui
aspiraient dans le monde a la vie religieuse.

La ville etait sous la direction de pretres eminents. M. Gabriel de
Queylus, le directeur de la cure de Saint-Sulpice de Paris, etait venu
s'etablir a Montreal; et aussi M. l'abbe Francois Dollier de Casson,
ancien colonel et aide de camp du marechal de Turenne; M. d'Urfe, ancien
cure de la cathedrale du Puy, allie du ministre Colbert et petit-neveu
du celebre M. d'Urfe; M. de Fenelon, frere de l'illustre archeveque de
Cambray; M. Souart, un des plus grands predicateurs de Paris; M. de
Belmont, l'un des pretres les plus riches de France, charge des missions
sauvages; M. Barthelemy, qui explora le lac Ontario.

Ces messieurs etaient en communication continuelle avec les associes de
l'oeuvre residant a Paris, tels que M. le baron Pierre de Fancamp, M, de
Liancourt, M. de Renty, M. de Bretonvilliers, M. Legauffre, M. Dubois,
madame de Bullion, si genereuse, qui contribuait avec les autres
associes pour des sommes si abondantes.

M. Olier, avec la compagnie des associes des oeuvres, avait donne plus
de 300,000 livres: M. de Bretonvilliers, successeur de M. Olier, 400,000
livres; M. Dubois, M. de Queylus, M. de Fenelon, M. d'Urfe donnerent
leur fortune, qui etait considerable; M. de Belmont, 300,000 livres en
une seule fois. On a calcule, dans le temps, que les associes et pretres
du Seminaire avaient fourni, pour l'oeuvre de Montreal, de leurs propres
deniers, en trente ans, la somme de 1,800,000 livres, ou environ sept
millions de la monnaie actuelle.

Ce qui donna bientot de la vie a la colonie, et qui assura sa
tranquillite, ce fut l'arrivee des troupes, demandees depuis longtemps,
et de plus, la determination que prirent un grand nombre de soldats et
d'officiers de s'etablir dans des terres concedees suivant le systeme
feodal, afin de mettre la ville a l'abri de toute incursion des
sauvages, comme nous le verrons plus tard.

Les officiers et les soldats se distinguerent autant que les premiers
colons par leur esprit de foi et leur devouement a l'oeuvre entreprise.



CHAPITRE IV

NAISSANCE DE PIERRE D'IBERVILLE.

C'est au milieu de cette reunion de chretiens exemplaires, de
gentilshommes choisis, de militaires intrepides que s'elevaient les
enfants des familles principales de Montreal: Le Ber, Saint-Andre, de
La Porte, Decelles de Sailly, de Jacques et de Charles Le Moyne, de
Montigny, de Belestre, de d'Ailleboust de Musseaux, de Prud'homme, de
Tessier, de Louvigny, de Le Noir Rolland.

La famille qui se distinguait entre toutes par ses enfants, tant par
leur nombre que par leurs heureuses dispositions, c'etait celle de
Charles Le Moyne, marie a la fille adoptive des Primot. Il y avait la.
douze enfants pleins de force et de bonnes qualites. Le troisieme,
Pierre d'Iberville, se faisait remarquer des sa jeunesse. Il annoncait
un esprit vif et hardi, et il etait d'une force extraordinaire pour son
age.

Voici l'ordre des naissances de ces enfants, auxquels Le Moyne, pour
les distinguer, donna des noms empruntes aux localites des environs de
Dieppe, en souvenir de la patrie absente:

"En 1650, Charles de Longueuil; en 1659, Jacques de Sainte-Helene; en
1661, Pierre d'Iberville; en 1663, Paul de Maricourt; en 1668, Joseph
de Serigny; en 1669, Francois de Bienville; en 1670, anonyme; en 1673,
Catherine-Jeanne; en 1676, Louis de Chateauguay; en 1678, Marie-Anne;
en 1680, Jean-Baptiste de Bienville, deuxieme du nom; en 1681, Gabriel
d'Assigny; en 1684, Antoine de Chateauguay."

Ils se distinguerent par leur merite et leur devouement; cinq moururent
au service du roi: Sainte-Helene fut tue au siege de Quebec en 1690; de
Maricourt mourut de fatigue au pays des Iroquois en 1704; de Bienville
1er fut tue par les sauvages en 1691; de Chateauguay 1er fut tue a
la prise du fort Nelson en 1686; d'Assigny mourut des fievres dans
l'expedition du golfe du Mexique en 1700.

Charles de Longueuil fut gouverneur de Montreal; de Bienville, deuxieme
du nom, fut gouverneur de la Louisiane pendant quinze ans; Antoine de
Chateauguay devint gouverneur de la Guyane. Catherine-Jeanne fut mariee
au sieur de Noyan, capitaine de la milice; Marie-Anne fut mariee en 1699
au sieur de La Chassoigne, gouverneur des Trois-Rivieres.

Voici donc une famille qui est un precieux temoignage de l'etat des
choses sous l'ancien regime; une famille modeste, mais elevee avec les
soins qu'inspire la religion, et qui, grace a ce secours, fournit tant
de sujets remarquables. Le gouvernement etait juste appreciateur du
merite, et il n'hesitait pas a mettre les petits-fils d'un humble
aubergiste au premier rang, quand il les en voyait dignes.

Nous trouvons sur les registres de Notre-Dame l'acte de naissance de
Pierre d'Iberville, notre heros, et nous le transcrivons ici:

    Le 20 juillet 1661, ai baptise Pierre, fils de Charles Le Moyne et
    de Catherine Primot, sa femme. Le parrain, Jean Grevier, au nom
    de noble homme Pierre Boucher, [10] demeurant au cap pres des
    Trots-Rivieres; et marraine, Jeanne Le Moyne, femme de Jacques Le
    Ber, marchand.

    Signe: PEROT, cure de Montreal.

[Note 10: C'est ce Pierre Boucher qui a donne une notice interessante
sur la Nouvelle-France. Il devint gouverneur des Trois-Rivieres et est
l'ancetre de personnages remarquables: La Verendrie, qui explora le
Nord-Ouest; la soeur d'Youville, fondatrice des soeurs Grises, et enfin
M. de Boucherville, premier ministre de la province de Quebec de 1874 a
1878.]

Tandis que les jeunes filles allaient recevoir l'enseignement de la
soeur Bourgeois et de Mlle Mance, les jeunes gens etaient formes par les
messieurs du Seminaire, et principalement par M. Souart et M. Perot.

M. Souart avait organise une ecole formee sur le modele des maitrises de
France, et les enfants, malgre l'eloignement, recevaient l'instruction
telle qu'on la donnait dans les meilleures ecoles de la mere patrie.

M. Souart etait un maitre consomme. M. Perot nous a laisse, dans les
registres de la paroisse, des temoignages precis de sa capacite: on
remarque une ecriture d'une delicatesse comparable a la gravure, une
redaction irreprochable, une connaissance par faite de la langue.

Ceux d'entre les jeunes gens qui, apres quelques annees d'etudes,
montraient des inclinations pour l'etat ecclesiastique, etaient envoyes
au college des Jesuites de Quebec; les autres s'exercaient pour la
profession militaire et etudiaient les lettres et les mathematiques.
Cette ecole de M. Souart, etant aussi une maitrise, devait concourir au
service religieux. Les enfants servaient la messe; de plus, ils etaient
formes au chant religieux et aux ceremonies ecclesiastiques, comme cela
se passe dans toute maitrise.

On observait le reglement de la paroisse de Saint-Sulpice de Paris pour
l'instruction religieuse et la preparation a la premiere communion. M.
de Queylus avait pratique cet enseignement a la cure de Saint-Sulpice,
ainsi que M. de Fenelon, et ils le continuaient a Montreal, tandis que
le frere de M. de Fenelon, le futur archeveque de Cambray, remplissait
les memes fonctions a la cure de Paris, a laquelle il etait attache.

Le catechisme dont on se servait venait de Paris; il avait ete compose
sous la direction de M. Olier, et il a ete conserve jusqu'a ce jour en
Canada, presque sous la meme forme, d'apres la redaction d'un pretre de
Saint-Sulpice, M. Languet, qui devint plus tard archeveque de Sens.

Voici les noms des enfants qui firent la premiere communion, vers 1674,
avec Pierre d'Iberville:

Robutel de Saint-Andre, Aubuchon, Louis Descaries, Antoine de La Porte,
Pierre, Paul et Jean Le Moyne, Paul et Nicolas d'Ailleboust de Manthet,
Urbain Tessier, Gabriel de Montigny, Pierre Cavelier, Benoit et Jean
Barret, Jacques Le Ber, Zacharie Robutel, et Duluth.

Ces noms sont precieux a conserver, ce sont les noms d'enfants nes sur
le sol canadien des les premiers temps, et qui, a differents titres, ont
acquis des droits a la notoriete nationale.

Ainsi Jean, Pierre et Paul Le Moyne allerent a la baie d'Hudson en 1686.

D'Ailleboust de Manthet parcourut le Nord-Ouest et, dans un memoire
remarquable, fit connaitre les richesses de la Louisiane.

Gabriel de Montigny accompagna Pierre d'Iberville a Terre-Neuve en 1686;
Jean Barret suivit M. de La Salle dans ses expeditions et perit dans un
naufrage.

Duluth explora le lac Superieur.

Ces enfants s'instruisaient de la religion en meme temps qu'ils
s'initiaient aux exercices militaires, comme il convient dans une place
de guerre. Le dimanche, ils revetaient les habits de choeur et aimaient
a prendre part aux ceremonies; et ensuite, aux jours de conge, ils
prenaient le costume des jeunes sauvages et s'en allaient aux environs,
avec des arcs et des fleches, chasser le gibier, qui etait d'une
abondance extraordinaire.

Pierre d'Iberville qui, d'apres les memoires du temps, se distinguait
au milieu de tous par sa piete et son heureux caractere, etait
singulierement remarquable par un temperament infatigable et son
habilete dans les exercices corporels.

Les ecrits et les memoires qu'ils a laisses et qui sont pleins d'interet
et du style le plus noble, font voir qu'il avait bien profite des
enseignements de M. Souart.

Pierre passa sa jeunesse dans la maison de son pere, sur la rue
Saint-Joseph. On peut voir encore, pres de la sacristie de Notre-Dame,
quelques corps de batiment de la maison des Le Moyne, et dans le jardin
du Seminaire, il restait encore, il y a quelques annees, des arbres tres
anciens qui avaient pu ombrager ses premiers jeux.

Le futur heros etait grand pour son age, d'une figure ovale et agreable,
teint clair, tres blond, avec des cheveux abondants, digne fils du baron
de Longueuil, que les sauvages avaient nomme l'alouette, a cause de son
teint et de ses cheveux blonds. Son maintien etait noble, mais tempere
par beaucoup de modestie et de douceur.

Il etait de ceux dont on a pu dire qu'ils plaisaient au premier regard,
mais qu'on les aimait en les connaissant davantage. Ses manieres etaient
aisees, agreables, et son commerce plein d'ouverture et conciliant.

Il montrait, des sa jeunesse, tous les signes de ce caractere obligeant
et genereux qui le fit tant aimer de ses soldats qu'ils l'auraient suivi
jusqu'au bout du monde, disaient-ils; enfin, il avait ce coeur tendre,
plein de pitie pour le malheur qui le fit remarquer et adorer des
nations sauvages.

Pendant qu'il demeurait chez son pere, il put etre temoin de differents
evenements notables: la construction de l'eglise paroissiale, la
division et la denomination des rues de la ville, et enfin, l'entree
dans Montreal, d'une partie des troupes que le roi avaient envoyees dans
la Nouvelle-France. Ces troupes venaient se fixer dans la ville et aux
environs pour defendre les colons, Cet evenement dut lui faire une
grande impression.



CHAPITRE V

LES TROUPES ARRIVENT EN CANADA.

L'obligation de lutter continuellement contre les sauvages portait
l'attention des colons vers l'etat militaire: c'etait l'etat le plus en
vue. Or cette disposition fut singulierement activee parmi la jeunesse
de Montreal lorsqu'on vit arriver dans le pays, avec le regiment de
Carignan, la fleur de la noblesse de France et l'elite de ces familles
militaires qui vouaient leurs enfants a la guerre.

Apres toutes les reclamations des colons contre les attaques
continuelles des sauvages, le gouvernement resolut enfin, vers 1666, de
transporter en Amerique des forces considerables pour assurer le salut
de la colonie.

"Les Iroquois, dit M. Colbert, dans ses lettres a l'intendant Talon,
s'etant declares les ennemis perpetuels et irreconciliables de la
colonie et ayant empeche par leurs massacres et leurs cruautes que le
pays ne put se peupler et s'etablir, et tenant tout en crainte et en
echec, le roi a resolu de porter la guerre jusque dans leurs foyers pour
les exterminer entierement, n'y ayant nulle surete en leur parole."

Et en effet, le ministre envoyait le general de Tracy avec plusieurs
compagnies d'infanterie, et le commandant de Courcelles, avec mille
hommes du regiment de Carignan, qui avait suivi Turenne depuis plusieurs
annees; il venait de se signaler en Hongrie sous les ordres du general
Montecuculli qui, en 1664, a Saint-Gothard, aide par 6,000 Francais,
accabla l'armee ottomane.[11]

[Note 11: Des l'annee 1650, ce meme regiment de Carignan, sous
les ordres de M. de Turenne, s'etait distingue par sa bravoure et sa
fidelite a l'autorite royale dans les combats contre la Fronde: a
Etampes, a Auxerre et enfin a la porte Saint-Antoine.]

L'arrivee des troupes a Quebec fit un effet merveilleux: la confiance
fut ranimee et les coeurs remplis d'esperance dans la sollicitude du
gouvernement.

L'entree des regiments etait de l'aspect le plus imposant au milieu des
colons separes depuis si longtemps des splendeurs de la mere patrie. Une
bande de clairons et de tambours ouvrait la marche. La fanfare jouait
ordinairement la marche de Turenne, composee par Lulli pour M. de
Turenne. Apres la fanfare venaient les militaires appartenant a deux
regiments, avec leurs couleurs distinctives, les officiers habilles
richement et comme il convenait a des jeunes gentilshommes des
meilleures familles. Ensuite, l'on voyait apparaitre les commandants
superieurs: M. de Courcelles, M. de Salieres, et en fin M. de Tracy
avec ses officiers d'ordonnance. Il avait vingt-quatre gardes toujours
attaches a sa personne. (La mere Juchereau, page 271 de _L'Histoire de
l'Hotel-Dieu de Quebec_.)



CHAPITRE VI

EXPEDITIONS DES TROUPES

Quelques compagnies furent envoyees a Montreal. Ces troupes etaient
destinees a proteger la ville; elles finirent par s'y etablir et aussi
dans les environs. Cette garnison donna, une animation toute nouvelle,
avec les jeunes officiers dont nous aurons a parler. M. de Salieres
resolut d'aller attaquer aussitot les Iroquois. Malheureusement, il se
laissa tromper par cette apparence benigne du froid qui surprend les
Europeens a leur arrivee en Canada. Comme ce froid sec est moins
sensible que le froid humide de l'Europe, il pensa, que ses troupes,
aguerries par plusieurs annees de la vie militaire, pourraient le braver
impunement, et il se mit en route au milieu de l'hiver pour aller
attaquer les etablissements iroquois aux environs du lac Champlain. Mais
il fallut bientot revenir sur ses pas.

Nos Francais ne se decouragerent pas, et quelques mois apres, M. du
Tracy reprit l'expedition. Il partit au mois de septembre; mais cette
fois il avait eu soin de se faire accompagner par des miliciens du pays.
Cent vingt hommes parfaitement exerces vinrent de Montreal; ils etaient
commandes par des officiers experimentes, comme Charles Le Moyne et M.
d'Ailleboust de Musseaux. Charles Le Moyne, en particulier, rendit les
plus grands services, et attira l'attention des officiers superieurs par
sa connaissance de la tactique des sauvages.

Le lac Champlain fut traverse le 15 octobre, et, quelques jours apres,
on se trouva, en vue des premiers villages iroquois; ils etaient
abandonnes. Les sauvages avaient concentre leurs armes et leurs
provisions dans le dernier village, environne de plusieurs palissades et
ou ils pretendaient se mesurer avec les Francais.

Les troupes avancaient resolument; elles etaient precedees des clairons
et des tambours, au nombre de vingt. Quand ceux-ci commencerent a jouer
leurs fanfares, une panique effroyable se repandit parmi les sauvages et
ils se deroberent, s'ecriant qu'il leur semblait entendre les hurlements
des demons de l'enfer. L'effet fut irresistible.

Les troupes escaladerent l'enceinte et trouverent le village abandonne,
mais rempli de provisions et d'armes.

Les soldats purent alors se remettre de leurs fatigues. Apres quelques
jours de repos, les troupes auraient voulu se mettre a la poursuite
des sauvages; mais M. de Tracy, averti par les colons, jugea qu'il ne
fallait pas attendre l'hiver, et il revint vers le Canada, en ayant soin
de placer les miliciens de Montreal a l'arriere-garde.

Il avait appris a apprecier ces braves miliciens; il mentionnait souvent
"ses capots bleus". Il les trouvait habiles pour aller en avant et
eclairer la marche, capables pour ramer sur les canots et les conduire
surement, infatigables pour la marche, et infaillibles pour suivre les
traces des sauvages au milieu des bois. Mais tous ces merites revenaient
pour une bonne part a celui qui les commandait et leur enseignait depuis
longtemps l'art de la guerre: l'intrepide et habile commandant, Charles
Le Moyne.

Aussi, l'on ne doit pas s'etonner qu'il fut compris dans la promotion
aux titres de noblesse qui eut lieu l'annee suivante, en 1668, et ou
l'on reunit tous ceux qui avaient rendu les services les plus eminents
a la defense et au defrichement pays, comme M. Boucher, M. Hebert, M.
Couillard, M. Le Ber et Charles Le Moyne. Ses titres de noblesse sont
ainsi concus:

    Desirant favoriser notre cher Charles Le Moyne, sieur de Longueuil,
    pour ses belles actions; de notre pleine puissance, nous avons, par
    les presentes, signees de notre main anobli, anoblissons et decorons
    du titre de noblesse ledit Charles Le Moyne, ainsi que sa femme et
    ses enfants nes et a naitre.

En revenant des expeditions du lac Champlain, le gouverneur assigna a la
garde de Montreal et des environs plusieurs compagnies du regiment de
Carignan, et il distribua des fiefs aux officiers et des terres aux
soldats qui voulurent s'etablir sur les fiefs de leurs commandants.
Ces officiers sont principalement: MM, les capitaines de Chambly, de
Saint-Ours, de Berthier, du Pads, de Varennes, de Vercheres, de La
Valterie, de La Chesnaye, de Contrecoeur, qui devinrent proprietaires de
fiefs, et concederent chacun des terres aux soldats de leur compagnie.

Quant aux soldats, ils sont designes sur les registres par leurs noms
de guerre, qu'ils portent encore dans le pays: Lafranchise, Lajeunesse,
Latreille, Lefifre, Lafleche, Laroche, Ladouceur, Lafortune, Lafleur,
Laviolette, Latulipe, Lagiroflee, Lapensee, Laprairie, Laverdure,
Lacaille, Portelance, Tranchemontagne, Lalance, Sanschagrin, Sansfacon,
Sansquartier, Sanssouci, Sanspeur.

Ces noms sont portes actuellement par un grand nombre du familles, en
qui on remarque encore toutes les qualites des races militaires.



CHAPITRE VII

MONTREAL ET SES SOUVENIRS.

Maintenant, nous allons relever des faits qui nous paraissent tout
a fait interessants: c'est que la ville ett le pays ont conserve le
souvenir de tous ces noms comme au premier jour. Ces noms subsistent
depuis deux siecles, malgre les changements inevitables des annees, et
malgre l'influence de la conquete.

En 1672, M. Dollier de Casson, voyant l'accroissement des constructions
de la ville, avisa a etablir des rues suivant la direction la plus
convenable.

Dans le sens de la largeur de la ville, il traca trois rues paralleles
au fleuve. Celle du milieu recut le nom de Notre-Dame, en l'honneur de
la protectrice de la ville; pres de la riviere, la rue Saint-Paul, en
l'honneur du premier gouverneur, Paul de Maisonneuve; de l'autre cote,
la rue Saint-Jacques, en l'honneur de M. Jacques Olier, fondateur de
la ville. Ces trois rues paralleles au fleuve etaient coupees par six
autres a angle droit. La premiere, a l'ouest, appelee Saint-Pierre,
patron de M. de Fancamp; la seconde, Saint-Francois, en l'honneur de
M. Francois Dollier de Casson, cure de Montreal; la troisieme,
Saint-Joseph, parce qu'elle longeait l'Hotel-Dieu, place sous ce
patronage; la quatrieme, Saint-Lambert, patron de M. Lambert Closse,
qui avait ete tue par les Iroquois a cet endroit; la cinquieme,
Saint-Gabriel, patron de M. de Queylus; la sixieme, Saint-Charles,
patron de M. Le Moyne. Tous ces noms ont ete conserves, et ces rues sont
les plus peuplees et les plus riches de Montreal.

Venons maintenant aux fiefs concedes aux environs de Montreal.

M. de Clarion et M. de Morel furent places au nord-est. En face de la
ville, M. Le Moyne recut l'ile Sainte-Helene et la rive de Longueuil; M.
Le Ber, l'ile Saint-Paul; M. Dupuy, l'ile au Heron; M. de La Salle,
la cote de Lachine. En descendant le fleuve, on trouvait M. Boucher a
Boucherville, puis M. de Varennes, M. de Vercheres, M. de Boisbriant,
M. de Repentigny, M. de La Valterie, M. de La Chesnaye, M. de
Contrecoeur. Sur une zone plus eloignee se trouvaient M. de Berthier,
M. du Pads, M. de Sorel, M. de Saint-Ours et M. de Chambly.

Ces officiers etaient etablis avec des titres seigneuriaux et avec leurs
soldats. Toutes ces agglomerations ont forme des paroisses qui existent
encore, et qui ont conserve les noms des concessionnaires.

Telle a ete l'origine des cantons environnant Montreal: Longueuil,
Boucherville, Varennes, Vercheres, Contrecoeur, Lavaltrie, Repentigny,
Chambly, Saint-Ours, Sorel, l'ile Dupas, Berthier, etc., etc.

Ces dispositions ont subsiste, et on ne peut faire un pas dans le pays
sans trouver des vestiges de ces premiers temps si remarquables. Il n'y
a peut-etre pas de contree ou l'on ait conserve aussi religieusement les
touchants souvenirs des commencements.

La ville avec ses environs est un memorial vivant de tout ce qui s'est
passe aux premiers temps.

Nous avons dit tout ce qui se rapporte a Montreal et a ses environs;
maintenant, nous allons voir apparaitre de graves evenements.



    [Illustration: Carte de Montreal]

    ILE DE MONTREAL.

    A 60 lieues de Quebec, apres avoir traverse le lac Saint-Pierre,
    on trouve plusieurs agglomerations d'iles, parmi lesquelles
    le groupe de Montreal, ou l'on compte pres de vingt iles; les
    principales sont l'ile de Montreal, avec l'ile de Jesus au nord, et
    l'ile Perrot au sud.

    L'ile de Montreal a une dizaine de lieues de longueur et trois ou
    quatre lieues dans sa plus grande largeur.

    C'est dans cette ile que se trouve la ville de Montreal, fondee en
    1642. En 1815, elle ne comptait que 15,000 habitants, et elle est
    arrivee maintenant a pres de 250,000. Elle etait jadis le siege de
    la compagnie du Nord-Ouest pour la traite des pelleteries. Le fleuve
    Saint-Laurent, qui longe l'ile de Montreal au sud, a, en certains
    endroits, jusqu'a deux lieues de largeur.




CHAPITRE VIII

EXPLORATION DU FLEUVE SAINT-LAURENT.

Les Iroquois du lac Champlain etant soumis, le gouvernement songea a
s'assujettir les tribus iroquoises du lac Ontario, et il voulait
aussi tendre la main aux peuplades nombreuses de l'Ouest, qui etaient
favorables a la France.

A partir de ce moment, des voyageurs francais remonterent le
Saint-Laurent et allerent commercer sur les bords des grands lacs,
comme Manthet, Louvigny, Duluth, Nicolas Perrot, qui, en 1671, au
Sault-Sainte-Marie, reunit quatorze nations, et obtint d'elles qu'elles
se mettraient sous la protection du roi de France.

En meme temps, les gouverneurs conduisaient des troupes et fondaient
plusieurs etablissements sur le parcours du fleuve. Dans ces expeditions,
Charles Le Moyne etait toujours employe comme intermediaire avec les
peuples sauvages, qui avaient la plus haute consideration pour lui. De
1670 a 1680, il accompagna les gouverneurs, M. de Courcelles, M. de
Frontenac, et enfin M. de Labarre.

En 1671, M. de Courcelles voulant imposer aux Iroquois, decida d'aller
les rencontrer au lac Ontario, que les Francais nommaient alors le lac
de Tracy, du nom du commandant des troupes. Il etait accompagne de M. de
Varennes, gouverneur des Trois-Rivieres; de M. Perot, nouveau gouverneur
de Montreal; enfin de M. Le Moyne. Il voulut que le cure de Montreal, M.
Dollier de Casson, fit partie de l'expedition; il le choisit a cause de
sa connaissance du pays.

M. Dollier y consentit, et c'est lui qui est l'auteur de la relation qui
a ete publiee de ce voyage.

M. Dollier nous dit que plusieurs jeunes gentilshommes accompagnaient
l'expedition, d'ou quelques-uns ont conclu que ce pouvaient etre les
enfants de M. Le Moyne, de M. Le Ber et de M. de Montigny, qui etaient
de meme age et toujours ensemble.

On partit le 2 juin 1671, avec une vingtaine de canots.

Il y avait a bord des tambours et des clairons pour donner les signaux.
Ces instruments de fanfare animaient les canotiers, et firent un effet
merveilleux sur les sauvages.

M. Dollier a donne, en commencant, une description du fleuve
Saint-Laurent, qui montre que des lors on avait une connaissance assez
exacte du pays: nous en citerons quelques points:

    Le fleuve Saint-Laurent est l'un des plus grands fleuves du monde,
    puisque a son embouchure, situee vers le 50e degre de latitude,
    apres une course de 700 lieues, il a pres de 30 lieues de largeur.
    Il se retrecit par l'espace de 150 lieues jusqu'a Quebec, ou il
    a pres d'une lieue, et il conserve cette dimension non seulement
    jusqu'a Montreal, a 60 lieues plus haut, mais meme par l'espace
    de 500 lieues, s'etendant tantot en des lacs d'une epouvantable
    largeur, tantot se retrecissant dans le lit d'une riviere, mais au
    moins de la dimension que nous avons dite.

Le premier lac, a 33 lieues au-dessus de Quebec, est le lac
Saint-Pierre, de 11 lieues sur 3; le second, le lac Saint-Louis, de 7
lieues sur 2; le troisieme, le lac St-Francois, de 10 lieues sur 2.
Ensuite arrivent "ces lacs d'une epouvantable Largeur", grands comme
certaines mers en Europe; le lac Ontario, le lac Erie, le lac Huron, et
enfin le plus grand de tous, le lac Superieur, qui a 190 lieues sur 50,
et recoit douze grandes rivieres, qu'il faudrait explorer jusqu'au bout
pour trouver la source du grand fleuve.

Or, dans tout ce parcours, il y a des particularites dignes de
remarques. Toutes les eaux du nord comprises entre les hauteurs du
Mississipi et le faite des terres opposees a la baie d'Hudson sont
inclinees vers le sud et portees a un meme centre situe a 1,600 pieds
au-dessus du niveau de la mer, et ayant pres de 300 lieues de diametre.
Il y a pres de 60 affluents qui descendent 900 pieds plus bas, et au
fond de cette coupe immense se trouve le lac Superieur.

Ces premiers affluents, dont quelques-uns sont enormes, comme le
Saint-Louis, le Kamanistiquia et le Nipigon, se concentrent d'abord en
plusieurs lacs, comme le Nipigon, qui a 25 lieues de longueur, puis
ils sortent de ces lacs et continuent leur cours sur une etendue de 10
lieues et vont se jeter dans le lac Superieur, qui mesure, comme nous
l'avons dit, 190 lieues de longueur.

Mais ce n'est la que le commencement des merveilles.

Ces contrees, pendant l'hiver, sont ensevelies sous les neiges et les
frimas; les cours d'eau gelent a pres de dix pieds de profondeur; les
neiges tombent incessamment et s'accumulent comme des montagnes de
glace.

Toute cette etendue est ensevelie sous les brouillards, et souvent des
ouragans en bouleversent la superficie jusqu'a l'approche du printemps.

Alors, la temperature s'adoucit, ces amas se desagregent, les eaux
s'ecoulent; mais tout est regle par la nature avec une economie
admirable.

Les terrains, depuis le point de depart jusqu'aux rives de l'Ocean, sont
disposes en differents etages, et ils presentent l'aspect d'une immense
pyramide, dont chaque degre renferme des bassins grands comme des mers.

Ces bassins superposes se deversent les uns dans les autres par des
chutes, des cataractes et des rapides qui, moins eleves, sont cependant
presque infranchissables.

Au milieu de ces mouvements des eaux, le grand fleuve conserve une
admirable transparence et une purete d'eau de roche continuee jusqu'a la
mer.

Voici l'enumeration de ces merveilleux mouvements: Les premiers
affluents descendent de pres de mille pieds, et arrivent au lac
Superieur. Celui-ci, situe a 625 pieds au-dessus de la mer, avec
sa masse immense, franchit un second degre, et descend par le saut
Sainte-Marie, qui a 1,000 pieds de largeur. Cette grande nappe d'eau
s'en va s'epanouir en trois bassins; le lac Michigan, le lac Huron et la
baie Georgienne. Ces bassins sont d'une immense etendue, de 100 lieues
sur 50. Le fleuve continue son cours en recueillant plusieurs affluents.
Il descend ensuite par la riviere de Detroit, qui a 2,000 pieds de
largeur. Ensuite se presente le lac Erie, de 90 lieues sur 45, et a
son extremite sud, il se precipite comme tout entier a 140 pieds de
profondeur sur 3,000 pieds de largeur a Niagara, dans le lac Ontario,
qui est encore a 225 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Ces 225 pieds sont representes jusqu'a Montreal par plusieurs rapides
ainsi nommes: les Galops, le Long-Sault, les Cedres, et enfin le saut
St-Louis, qui a pres de vingt pieds de hauteur, ou se trouvent les
derniers degres de cette pyramide de 1,600 pieds de hauteur que nous
venons de parcourir. Le fleuve recoit alors d'immenses affluents:
l'Ottawa, le Richelieu, le Saint-Maurice, l'Yamaska, le Saguenay, de
3,000 pieds de largeur, apres lequel le grand fleuve atteint 10 lieues,
puis 20 lieues, puis 30 lieues de largeur en arrivant a la mer.

Le bateau du gouverneur etait d'une grande dimension. Les sauvages
furent au dernier degre d'etonnement en voyant les Francais manoeuvrer
un si grand batiment. Ils savaient le sortir de l'eau en un instant, et
le porter au dela des rapides avec une remarquable facilite.

M. Le Moyne rendit les plus grands services, et sut faire valoir pres
des sauvages l'effroi que leur inspiraient la force et l'audace des
Francais; aussi les sauvages n'oserent pas attaquer le gouverneur a
l'aller ni au retour.

En 1673, deux ans apres, nous dit M. Dollier de Casson, M. de Frontenac,
le nouveau gouverneur, voulut faire le meme voyage, et il emmena avec
lui M. Le Moyne, qui devait lui etre du plus grand secours. M. Le Moyne
pouvait s'assurer des dispositions des sauvages, et ainsi il faisait
eviter tout mal entendu; nous le verrons ci-apres.

M. de Frontenac arriva a Montreal vers le 20 juin 1673, il fut recu en
grande pompe par le clerge et par la garnison, avec le gouverneur Perot,
qui devait l'accompagner. Il assista, le 24 juin, a la messe a l'eglise
paroissiale: c'etait le jour de saint Jean-Baptiste, patron du pays et
du ministre Colbert. Le gouverneur fut complimente dans le sermon donne
par M. de Fenelon. Le lendemain, il partit avec 400 hommes et 100
canots. Il avait, en outre, deux grandes berges ornees de couleurs
eclatantes pour frapper, disait-il, les sauvages. C'est pour la meme
raison que son escorte etait si nombreuse. Il avait avec lui trois
pretres: M. Dollier de Casson, M. d'Urfe et M. de Fenelon, pour traiter
avec les sauvages, dont ils etaient les missionnaires.

M. Le Moyne recut les sauvages et les presenta a, M. de Frontenac. Il
traduisit les allocutions et les reponses, et enfin, il etait charge
d'amener chaque jour, a la table du gouverneur, deux ou trois des
principaux parmi les Iroquois. Nous pensons que M. Le Moyne avait avec
lui ses fils, au moins les trois aines: Charles, qui avait dix-neuf ans,
Jacques, qui avait dix-sept ans, et Pierre, age de pres de quinze ans.

M. de Frontenac ayant recu les Indiens, ceux-ci lui adresserent, un
discours de bienvenue par un des principaux chefs, Garakonthie. Ensuite,
M. de Frontenac fit une reponse qui fut traduite par M. Le Moyne. Les
jours suivants furent employes a la construction d'un fort ou M. de
Frontenac installa une garnison.

Ensuite le gouverneur revint a Ville-Marie avec ses troupes, et il
continua a s'occuper de l'amelioration de son fort, qu'il confia l'annee
suivante a M. de La Salle, a qui il accorda une garnison de 40 soldats,
destines a proteger les marchands et les traitants qui se fixerent
autour du Fort.



CHAPITRE IX

MONSIEUR LE MOYNE ENVOIE SES ENFANTS EN FRANCE POUR ENTRER DANS LA
MARINE.

En revenant de cette expedition, M. Le Moyne prit une decision qui
devait avoir les consequences les plus avantageuses pour ses enfants.

Vers ce temps, Colbert employait tous les moyens pour mettre la marine
militaire sur le plus grand pied. Dans sa superiorite de vues, il avait
compris qu'avec les nouvelles colonies possedees par les autres nations,
la marine etait appelee a occuper une place considerable dans le monde.
Il voyait que le siege de la puissance etait deplace dans l'ordre
politique, et se trouvait alors dans le commerce des deux mondes.

Cinq ports furent agrandis et fortifies: Brest, Toulon, Rochefort, le
Havre et Dunkerque. Des vaisseaux furent construits sur un plus grand
modele que ceux de l'Angleterre et de la Hollande. Cent vaisseaux de
ligne furent prepares, avec 60,000 matelots, et les commandements furent
donnes a des hommes d'un grand genie: d'Estrees, Tourville, Duquesne,
Jean Bart et Forbin. Bientot le pavillon francais, jusque-la a peine
connu sur les mers, donna la loi aux autres nations.

Colbert voulut assurer ces succes. "Le roi avait demande a Colbert
l'empire de la mer, et Colbert, par les mesures les plus puissantes, sut
le lui donner."

Tels furent, dans les annees suivantes, les progres de la marine que,
tandis que la France, en 1672, n'avait que soixante vaisseaux de ligne
et quarante fregates avec 60,000 matelots, moins de dix ans apres, en
1681, la marine comptait cent quatre-vingt-dix-huit batiments de guerre
et 160,000 hommes de mer.

Mais pour en arriver la, le ministre avait etabli des classes de
recrutement pour les marins et des ecoles speciales pour former les
officiers, pris dans les meilleures familles. A Rochefort, a Brest, a
Dieppe, a Toulon, on avait fonde des ecoles ou les jeunes gens faisaient
leur apprentissage d'officiers.

On y enseignait les mathematiques, l'hydrographie, le service du canon.
On assujettissait les pilotes et les artilleurs a apprendre leur metier
autrement que par routine, et les eleves de la marine profitaient de cet
enseignement.

On voit tout cela regle et dispose avec la plus grande habilete par
le grand ministre dans ses lettres aux intendants maritimes: Amous,
Matharel, du Terron, du Seul, dans les annees 1661, 1670 et 1671, et
enfin dans sa grande ordonnance sur la marine, en 1680. Cotte ordonnance
a ete conservee, et elle se trouve au deuxieme livre du Code du commerce
actuellement en vigueur.

Le roi secondait ces mesures de tout son pouvoir. Il avait d'abord fait
appel aux principales familles des cotes maritimes, pour leur faire
destiner quelques-uns de leurs enfants a la marine; il s'etait aussi
adresse aux grandes familles des colonies, qui devaient retirer tant
d'avantages de l'accroissement des forces navales.

M. Le Moyne repondit a ces invitations en envoyant trois de ses
enfants dans les ecoles de France: de Sainte-Helene, d'Iberville et de
Maricourt. Il est probable que c'est alors que M. Testard de Montigny
envoya aussi son fils, l'ami des jeunes Le Moyne.

D'Iberville, avec ses freres, passa quatre on cinq ans dans
l'apprentissage de la vie de marin. Il commenca par etudier aux ecoles,
et ensuite il continua ses travaux avec ses freres sur les vaisseaux du
roi en campagne.

C'etait le temps des grandes luttes de la France sur les mers avec
l'Angleterre et la Hollande. La France remporta alors plusieurs
victoires signalees. Nous ne savons pas avec lequel des commandants les
jeunes Le Moyne firent alors leur apprentissage; mais l'occasion ne
devait par leur manquer, puisque les eleves de marine n'etaient pas plus
inactifs que le reste de la flotte.

En 1676, le duc de Vivonne, assiste de Duquesne, lieutenant general
de la marine, se rendit en Sicile. Il y trouva les Espagnols et les
Hollandais reunis. Ceux-ci avaient pour commandant leur plus grand homme
de guerre, l'amiral Ruyter.

Un premier combat, livre pres de l'ile de Stromboli, fut indecis; mais
un second, livre pres de Syracuse, fut une complete victoire pour les
Francais; Ruyter y fut tue. Enfin, Vivonne et Tourville, continuant
leur course, atteignirent encore une fois, devant Palerme, les flottes
ennemies et les ecraserent. La France eut des lors l'empire de la
Mediterranee.

Les Hollandais avaient, cette meme annee, pris Cayenne et ravage nos
etablissements des Antilles. Le vice-amiral d'Estrees, avec huit
batiments, reprit Cayenne et detruisit, dans le port de Tobago, une
escadre ennemie de dix vaisseaux. En 1678, d'Estrees enleva cette ile,
puis il traversa l'Atlantique et prit tous les comptoirs hollandais au
Senegal. Le pavillon francais regna alors sur l'Atlantique comme sur la
Mediterranee.

D'autres succes suivirent: Duquesne bombarda Alger en 1681 et 1684;
Tripoli et Tunis eprouverent le meme sort, et pendant quelque temps, la
Mediterranee fut purgee des corsaires.

Dans l'intervalle, Duquesne avait bombarde Genes, en 1684. En 1689, le
convoi destine pour l'Angleterre traversa la Manche, et le commandant
Chateau-Renaud battit l'escadre anglaise a Bantry.

Tourville, avec 78 voiles, attaqua l'escadre ennemie sur les cotes de
Sussex, et detruisit 18 vaisseaux pres de Beachy Hood (10 juillet 1690).
Alors la France eut l'empire de l'Ocean, jusqu'au desastre de la Hogue,
ou Tourville, avec 40 vaisseaux, soutint le choc de 80 vaisseaux anglais
et hollandais. Mais l'annee suivante, cette defaite fut reparee, car en
1693, a la bataille de Lagos, Tourville aneantit les flottes anglaise et
hollandaise, et saisit pour 80 millions de marchandises.

Pendant ce temps-la, Jean Bart avait fait connaitre son habilete et son
audace. En 1691, apres de brillants exploits, il avait ete nomme chef
d'escadre dans la marine royale. Etant sorti de Dunkerque, malgre le
blocus des Anglais, il brula 80 vaisseaux ennemis, debarqua a New-Castle
et revint avec un immense butin. En 1694, malgre tous les efforts
des ennemis, il alla prendre un convoi de grains, et defit la flotte
hollandaise, superieure en nombre. C'est alors qu'ayant aborde le
vaisseau amiral, il tua le commandant et enleva toute l'escadre.

Lorsque les jeunes Le Moyne eurent acquis la science competente, il
parait qu'ils furent envoyes a Montreal, ou le gouverneur meditait des
entreprises considerables, comme nous le verrons bientot.

Vers 1684, les Le Moyne retrouverent leur pere avancant toujours en
merite et en consideration; il n'avait que 50 ans. Ils revirent aussi
leur sainte et admirable mere, riche en piete, on tendresse et en
vertus: elle etait entouree de douze enfants, dont quatre etaient deja
des hommes faits, et elle n'avait alors que 44 ans.

Montreal avait pris, pendant ce temps, un grand developpement; la
population etait arrivee a 1,500 ames; la ville etait protegee par une
milice devouee et intrepide, et elle etait environnee de remparts en
palissades avec des bastions.

Le gouverneur etait toujours M. Perot, neveu de M. Talon par sa femme,
et beau-frere, par sa soeur, de M. le president de Bretonvilliers, frere
du superieur de Saint-Sulpice. Le major etait M. Bisard, qui avait
epouse la fille de M. Lambert Closse. Le cure etait M. Dollier de
Casson, residant a Montreal avec M. Souart, l'ancien instituteur des
jeunes Le Moyne.

M. d'Urfe et M. de Fenelon s'occupaient surtout des missions. M. de
Belmont etait a la tete de la mission de la Montagne.

Les Le Moyne avaient beaucoup de parents dans la ville: M. Jacques Le
Moyne et ses fils, madame Le Ber et ses enfants, parmi lesquels Jeanne,
cette jeune fille d'une piete si eminente, et qui menait la vie de
recluse dans la maison de ses parents.

M. Charles Le Moyne avait quitte sa maison de la rue Saint-Joseph pour
aller s'etablir sur le quai, pres de la rue Saint-Charles. De la, il
pouvait se rendre plus facilement a son fief de Longueuil, ou il faisait
elever un chateau considerable. M. Le Ber avait aussi quitte la rue
Saint-Joseph, et il etait venu s'etablir sur la rue Saint-Paul, pres de
la rue Saint-Dizier, ou il etait plus commodement pour les interets de
son commerce.

Les principaux citoyens que l'on cite a ce moment dans le recensement
etaient les amis ou les allies de la famille Le Moyne, et ils ont tous
eu des descendants nombreux dans le pays. C'etaient MM. Prud'homme,
Descaries, Deschamps, Jean Dupuy, Urbain Tessier, de Lamothe, de Brasac,
Robert Cavelier, Antoine Primot, Francois Lenoir, Pierre Robutel, de
Hautmesnil.

Les jeunes Le Moyne, en attendant les ordres du gouvernement qu'on leur
avait fait pressentir, accompagnerent encore leur pere, qui prit part a
deux expeditions, en 1684 et 1685.

D'abord en 1684, M. de Frontenac, voulant etablir une ferme
confiance parmi les colons contre les entreprises des sauvages,
resolut d'aller trouver ceux-ci pour les determiner a faire une paix
durable; enfin, il voulait aussi explorer les nations de l'Ouest pour
lier commerce avec elles, et les attirer dans notre parti en cas de
rupture avec les Iroquois. C'est alors qu'il determina d'envoyer, en
forme d'ambassade, quelques Canadiens amis des sauvages, pour les
assurer de la decision du roi a l'egard de la paix.

Charles Le Moyne fut choisi. Il avait la confiance des sauvages, qui
le distinguaient entre tous et l'avaient honore d'un nom sauvage; ils
l'appelaient Akouassen, c'est-a-dire la perdrix, a cause de son agilite
extraordinaire et peut-etre aussi a cause de son teint normand et
vermeil. M. de Frontenac se disposait a partir pour rejoindre les
envoyes, lorsqu'il fut remplace dans son gouvernement par M. de La
Barre, qui mit a execution le projet de son predecesseur.

M. de La Barre partit de Montreal le 25 juin 1684 avec M. Le Moyne. Il
se rendit au lac Ontario, puis a l'embouchure d'une riviere ou se trouve
maintenant la ville d'Oswego. Il envoya de la M. Le Moyne chez les
Onnontagues, qui paraissaient bien disposes. M. Le Moyne revint avec
plusieurs chefs indiens qui entrerent en pourparlers avec le gouverneur.
C'etait M. Le Moyne qui interpretait les allocutions de M. de La Barre
et les reponses du chef iroquois. Mais ces pourparlers n'eurent pas
d'issue, parce que les Onnontagues ne voulaient pas s'engager a part
des autres nations, et craignaient de se mettre en butte a leur
ressentiment; car ces nations etaient irritees de n'avoir pas ete
appelees a ces conferences, M. Le Moyne avait prevenu M. de La Barre,
qui ne voulut pas l'ecouter. Il ne consentit a aucun arrangement, ce
qui mit fin a ces entrevues, et il revint mecontent des pretentions des
sauvages.

De nouveaux evenements tournerent les esprits vers d'autres interets,
ainsi que nous allons le voir au chapitre Suivant.




DEUXIEME PARTIE



CHAPITRE Ier

EXPEDITIONS A LA BAIE D'HUDSON.

Les circonstances que les jeunes Le Moyne attendaient, se presenterent
enfin vers l'annee 1686.

Il y avait longtemps que le gouvernement voulait prendre une decision
pour les pays du Nord occupes d'abord par les Francais et enleves depuis
par les Anglais.

Colbert avait ecrit a M, Denonville, le nouveau gouverneur general, de
s'en occuper activement. Ces pays commencaient au 51 deg. de latitude,
et comprenaient le Labrador, la baie d'Hudson et les contrees
environnantes. Ils etaient tres importants par leur position au milieu
de tribus nombreuses, et surtout pour le commerce des fourrures, que
l'on savait plus belles a mesure que l'on approchait du pole nord.

Il y avait des annees ou l'on avait pu recueillir jusqu'a 800,000
pieces. C'etait un revenu de plusieurs millions que l'on pouvait
percevoir, et, de nos jours, malgre la diminution du gibier, on a
recueilli a la baie d'Hudson, en castors, en orignaux, en renards bleus,
et en martres, jusqu'a vingt millions de francs par annee.

Le centre de ce trafic est la baie d'Hudson, vaste golfe qui est comme
une mer de 550 lieues de longueur sur 250 lieues de largeur. On croit
que les Francais et les Portugais avaient explore ces cotes a partir de
l'an 1500. En 1610, un navigateur anglais, Hudson, en prit possession,
et vers 1660, le prince Rupert, oncle du roi Charles II, chef de
l'amiraute anglaise, fonda une compagnie de la baie d'Hudson pour
l'exploitation des fourrures.

Des marins anglais y furent envoyes, et ils construisirent plusieurs
forts pour la traite avec les sauvages, Aussitot les marchands de Quebec
etablirent une societe sous le nom de "Compagnie du Nord", et ils
reclamerent l'appui du gouvernement. Ils alleguaient ce principe,
qu'avant l'institution du prince Rupert, les Francais possedaient
plusieurs etablissements qui avaient ete livres aux Anglais par deux
renegats, Radisson et de Groseillers.

Le gouverneur, M. Denonville, presse par Colbert. voulut remedier a cet
etat de choses. Il fit reunir a Montreal une troupe de cent hommes, a la
tete desquels il mit un des anciens officiers de Carignan, le chevalier
de Troyes, qui etait renomme pour son habilete. Il avait avec lui 30
soldats et 70 Canadiens. M. de Catalogue commandait les soldats, et M.
Lenoir Roland etait a la tete des Canadiens.

Charles Le Moyne, alors age de 60 ans, aurait voulu etre de cette
expedition, mais ses infirmites ne le lui permettaient pas. Il proposa
trois de ses fils, Saint-Helene, d'Iberville et Maricourt comme
volontaires, pouvant servir de guides et d'interpretes. Le chevalier de
Troyes demanda qu'on lui donnat le Pere Silvy pour chapelain, afin de
subvenir aux besoins spirituels des soldats, et pour traiter avec les
sauvages, parmi lesquels il avait fait plusieurs missions. C'etait un
homme eminent, et qui fut du plus grand secours.

Il y avait plusieurs chemins pour se rendre a la baie d'Hudson; le
premier, en partant de Tadoussac et en remontant le Saguenay; de la. on
arrivait au lac Saint-Jean, puis au lac Mistassini, d'ou l'on suivait un
affluent de la riviere Rupert qui debouchait dans la mer du Nord.

Le second partait de Trois-Rivieres, remontait le Saint-Maurice, puis
trouvait plusieurs affluents qui descendaient vers la baie d'Hudson.
On fut oblige de renoncer a ces deux chemins. On ne voulait pas donner
l'eveil aux Anglais, qui etaient aux environs, et l'on craignait aussi
de rencontrer les Iroquois, qui venaient souvent dans ces parages. On
choisit alors le chemin de l'Ottawa, a l'ouest de Montreal, qui etait
eloigne de tout voisinage dangereux et a l'abri de toute surprise.

Le depart fut fixe au 20 mars 1686. Le degel etait a peine commence,
mais il importait d'arriver avant que les vaisseaux anglais du printemps
fussent venus ravitailler les stations anglaises et enlever les
pelleteries.

L'expedition entendit la sainte messe dans l'eglise Notre-Dame, qui
servait au culte depuis peu. Toute la population environnait les jeunes
volontaires, et l'on peut concevoir quels etaient les sentiments des
meres, et en particulier de l'admirable madame Le Moyne, agee alors de
46 ans, et qui voyait partir en meme temps trois de ses enfants.

Les soldats etaient equipes de tout ce qui etait necessaire: ils avaient
une vingtaine de traineaux; ils emportaient des vivres et des munitions
pour plusieurs mois. Parmi eux il y avait des charpentiers pour
etablir les campements, des marins pour conduire les embarcations,
des canonniers, des mineurs pour saper les fortifications s'il etait
necessaire; enfin des sauvages eprouves et devoues les accompagnaient:
c'etaient des gens appartenant a la mission de la Montagne et a celle de
Lachine.

Ils remonterent le fleuve, purent porter leurs bagages au saut
Saint-Louis et aux rapides de Sainte-Anne, puis ils suivirent le cours
de l'Ottawa. Les rives etaient couvertes alors de bois sans limites.

Quelques jours apres, ils arriverent devant le fort de la Petite-Nation,
ou il y avait une reunion de chretiens indiens sous la direction des
pretres de la maison de l'eveque de Quebec. Ils saluerent le fort d'une
salve de coups de fusils, auxquels le fort repondit par un coup de canon
en deployant au haut du rempart le drapeau de la France.

Ils longerent les chutes de la Chaudiere, puis le lac des Chats, et ils
arriverent on vue de l'ile du Calumet et de l'ile des Allumettes.

Ils etaient alors au milieu de ces iles si nombreuses qu'on les appelle
les Mille-Iles, comme celles que l'on trouve a Gananoque sur le
Saint-Laurent, a l'entree du lac Ontario, et comme celles aussi que l'on
rencontre en si grand nombre a l'extremite ouest de l'ile de Montreal.

Arrives a l'embouchure de la riviere Mattawa au 1er jour de mai, ils ne
continuerent pas dans la direction du lac Nipissing, a travers de lac
Champlain et le lac Talon, comme l'avait fait Champlain et plus tard
M. de Talon en 1616. Ils remonterent droit dans le nord par la riviere
Mattawa jusqu'au lac Temiscaming.

C'est la, dit M. de Catalogne, dans sa relation, qu'ils se firent des
canots et qu'ils les employerent sur le lac.

Ce lac a 60 lieues de longueur sur 4 de large. Les rives sont bordees
des terres les plus fertiles. Sur tout ce parcours, ils rencontraient
differentes populations qui, comme toutes les nations sauvages du
Nord, etaient ennemies des Iroquois et des Anglais, et etaient en bons
rapports avec les Francais, qu'elles avaient appris a aimer par les
missions infatigables des Peres Jesuites.

Des receptions solennelles avaient lieu: les tribus apportaient le
calumet de paix; elles executaient leurs danses en suivant les bateaux;
puis elles entonnaient des chants de joie qui se distinguaient surtout
pur cette particularite, disent les memoires, "que c'etait a qui
crierait le plus fort."

On debarquait le soir; on tirait les chaloupes a terre.

Alors les gens faisaient du feu et prenaient le repos, que l'on
prolongeait parfois pendant plusieurs jours quand les fatigues le
demandaient.

Les freres Le Moyne guidaient les miliciens dans le bois, pour se
procurer de nouvelles provisions par la, peche ou la chasse.

Quand on fut arrive a l'extremite du lac Temiscaming, on porta les
canots pour trouver les affluents de la riviere Abbitibbi, qui se dirige
vers la mer du Nord.

Tout ce trajet ne s'accomplissait pas sans de grandes difficultes:
souvent l'on trouvait les cours d'eau geles sur une grande etendue;
d'autres fois, il fallait lutter contre les glacons qui obstruaient le
cours du fleuve.

A mesure que l'on avancait dans le nord, les obstacles augmentaient. Les
rivieres etaient encore gelees sur un long parcours; aussi, malgre la
force et l'habilete des hommes, on mit a traverser cette etendue de 900
milles de longueur, un temps bien plus considerable que l'on n'avait pu
prevoir; le trajet dura plus de deux mois.

En ce temps, le pays avait un aspect de severite et de grandeur qui
imposait. Cette perspective austere et sauvage a disparu par suite des
defrichements et de la destruction des bois. C'est ainsi que s'expriment
les missionnaires:

    Nous avons a passer des forets capables d'effrayer les voyageurs les
    plus assures, soit par leur vaste etendue, soit par l'aprete dos
    chemins rudes et dangereux. Sur la terre, on ne peut marcher que sur
    des precipices; sur le fleuve, on ne peut voguer qu'a travers des
    abimes ou l'on dispute sa vie sur une frele ecorce, entre des
    tourbillons capables de perdre de grands vaisseaux.

A mesure que l'expedition remontait, elle pouvait contempler, jusqu'aux
extremites de l'horizon, ces forets immenses qui n'etaient pas encore
exploitees et qui presentaient la variete des plus beaux arbres, a
l'etat plusieurs fois seculaire. Ce que l'on ne trouve plus qu'en
remontant a de grandes distances, on le voyait alors a proximite, du
Montreal et du lac Chaudiere. On trouvait des vallees, des montagnes
couvertes de la vegetation la plus abondante et la plus extraordinaire,
jusqu'a porte de vue, et avec une continuite si suivie dans toutes les
directions, qu'elle faisait dire aux voyageurs du temps que "le Canada
n'etait qu'une foret." En meme temps, la densite de cette masse de
verdure etait si grande avec son enchevetrement de branches, de plantes
grimpantes et de lianes, qu'on ne voyait sur sa tete, pendant des lieues
et des journees entieres de marche, qu'un dome continu d'arbres sans la
moindre echappee de ciel.

Depuis ce temps, l'exploitation a commence a s'etendre, et elle a
continue depuis deux siecles avec une activite toujours croissante, en
sorte que, actuellement, elle produit chaque annee cent millions de
francs de revenu. L'aspect du pays a donc pu changer, et, malgre cela, a
20 lieues de Montreal et d'Ottawa et a 10 lieues de Mattawa, on trouve
encore des traces de la foret primitive, avec ses troncs seculaires et
ses proportions gigantesques.

Pendant la marche, l'expedition pouvait contempler des varietes
singulieres. Sur certaines montagnes, au cote sud, on voyait la neige
disparue et les premieres pousses de la vegetation naissante; et pendant
ce temps-la, au cote nord, les arbres etaient revetus encore d'une
imperissable blancheur, et couverts de cristaux et de stalactites
resplendissant aux feux du jour.

Ce n'etait pas sans peine que l'on affrontait ces immensites: tantot il
fallait traverser des berceaux de branches penchees sur la riviere de
maniere a intercepter la navigation; ensuite, lorsque l'on recourait
aux portages, souvent on rencontrait sur les rives des arbres brises
et couches que l'on ne pouvait franchir qu'en se glissant, en rampant
presque, pendant des distances considerables.

C'est la qu'on voyait dans toute leur realite ces aspects etranges
decrits par Parkman:

    Ici, des arbres renverses par la tempete servaient de digue aux
    flots ecumants avec leurs debris monstrueux: en meme temps, on
    pouvait contempler les profondeurs des forets seculaires, obscures
    et silencieuses comme des cavernes soutenues par les piliers de ces
    arbres dont chacun est un Atlas supportant un monde de feuillage, et
    repandant une humidite continuelle a travers leurs ecorces epaisses
    et rugueuses.

    Quelques arbres apparaissent pleins de jeunesse; d'autres, au
    contraire, sont tout decrepits et deformes par l'Age, semblables a
    des fantomes aux contorsions etranges. Ils sont tout replies sur
    eux-memes et couverts de veines et d'excroissances; d'autres,
    entrelaces et reunis ensemble, paraissent comme des serpents
    petrifies au milieu des embrassements d'une lutte mortelle: les
    mousses apparaissent aussi aux regards, etendant sur les sols
    pierreux un tapis verdoyant; la revetant les rochers de draperies
    ondoyantes: plus loin transformant les debris en remparts de
    verdure, ou bien enveloppant les troncs brises comme d'un filet qui
    les preserve d'une derniere destruction; plus haut, on les voit se
    suspendre et se deployer en guirlandes et en spirales comme des
    formes de reptiles, et sur eux resplendit la jeune vegetation qui
    appuie sur des ruines les pousses vigoureuses d'une foret naissante.

    (M. Parkman.)

Lorsqu'on arrivait aux chutes et aux rapides, on contemplait d'autres
spectacles saisissants de grandeur.

A l'extremite des lacs immenses refletant les clartes d'un ciel
etincelant, l'on voyait descendre sur des escaliers de granit les chutes
d'un lac plus eleve occupant souvent toute la ligne de l'horizon.
Parfois la chute arrivait en tournoyant autour d'immenses sommites, puis
au dela, on voyait de nouveaux lacs environnes de rochers surplombant,
avec des arbres qui venaient baigner leurs branches dans les eaux
profondes. Les rives etaient surchargees de plantes, de lierres qui
semblaient disposes avec l'art le plus complique. A d'autres endroits,
l'immensite des eaux etait interrompue par des rochers qui se
rapprochaient comme une barriere infranchissable, dont on ne trouvait
l'issue qu'apres mille detours; et ensuite, au dela, on contemplait de
nouvelles nappes d'eau d'une purete et d'un eclat sans egal.

Avec toutes les difficultes que presentait le parcours de cette nature
primitive, il arrivait des evenement inattendus, qui arretaient la
marche et reduisaient l'expedition a une inaction complete. Des
brouillards qui s'elevaient du sein des ondes ne permettaient plus
d'avancer et environnaient tout d'une obscurite profonde. D'autres fois,
un changement de temperature amenait un degel si complet que les chemins
devenaient comme des fondrieres insondables, et l'on ne pouvait porter
les canots et les bagages.

D'autres phenomenes propres a ces climats venaient surprendre les
voyageurs. Dans la nuit arrivait une pluie abondante qui, en tombant, se
changeait en pince, et recouvrait tout comme d'un cristal epais. Alors,
les arbres et les buissons semblaient transformes en girandoles.
Les troncs, les branches et jusqu'aux moindres brindilles etaient
completement renfermes dans un etui de place. En outre, du haut des
rochers pendaient des guirlandes et des aiguilles de cristal; tout cela
plus admirable que les effets du givre, qui ne sont que passagers.
C'etait magnifique, c'etait feerique. Les fameux palais de cristal des
souverains orientaux ne sont rien compares a ces merveilles.

Mais toutes ces beautes devaient voir une fin terrible. Il y avait un
moment ou les arbres finissaient par ceder sous des poids ecrasants; les
branches commencaient a eclater et a se rompre de toutes parts avec
un bruit sinistre. Les voyageurs n'osaient sortir de leurs tentes, ni
avancer, ni meme lever leurs regards vers ces massifs qui s'ebranlaient
et s'ecroulaient sur leurs tetes. Et enfin, quand l'oeuvre de
destruction etait terminee, on pouvait constater l'etendue du mal; des
arbres deracines jonchaient les chemins; d'enormes chenes casses en tete
ou par le milieu formaient des amoncellements et des chaos au milieu
desquels il semblait que l'expedition ne pourrait jamais continuer sa
marche.

Pendant l'expedition, on put reconnaitre quels services rendait le Pere
Silvy: il instruisait les sauvages, les exhortait au bien, entendait
les confessions et administrait le bapteme. De plus, il portait les
consolations aux malades et aux decourages. Lorsque la fatigue etait
trop grande et qu'il fallait necessairement s'arreter quelques jours,
les charpentiers elevaient en quelques heures une chapelle. Les nefs
etaient couvertes de branches et de feuillages, et le sanctuaire decore
d'ecorce de bouleau. Cet appareil avait, aux yeux de ces hommes de foi,
autant de prix que les basiliques les plus belles, ornees de marbres et
de porphyres.

Le Pere Silvy n'etait pas seulement secourable pour le ministere
religieux; il etait habile pour gagner le coeur des sauvages. Ils
l'admiraient comme le representant de ces heroiques Peres Jesuites qui,
depuis cinquante ans, parcouraient sans cesse ces contrees lointaines,
en faisant connaitre l'Evangile.

Apres le Pere Silvy, ceux qui avaient pu rendre le plus de services
etaient les freres Le Moyne, qui etaient incomparables pour guider
l'expedition sur les courants, et pour la conduire dans les profondeurs
des forets. Ils avaient une habilete egale a celle des sauvages pour
s'orienter au milieu des solitudes les plus impenetrables; enfin, par
leur connaissance des langues sauvages et leur titre de representants
des nations indiennes aupres du gouvernement, ils etaient consideres
tout particulierement.

D'apres les memoires du temps et les portraits des Le Moyne conserves a
Paris, on peut avoir une idee de ce qu'etaient alors ces jeunes gens
de 22, 24 et 26 ans. Ils etaient grands, forts et d'une habilete
extraordinaire pour les exercices du corps.

D'Iberville qui, par la taille, depassait ses deux freres, les
surpassait aussi par la force. A cela pres, ils se ressemblaient a s'y
meprendre.

Le teint clair, les cheveux abondants et tres blonds; les traits grands
mais delicats; le front large, ouvert; les yeux bleus et penetrants; le
nez aquilin; la bouche fine et bien dessinee; le menton carre, signe
d'une grande fermete. Ils semblaient bien appartenir a cette admirable
race normande qui avait produit les conquerants de l'Angleterre, les
champions de la Sicile et les heros des croisades.

Enfin, apres deux mois de marche, on put contempler, du sommet des
montagnes, une immensite d'eau refletant les tons pales d'un ciel froid
mais pur; c'etait la baie d'Hudson, vaste comme une mer, et s'etendant
au loin jusqu'a l'horizon.

Le but de tant de fatigues etait atteint; les coeurs furent remplis de
joie, mais l'expression on fut contenue, de crainte de quelque surprise.
Sur l'invitation du missionnaire, tous les voyageurs se prosternerent et
tirent entendre, mais a, demi voix, un _Te Deum_ d'actions de graces.



    [Illustration: Costume des trappeurs.]

    COSTUME DES TRAPPEURS.

    Ce costume se composait d'un vetement de fourrure ou de drap, qui
    descendait jusqu'aux genoux. Les jambes etaient preservees du froid
    par des bas de laine foulee qui remontaient jusqu'au-dessus du genou
    et etaient retenus par de fortes jarretieres en peau. Ce vetement
    etait de differentes couleurs, suivant les localites; les gens de
    Montreal etaient habilles en bleu, ceux de Trois-Rivieres, en blanc
    ceux de Quebec en rouge. Il etait ainsi facile de les reconnaitre.
    Leur chapeau etait en feutre noir, a grands bords releves par
    devant. Le costume etait accompagne d'une ceinture en laine, et
    d'une large cravate qui faisait plusieurs fois le tour du cou.



CHAPITRE II

ASPECT DE LA BAIE D'HUDSON.

La baie nommee baie du Nord, se presentait donc il leurs regards dans
son immensite.

Cette masse d'eau, qui est vraiment une mer interieure, n'a pas moins de
300 lieues de longueur sur 250 lieues dans sa plus grande largeur. Au
sud, elle se retrecit en une baie qui a 80 lieues de largeur: c'est ce
que l'on appelle la baie James.

Cette partie etait occupee par quatre forts: a l'extremite sud, le fort
Monsipi, que les Francais ont appele depuis le fort Saint-Louis; a
droite, a quarante lieues, le fort Rupert; a gauche, a quarante lieues,
le fort Kichichouane, que les Francais nommerent le fort Sainte-Anne.
Plus haut, du meme cote, le fort de New Savanne, appele ensuite
fort Sainte-Therese. Ce fort etait situe sur la riviere appelee des
Saintes-Huiles, parce que l'un des missionnaires y avait perdu son
bagage.

Enfin, plus loin, a trente lieues au nord, on trouvait le fort Nelson,
nomme plus tard le fort Bourbon.

Les Canadiens etaient donc arrives a leur but, le 20 juin 1686, a ce
centre si recherche du commerce des fourrures du Nord.

Nul bruit de leur marche n'avait transpire. Les Anglais, renfermes
dans leurs forts, attendaient la venue des batiments du printemps; ils
etaient loin de penser qu'une troupe d'hommes charges de munitions et
d'un materiel de siege avait pu franchir, pour les surprendre, 900
milles dans la saison de l'annee la plus difficile pour la marche.

On ne songeait donc pas a se garder au fort Monsipi; il n'y avait ni
poste d'observation, ni rondes de nuit, ni sentinelles. Les voyageurs
attendirent avec une vive impatience le moment fixe par leur chef, et
jusque-la, ils pouvaient jouir d'un beau spectacle, comme il arrive
souvent dans ces grandes regions du Nord. Des bruits se faisaient
entendre au loin. C'etait le degel qui operait son oeuvre de destruction
sur les masses de glace environnantes. Ces amas se detachaient du haut
des rives, et se precipitaient ensuite avec un fracas semblable au
bruit du tonnerre. La lune, entouree d'aureoles de diverses couleurs,
eclairait faiblement. A mesure que l'expedition avait avance dans le
nord, elle avait pu contempler plusieurs fois cette merveille des
regions polaires que l'on appelle l'aurore boreale. Presque tous les
soirs, le ciel parait en feu avec des dispositions de lumiere qui
varient et changent d'instant en instant. Tantot, l'on voit les degres
d'un portique qui va se perdre dans le sommet des nuages; quelques
minutes apres, les lueurs paraissent comme des colonnes d'albatre qui se
mettent en mouvement et se croisent en formant des losanges de feu. A
certains moments, tout s'eteint, puis les lueurs reapparaissent avec
des combinaisons nouvelles. Quelquefois, on apercoit comme un immense
eventail offrant plusieurs cercles d'ou s'echappent des rayons de feu
qui eclatent dans l'immensite comme des fusees d'artifice. Voila ce que
l'on pouvait contempler presque chaque soir. Ce sont les particularites
que l'on observe encore aujourd'hui, et qui viennent rompre la monotonie
des longues nuits du pole.

L'heure etant venue, le capitaine de Troyes prit les dispositions
necessaires pour n'etre pas surpris lui-meme. Il placa une vingtaine
d'hommes a la garde des canots, puis il s'avanca avec le reste du
detachement.

Pour expliquer ce qui se passa, M. de La Potherie a donne une
description tres detaillee du fort;

    A trente pas de la riviere, sur une petite hauteur, etait un carre
    de palissades de cent pieds de facade sur le fleuve et de dix-huit
    pieds de hauteur, avec des bastions a chaque angle.

    Les bastions, revetus de forts madriers, avaient en dedans une
    terrasse assez large pour placer des tirailleurs. Dans les bastions,
    il y avait plusieurs canons d'environ six livres de balles. Au
    milieu de la facade, il y avait une porte epaisse d'un demi-pied,
    garnie de clous et de ferrements pour qu'on ne put l'entamer avec la
    hache.

    Au milieu de l'enceinte s'elevait une redoute de troncs d'arbres
    assembles et poses piece sur piece. La redoute avait trente pieds de
    longueur et autant de hauteur, avec trois etages et vingt-huit pieds
    de profondeur. Au sommet, il y avait un parapet et des embrasures
    pour les canons de la plate-forme.

Le commandant fit approcher, au milieu des tenebres, deux canots charges
de madriers, de pioches et d'un belier, tandis que les hommes montaient
par un chemin enseveli sous les rochers et les arbres. [12]

[Note 12: L'on remarque encore aujourd'hui ce sentier.]

Sainte-Helene et d'Iberville furent designes pour faire le tour de la
place et chercher a penetrer par la palissade qui regarde le desert. Le
sergent Laliberte, du regiment de Carignan, fut envoye avec ses hommes
pour couper la palissade sur le cote et s'en aller tirer sur les
embrasures de la redoute.

Le chevalier de Troyes se reservait de faire enfoncer la porte de la
facade avec le belier.

Sainte-Helene et d'Iberville, en se rendant a leur poste, commencerent
avec leurs hommes a lier les canons de la palissade par la volee avec de
fortes cordes attachees a des madriers, de maniere que si l'on mettait
le feu aux canons, en reculant ils auraient arrache la palissade. Ils
escaladerent la cloture en arriere du fort et ils s'en vinrent aussitot
ouvrir la porte du cote du bois, car elle n'etait fermee qu'au verrou,
et ils firent entrer leurs hommes; ils revinrent aussitot vers la porte
de la redoute, que le chevalier de Troyes se mettait en devoir de briser
avec le belier.

En meme temps, les soldats faisaient feu dans les embrasures de la
redoute, avec des cris affreux a l'iroquoise: Sassa Koues! Sassa Koues!
qu'ils prononcaient au plus haut de la voix, comme les Indiens.

Quelques Anglais, s'etant reveilles au bruit, parurent sur la
plate-forme et se mirent a pointer les canons sur les assaillants,
qu'ils prenaient pour des sauvages. Sainte-Helene visa le premier qui se
presenta aux embrasures et lui cassa la tete du premier coup de fusil.

Pendant ce temps, le belier avait commence a produire son effet. Des que
la porte fut a moitie demontee, d'Iberville, sans calculer le danger
qu'il pouvait courir, se jeta dedans, l'epee d'une main et son fusil de
l'autre.

Les Anglais, surpris, se precipiterent sur la porte, qui tenait encore
par quelques ferrements, et la refermerent.

D'Iberville, place avec les ennemis dans l'obscurite la plus profonde,
"ne voyait ni ciel ni terre" il se detendit comme il put avec la crosse
de son fusil, puis, entendant descendre de nouveaux assaillants d'un
escalier, il tira au hasard. Les Anglais hesitaient, croyant avoir
affaire a un grand nombre; mais ils eurent bientot reconnu leur erreur,
lorsque les Francais, ayant reussi a briser la porte, se precipiterent
en foule, l'epee a la main, et trouverent les Anglais nus et sans armes.
Ils avaient ete reveilles on sursaut et ne s'etaient pas apercus des
premiers mouvements de l'attaque. Trompes par les cris, ils avaient cru
a une fausse alerte des sauvages. Tous se rendirent, sans essayer de
combattre, et demanderent a etre renvoyes en Angleterre. On trouva dans
le fort douze canons de six a huit livres, trois mille livres de poudre
et dix mille de plomb, que les artilleurs canadiens, qui possedaient un
moule a boulets, commencerent a utiliser.

On prit quinze hommes dans ce fort, nous dit le Pere Silvy, et on en
aurait pris encore quinze autres, sans une barque que nos decouvreurs
avaient apercue la veille, mais elle etait partie le soir pour le fort
Rupert, avec le commandant de Monsipi, qui etait designe pour remplacer
le commandant general de la Baie, et qui, en consequence, etait alle
faire faire des travaux a Rupert. "Nous fumes bien faches, dit le Pere
Silvy, de l'avoir manque, et comme sa barque nous etait necessaire pour
porter du canon au fort Kichichouane (qui avait cinquante canons en
batterie), on prit la resolution de la suivre et de s'en aller attaquer
Rupert, esperant enlever le fort et le vaisseau du meme coup".

Il y avait quarante lieues, et elles furent faites en cinq jours,
jusqu'au 1er juillet. D'Iberville conduisait une chaloupe portant
deux pieces de canon. Quand on fut arrive a une certaine distance,
Sainte-Helene eut ordre d'aller a la decouverte. Il se glissa a travers
les arbres et les rochers, et il prit connaissance de la position. Le
fort etait de la meme construction que le fort Monsipi, avec cette
particularite que la redoute n'etait pas au milieu de l'enceinte, que
le toit etait sans parapets, et que quatre bastions environnaient la
redoute avec huit pieces de canon. En fin, de Sainte-Helene remarqua
une echelle attachee le long du mur de la redoute pour se sauver en cas
d'incendie.

Le chevalier de Troyes prit aussitot ses dispositions: il debarqua des
canons, fit faire des affuts et preparer les grenades; on disposa des
madriers pour le travail du mineur qui devait aller placer ses pieces
d'artifice sous le mur de la redoute.

En meme temps, d'Iberville partit avec douze hommes dans sa chaloupe,
afin d'aborder le vaisseau au milieu de la nuit. Ils savaient que
Brigueur, le gouverneur, devait s'y trouver. Arrives au vaisseau, ils
virent la sentinelle endormie; c'est ce que l'on pouvait prevoir sur une
mer eloignee de toute menace d'attaque. On ne laissa pas a la sentinelle
le temps de donner l'alarme.

D'Iberville frappa alors du pied sur le pont pour reveiller les gens,
comme c'est l'usage sur les vaisseaux lorsqu'il faut que l'equipage se
leve pour quelque chose d'extraordinaire. Le premier qui se presenta au
haut de l'echelle recut un coup de sabre sur la tete; un autre qui avait
monte par l'avant perit de meme. Alors, on descendit; la chambre fut
forcee a coups de hache et l'equipage fut reduit en quelques instants.
Ils eurent quartier, et en particulier Brigueur, gouverneur de Monsipi,
qui s'en allait prendre la qualite de gouverneur general de la Baie.

Pendant ce temps, le chevalier de Troyes avait enfonce la porte de
l'enceinte avec son belier, et il entourait la redoute avec son monde,
l'epee a la main.

Le grenadier, profitant aussitot de l'echelle placee sur la redoute,
arriva sur la plate-forme, et se mit a lancer ses grenades par le tuyau
de la chemine. Tout fut bientot brise par cette explosion, et il n'y eut
plus moyen de tenir en cet endroit. Une femme, reveillee en sursaut par
ce bruit, s'enfuit dans une autre chambre, ou elle fut atteinte, ainsi
que deux autres, par des eclats de grenade. La garnison se refugia alors
au rez-de-chaussee, mais elle s'y trouva sous le feu des Canadiens,
qui tiraient par les ouvertures. Le chevalier, trouvant que le belier
n'allait pas assez vite, fit tirer le canon sur la porte.

Au mome moment, le mineur fit connaitre qu'il avait place ses pieces, et
qu'il n'attendait qu'un ordre pour faire sauter la redoute. Ce que les
Anglais ayant entendu, ils comprirent qu'ils ne pouvaient plus resister,
et ils demanderent quartier.

Ainsi fut pris le second fort; les prisonniers, places dans un yacht
qu'on trouva amarre pres de la, furent diriges vers Monsipi; ils etaient
escortes par le vaisseau qui avait ete charge de toutes les munitions et
des pelleteries trouvees dans le fort.

Le chevalier fit alors sauter le fort et les palissades parce qu'il
aurait fallu trop de monde pour le garder. Il y laissa d'Iberville pour
surveiller cette execution, et il lui donna la chaloupe pour operer son
retour.

M. du Troyes partit en canot avec quelques hommes. En arrivant a
Monsipi, il y trouva les deux batiments qui avaient transporte la prise.
Il fit emmagasiner les provisions, et il decida alors du sort des
prisonniers.

Le chevalier les reunit et les fit transporter a l'autre bord de la
riviere, avec des vivres. Il leur donna des filets pour la peche et des
fusils pour la chasse. Il leur enjoignit de ne pas passer outre, sous
menace de mort, et il leur dit que s'ils avaient quelque chose a
communiquer, ils pouvaient envoyer sur la batture deux hommes qui
mettraient un mouchoir au bout d'un baton pour signal.

Ensuite, le chevalier de Troyes se disposa pour sa nouvelle entreprise.
Il fit charger les canons sur le vaisseau pris au fort Rupert, et il mit
son monde en plusieurs canots. Les memoires du temps remarquent qu'il
pria alors le Pere Silvy, qui etait reste a Monsipi, de l'accompagner
dans cette expedition, que l'on pouvait penser devoir etre plus longue
que les premieres.

Le Pere Silvy pouvait etre utile par son experience en ces contrees;
ensuite, rien n'egalait son influence sur les gens, au milieu des peines
et des difficultes.

Elles furent tres grandes, car il fallait se diriger a trente lieues
au nord, sans savoir au juste quelle etait la situation du fort. Toute
cette cote est environnee de battures qui s'etendent au loin dans la mer
et qui ne sont pas navigables. Il fallait donc se tenir a trois lieues
de la cote, et, quand la maree etait basse, il fallait porter les canots
et les bagages a de grandes distances, tandis que, lorsque la maree
montait, l'on se trouvait engage dans les glaces, dont il etait
difficile de sortir.

Apres plusieurs jours de marche et de navigation, on reconnut qu'on
avait depasse la situation du fort sans l'avoir apercu, et les sauvages
qui accompagnaient l'expedition ne savaient plus ou ils en etaient, bien
qu'ils crussent connaitre le pays; mais ils ne se decouragerent pas,
tant ils tenaient a se venger des Anglais, qui les avaient accables de
mauvais traitements.

On etait dans la plus grande incertitude, lorsque, dans le lointain, on
entendit sur la cote sept ou huit coups de canon.

L'expedition vogua dans cette direction, aborda avec armes et bagages a
l'embouchure de la riviere Kichichouane, que l'on n'avait pas apercue
d'abord. On parvint a un endroit ou il y avait une sorte d'estrapade au
haut de laquelle on placait une sentinelle pour signaler l'arrivee des
vaisseaux. En ce moment, d'Iberville arriva avec Sainte-Helene dans
la chaloupe qui portait tous les pavillons de la compagnie de la baie
d'Hudson. Iberville, avec son habilete ordinaire, avait su se diriger en
droite ligne en partant du fort Rupert vers l'embouchure de la riviere
Kichichouane que l'expedition avait eu tant de peine a rencontrer.

Aussitot arrive, Sainte-Helene fut encore designe pour reconnaitre
l'assiette de la place. Il revint bientot et annonca que le fort etait
semblable aux deux autres. Il etait sur une hauteur, a quarante pas du
bord de l'eau, et environne d'un fosse en ruines.

Au centre d'une palissade, s'elevait une redoute de trente pieds de
haut, a plusieurs etages, avec une plate-forme au-dessus; mais il y
avait, de plus qu'aux autres forts, une artillerie considerable: quatre
canons dans chaque bastion, et 25 ou 30 dans le corps principal, places
aux differents etages.

Le chevalier de Troyes, sachant que son arrivee avait ete signalee,
voulut proceder par voie de conciliation. Il envoya demander au
gouverneur qu'il voulut bien lui remettre trois Francais qui etaient
detenus dans la place. Le gouverneur, qui ne savait pas a quels ennemis
redoutables il avait affaire, ne voulut repondre que d'une maniere
evasive. Aussitot le chevalier de Troyes decida de recourir a la force.

Il fit etablir une batterie de dix canons de l'autre cote de la riviere,
sur une hauteur, dans des buissons, et puis il attendit le soir. Alors,
ayant reconnu avec sa longue-vue que le gouverneur s'etait retire, avec
sa famille, dans sa chambre, qui etait sur la facade, il demasqua sa
batterie, et envoya une volee sur la table du gouverneur. Tout fut mis
sens dessus dessous, mais il n'y eut heureusement personne de blesse.

L'on continua a tirer, et en moins de cinq quarts d'heure, on tira pres
de cent cinquante coups de canon, qui criblerent tout le fort.

Les Canadiens, voyant que tout allait bien, se mirent a crier: Vive le
roi! L'on entendit en meme temps des voix sourdes qui semblaient sortir
du soubassement du fort qui en faisaient autant: c'etaient les assieges,
qui s'etaient retires dans les caves, et qui, ne voulant pas se risquer
a aller sur la plate-forme pour amener le pavillon, avaient fait tous
ensemble ce signal, pour faire connaitre qu'ils voulaient se rendre.

Les Canadiens ne comprirent pas le sens de ces acclamations, et ils se
preparerent a renouveler l'attaque.

Ayant tire tous leurs boulets, ils s'occuperent a en faire de nouveaux
avec leur moule, lorsqu'on entendit les tambours du fort qui battaient
la chamade. Aussitot on vit paraitre un homme avec un pavillon blanc,
qui s'embarquait dans une chaloupe.

Le chevalier recut l'envoye avec courtoisie, et sur son invitation, il
se rendit a mi-chemin du fort, ou il trouva le gouverneur. Celui-ci
avait fait porter avec lui du vin d'Espagne, et, apres avoir bu a
la sante des deux rois, on s'occupa d'arreter les conditions de la
reddition. Voici ce qu'elles portaient en substance:

    Articles accordes entre le chevalier de Troyes, commandant le
    detachement du parti du Nord, et le sieur Henry Sargent, gouverneur
    pour la compagnie anglaise de la baie d'Hudson;

    1 deg. Il est accorde que le fort sera rendu avec tout ce qu'il
    contient, dont on prendra facture pour la satisfaction des deux
    parties;

    2 deg. Il est accorde que tous les serviteurs de la compagnie jouiront
    de ce qui leur appartient en propre, ainsi que le gouverneur, son
    ministre et ses serviteurs;

    3 deg. Que le dit chevalier de Troyes enverra les serviteurs de la
    compagnie au fort de l'ile Weston, ou ils attendront les vaisseaux
    anglais, et qu'il leur donnera les vivres necessaires pour retourner
    en Angleterre;

    4 deg. Que les hommes sortiront du fort sans armes, a l'exception du
    gouverneur et de son fils, qui sortiront avec l'epee au cote.

Ce qui fut execute. D'Iberville conduisit les Anglais a l'ile Weston, ou
ils avaient un magasin, puis revint au fort Sainte-Anne.

Ce fort contenait les principaux magasins de la compagnie; on y
trouva des quantites de provisions et de munitions, et 50,000 ecus de
pelleteries. Ce fut le principal fruit de cette expedition, qui rendait
les Francais maitres de la partie meridionale de la baie d'Hudson.

Le Pere Silvy remarque, dans sa relation, "qu'on entra dans le fort
tambour battant et enseignes deployees, le 26 juillet, le propre jour de
sainte Anne, c'est-a-dire de la sainte qu'on avait prise pour patronne
du voyage et de l'expedition." Le chevalier de Troyes voulut reconnaitre
la protection continuelle de la divine Providence pendant toute la duree
de l'entreprise. Il donna au fort le nom de la patronne que l'on
avait invoquee; ensuite il chargea le Pere Silvy d'etablir le service
religieux dans le fort. L'une des pieces principales fut convertie
en chapelle, et decoree en partie avec les drapeaux de la compagnie
anglaise. Chaque jour, la sainte messe y etait celebree; la garnison y
assistait aux fetes principales, et il n'etait pas difficile de trouver
parmi les Canadiens eleves par M. Dollier de Casson, des assistants et
des servants pour le saint sacrifice.

L'on a pu remarquer comme le chevalier de Troyes et les messieurs Le
Moyne avaient desire emmener un aumonier avec eux. Ils tenaient aussi
a ce qu'il les accompagnat dans leurs differentes expeditions pour les
secours qu'il pouvait donner aux hommes malades ou blesses, et on fin
pour la celebration des saints mysteres. Mais il y avait encore une
autre raison qui accompagnait toutes les decisions des hommes de guerre
dans la Nouvelle-France: c'est que tout ce qu'on faisait avait pour but
principal d'avoir des relations avec les sauvages et de leur donner la
connaissance de la vraie religion. Aussi le Pere Silvy nous dit, dans sa
relation, "qu'il a des rapports avec des sauvages de differentes tribus,
qu'il comprend la langue de plusieurs d'entre eux et qu'il espere
que Dieu, dans sa bonte, donnera a ces pauvres gens la grace de se
convertir."

Telle fut donc la premiere expedition a la mer du Nord, expedition qui,
tout en faisant le plus grand honneur au chevalier de Troyes, mit en
grand relief les qualites du chevalier d'Iberville et de ses freres.

C'est ce que fait remarquer aussi le Pere Silvy: "Voila, dit-il dans sa
lettre a Mgr de Saint-Vallier, le coup d'essai de nos Canadiens sous la
sage conduite du brave M. de Troyes, et de messieurs Sainte-Helene et
d'Iberville, ses lieutenants."



    [Illustration: Carte de la baie d'Hudson.]

    LA BAIE D'HUDSON.

    Vaste baie au nord de l'Amerique septentrionale, communiquant avec
    l'Atlantique par le detroit du meme nom; par 51 deg. a 70 deg. de
    latitude nord, et par 79 deg. a 98 deg. de longitude. Elle baigne la
    Nouvelle-Bretagne a l'ouest, au sud et a l'est; au nord, elle se
    reunit a la mer polaire. C'est sur ses bords que se trouvent tous
    les forts qui ont ete le theatre des exploits d'Iberville. Elle
    recoit un grand nombre d'affluents; les rivieres Sainte-Anne, des
    Saintes-Huiles, de Bourbon, de la Rive. Au sud-ouest, le fort de
    Monsipi, puis les forts de New-Savane, Bourbon; au sud-est le fort
    de Rupert. C'est la qu'on trouvait les iles Weston, du Retour,
    Mansfield, de Saint-Charles, et a l'extremite est, dans le detroit
    d'Hudson, les iles Button, decouvertes par Anscolde, et explorees
    par Hudson en 1610. La compagnie de la baie d'Hudson s'etablit sous
    Charles II, en 1670, a l'endroit qu'on appela le fort de Rupert.



"Ces deux genereux freres se sont merveilleusement signales et les
sauvages qui ont vu ce qu'on a fait en si peu de temps et avec si peu
de carnage, en sont si frappes qu'ils ne cesseront jamais d'en parler
partout ou ils se trouveront."

Les sauvages en effet, avaient une admiration particuliere pour la
moderation des Francais et leur douceur. Dans leurs expeditions, ils
evitaient de verser le sang, et au milieu de leurs succes, ils avaient
horreur de ces massacres outres et odieux qui viennent parfois de
l'enivrement et de l'entrainement de la victoire. Ce sont ces sentiments
qui ont gagne le coeur de ces barbares, et en ont fait les allies
devoues de la France.

M. de Troyes, voyant l'expedition terminee, se disposa a revenir a
Montreal, comme on le lui avait enjoint a son depart. Il remit la garde
des forts au jeune de Maricourt, chargea d'Iberville de courir la mer
contre les vaisseaux anglais; enfin, il confia au digne Pere Silvy le
soin spirituel de la garnison. D'Iberville utilisa ses fonctions avec
les deux batiments qu'il avait. Il s'empara d'un grand vaisseau anglais
qu'il chargea de toutes les pelleteries des forts qu'il avait pris, puis
il decida de revenir a Quebec pour aller prendre quelques vaisseaux qui
lui seraient indispensables pour attaquer les convois anglais l'annee
suivante.

Il parait donc qu'il revint aux derniers jours d'automne 1686, avec
Sainte-Helene, et il fut recu a Montreal comme un triomphateur. Toute la
ville savait quelle part il avait eue aux succes de l'expedition. Les
citoyens voyaient avec bonheur leur compatriote couvert de gloire.
D'Iberville rentra dans Montreal tambour battant et enseignes deployees.
Les citoyens acclamaient le vainqueur; et la mere, retrouvant ses
enfants apres des jours d'inquietude et encore desolee de son veuvage,
combien elle etait heureuse de les revoir sains et saufs!

Nous ne pouvons savoir, d'apres les documents, la date precise et les
circonstances de la mort de Charles Le Moyne, que l'on place en 1685.
Nous savons seulement que s'il avait vecu en 1686, il n'aurait eu que 60
ans et aurait encore pu etre plein de force et de resolution.

Mais telle etait alors la situation glorieuse de cette nombreuse famille
qui comptait dix enfants. L'aine, Le Moyne de Longueuil, etait honore
de la confiance des autorites superieures, et il avait l'affection des
nations sauvages, qui l'avaient choisi comme leur representant pres du
gouvernement. Sainte-Helene, de Maricourt et de Bienville etaient des
militaires consommes. A l'egard de Maricourt, nous avons un temoignage
digne de consideration dans une lettre de Mgr de Laval du 12 janvier
1684.

D'Iberville s'etait revele comme commandant capable, et sur mer comme
manoeuvrier des plus consommes.

Enfin, les autres fils grandissaient pleins de force, et se montraient
d'une habilete extraordinaire dans les exercices militaires.



CHAPITRE III

EXPEDITION DANS LA COLONIE ANGLAISE.

L'intervalle qui separe l'annee 1687 et l'annee 1689 fut occupe par
plusieurs incidents ou d'Iberville prit part, et il est probable qu'il
etait a la baie d'Hudson au mois d'aout 1689, lorsqu'arriverent des
evenements considerables qui eurent des consequences si graves sur les
destinees du pays.

Il y avait longtemps que les Anglais voyaient avec ombrage le voisinage
des Francais. Ils etaient inquiets de leur accroissement et de leurs
excursions dans l'Ouest. Les sauvages redoutaient les Anglais, et ils
aimaient les Francais. Ils etaient attires vers ceux-ci par leurs moeurs
agreables, leurs gouts chevaleresques, tandis qu'ils etaient repousses
par l'austerite et la severite des puritains anglais.

L'on pouvait donc prevoir que, grace a cette sympathie et grace aussi
aux travaux des missionnaires, les sauvages se laisseraient gagner,
et que bientot les vastes contrees du Mississipi passeraient sous la
domination francaise. Les Anglais s'en inquietaient, et la nouvelle
de l'entreprise audacieuse de la baie d'Hudson mit le comble aux
ressentiments.

Dans ces circonstances, les Anglais et les Hollandais, voyant toute
influence leur echapper, se determinerent a irriter les Francais contre
les sauvages en excitant ceux-ci a l'acte le plus odieux vis-a-vis de la
colonie de Montreal.

Aux premiers jours d'aout 1689, 1400 Iroquois traverserent le lac
Saint-Louis. Pendant la nuit du 5 aout, a la faveur d'un orage et d'une
pluie torrentielle, ils environnent le village de Lachine, et ils
mettent tout a feu et a sang, avec des details de cruaute que l'on peut
a peine rapporter. Le matin, ils avaient egorge plus de 200 personnes,
et ils en emmenaient autant en esclavage, les reservant aux plus affreux
supplices. La colonie fut dans la consternation, et ne reprit quelque
espoir que lorsque M, de Frontenac revint de France comme gouverneur
general. Il succedait a M. de La Barre et a M. Denonville, qui avaient
rabaisse le prestige du nom francais par leur faiblesse et leur defaut
de decision.

Le nouveau gouverneur, informe des derniers evenements, se determina a
tirer une vengeance eclatante. Ayant acquis la certitude que les Anglais
et les Hollandais etaient les instigateurs de l'expedition des Iroquois,
il organisa contre eux quatre expeditions.

L'une devait partir de Montreal avec M. d'Ailleboust et M. de
Sainte-Helene; l'autre, de Trois-Rivieres avec M. Hertel et son fils, le
lieutenant La Freniere; la troisieme avec M. de Portneuf, fils du baron
de Becancourt, de Quebec; enfin la quatrieme avec les sauvages
abenaquis de la mission de Lorette, qui devaient aller rejoindre leurs
compatriotes des rives de l'Atlantique.

La premiere expedition partit de Montreal a la fin de janvier 1690. Les
deux commandants, d'Ailleboust et de Sainte-Helene, avaient avec eux des
officiers capables: d'Iberville, qui avait suggere l'expedition, et de
Bienville, son frere; MM. de Montigny, Le Ber du Chesne, le frere de
mademoiselle Jeanne Le Ber, et enfin M. de Repentigny.

Ils avaient 210 hommes, dont 90 sauvages, et ils devaient se rendre a
Albany. Les ordres de M. de Frontenac etaient absolus; il fallait faire
comprendre aux Anglais qu'on etait determine a en venir aux dernieres
extremites. Mais de grandes difficultes survinrent: le temps devint
excessivement froid, les chemins etaient affreux, les hommes se
trouverent accables de fatigue. Sur les representations des sauvages, on
decida de ne pas aller plus loin que la petite ville de Schenectady, ou
l'on arriva le 8 de fevrier, au commencement de la nuit. Les habitants
reposaient dans la securite la plus complete; ils avaient laisse les
portes ouvertes, avec deux statues de neige en guise de sentinelles.

Le village fut entoure, les habitations envahies, 60 habitants furent
tues et 80 faits prisonniers.

D'Iberville fit epargner le gouverneur, Alexandre Glen, pour le
recompenser d'avoir sauve la vie a des prisonniers francais en
differentes circonstances. Un seul Francais fut tue, et M. de Montigny
blesse. Puis les Francais, s'etant reposes, jugerent a propos de revenir
sur leurs pas.

Le second detachement, conduit par Hertel, quitta Trois-Rivieres le 28
janvier. Il comptait 24 Francais et 25 sauvages. Apres deux mois de
marche, il s'avanca jusqu'a Salmon-Falls, au centre de la colonie
anglaise, et apres plusieurs engagements, il s'empara de cette station,
apres avoir tue 140 ennemis. Il y eut, du cote des Francais, plusieurs
blesses et plusieurs tues, parmi lesquels le lieutenant La Freniere.

Le troisieme detachement, parti de Quebec avec M. de Portneuf, s'avanca
jusqu'a la baie de Casco avec les Canadiens, les Acadiens et les
Abenaquis. Il prit le fort Loyal et extermina la garnison.

Enfin, les Abenaquis situes a Sillery pres de Quebec, sous la direction
des Peres Jesuites, allerent se reunir a leurs compatriotes de l'Est,
qui les attendaient, et tous ensemble se dirigerent vers la place
principale des provinces du Nord, Pemaquid. Cette place avait une grande
importance; elle possedait 20 pieces de canon et 500 hommes de
garnison. Les Abenaquis, apres avoir rase toutes les habitations
qu'ils rencontrerent sur leur passage, arriverent devant Pemaquid, Ils
l'investirent, puis echangerent quelques escarmouches, et enfin, ayant
donne l'assaut, ils emporterent la place apres avoir, tue 200 hommes et
reduit les autres a demander quartier.

Toutes ces attaques couronnees de succes eurent un effet merveilleux:
elles ranimerent le moral des colons, accables par les massacres de
Lachine; elles abattirent la presomption des Anglais, qui virent que les
Francais, sans le nombre, etaient encore de redoutables adversaires.
Enfin, le prestige du nom francais fut tellement releve aupres des
sauvages, que l'on put presumer que les Francais auraient bientot la
preponderance en Amerique.

En effet, sur ces entrefaites et vers la fin de juillet 1,690,800
sauvages de l'Ouest, ayant 110 canots charges de 100,000 ecus de
pelleteries, se rendirent a Montreal pour voir le gouverneur. Ils
arrivaient avec le desir de s'unir aux Francais par les liens les plus
intimes.

Frontenac, avec cet esprit decisif et determine qui le caracterisait,
saisit habilement l'occasion de conquerir l'esprit des sauvages. Il leur
fit la plus aimable reception, rendue solennelle par la presence
des troupes, et les sauvages purent contempler les plus belles
demonstrations militaires. M. de Frontenac ecouta avec interet les
harangues des sauvages. Le chef des Ottawais parla surtout des avantages
que leur offrait le trafic avec les Anglais; le chef des Hurons parla
des engagements que les Francais avaient deja pris de combattre leurs
ennemis les Anglais et les Iroquois, et de les mettre hors d'etat de
nuire, engagement qui n'avait pas ete tenu par M. de La Barre et M.
Denoncourt. Ensuite, pour exciter les Francais a se prononcer, ils
entonnerent leurs chants heroiques accompagnes de danses de guerre.
Frontenac repondit aussitot qu'il accorderait tout avantage possible de
commerce aux sauvages, et qu'il les assisterait de sa protection
contre leurs ennemis; enfin, il leur declara qu'il allait se mettre en
campagne, et qu'il ne cesserait la lutte qu'apres avoir obtenu que
les peaux rouges, qui etaient ses enfants comme les blancs, seraient
respectes.

Apres ces assurances, il termina son discours, comme les sauvages, par
des demonstrations martiales. Il prit une hache, entonna un chant de
guerre accompagne de Sassa Koues, de toute la force de ses poumons et
avec le ceremonial ordinaire, c'est-a-dire en dansant et en se frappant
la bouche avec la main pour donner plus de force a ses cris.

Cette demonstration eut un effet indescriptible. Les sauvages
trepignaient de joie, et Frontenac, voyant le bon effet de sa
demonstration, y voulut mettre le comble.

Il fit signe a ses officiers, qui prirent tous des casse-tete, et
se mirent a danser et a chanter avec un entrain et une vigueur qui
ravissaient les Indiens. L'on eut dit que les Francais n'avaient jamais
fait autre chose; ils y mettaient cet emportement qui est particulier
aux Francais, la _furia francese_, donnant le plus haut caractere a leur
mise en scene. "Ils semblaient, nous dit M. de La Potheie, comme des
possedes, par les gestes et les contorsions extraordinaires qu'ils
faisaient, tandis que leurs voix fortes et vigoureuses faisaient valoir
les cris et les hurlements guerriers."

Les Indiens etaient ivres de joie en entendant ces voix puissantes et
exercees, en voyant leurs danses si merveilleusement interpretees par
ces nobles gentilshommes qui reunissaient l'entrain a la force, la
vivacite a l'elegance, et dont plusieurs avaient figure dans les
carrousels de Louis XIV.

Un repas suivit, a tout boire et tout manger. "Les Indiens, nous dit
encore La Potherie, y firent honneur avec une vraie frenesie, et ensuite
ils prononcerent leur serment d'allegeance."



CHAPITRE IV

NOUVELLE EXPEDITION A LA BAIE D'HUDSON.

Comme la navigation etait encore possible, Frontenac, pour seconder les
derniers exploits, enjoignit a d'Iberville de partir pour aller croiser
dans la baie d'Hudson. Celui-ci partit aux premiers jours d'aout avec
deux batiments, la _Sainte-Anne_ et le _Saint-Francois_, et le 24
septembre 1690, il abordait pres de la riviere Sainte-Therese.

Ici se placent differents incidents qui montrent quelles etaient
l'habilete et la presence d'esprit de ce grand homme de guerre.

D'abord les Anglais voulurent le prendre par surprise; ils lui
envoyerent des parlementaires pour fixer un lieu de conference a
l'amiable. D'Iberville soupconna quelque ruse; il accepta l'entrevue
et fit explorer les environs par ses hommes. L'on trouva deux canons
charges a mitraille diriges sur le lieu fixe pour l'entrevue.
D'Iberville tua les canonniers sur leurs pieces, puis se mit a la
poursuite des parlementaires, qu'il passa par les armes.

Quelques jours apres, les Anglais voulurent recourir a la force; ils
firent sortir deux de leurs plus grands vaisseaux, l'un de vingt-deux
canons et l'autre de quatorze. D'Iberville feignit de fuir devant eux,
et ayant exactement calcule l'heure de la maree, il les attira sur la
haute mer au moment ou la mer se retirait. Les deux vaisseaux anglais
s'echouerent sur les rochers. Alors, avec la maree suivante, d'Iberville
revint sur les ennemis et les forca d'amener pavillon.

Un troisieme vaisseau fut enleve par un acte d'audace incomparable.
D'Iberville avait envoye quatre hommes pour signaler les batiments
anglais. Deux des explorateurs turent faits prisonniers. Les Anglais
prirent l'un de ces hommes, qui semblait le plus faible et le moins
resolu pour les aider dans la manoeuvre. Un jour que presque tous les
hommes etaient dans le haut de la mature, le Canadien, n'en voyant que
deux sur le pont, sauta sur une hache et leur cassa la tete, puis il
delivra son compagnon; ensuite, armes de toutes pieces, ils monterent
sur le pont et ils coucherent en joue les autres matelots, les forcant
de venir se constituer prisonniers. Alors ils conduisirent sans delai
les vaisseaux a la cote, ou la cargaison fut d'un grand secours.

Apres ces exploits, le fort Sainte-Therese se trouvait prive d'une
grande partie de ses defenseurs. Alors d'Iberville le fit entourer et
dressa ses batteries. Il commenca a canonner. Les Anglais, voyant qu'ils
ne pourraient resister, mirent le feu au fort pendant la nuit, puis
s'en allerent se refugier au fort Nelson a trente lieues de distance.
D'Iberville entra aussitot dans le fort, et avec tant de promptitude,
qu'il put eteindre le feu et sauver les pelleteries, qui etaient
considerables.

Il laissa le fort sous le commandement de son jeune frere, et ayant
charge le plus grand de ses batiments, le _Saint-Francois_, avec
toutes les pelleteries, il se dirigea vers Quebec, et entra dans le
Saint-Laurent vers le milieu d'octobre 1690. M. d'Iberville se trouvait
vers les iles aux Coudres, lorsqu'il fut hele par un batiment qui venait
a sa rencontre. C'etait son frere, M. de Longueuil, qui avait ete envoye
par le gouverneur pour rencontrer les batiments qui venaient de France,
et pour les prevenir qu'une flotte anglaise assiegeait Quebec, et qu'ils
devaient entrer dans le Saguenay pour se mettre a l'abri.

C'est alors que M. d'Iberville apprit tout ce qui venait d'arriver. Nous
croyons devoir en dire quelques mots. Nous donnerons donc le recit de M.
de Longueuil a son frere, sur les evenements qui avaient eu lieu pendant
le sejour de M. d'Iberville a la baie d'Hudson.



    [Illustration: Quebec]

    QUEBEC.

    Ancienne capitale du Canada. Port tres vaste. Fortifications
    importantes. Fondee par les Francais en 1608, assiegee vainement par
    les Anglais en 1690, elle resta aux Francais jusqu'en 1759. Devant
    Quebec, le Saint-Laurent a environ un mille de largeur, et quoique a
    150 lieues de son embouchure, la maree s'y fait sentir. Quebec est a
    la fois une forteresse, un port de guerre, un port de commerce, et
    un vaste chantier de construction. La citadelle s'eleve a 360 pieds
    de hauteur au-dessus du fleuve.




CHAPITRE V

SIEGE DE QUEBEC.

Lorsque les sauvages de l'Ouest etaient venus a Montreal, comme nous
l'avons dit, ils avaient termine tous leurs pourparlers en pretant un
serment d'allegeance. Cette demonstration excita au dernier point le
ressentiment des Anglais, qui jurerent de faire le plus grand effort
qu'ils eussent encore tente contre la colonie.

Ils envoyerent a la fois 16,000 hommes par le lac Champlain, et une
flotte de 36 vaisseaux partit de Boston, conduite par leur meilleur
homme de guerre, l'amiral Phipps. L'armee du lac Champlain se trouva
arretee inopinement par la petite verole, qui fit de tels ravages que
les troupes revinrent sur leurs pas. Quant a la flotte, elle perdit
beaucoup de temps a se consulter, de telle sorte que lorsqu'elle arriva
devant Quebec, tous les preparatifs avaient ete faits pour la recevoir.

Toute l'enceinte etait garnie de canons; la ville etait fournie de
provisions et de munitions; enfin les troupes de Montreal avaient eu le
temps de s'equiper pour se rendre a Quebec.

L'amiral Phipps envoya un parlementaire. Les Francais l'accueillirent
et lui banderent les yeux, puis ils s'amuserent a le faire passer par
toutes sortes de retranchements, de tranchees, d'inegalites de terrain,
pour lui donner l'idee que la ville etait munie des plus redoutables
fortifications.

Introduit au chateau du gouverneur, il se vit entoure d'une multitude
d'officiers qui, pour la circonstance, s'etaient revetus de tout ce
qu'ils avaient de plus riche en galons d'or et d'argent, en rubans et en
plumes, comme dans les receptions les plus solennelles. L'officier, a la
vue d'un concours si nombreux et si imposant, parut interdit et devint
presque tremblant. Il se mit alors a lire la depeche de l'amiral, dont
le ton hautain et imperieux contrastait de la maniere la plus plaisante
avec l'air terrifie du mandataire, et comme l'amiral concluait en
demandant qu'il lui fut repondu dans une heure, Frontenac, d'une voix
tonnante, s'ecria qu'il ne le ferait pas attendre si longtemps et qu'il
lui repondrait, non par ecrit, mais par la bouche de ses canons. Ceci se
passait le 15 octobre 1690.

Le 16, 2,000 Anglais debarquerent a la riviere Saint-Charles. Vers le
soir, on entendit dans la haute ville un grand bruit de roulement de
tambours et de fifres: c'etaient les gens de Montreal qui arrivaient,
au nombre de 800, avec M. de Longueuil, M. de Sainte-Helene et M. de
Maricourt. Ils etaient accompagnes d'un grand nombre de coureurs de bois
et de volontaires chantant et poussant des cris de guerre en entrant
dans la ville. Un prisonnier francais, a bord du vaisseau amiral, dit a
l'amiral: "Vous avez perdu votre chance; ce sont les gens de Montreal
qui arrivent." Le jour suivant, les Anglais campes a la riviere
Saint-Charles se mirent en marche, et alors, de plusieurs bosquets de
bois partirent des feux de peloton qui ecraserent les assaillants;
il leur semblait que chaque arbre cachait un sauvage arme, et ils ne
savaient comment viser leurs adversaires.

Phipps, voyant que cette attaque ne reussissait pas, amena tous les
vaisseaux devant la ville et commenca a tirer. L'attaque etait dirigee
avec une telle vigueur que de vieux officiers declarerent qu'ils
n'avaient jamais entendu une pareille canonnade. Le bruit etait repete
par les montagnes et se prolongeait comme les roulements du tonnerre,
mais l'effet etait nul et les boulets se perdaient sur les rocs de la
ville.

Sainte-Helene et Maricourt, qui etaient revenus de la riviere
Saint-Charles, dirigeaient le tir des canons de la basse ville, Aux
premiers coups, ils atteignirent le pavillon du vaisseau amiral, qui
tomba dans le fleuve; le courant le porta sur la rive, et aussitot
un canot d'ecorce alla le prendre sous le feu de la mousqueterie des
Anglais, et il fut porte a la cathedrale; il y est reste jusqu'en 1760.

Bientot les vaisseaux anglais furent cribles de coups et desempares, et
l'amiral fut oblige de retirer sa flotte du combat. Alors les ennemis
preparerent une seconde attaque par terre.

Le lendemain les Anglais voulurent commencer une nouvelle descente vers
la riviere Saint-Charles. Ils debarquerent un millier d'hommes avec des
pieces d'artillerie; mais ils montraient plus de courage et de bonne
volonte que de tactique et de discipline. Ils perdirent encore trois
ou quatre cents hommes et ils blesserent une quarantaine de soldats
francais et de sauvages. M. de Sainte-Helene fut atteint d'une balle; la
blessure empira malheureusement et l'emporta en peu de jours.

Il etait age de 31 ans. Nous avons vu comme il se signalait a, la
premiere expedition de la baie d'Hudson et ensuite a l'expedition de
Schenectady. Nul ne le depassait en agilite et en adresse dans les
expeditions des bois; ce fut une grande perte pour les Francais et une
grande douleur pour sa mere.

Les Francais environnerent le camp, et ils se preparerent a l'attaque au
lever du soleil. Les Anglais, renoncant a la lutte, s'embarquerent en
toute hate, vers minuit, et ils perdirent encore cinquante hommes,
pendant qu'ils montaient dans leurs chaloupes.

Le jour etant survenu, on fit transporter a, Quebec les tentes et les
canons qui avaient ete abandonnes.

L'amiral Phipps appareilla pour partir, et aussitot M. de Frontenac
envoya M. de Longueuil avec une chaloupe qui traversa la flotte anglaise
et arriva a temps vers l'ile aux Coudres pour rencontrer M. d'Iberville
qui arrivait du Nord. M. de Frontenac fit alors chanter un _Te Deum_
dans la cathedrale avec toute la solennite possible.



CHAPITRE VI

NOUVEAUX EVENEMENTS A LA BAIE D'HUDSON.

M. d'Iberville repartit des qu'il put pour la baie d'Hudson, en l'annee
1691. C'est alors qu'il revint a Quebec, a la fin de la saison de 1691,
avec deux navires charges de 80,000 peaux de castors et de 6,000 livres
de pelleteries. Il avait pu reconnaitre qu'il n'avait pas les moyens
d'attaquer le fort Nelson, et comme M. de Frontenac n'avait pas assez de
batiments pour l'assister, M. d'Iberville prit le parti d'aller encore
en France. C'est dans ce voyage qu'il exposa au ministre l'importance de
l'occupation de la baie d'Hudson. Il fut ecoute avec faveur, et obtint
plusieurs navires dont il recut le commandement, avec le titre de
capitaine de fregate.

Revenu dans l'ete de 1693, avec ces vaisseaux, dont l'amenagement avait
pris un temps considerable, M. de Frontenac lui representa que la saison
etait trop avancee, et il le pria d'employer tous ses moyens a la
conquete du fort de Pemaquid, que les Anglais etaient venus reoccuper et
d'ou ils tenaient les Abenaquis en echec. Cette entreprise decidee trop
precipitamment ne put reussir.

D'Iberville, en arrivant en vue de la place, reconnut qu'elle ne pouvait
etre abordee surement; elle etait entouree de recifs et de bas-fonds que
l'on ne pouvait affronter qu'avec un pilote capable et experimente; mais
l'on n'en put trouver. Il fallut donc se retirer, et il alla hiverner a
Quebec.

Sur ces entrefaites, Serigny arriva a Montreal, au printemps de 1694,
avec l'ordre expres du roi de prendre des hommes et de s'en aller avec
son frere, d'Iberville, pour attaquer le fort Nelson.

Ils partirent le 10 aout 1694 avec trois vaisseaux de guerre: le _Poli_,
la _Salamandre_ et l'_Envieux_.

D'Iberville et Serigny prirent avec eux leurs deux jeunes freres,
Maricourt et Chateauguay. Celui-ci etait age seulement de vingt ans.

Le Pere Gabriel Marest fut choisi comme chapelain.

C'etait un digne religieux de la compagnie de Jesus, qui devait leur
rendre les plus grands services.

Ce pere, d'un zele infatigable, seconde par la devotion incomparable du
brave d'Iberville, donna a cette expedition un caractere exceptionnel
d'edification. On voit quel etait l'esprit de ces heroiques combattants
de la Nouvelle France.

Nous citerons les traits rapportes dans les lettres du Pere Marest;
c'est interessant, et cela peint le pays, les gens et l'epoque.

Le pere dit que l'embarquement eut lieu le 10 du mois d'aout, etc. Il
se mit aussitot a exercer ses fonctions, que les Canadiens surtout
reclamaient avec instance.

Le 14, le pere, embarque sur le _Poli_, distribua en l'honneur de
l'Assomption, des images de la sainte Vierge, et invita les gens du bord
a se confesser. Le lendemain, il celebra la sainte messe avec autant de
solennite que possible, et plusieurs communierent.

Ensuite, l'on continua le voyage, qui n'etait pas sans difficultes, car,
dit le pere, "nous allions dans un pays ou l'hiver vient a l'automne."
Le 21 du mois d'aout, nous vimes beaucoup de montagnes de glace flottant
sur la mer a l'entree du detroit de la baie d'Hudson. Il fallait quatre
jours pour passer le detroit, qui a 135 lieues de longueur. Du 1er de
septembre au 8, le pere prepara les gens pour la fete de la Nativite de
la sainte Vierge, et plus de cinquante communierent le jour de sa fete.

Alors, le calme etant arrive au grand deplaisir des equipages, le pere
profita de cette circonstance pour suggerer une neuvaine a la bonne
sainte Anne, que les Canadiens honoraient beaucoup, surtout depuis
l'erection d'un sanctuaire special pres de Quebec par M. l'abbe de
Queylus, superieur du seminaire de Montreal.

Le vent devint favorable, et l'on continua a avancer; mais le 12
septembre, le vent ayant encore tourne, les Canadiens firent un voeu en
promettant a sainte Anne une part dans leur premier butin, et presque
tous s'approcherent des sacrements. Les autres matelots et soldats,
voyant le zele des Canadiens, voulurent les imiter, et ils allerent a
confesse. Le Pere Marest fait la remarque que M. d'Iberville et les
autres officiers se mirent a leur tete. Ce qui est a noter, c'est que le
vent reprit aussitot.

Trois jours apres, on se trouvait devant la riviere Bourbon. La joie
fut grande. On chanta l'hymne _Vexilla regis prodeunt_, en repetant
plusieurs fois: _O crux ave_. Nous repetames plusieurs fois, dit le Pere
Marest, _O crux, ave_, pour honorer la croix dans un pays ou elle a ete
souvent profanee et abattue par les heretiques.

Pres de la riviere Bourbon est la riviere Sainte-Therese, ou l'on arriva
le 24 septembre. Les marins ne manquerent pas de se mettre sous la
protection de cette grande sainte.

Comme la mer etait houleuse, on allegea le navire en le dechargeant avec
les canots d'ecorce qui avaient ete apportes de Quebec, et "que les
Canadiens, dit le pere, manoeuvraient avec une adresse admirable."

Vers ce temps, le jeune Chateauguay etant alle a la rencontre des
Anglais, fut blesse d'une balle; aussitot le pere alla l'assister. Il
mourut, au grand chagrin de ses freres. Le pere remarque encore que
tous les malheurs qui survenaient n'abattaient pas le courage de M.
d'Iberville. "Il savait toujours se contenir, et ne voulait pas qu'aucun
signe d'inquietude vint troubler son monde. Il etait sans cesse en
action, dirigeant tout et pourvoyant a tout: il montrait une presence
d'esprit que rien ne pouvait abattre."

Le 11 octobre, le chemin pour conduire les canons etait praticable;
le 12 et le 13 on placa les mortiers en batterie et l'on commenca la
canonnade. Le 15, jour de sainte Therese, les Anglais se rendirent.
"Nous admirames la divine Providence, dit le Pere Marest. Les gens,
en penetrant dans la riviere Sainte-Therese, s'etaient mis sous la
protection de la sainte, et le jour de la fete, le 15, ils entraient
dans le fort." Comme la saison etait avancee, d'Iberville decida de
rester jusqu'au printemps.

En attendant, le Pere Marest, tout en prenant soin de la garnison,
s'occupa des sauvages. Il les plaignait, et gemissait en voyant leur
ignorance de la verite et leur entrainement au mal. Il les accueillait
au fort avec toute bonte, et il allait au plus loin les rejoindre. A
force d'etudier, il en vint bientot a comprendre plusieurs dialectes
indiens. "Il est impossible, nous dit M. Bacqueville de La Potherie,
d'enumerer les actes de zele et de devouement du pere. Il allait
au loin, marchant jour et nuit, se contentant de la nourriture des
sauvages; rien ne pouvait le rebuter."

En meme temps, dans ses excursions, il prenait connaissance du pays et
de ses ressources. Il nous dit qu'a l'automne et au printemps, on voit
des multitudes prodigieuses d'oies et d'outardes, de perdrix et de
canards. Il y a des jours ou les caribous passent par centaines et par
milliers, suivant le temoignage de M. de Serigny, qui allait souvent a
la chasse.

M. d'Iberville, apres avoir hiverne au fort, laissa son frere de
Maricourt commandant de la place, avec le sieur de La Foret pour
lieutenant, et il revint en France avec deux navires charges de
pelleteries. Il arriva a la Rochelle le 9 octobre 1697, et il se mit
aussitot en devoir de preparer une nouvelle expedition. On pense que
c'est dans cet intervalle que le chevalier d'Iberville vint a Versailles
pour exposer ses vues au ministre du roi, M. de Pontchartrain.



CHAPITRE VII

M. D'IBERVILLE A VERSAILLES.

C'etait vers 1696, et lorsque le regne de Louis XIV etait dans son plus
grand eclat. On venait de construire, sous l'impulsion de Colbert, des
monuments qui avaient fait de Paris la premiere ville du monde. On avait
bati les Invalides, termine le Val-de-Grace, les Tuileries, le Louvre,
ouvert et plante les grands boulevards depuis la porte Saint-Honore
jusqu'a la Bastille, avec ces belles portes Saint-Antoine, Saint-Martin,
Saint-Denis, qui font un si grand effet. Dans le meme temps, Versailles
etait devenu une merveille de grandeur et de richesse.

Au milieu de ces progres, le roi se trouvait environne des plus grandes
illustrations. Il presidait une noblesse devouee et brillante. Il avait
des ministres habiles, des generaux redoutables, des genies merveilleux
dans tous les genres. Les finances, par les soins de Colbert, avaient
double d'importance; l'armee avait ete mise par Louvois sur un pied
formidable, et avec cette annee, le roi avait une nation valeureuse de
vingt millions d'ames.

Malgre la perte de generaux incomparables, la France avait encore de
grands hommes de guerre; Luxembourg, Catinat, Boufflers, de Lorges,
Tourville, Jean Bart, Chateau-Renaud, d'Estrees et Duguay-Trouin. On
venait de remporter de grandes victoires; sur terre, a Fleurus, a
Steinkerke, a Nerwinde, a Marseille et a Staffarde; sur mer, Lagos, qui
avait venge les Francais du desastre de l'annee precedente a la Hogue.
D'Iberville vit ces merveilles; il contempla ces illustrations; il
entrevit ce roi qui avait les plus grandes qualites d'un souverain.

Louis XIV possedait un air d'autorite qui imposait le respect, et une
egalite de caractere qui gagnait les coeurs. Il savait dire a chacun, en
peu de mots, ce qui pouvait lui plaire, et en meme temps, il montrait
cette delicatesse d'egards qui convient si bien a l'autorite souveraine.
Il ne lui arrivait jamais de faire en public, ni railleries, ni
reproches, ni menaces. Ouvert et sincere avec tous, il etait doue du la
memoire la plus heureuse des faits, des visages et des services rendus.

Tel etait le souverain qui presidait aux destinees du la France, et qui
ravissait tous les grands genies de son entourage.

D'Iberville, charme et gagne par tant d'amitie et de grandeur,
retourna a ses entreprises, plus devoue que jamais aux interets de la
Nouvelle-France et a la gloire de la mere patrie.



    [Illustration: Carte de Terre-Neuve.]

    TERRE-NEUVE.

    Ile de l'Amerique septentrionale, par 47 deg. 52m. de latitude et 55 deg.
    62m. de longitude. 600 kilometres du nord au sud et 295 kilometres,
    largeur moyenne. Population 190,000 habitants. Capitale Saint-Jean.
    Cotes dangereuses. Sur ces cotes, on trouve d'immenses quantites de
    poissons. Cette ile offre une belle race de chiens a poils soyeux,
    remarquables par leur force, leur taille et leur habilete a nager.
    La France s'est fait donner, au traite de Paris, en 1763, le droit
    de peche. Les etablissements francais sont au nord et a l'ouest. Il
    est a remarquer que c'est le confluent des courants du sud et des
    courants du nord, et c'est ce qui lui donne une si grande importance
    pour les pecheries de la France.



TROISIEME PARTIE

EXPEDITION EN TERRE-NEUVE.--1696-1697.

L'ile de Terre-Neuve est situee entre le 47e et le 52e degre de
latitude, et entre le 55e et le 70e de longitude; elle occupe toute
l'entree du fleuve Saint-Laurent, sur une etendue de 150 lieues de
longueur et de 90 lieues de largeur.

Cette ile, signalee par Sebastien Cabot en 1497, sous Henri VII, fut
visitee en 1500 par un navigateur portugais nomme Cortereal. C'est de
la que viennent plusieurs noms portugais donnes a differents lieux: le
Labrador le Portugal-Cove, Bonavista, la baie des Espagnols, etc.

Le capitaine Denis, de Dieppe, s'y rendit peu apres, et fit une carte de
l'entree du Saint-Laurent.

En 1508, un autre Dieppois nomme Thomas Aubert y alla, dit-on, par ordre
du roi Louis XII. En 1523, Francois Ier y envoya Verazzani. Mais, a part
ces expeditions officielles, il y en eut bien d'autres dirigees par des
particuliers. On pense que depuis longtemps les Bretons et les Basques y
faisaient la peche. Ils avaient signale la presence d'un banc immense
ou l'on trouvait le poisson en abondance, et a chaque printemps les
pecheurs y venaient en grand nombre. Dix ans apres Verazzani, en 1534,
Philippe de Chabot, amiral de France, engagea le roi a reprendre le
dessein d'etablir une colonie francaise dans le nouveau monde, et il lui
presenta Jacques Cartier, marin tres habile de Saint-Malo, qui, le 10
mai, debarqua au nord-est de Terre-Neuve, pres d'un cap qui avait ete
nomme Bonavista, peut-etre par Cortereal. Il conserve encore ce nom.

Ce que nous avons a remarquer par rapport a cette ile, c'est qu'elle se
trouve au confluent de trois grands courants qui aboutissent au meme
point: d'une part, le Saint-Laurent vient precipiter ses glaces dans la
mer; de l'autre, les courants arrivent du nord avec leurs banquises ou
"icebergs", et vont s'attiedir dans une region temperee; et enfin le
Gulf-Stream, partant du golfe du Mexique, monte vers le nord en longeant
la cote orientale de l'Amerique. Il arrive charge d'une quantite
d'animaux marins, de mollusques et d'etres microscopiques.

Au contact des eaux chaudes du Gulf-Stream, les masses de glaces venant
du nord se desagregent, fondent, et les rochers, les matieres solides
qu'elles contiennent s'en detachent et tombent au fond de la mer, tandis
que tous les animaux marins venus du sud sont saisis et detruits par
le froid. Leurs debris s'ajoutent aux amoncellements qui se forment et
s'elevent d'annee en annee dans le fond du golfe Saint-Laurent, et dont
le banc de Terre-Neuve est la principale partie.

Ce qui est particulier a ces bancs, c'est qu'ils sont aussi le
rendez-vous d'une immense quantite de poissons qui viennent de toutes
les rives et de toutes les baies du nord. Ils y arrivent par millions,
occupant parfois une etendue de cent milles carres, sur plus de cent
pieds de profondeur; ils se dirigent vers ces confluents et sur les
bancs ou ils trouvent des eaux plus temperees et une nourriture assuree,
dans l'agglomeration des poissons de taille inferieure, qui ne peuvent
leur resister.

Cette enorme quantite de poissons, reunis en bancs de plusieurs milles
carres sur des profondeurs si extraordinaires, ne peuvent nous etonner
lorsque nous savons que les harengs et les saumons produisent des cent
milliers d'oeufs, et la morue, des millions. La plus grande partie,
aneantie par la violence des flots, est dispersee par la mer, et des
auteurs pretendent que, sans cette dispersion, la masse produite serait
si grande qu'elle comblerait les courants d'eau de ce point de rencontre
jusqu'a rendre la navigation presque impossible.

Quoi qu'il en soit, la morue en particulier offrait des ressources
inepuisables pour la nourriture des populations europeennes. En effet,
la morue est un poisson d'une grande dimension, fournissant une
nourriture forte et substantielle; appreciee du riche et du pauvre, elle
est demandee dans tous les pays; son huile est abondante et precieuse.
Enfin, par son agglomeration, elle rendait ces parages plus riches que
les plus grandes mines de l'Inde, du Perou et du Mexique.

Aussi, peu d'annees apres Verazzani, les Anglais avaient etabli, sur
la cote orientale qui longeait Terre-Neuve, un nombre considerable de
stations de peche, entre lesquelles ils avaient place des communications
faciles, par des chemins coupee dans les bois. Les rives etaient
couvertes des habitations des pecheurs; en arriere, des fermes
d'exploitation etaient construites et avaient rapporte a leurs
possesseurs de grands capitaux. Les pecheries seules rendaient pres de
vingt millions par an, et les Anglais comprenaient qu'ils pouvaient,
avec Terre-Neuve, se rendre les maitres absolus du commerce le moins
dispendieux, le plus aise et le plus etendu de l'univers.

M. d'Iberville, avec sa haute intelligence, avait compris les
consequences de ce monopole. Il les avait signalees a M, de Frontenac,
et, d'apres l'injonction du gouverneur, _il representa a la cour que le
commerce des Anglais dans Terre-Neuve pouvait les rendre assez puissants
pour s'emparer de la colonie francaise._.

Il obtint donc de former une expedition pour attaquer les stations
anglaises. En meme temps, l'avis fut envoye a M. de Brouillan,
commandant de l'etablissement francais de Plaisance, au sud-ouest de
l'ile, de lui laisser tout pouvoir et de l'assister avec ses forces.

Vers le commencement de l'annee 1696, M. d'Iberville revint au Canada
avec M. de Bonaventure, officier de marine: ils avaient deux vaisseaux.

Il devait trouver reunis une centaine de Canadiens, qu'il avait formes,
les annees precedentes, aux entreprises les plus perilleuses.

A son arrivee, il les enrola avec d'autres volontaires qui trafiquaient
avec les sauvages dans les pays les plus eloignes du centre. Leur
principal merite etait un courage et une hardiesse a toute epreuve: on
les appelait les coureurs de bois, mais ils avaient a rencontrer tant
d'obstacles et tant de dangers, que les memoires du temps disent qu'on
devait plutot les appeler des "coureurs de risques".

M. d'Iberville, ayant choisi ses gens, fit annoncer a M. de Brouillan
qu'il le rejoindrait aux premiers jours de septembre. Il etait au milieu
de ses preparatifs, lorsque survint une cause de retard difficile a
eviter. Le gouverneur general, inquiet des progres des Anglais dans
l'Acadie, demanda a d'Iberville d'aller prendre part a l'attaque que
du fort ile Pemaquid, que les Bostonnais, comme nous l'avons deja dit,
avaient etabli au centre du pays des Abenaquis, amis devoues de la
France. De la, les Anglais menacaient sans cesse nos fideles allies.

M. d'Iberville et M. de Bonaventure, commissionnes par M. de Frontenac,
arriverent a la baie des Espagnols le 26 juin 1696. La, ils trouverent
M. Beaudoin, missionnaire arrive recemment de France, qui avait reuni
quelques sauvages et qui voulait se joindre a M. d'Iberville.

M. Beaudoin, dont le nom reviendra souvent dans ce recit, avait ete
mousquetaire dans les gardes du roi. Il entra, jeune encore, au
seminaire de Saint-Sulpice de Paris, et y resta plusieurs annees sous la
direction de M. Tronson; ensuite, il vint en Acadie, ou il evangelisa
les sauvages.

Il etait alle chercher des ressources en France, l'annee precedente,
pour ses pauvres ouailles. S'etant presente a la cour, il fut prie
d'accompagner M. d'Iberville a Terre-Neuve.

M. Beaudoin fut donc ainsi amene a faire cette expedition, et c'est a
lui que l'on doit surtout d'en connaitre les incidents. A son retour, il
en ecrivit une relation tres detaillee, et avec un si grand soin que
de La Potherie et le Pere de Charlevoix ont pu y trouver, pour leurs
ouvrages, les faits les plus circonstancies et les plus interessants.

M. Beaudoin etait un homme qui avait conserve de son ancien etat une
vivacite et une resolution extraordinaires. Il dit, des les premieres
lignes de son journal:

    Nous avons trouve, en arrivant a la baie des Espagnols, des lettres
    de M. de Villebon qui nous marquent que les ennemis nous attendent a
    la riviere Saint-Jean. Dieu soit beni, nous somme resolus de les y
    aller trouver.

Au bout de quelques jours, c'est-a-dire le 14 juillet 1696, trois
vaisseaux de guerre anglais furent signales; d'Iberville alla aussitot
les attaquer. Avec son habilete ordinaire, il demata, de quelques volees
de canon, le plus grand des vaisseaux, le _New-Port_, et l'enleva a
l'abordage sans perdre un seul homme. Il se dirigea ensuite vers les
deux autres batiments, qui prirent la fuite et parvinrent a s'echapper,
grace a une forte brume.

M. Beaudoin nous fait ici connaitre l'habilete du commandant et les
dispositions religieuses des hommes intrepides qu'il commandait. M.
d'Iberville avait fait fermer les sabords du _Profond_, et avait fait
coucher ses gens sur le pont, pour donner confiance au vaisseau anglais,
qui vint sans defiance aborder le _Profond_. Aussitot les sabords sont
ouverts, les hommes commencent la mousqueterie sur les deux vaisseaux
ennemis, dont l'un est bientot demate, et M. Beaudoin fait la remarque
qu'il avait bien espere que Dieu benirait ces braves Canadiens, qui
depuis le depart s'etaient approches tres souvent des sacrements.

Apres cet incident, les commandants francais se dirigerent vers
Pemaquid, ou ils arriverent le 13 du mois d'aout. Dans le trajet, ils
avaient embarque avec eux deux cent cinquante sauvages allies, commandes
par M. de Saint-Castin et M. de Villebon, deux officiers places dans
l'Acadie. Le Pere Simon, missionnaire de l'Acadie, les accompagnait
comme chapelain.

M. de Villebon, M. de Montigny et l'abbe de Thury se rendirent sur la
cote en canot avec les sauvages. Ils etaient suivis des vaisseaux, qui
aborderent.

Le 15 aout, jour de l'Assomption, les troupes assisterent a la sainte
messe, et ensuite M. d'Iberville fit debarquer les mortiers et les
canons. On envoya un parlementaire au commandant de Pemaquid, qui
repondit a la sommation que "quand bien meme la mer serait couverte de
vaisseaux et la terre couverte d'Indiens, il ne se rendrait pas, a moins
d'y etre force."

Dans la nuit, d'Iberville mit le temps a profit: il fit entourer le
fort de batteries. Le commandant, voyant qu'il ne pouvait pas resister,
demanda a capituler, ce qui fut accorde.

Le fort avait une tres belle apparence; il etait de figure carree, avec
quatre tours enormes; il possedait un magasin de poudre creuse, dans
le roc, et une vaste place d'armes; les murailles avaient 12 pieds
d'epaisseur et de hauteur, et enfin il y avait 16 pieces de canon.

On permit aux militaires anglais de s'embarquer sur les vaisseaux de
leur pays, et on leur fournit des provisions pour le voyage.

Le but de l'expedition etait donc atteint: les Anglais etaient expulses,
et M. d'Iberville, craignant leur retour, fit demanteler le fort pour
qu'il ne put etre occupe de nouveau.

Tout etant termine a Pemaquid, M. d'Iberville partit pour Plaisance,
ou il arriva le 12 septembre. A sa grande surprise, il trouva M. de
Brouillan parti. La cause de cette precipitation fut bientot connue: M.
de Brouillan, mecontent de voir d'Iberville a la tete de l'expedition
et ne voulant pas avoir a partager son commandement, avait leve l'ancre
avec tous ses vaisseaux pour se rendre a la ville de Saint-Jean, ou il
devait commencer l'attaque des possessions anglaises de Terre-Neuve.

C'etait aller contre les ordres du roi et contre la promesse qu'il avait
faite a d'Iberville; c'etait meconnaitre imprudemment les sages avis que
lui avait donnes M. d'Iberville, qui pensait que cette expedition ne
pouvait etre faite par mer a cause des dangers de la cote et de la force
des courants, comme M. de Brouillan put bientot s'en convaincre.

Arrive devant Saint-Jean, M. de Brouillan se mit en devoir de canonner
la place: mais il ne put se maintenir dans la rade, et fut entraine par
les courants six lieues plus bas au sud. Pour reparer le mauvais effet
de cet insucces, il debarqua ses troupes et s'empara de quelques
stations insignifiantes, puis il revint a Plaisance, irrite de se
trouver en defaut vis-a-vis de d'Iberville.

C'est alors qu'arriverent bien des contradictions, dont le Pere
Charlevoix nous donne l'explication d'apres M. Beaudoin. Il nous dit que
M. de Brouillan etait un honnete homme, intelligent et d'une bravoure
incontestable, mais il etait inexperimente dans les expeditions de
ce genre, et il ne pouvait recevoir d'avis parce qu'il etait d'une
susceptibilite extraordinaire sur la question de son autorite.

M. d'Iberville, qui ne connaissait pas encore a quel homme il avait
affaire, chercha a l'eclairer. Il lui dit d'abord que l'occasion d'agir
n'etait pas encore perdue, que l'hiver etait le temps le plus propice,
parce que les Anglais ne seraient plus sur leurs gardes et ne seraient
pas appuyes par les flottes du printemps. Il lui representa encore que
l'abord des cotes etait impossible, a cause des courants, ainsi que M.
de Brouillan avait pu le reconnaitre lui-meme; que les recifs etaient
nombreux, tres dangereux et peu connus des pilotes francais.

Tout le monde savait, en outre, que le trajet par mer etait bien plus
long a cause de la multitude des baies et des criques, tandis que, par
terre, il etait beaucoup plus court, et se trouvait, de plus, facilite
par toutes les voies de communication que les Anglais avaient etablies
depuis longtemps entre leurs stations, a travers les bois.

Tout cela etait si raisonnable que, si M. de Brouillan avait voulu y
preter l'oreille, il s'y fut rendu aussitot. Mais il ne voulut rien
entendre, et, sans tenir compte des sages avis d'Iberville, il lui
declara qu'il ne reconnaissait qu'une seule maniere d'enlever la place:
c'etait par mer et par les ressources que lui offraient les vaisseaux
dont il disposait, M. de Brouillan termina en disant a d'Iberville
d'agir a sa guise, mais qu'il lui enlevait le commandement des
Canadiens, et que desormais ils seraient sous les ordres du capitaine
des Muys.

Quoique M. d'Iberville fut afflige de cette decision et qu'il souffrit
d'abandonner ceux qu'il avait formes et toujours conduits avec lui, il
etait dispose cependant a se soumettre, par respect pour l'autorite;
mais il n'en fut pas de meme des Canadiens. A peine eurent-ils
connaissance de cette mesure qu'ils jeterent les hauts cris, disant
qu'ils s'etaient engages a d'Iberville, et qu'ils l'avaient recu comme
commandant de M. de Frontenac. Ils ajouterent que s'ils ne devaient pas
l'avoir pour chef, ils etaient decides a se retirer et a retourner dans
leurs foyers.

M. de Brouillan n'epargna ni remontrances, ni exhortations; mais voyant
qu'il ne devait rien obtenir de ces braves gens, et sachant bien qu'il
ne pourrait reussir sans leur secours, il changea sa decision, et envoya
M. de Muys dire a d'Iberville qu'il garderait son commandement.

De plus, il consentit a ce qu'il allat par terre, et enfin il reconnut
que le butin de Saint-Jean devait etre partage, non par moitie, mais
en rapport avec les frais que d'Iberville avait faits pour cette
expedition; ce qui etait tout a fait juste.

Ils partirent chacun de son cote: M. de Brouillan par mer, M.
d'Iberville par terre. Ils devaient se reunir au port de Rognouse, a
quelques lieues au sud de Saint-Jean. M, l'abbe Beaudoin accompagnait
les Canadiens; il fit tout le voyage a pied, en un mot, en raquettes,
comme les combattants; il assista a tous les engagements, et c'est ainsi
qu'il a pu recueillir tous les faits qu'il a consignes dans le recit si
interessant que l'on retrouve dans les ouvrages de M. de La Potherie et
du Pere Charlevoix.

M. d'Iberville partit de Plaisance le 1er novembre. Il parcourut un
terrain marecageux, a demi gele et ou il trouva bien des difficultes;
mais ce trajet avait aguerri ses gens et les avait habitues a la marche.
Il arriva a Rognouse le 12 de novembre et y trouva M. de Brouillan, qui
voulut essuyer encore d'une nouvelle contradiction: il declara donc
a d'Iberville qu'il ne lui accorderait que la moitie des prises de
Saint-Jean.

Cette decision fut si mal recue, que M. de Brouillan vit qu'il etait a
craindre que M. d'Iberville ne se retirat avec ses gens, qui voulaient
le suivre a tout prix. Il changea alors de langage, et il declara qu'il
se desistait.

Aussitot d'Iberville prit les resolutions qu'il jugea les meilleures:
c'etait d'attaquer par terre les stations ou l'on avait un facile acces
par les habitations. Apres avoir pris les provisions du _Profond_, il le
fit partir pour transporter les prisonniers, tandis que lui-meme n'en
avait plus besoin, puisque le gouverneur le laissait operer par terre.

Mais ici, il y eut encore un changement inopine. Le _Profond_ etant
parti, M. de Brouillan ne craignit plus que d'Iberville en profitat pour
se retirer s'il etait mecontent; alors il declara que tous les Canadiens
seraient sous ses ordres et que les volontaires iraient ou ils
voudraient avec M. d'Iberville.

Le Pere Charlevoix nous fait admirer le noble caractere de d'Iberville.
Sans aucune reclamation ni plainte, il supporta en silence cette
nouvelle incartade. Il prit le parti de patienter encore et de laisser
le gouverneur seul dans son tort. Il ne craignait qu'une chose: c'etait
de n'avoir pas assez d'autorite sur ses gens pour les empecher de se
revolter apres tant de palinodies.

Cette moderation fit reflechir M. de Brouillan, et, tres inquiet du ce
qui arriverait s'il etait prive du concours de d'Iberville, il chercha
encore une fois a se debrouiller en envoyant quelqu'un pour declarer
qu'il revenait sur sa decision. C'etait la troisieme ou quatrieme
reconciliation.

M. Beaudoin fait cette reflexion: "J'aurais, je vous avoue, Monseigneur,
voulu etre bien loin dans tous ces grabuges, etant ami de ces messieurs,
qui m'ont fait mille fois plus d'honneur que je ne merite. Nonobstant
cela, j'aurais eu au moins autant de peine que le sieur d'Iberville a
consentir a tout ce qu'il a accorde au sieur de Brouillan. Ces messieurs
sont un peu d'accord; mais j'apprehende que cela ne dure pas."

Les Canadiens partirent alors avec M. d'Iberville pour aller reconnaitre
la place en remontant vers le Fourillon, station qui est a six lieues de
Saint-Jean.

Au second jour, ils virent un vaisseau marchand de 100 tonneaux, qu'ils
emporterent du premier choc. L'equipage prit les chaloupes et s'enfuit
dans les bois.

M. d'Iberville les poursuivit et s'empara de vingt hommes, avec le
capitaine du vaisseau qui les accompagnait. Plus loin, il enleva trente
Anglais, a l'endroit appele le Petit-Havre. Ensuite, les Canadiens
traverserent a mi-corps une riviere tres rapide, et emporterent des
retranchements tout a pic, ou ils mirent hors de combat trente-six
Anglais. C'etait le 28 novembre.

Ils se mirent alors en marche pour approcher de Saint-Jean. M. Beaudoin
a decrit cette marche en temoin oculaire:

M. de Montigny marchait a trois cents pas en avant avec trente
Canadiens; M. d'Iberville et M. de Brouillan suivaient avec le corps
principal.

Apres deux heures de marche, l'avant-garde signala quatre-vingts ennemis
retranches derriere des troncs d'arbres et des quartiers de roche.
Aussitot M. de Montigny fit arreter sa troupe et se disposa a la lancer
sur les retranchements. M. l'abbe Beaudoin harangua les hommes; il les
excita a donner leur vie en braves. Ils s'agenouillerent et ils recurent
l'absolution generale, puis chacun jeta ses hardes et se tint pret a
s'elancer.

M. de Montigny ayant mis l'epee a la main, s'avanca a la tete pour
attaquer les ennemis au centre; M. d'Iberville devait les prendre Par
la gauche, et M. de Brouillan par la droite. La lutte fut acharnee, et,
malgre leur nombre inferieur, les Francais montrerent admirablement leur
superiorite dans l'emploi des armes et dans la rapidite des mouvements.
Au bout d'une demi-heure, les ennemis, apres des pertes enormes,
durent aller se refugier dans deux redoutes qui couvraient la porte
de Saint-Jean, et la fusillade recommenca; mais voyant qu'ils etaient
encore trop imparfaitement abrites dans les redoutes, ils se retirerent
dans le fort principal, qui etait bastionne et palissade. Ce fort
renfermait une vingtaine de canons qui dominaient la ville. En ce moment
une centaine d'Anglais s'etant jetes dans une embarcation, profiterent
d'un vent favorable pour gagner la haute mer; mais dans le desordre de
l'embarquement, ils eurent cinquante des leurs blesses a mort.

M. Beaudoin fait remarquer la superiorite des Canadiens dans toutes ces
rencontres. Les gens de M. de Brouillan auraient eu besoin d'une ou deux
campagnes avec les Iroquois pour savoir se couvrir des ennemis, et pour
savoir les surprendre. Si les Canadiens sont plus aguerris, c'est qu'ils
l'ont appris a leurs depens dans leurs rencontres avec les sauvages. Ils
savent qu'il ne faut jamais s'epargner dans ces expeditions ou tout
est a l'aventure; qu'il vaut mieux se faire tuer que de rester blesse,
expose a tomber ainsi au pouvoir d'ennemis implacables, ou a mourir
d'epuisement au milieu des frimas.

Il fallut songer a faire le siege de la citadelle, qui avait deux cents
hommes de garnison bien equipes, et qui voyait deux vaisseaux de guerre
arriver a son secours.

Les Canadiens commencerent par bruler toutes les maisons qui occupaient
les approches du fort, et le fort, completement demasque, apparut avec
toutes ses defenses.

Ce fort, situe sur une hauteur au nord-ouest, etait flanque de quatre
bastions et entoure d'une palissade garnie de canons. Au centre
s'elevait une tour a deux etages, egalement garnie de canons. M. de
Brouillan, voyant l'attitude determinee des assieges et leurs moyens
de defense, envoya chercher les mortiers, que l'on avait laisses a
Bayeboulle, et le lendemain il commenca la canonnade.

Le gouverneur, esperant toujours l'arrivee des vaisseaux qui louvoyaient
en haute mer, envoya, le 30 novembre, jour de saint Andre, un
parlementaire demander un delai. Le commandant francais, comprenant son
intention, refusa cette demande, et le gouverneur, renoncant a toute
esperance de secours, se decida a signer la capitulation.

M. de Brouillan n'eut aucun egard aux services rendus par M.
d'Iberville. Il ne lui laissa prendre aucune part aux decisions qui
precederent la capitulation, et il la signa sans lui. Ce procede parut
tout a fait inconvenant a M. Beaudoin, qui remarque que M. d'Iberville
avait eu au moins autant de part a la prise de la place que M. de
Brouillan.

M. d'Iberville ne fit aucune observation. Il se reservait de faire
connaitre plus tard ce qu'il pensait de tous ces manques d'egards.

Voici quels etaient les termes de la reddition de la place:

On convint: 1 deg. que la place se rendrait a deux heures de l'apres-midi;
2 deg. que le gouverneur et ses hommes sortiraient sans armes, qu'ils
auraient la vie sauve et conserveraient ce qu'ils portaient sur eux; 3 deg.
qu'on leur fournirait deux batiments et des vivres pour retourner en
Angleterre.

Les Francais avaient fait 300 prisonniers et ils avaient trouve 62,600
quintaux de morue, ce qui, joint aux prises recentes, portait le butin
jusqu'a ce jour a plus de 110 mille quintaux.

Saint-Jean est un beau havre pouvant recevoir deux cents vaisseaux. Son
entree est de la largeur d'une portee de fusil; elle est dominee par
deux montagnes tres hautes, avec une batterie de huit canons. Outre
cela, il y avait trois forts, comme nous l'avons vu plus haut.

Les fermes, qui suivirent la destinee du fort, etaient au nombre de
soixante et occupaient une demi-lieue le long de la rade.

Comme on ne pouvait occuper cette ville, il fallut demolir les forts et
bruler les habitations. On conserva quelques maisons pour le soin des
malades qu'on ne pouvait transporter.

Le bruit de cette prise se repandit dans toutes les stations anglaises,
et y mit la plus grande consternation.

Apres cet exploit, M. de Brouillan, se trouvant accable de fatigue, se
decida a retourner a Plaisance, laissant a d'Iberville tous les honneurs
et les soucis de l'expedition.

"Le 23 decembre, apres ma messe, dit M. Beaudoin, etant aupres du feu,
avec M. d'Iberville, M. de Brouillan vint lui dire qu'il etait incapable
de le suivre dans les voyages sur la neige, telle que doit etre la
guerre qu'il a eu a faire tout l'hiver, et qu'il veut ramener son monde
a Plaisance par le chemin que d'Iberville avait suivi pour venir a
Rognouse. M. d'Iberville, voyant qu'il paraissait accable de fatigue
et excede de tous les mecomptes qu'il s'etait attires par sa faute, ne
tenta point de le dissuader, et lui fit ses adieux dans les meilleurs
termes. M. de Brouillan partit alors a travers les neiges, qui etaient
tres hautes, ayant avec lui quatre Canadiens qui devaient lui battre le
chemin."

On etait arrive a la fin du mois de decembre.

Avant de se remettre en marche, M. d'Iberville prit soin de faire
celebrer la grande fete de Noel a ses Canadiens, qui etaient aussi
fervents chretiens qu'intrepides combattants. Il y eut solennite
religieuse, grace a la presence de M. Beaudoin, et du Pere Simon qui
l'assistait: messe de minuit, grand'messe du jour avec fanfares et
sonneries des clairons, coups de canons et pieces d'artifices. C'est
ainsi que l'on arriva au mois de janvier 1697.

D'Iberville, qui avait conserve tous ses hommes, se disposa a continuer
sa marche au nord. Il envoya en avant de Montigny, qui s'empara de deux
stations importantes; Kividi et Portugal Cove. Il sa saisit aussi d'une
chaloupe qui venait de Carbonniere, et il fit cent prisonniers.

Pendant ce temps, un autre lieutenant de d'Iberville, M. de La Perriere,
s'empara de Tascove et du cap Saint-Francois, a l'extremite de la baie
de la Conception. D'Iberville suivait avec le corps principal; il prit
80 chaloupes, et se rendit maitre de 35 lieues de pays sur le cote sud
de la baie de la Conception.

Apres avoir reuni tout son monde, il se disposa a occuper l'autre cote
de la baie; mais avant de partir, il fit fabriquer des raquettes pour
ses gens. Depuis plusieurs jours la neige etait tombee en si grande
quantite que les sauvages disaient n'avoir jamais rien vu de semblable
en Canada: elle atteignait dans les vallees jusqu'a vingt pieds de
hauteur.

Nous n'avons pas besoin de decrire longuement les raquettes dont les
Canadiens avaient tire tant d'avantages dans leur expedition de la baie
d'Hudson. On les nommait ainsi parce qu'elles avaient a peu pres la
forme des raquettes du jeu de paume, seulement, elles etaient plus
grandes. On les attache sous le pied avec une double courroie qui Part
du centre de la raquette et qui fixe le pied tres solidement. Avec cet
appareil, un homme exerce peut franchir les neiges les plus epaisses
sans enfoncer, et avec une singuliere rapidite.

On partit le 18 janvier, de Montigny marchant toujours en avant; et deux
jours apres, grace aux raquettes, on arriva a trente lieues de distance,
sur la cote nord, pres du fort de Carbonniere et en face de l'ile
du meme nom. C'est la que se trouvait l'une des stations les plus
importantes des Anglais.

On navigua plusieurs jours en vue de l'ile, en attendant un moment
favorable pour debarquer.

Le chevalier s'empara d'abord de plusieurs chaloupes des habitations
voisines, et les mit aussitot en bon etat.

Apres plusieurs tentatives, on vit qu'il fallait renoncer a cette
expedition. L'ile etait inabordable; toute la cote est revetue de
rochers a pic d'une grande hauteur; le seul endroit au niveau de
l'eau est entoure d'une batture qui est pleine de perils pour les
embarcations, et qui n'est accessible qu'aux pilotes de l'ile.

Voyant ces difficultes, le chevalier ne perdit pas son temps. Il
debarqua ses troupes sur la terre ferme, et, au bout de quelques jours,
les Francais s'etaient empares de toutes les stations qui occupaient le
nord de la baie de In Conception.

Le chevalier commenca par le Havre-de-Grace, l'un des plus anciens
etablissements des Anglais. Il y trouva 100 hommes et 7,500 quintaux de
morue, et des bestiaux en grande quantite. On prit ensuite Porte-Grave
avec 116 hommes et 10,000 quintaux de morue; Mosquetti, le poste de
Carbonniere, en terre ferme, avec 220 hommes et 22,500 quintaux de
morue; New Perlican, Salmon Cove et Bridge, avec 70 hommes et 6,000
quintaux de morue. Apres quoi, M. d'Iberville, se dirigeant dans le
nord, arriva a la station de Bayever, dont il s'empara. La, il fit 80
hommes prisonniers et prit 11,000 quintaux de morue. Deux lieues plus
haut, a Colicove, il trouva encore un grand nombre d'animaux.

Il y avait la des fermes magnifiques, et plusieurs fermiers possedaient
des cent mille livres de capital. Les habitants, fuyant a son approche,
s'etaient refugies au Havre Content, situe a l'extremite nord de la
baie suivante, nommee la baie de la Trinite. M. d'Iberville s'y rendit
aussitot et obtint que l'on capitulat. Quatre-vingts habitants, venus de
differents points, s'y trouvaient avec leurs femmes et leurs enfants.

Au Havre Content, M. Deschauffours, gentilhomme acadien, fut etabli avec
dix hommes de garnison.

Dans toute cette expedition, cent vingt-cinq Canadiens s'emparerent, en
cinq mois, d'une etendue de pays de 500 lieues carrees, apres une marche
de plus de deux cents lieues; ils firent 700 prisonniers et tuerent 200
hommes, n'ayant subi eux-memes que peu de pertes, et ils ne saisirent
pas moins de 190,000 quintaux de morue.

Apres la prise de Havre Content, M. d'Iberville, ayant su que les gens
de Carbonniere, de Porte-Grave et de Bridge, auxquels il avait laisse
la vie sauve, avaient forme le projet de se refugier a l'ile de
Carbonniere, contre la parole qu'ils avaient donnee, revint aussitot sur
ses pas pour les maintenir dans l'obeissance. Il lui fallut passer a
travers les bois et par les chemins les plus difficiles. "On avait a
chaque instant a traverser a mi-jambe dans l'eau, qui n'est pas trop
chaude en cette saison", dit M. Beaudoin. En effet, on etait au 10
fevrier. Mais a Carbonniere, les gens se dedommagerent de leurs fatigues
en faisant venir de la viande fraiche du Havre-de-Grace, ou, comme nous
l'avons dit, il y avait des bestiaux en grande quantite. M. d'Iberville,
pour terminer la conquete de toute l'ile, songea des lors a se rendre a
Bonavista, qui est a 100 lieues au nord de Carbonniere, mais auparavant
il voulut traiter d'echange avec les Anglais de l'ile de Carbonniere.

Ceux-ci repondirent en demandant un Anglais pour un Francais et trois
Anglais pour un Irlandais. Ils etaient irrites contre les Irlandais,
qu'ils regardaient comme leurs sujets et qu'ils avaient trouves dans les
rangs de leurs adversaires. Mais cette demande n'eut pas de suite parce
qu'elle fut eludee par les Francais.

Sur ces entrefaites, vers le 14 fevrier, on vit revenir les quatre
Canadiens que M. de Brouillan avait emmenes avec lui, a la fin de
decembre, pour le conduire par terre de Saint-Jean a Plaisance. Ces
braves gens revenaient partager les dangers et les fatigues de leurs
compagnons d'armes. "Ils nous apprirent, dit M.. Beaudoin, que M. de
Brouillan, arrive a Bayeboulle, a 15 lieues de Saint-Jean, se trouva
tellement accable de fatigue et decourage, qu'il se refusa absolument
a continuer par terre, ou il n'avait que 25 lieues a faire, et qu'il
prefera s'embarquer a Bayeboulle, ce qui faisait une difference de plus
de 100 lieues a parcourir par mer."

"M. d'Iberville eut bientot occasion de prendre ce chemin de terre,
qui paraissait impraticable a M. de Brouillan et a messieurs les
Plaisantins, ajoute M. Beaudoin. Il est vrai qu'il n'est pas aussi beau
que celui de Paris a Versailles, mais on peut le faire en quatre jours
en marchant d'un bon pas." M. d'Iberville voulait, avant de continuer
son expedition, revenir a Plaisance pour avoir des nouvelles de France,
d'ou il attendait l'escadre qui lui avait ete promise pour se rendre a
la baie d'Hudson. Enfin, "il avait peut-etre a prendre des munitions, et
moi des hosties," nous dit M. Beaudoin, qui l'accompagna dans ce trajet
de quelques jours.

Cette expedition avait fait connaitre aux Francais toutes les ressources
de ce pays; ils avaient appris, par la pratique des Anglais, qui etaient
de grands chasseurs, la distance qui les separait des possessions
francaises et les voies praticables qui y conduisaient.



    [Illustration: Carte des baies....]

    PORT DE PLAISANCE DANS L'ILE DE TERRE-NEUVE.

    La baie de Plaisance a 25 lieues de largeur a son entree et 50
    lieues de profondeur. C'etait la residence du gouverneur francais,
    M. de Brouillan.



Ainsi, du fond de la baie de la Trinite, ou d'Iberville avait pris
New Perlican, Bayever, Bridge, etc., jusqu'au fond de la baie meme de
Plaisance, a l'endroit que l'on appelait le port de Cromwell, il n'y a
qu'une lieue a traverser, tandis qu'en allant par mer, on trouverait 150
lieues de parcours.

M. d'Iberville s'etait donc rendu a Plaisance au mois d'aout 1697 pour
avoir des nouvelles; et, en attendant, il preparait l'expedition
de Bonavista, comme nous l'avons dit plus haut, pour consommer la
destruction des etablissements de Terre-Neuve.

Au bout de quelques semaines, les gens que d'Iberville avait laisses
sur les cotes pour detruire ce qui restait des possessions anglaises,
vinrent le rejoindre a Plaisance avec M. d'Amour de Plaine, leur
commandant.

Toute la troupe de M. d'Iberville se trouvait reunie autour de lui. Il y
avait plusieurs gentilshommes canadiens, quatre officiers des troupes du
roi, et enfin des hommes signales par les exploits les plus aventureux.

C'etait la plus intrepide reunion que l'on vit jamais en Canada. Choisis
parmi les meilleurs, M. d'Iberville, dans sa nouvelle expedition, les
avait formes encore a affronter les plus grandes fatigues. Nous aimons a
rappeler ici les noms qui nous ont ete conserves dans les relations, et
dont plusieurs sont encore dignement portes en Canada:

Le capitaine des Muys, MM. de Rancogne, d'Amour de Plaine, de Montigny,
de Bienville, frere du commandant, Boucher de La Perriere, Deschauffours
l'Hermite, Dugue de Boisbriant, et enfin Nescambiout, le chef des
Abenaquis, qui alla a Versailles quelques annees apres. Il fut presente
au roi et recut un sabre d'honneur.

Cette derniere campagne ne les avait pas seulement aguerris, elle leur
avait procure l'abondance. Ils n'en abusaient pas, etant soumis a la
plus stricte discipline, mais ils en profitaient pour se preparer aux
eventualites de l'avenir, achetant des armes excellentes, des vetements
et les fourrures necessaires pour les rudes climats du Nord.

Mais ce riche butin amena des difficultes auxquelles on etait loin de
s'attendre.

M. de Brouillan fit connaitre de la maniere la plus formelle qu'il
pretendait participer aux benefices d'une expedition dont il n'avait
pas voulu partager les dangers. M. d'Iberville, tout en reconnaissant
l'injustice de cette reclamation, etait dispose a ceder, par respect
pour l'autorite; mais il n'en fut pas de meme de ses gens, qui
refuserent d'ecouter de telles pretentions. Ils declarerent que si le
gouverneur voulait avoir sa part, il n'avait qu'il aller la chercher
lui-meme dans les stations ou il restait quelque chose. Ils citaient
parmi celles-ci le port de Rognouse, ou on savait qu'il y avait cent
hommes, de defense avec des provisions abondantes.



    [Illustration: Les navires...]

    QUATRIEME EXPEDITION A LA BAIE D'HUDSON.

    Les batiments etaient au nombre de trois principaux: d'Iberville
    commandait le _Pelican_, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes
    d'equipage; M. de Serigny, le _Profond_, et M. de Boisbriand, le
    _Wesph_. L'equipage etait reparti sur deux autres petits batiments,
    le _Palmier_ et _l'Esquimau_, charges de vivres. L'escadre avait,
    outre les hommes d'equipage, 250 combattants. Les batiments etaient
    approvisionnes de tout ce qui etait necessaire pour cas expeditions
    du nord: des mousquets, des haches d'armes, des harpons, des
    grappins, des couvertures de laine, des fourrures, des armes
    particulieres pour combattre les baleines. La navigation avait cela
    de particulier que jusqu'a l'entree de la baie d'Hudson, on pouvait
    rencontrer les glaces venant du pole, tandis que, plus loin, ces
    glaces diminuaient a cause de la chaleur du Gulf-Stream, qui quitte
    les cotes de l'Amerique en cet endroit pour traverser l'Atlantique.



M. de Brouillan, irrite, fit emprisonner quelques-uns des opposants,
et chercha a separer M. de Montigny de M. d'Iberville. Cela poussa
d'Iberville aux dernieres limites du mecontentement.

On ne sait ce qui aurait pu resulter de l'entetement de M. de Brouillan
et de l'indignation du capitaine canadien, lorsque arriva un evenement
qui changea toutes choses.

M. de Serigny, frere du chevalier, arriva de France le 15 du mois de
mai 1698. Il conduisait une escadre qui apportait les ordres les plus
pressants de se rendre a la baie d'Hudson.

La cour ayant appris que Terre-Neuve etait conquise presque entierement,
enjoignait a M. d'Iberville de se rendre aussitot a la haie d'Hudson.
On pensait que M. de Brouillan suffirait a completer la conquete par la
prise de Bonavista.

Ainsi finit l'oeuvre de M. d'Iberville en Terre-Neuve et il ne lui resta
plus qu'a prendre conge de l'irascible gouverneur.

Apres cela, M. Beaudoin enumere le resultat de cette annee de combats.
Il nous fait remarquer que 125 hommes, en si peu de temps, avaient
occupe pres de 500 lieues carrees de territoire, avaient pris trente
stations, fait plus de 1,000 prisonniers, tue 200 hommes, et saisi tant
de milliers de quintaux de morue, sans avoir eprouve d'autre accident
que deux hommes blesses.

Le pieux missionnaire ajoute qu'il benit le Seigneur d'avoir assiste les
Francais, qui avaient presque tous la crainte de Dieu, tandis que leurs
ennemis etaient de moeurs abominables.

Ces Anglais avaient cependant de bonnes qualites: ils etaient des hommes
actifs et habiles dans l'exploitation des pecheries et des chasses; mais
ils n'avaient rien des qualites militaires, et ils etaient incapables de
resister a des combattants intrepides comme les Canadiens.

De plus, Dieu ne pouvait les favoriser: ils ne faisaient aucune
religion, n'ayant pas meme de ministre avec eux, Ils etaient, dans leur
conduite, pires que les sauvages, abandonnes a l'ivrognerie et a tous
les desordres.

M. Beaudoin donne ensuite remuneration des stations prises par les
Francais, et il les met sous trois divisions distinctes:

Celles prises par M. de Brouillan seul, avant l'arrivee d'Iberville;
celles prises par M. de Brouillan reuni a M. d'Iberville; et enfin les
stations prises par M. d'Iberville seul, avec le nombre des habitants de
chaque place, les chaloupes qu'ils y ont trouvees, et le poisson qu'ils
y prennent chaque annee.

Il y en a dix dans la premiere categorie, trois dans la seconde, et
vingt-trois dans la troisieme.

Il est a remarquer que M. de La Potherie, qui copie l'enumeration, a
omis de faire cette distinction, de maniere qu'on ne peut comprendre ce
qu'il a voulu dire en cet endroit.

Voici la liste donnee par M. Beaudoin:

1 deg. Stations prises par M. de Brouillan avec ses gens: Rognouse,
Tremousse, Forillon, Caplini Bay, Cap Reuil, Brigue, Tothcave,
Bayeboulle, Aigueforte--490 pecheurs, 54 habitants, 71 chaloupes prises,
25,000 quintaux de morue;

2 deg. Celles prises par M. d'Iberville et M. de Brouillan reunis: le
Petit-Havre, la ville de Saint-Jean, le fort de Kividi--420 pecheurs, 82
habitants, 150 chaloupes, 75,000 quintaux de morue;

3 deg. Stations prises par M. d'Iberville seul: 1 deg. dans la baie de la
Conception et la haie de la Trinite: 2 deg. de Portugal Cove, Havremon,
Quinscove, Havre-de-Grace, Mousquit, Carbonniere, Croques Coves, Kelins
Cove, Fresh Water, Bayever, Vieux Perlican, Lance-Arbre, Colicove, New
Perlican, Havre Content, Arcisse, la Trinite.--1,138 pecheurs, 149
habitants, 214 chaloupes, 113,800 quintaux de morue.

Total: 2,048 pecheurs, 285 habitants, 435 chaloupes, 263,900 quintaux de
morue.

Apres le depart de M. d'Iberville, M. de Brouillan se trouva delivre
d'une grande preoccupation: il lui semblait qu'il serait plus en mesure
d'exercer ses prerogatives, et de prouver qu'il n'avait pas besoin de
partager son autorite. Mais les annees suivantes ne lui furent pas
favorables, et on 1698 les Anglais etaient revenus occuper sans
resistances toutes les stations de la cote orientale.

M. de Brouillan ayant ete nomme au gouvernement de l'Acadie, fut
remplace par M. de Subercase. Ce dernier se decida d'attaquer les
stations anglaises, ce qu'il opera, avec le commandant de Montigny, en
janvier 1707. Ils avaient reuni 450 hommes. Ils prirent plusieurs postes
et detruisirent tous les environs de Saint-Jean. L'annee suivante, M. de
Saint-Ovide, neveu de M. de Brouillan, alla, avec 125 hommes et M.
de Cortebelle, occuper le pays; ils enleverent Saint-Jean, et se
preparaient a de nouvelles excursions, lorsque le gouverneur de
Plaisance les rappela, parce qu'il avait appris que les Anglais se
preparaient a l'attaquer avec 2,000 hommes.

Les succes furent ainsi partages dans le cours du XVIIIe siecle; les
Anglais finirent par consolider leur occupation, mais ils consentirent a
laisser aux pecheurs francais quelques points sur la cote. Il ne reste
plus aujourd'hui a la France que deux iles au sud de Terre-Neuve,
Saint-Pierre et Miquelon, qui sont aujourd'hui le contre d'une
exploitation considerable.

En 1745, la peche occupait chaque annee dix mille hommes avec 500
navires de Bayonne, de Saint-Jean de Luz et du Havre-de-Grace.

Aujourd'hui les pecheries ont une importance plus grande que jamais.
Chaque annee, pres de cent quatre-vingt-dix batiments viennent se fixer
sur le banc de Terre-Neuve. Ils ne doivent pas, d'apres les traites,
avancer a plus de vingt lieues du rivage, mais cela suffit pour la
peche. Ils trafiquent avec les riverains de Terre-Neuve, qui leur
apportent le menu poisson qui doit servir d'amorce. Pas moins de
vingt-cinq a trente mille pecheurs, largement retribues, sont ainsi
employes a la peche. Cette occupation est une ecole tout a fait
precieuse pour la preparation de la marine francaise. Aussi le
gouvernement donne-t-il a chaque batiment une prime considerable.

Tel est l'etat actuel des pecheries francaises en Amerique, et l'on ne
doit pas oublier la part que d'Iberville a prise au developpement de
cette precieuse industrie.




QUATRIEME PARTIE



IV EXPEDITION A LA BAIE D'HUDSON.

Tous les preparatifs etant termines a Plaisance et les equipages de
l'escadre ayant ete completes, on mit a la voile le 8 juillet 1697,
et l'on avanca par un vent du sud-ouest. D'Iberville commandait le
_Pelican_, vaisseau de 50 canons et de 150 hommes d'equipage. M. de
Serigny commandait le _Profond_ et M. de Boisbriant le _Wesph_.
Ces officiers avaient parcouru plusieurs fois les mers du Nord et
connaissaient la baie d'Hudson. Enfin, les hommes de guerre qui les
secondaient, avaient ete deja leurs compagnons.

Outre M. d'Iberville et ses deux freres, M. de Serigny, et de Bienville,
age seulement de quatorze ans et frere cheri d'Iberville, il y avait
leur cousin de Martigny, fils de leur oncle, Jacques Le Moyne; les
deux MM. Dugue de Boisbriant, de La Salle, de Caumont, le chevalier de
Montalembert, de la compagnie du marquis de Villette, M. de La Potherie,
qui a publie plusieurs volumes pleins d'interet sur la Nouvelle-France
et sur les evenements dont il avait ete temoin; MM. de Grandville et de
Ligonde, gardes de la marine; Chatrier. Saint-Aubin, Jourdain et Vivien,
pilotes, La Carbonniere de Montreal, Saint-Martin, etc.; enfin, Jeremie,
qui a laisse une relation assez complete de tous ces evenements. Ils
avaient avec eux un aumonier. D'Iberville avait toujours soin d'en
associer a toutes ces entreprises, ou il fallait toujours etre pret a
donner sa vie pour le service de Dieu et du roi. Cet aumonier etait
M. Fitz-Maurice, de la famille des Kieri en Irlande, dont d'Iberville
estimait tout particulierement le merite et le zele infatigable. Il
devait rendre les plus grands services, et il etait destine a subir de
grandes fatigues.

L'equipage etait reparti sur cinq navires: le _Pelican, le Palmier,
le Wesph, le Profond_, et un brigantin nomme _l'Esquimau_, charge
de vivres. L'escadre reunissait, outre les hommes d'equipage, 250
combattants. Les batiments etaient approvisionnes de tout ce qui etait
necessaire pour ces expeditions du Nord; des mousquets, des haches
d'armes, des harpons, des grappins pour fixer les navires sur les glaces
lorsqu'on ne pouvait plus naviguer, des couvertures de laine et des
fourrures pour les jours les plus froids, des armes particulieres pour
combattre les baleines, qui naviguaient par legions dans le nord, et
pour s'emparer de ces populations d'amphibies qui couvraient les rivages
parfois jusqu'a perte de vue; sans compter les armes de chasse pour
attaquer ces tribus d'oiseaux si nombreux, non encore decimes par les
chasseurs: les oies, les outardes, les pingouins, les mouettes, les
goelands.

De Plaisance, on longea l'ile pour se rendre sur la cote orientale. On
passa devant le cap Sainte-Marie, devant lu cap de Rase au sud de l'ile,
puis on remonta le long du banc de Terre-Neuve. M. d'Iberville avait
recu l'instruction de courir des bordees sur cette cote; mais des
brumes tres epaisses s'etant elevees, ces instructions ne purent etre
observees, et l'escadre se dirigea aussitot vers le nord.

Le 17 juillet, neuf jours apres le depart, l'escadre ayant passe le cap
Saint-Francois et le cap Bonavista, on se trouva pres de Belle-Isle,
en face de l'embouchure du fleuve Saint-Laurent et par le 52e degre de
latitude.

On commenca a rencontrer quelques glaces derivant vers le sud, mais ce
n'etait rien en comparaison de ce que l'on devait voir plus tard.

Le 18 juillet, l'escadre longea les cotes du Labrador. Le 24, 16 jours
apres le depart de Plaisance, l'entree de la baie d'Hudson se presenta:
elle etait tout obstruee de glaces. On etait en face de l'ile de la
Resolution, et des iles Button, qui conservent encore le meme nom. Il
fallait se frayer un passage en naviguant vers l'ouest.

D'Iberville, monte sur le Pelican, affrontait les banquises, sachant
profiter de toutes les ressources de ces passages, qu'il avait traverses
plusieurs fois, et frayant la route aux autres navires.

Il fallait souvent grappiner, c'est-a-dire fixer les batiments sur les
glaces au moyen de grappins dont on avait un bon nombre.

A cette hauteur, on etait au 62e degre de latitude, le soleil etait
perpetuel, eclairant la nuit comme le jour. On rencontra ensuite les
iles du Pole et de la Salamandre, ainsi nommees d'apres les deux
batiments que d'Iberville y avait conduits dans son voyage precedent de
1694.

Arrives a ce point, les navigateurs virent marcher contre eux
l'immensite des glaces venant du pole; elles apparaissaient au loin
jusqu'a la ligne de l'horizon. C'etaient des masses enormes qui
semblaient entassees les unes sur les autres. Enfin, a chaque instant,
comme dans la region des nuages, on voyait s'accomplir les mouvements
les plus varies.

Certains bancs s'arretaient et se disposaient avec ordre comme les quais
d'un fleuve. Les autres continuaient a marcher et s'avancaient plusieurs
de front comme une flotte gigantesque. Il y avait des blocs de 300 pieds
de hauteur. A certains moments, dans cette procession effrayante, il y
avait des rencontres, avec des bruits terribles; tantot c'etait comme
des coups de tonnerre, d'autres fois comme des salves d'artillerie, ou
des feux de file de mousqueterie. A ces rencontres, les blocs de glace,
pousses par une force irresistible, se levaient, se dressaient les uns
contre les autres, et menacaient de s'abattre sur les embarcations.

Il etait difficile de braver ces obstacles avec ces petits navires, qui
etaient si mal disposes pour supporter les grandes lames de l'Ocean.
C'est ainsi que s'avancaient ces intrepides navigateurs; ils n'avaient
pour appui que des coques de noix; ils etaient depourvus de ces
instruments de precision modernes qui parlent un langage, si
infaillible; ils n'avaient pour guide que la boussole et marchaient
connue les yeux fermes dans les brumes.

A un certain moment, un vent s'eleva qui ebranla les glaces et les
bouleversa. Au milieu de ce conflit, deux batiments se rencontrerent, et
un mat d'artimon fut brise, tandis que le brigantin _l'Esquimau_, pousse
par la violence des courants, fut enleve et sombra avec son chargement.
Tout ce que l'on put faire fut de sauver l'equipage.

Dans ces regions, les tempetes sont plus effrayantes que partout
ailleurs. Le 24 juillet, l'escadre en ressentit une qui dura huit
heures.

Les cordages et le pont etaient couverts de verglas, les voiles
s'immobilisaient; le veilleur, a son poste d'observation au haut du mat,
etait comme une stalactite vivante. Les cotes presentaient une masse de
pics et de precipices effrayants. Enfin, au milieu de la tempete, le
_Pelican_ se vit separe des trois autres vaisseaux, qui jusque-la
l'avaient suivi.

Le 8 du mois d'aout, on etait entre dans le detroit de la baie d'Hudson;
on doubla le cap Haut, puis le cap Charles, a 50 lieues de l'ouverture
du detroit.

Le 15 du mois d'aout, le _Pelican_ etait arrive a 150 lieues des iles
Button et de l'entree est du detroit. D'Iberville, ne voyant pas
arriver les trois vaisseaux francais, s'arreta, quelques jours pour les
attendre.

Ils etaient au milieu des splendeurs des mers du Nord. Dans le jour, ils
pouvaient contempler un ciel d'un eclat et d'une purete extraordinaires,
qui tranchait sur la blancheur des neiges, et les glaces, qui
s'etendaient a perte de vue. Pendant la nuit, les aurores boreales
apparaissaient avec leurs lueurs plus blanches que l'albatre et variant
a chaque instant. Autour du navire, tout un peuple d'amphibies, de loups
et de veaux marins couvraient les rivages; ils offraient aux chasseurs
une proie facile. Dans le ciel, des volees d'oiseaux enormes: les
outardes, les goelands remplissaient les airs, et ils etaient en si
grande quantite que La Potherie nous dit qu'on pouvait les prendre par
milliers.

Tandis qu'on pouvait se livrer a la chasse, on pouvait aussi s'occuper a
la peche, qui offrait une proie abondante.

On etait encore sur les glaces lorsqu'on vit arriver une bande de
sauvages esquimaux avec qui l'on se mit en rapport. M. de La Potherie
donne de grands details sur ces habitants etranges des mers du pole. Il
nous dit comme leurs vetements, leurs armes et tous les objets a leur
usage sont admirablement adaptes au climat qu'ils doivent habiter.

Ils portent un surtout fait de fourrures tres epaisses, avec des gilets
et des hauts-de-chausse de peau. Le tout est cousu avec les nerfs les
plus delicats des animaux et "avec une perfection dont les couturieres
europeennes n'approchent pas". Par-dessus leurs chausses, ils mettent
deux paires de bottes l'une sur l'autre, alternees avec des chaussons
de peau. Ils prennent donc plus de precautions contre le froid que les
Europeens, mais aussi il parait qu'ils ne connaissent pas les infirmites
qui affligent les peuples qui se disent civilises.

Leurs canots de peaux de loups marins montees sur des os de baleine,
sont une invention merveilleuse pour braver la fureur des flots. Ils
sont tout couverts sur le dessus, a la reserve d'une ouverture ou les
navigateurs se mettent; elle est si bien ajustee qu'il n'y entre jamais
d'eau. Ils les gouvernent tres facilement avec une rame de quatre pieds
de longueur, arrondie aux deux extremites et qu'ils savent manoeuvrer
avec une rapidite extraordinaire.

Le _Pelican_ remit a la voile et arriva le 3 septembre en vue du fort
Nelson, n'ayant pas de nouvelles des autres batiments.

Le 5 septembre, l'on vit arriver trois vaisseaux que l'on prit pour
l'escadre: grand mouvement a bord et grande joie. On bat aux champs
et l'on arbore les pavillons de bienvenue. Mais, etonnement general
lorsqu'on s'apercoit que les batiments signales ne repondent pas et
s'avancent toujours, en silence, a force de voiles. La meprise ne fut
pas longue; on avait devant soi trois vaisseaux ennemis qui venaient
d'attaquer le _Profond_ dans le nord de la baie, et qui croyaient
l'avoir coule a fond.

Ces trois batiments etaient le _Hampshire_, de 50 canons et de 150
hommes d'equipage; le _Derring_, de 36 canons et 100 hommes d'equipage,
et le _Hudson Bay_, de 32 canons et plus de 200 hommes d'equipage:
total, pres de 350 hommes avec 108 canons, auxquels le _Pelican_ ne
pouvait opposer que 150 hommes et 50 canons.

D'Iberville comprit aussitot le danger, mais il jugea qu'il devait le
braver. D'ailleurs, il commandait des hommes resolus et qui n'auraient
pas voulu entendre parler de retraite.

Aussitot, il divise son monde en plusieurs detachements. Il met La Salle
et de Grandville, gardes de la marine, avec leurs hommes a la batterie
d'en bas; il place son jeune frere de Bienville et M. de Ligonde,
autre o-arde de la marine, a la batterie du haut, et etablit M. de La
Potherie, Saint-Martin et La Carbonniere au chateau dee l'avant, avec
les hommes les plus aguerris; lui-meme se porte, avec un detachement, au
chateau de poupe, pres du pilote, pour tout diriger.

D'Iberville, avec l'intelligence qui le caracterisait, decida qu'un
abordage vaudrait mieux que le vain essai de lutter, avec 50 canons,
contre trois vaisseaux pouvant tirer de tous cotes en l'environnant
comme d'un cercle de feu. Il se dirige donc vers le _Hampshire_, tandis
que les Anglais l'apostrophaient en criant qu'ils le reconnaissaient,
"qu'ils le cherchaient depuis longtemps, que son dernier jour etait venu
et qu'ils ne l'epargneraient pas." Et sur cela, des cris et des hourras
repetes.

Le moment etait solennel. D'Iberville avancait toujours; il etait d'une
impassibilite qui lui etait ordinaire dans le danger et qui electrisait
ses gens, qui avaient les yeux sur lui.

Il fait sonner l'abordage. Tous ses gens se garent d'abord pour essuyer
la premiere bordee du _Hampshire_, puis ils se relevent et montent d'un
bond sur les embrasures. Retenus d'une main aux manoeuvres du navire, de
l'autre, ils brandissaient leurs haches d'armes. Le navire marchait
avec rapidite. Le capitaine du Hampshire, les ayant contemples quelques
instants, jugea qu'il pouvait etre aneanti du premier coup avant qu'il
put etre secouru par les autres navires. Il fait aussitot carguer ses
voiles, et, virant de bord, il se derobe a une lutte qu'il n'ose pas
affronter.

D'Iberville ne perd pas un instant. Il continue sa course et se dirige
entre les deux autres vaisseaux. En passant pres du _Derring_, il le
foudroie avec sa batterie de droite. Il se retourne vers le _Hudson
Bay_, et lui envoie sa bordee de gauche, puis il revient vers le
_Hampshire_, qui, voyant le Pelican aux prises avec deux vaisseaux,
avait decide de se remettre en ligne. Les deux batiments anglais
avaient peine a se retablir; les manoeuvres etaient hachees, les voiles
criblees, les canons renverses, les blesses nombreux.

Cependant, d'Iberville voyant que ce qu'il avait voulu eviter allait
se realiser, si les trois navires se reunissaient, marcha droit sur le
_Hampshire_. Pendant ce temps, les trois navires se remirent en ligne et
tiraient a la fois, criblant le _Pelican_, mais sans blesser beaucoup de
monde, les gens d'Iberville etant si exerces a se garer a chaque bordee.
Ils jugeaient de la direction des coups, et suivant leur portee, ils
montaient dans les manoeuvres avec la rapidite la plus extraordinaire,
ou se garaient dans l'entrepont, puis ils revenaient sur le tillac en
poussant des cris de defi.

_Le Hampshire_, voyant l'inutilite de toutes ses volees de canons, se
decida enfin a aborder le _Pelican_, reservant son feu pour frapper son
adversaire d'aussi pres que possible. Il commenca par chercher a prendre
le vent pour revenir sur le _Pelican_ avec plus de force, mais, la
eclata l'inhabilete des marins anglais; ils ne purent reussir dans cette
manoeuvre, et su retrouverent cote a cote avec le _Pelican_, qui les
prolongeait et les suivait dans tous leurs mouvements.

C'est alors qu'arriva l'evenement le plus considerable du combat.

Les navires etaient si pres l'un de l'autre que les hommes
s'apostrophaient des deux bords. Les Anglais criaient aux Francais
qu'ils vinssent leur rendre visite, et, voyant M. de La Potherie qui
avait le visage tout noir de poudre, ils s'ecrierent: "Ali! quel beau
visage de Guinee."

Le _Hampshire_ se voyant a portee de pistolet, lanca sa bordee, qui
n'eut presque pas de prise sur l'equipage etendu a plat sur le pont.

Alors, d'Iberville riposta. Tous ses canons etaient pointes a couler
bas, et il envoya si bien sa bordee que le _Hampshire_ ne put faire
que quelques brasses et sombra completement sous voiles, avec tout son
monde, qui comprenait 150 combattants.

Les deux autres vaisseaux, voyant ce desastre, ne songerent plus a faire
aucune resistance. Le _Derring_ vira de bord avec la plus grande hate,
et s'enfuit; mais l'_Hudson Bay_, trop crible pour en faire autant,
amena aussitot son pavillon, et d'Iberville envoya La Salle avec 25
hommes pour l'amariner.

Tout avait ete si bien conduit, que d'Iberville n'avait pas de morts,
et ne comptait que 14 blesses; mais les manoeuvres etaient coupees, les
voiles percees a jour, les mats cribles.

Le chevalier du Ligonde avait recu deux coups de feu; La Carbonniere
avait le coude entame; Saint-Martin, la main fracassee; M. de La
Potherie avait recu plusieurs balles dans ses vetements, et avait un
bras contusionne.

Apres ce combat acharne il se passa encore bien dea evenements avant
l'attaque du fort Nelson. On etait parvenu au 7 de septembre, et l'on
experimenta alors la rigueur de ces climats. Il faisait tres grand
froid; le vaisseau, avec ses agres et ses mats, etait tout couvert
de neige et de verglas. Le vent etait tres fort, et, la grande ancre
s'etant rompue, la desolation fut au comble parmi les blesses et les
malades. M. de La Potherie, quelque accable de fatigue qu'il fut, avait
encore assez de liberte d'esprit pour faire la remarque que Horace, qui
releve l'audace de celui que le premier confia une nef aux flots, ne
s'etait cependant jamais trouve en si facheuse conjoncture.

  Illi robur et aes triplex
  Circa, pectus erat qui fragilem truci
  Commisit pelago ratem
  Primus, nec timuit proecipitem Africum
  Decertantem...

La tempete se dechaina, ensuite dans toute sa fureur; la galerie fut
enlevee, les tables et les bancs brises dans la grande salle; enfin,
vers dix heures du soir, le 7 septembre, le gouvernail fut enleve. Le
vaisseau, secoue et pousse sur les battures, ne put resister et fut
ouvert par le milieu. Au matin, il commenca a sombrer: il fallut
l'abandonner. En ce moment on voyait la terre a deux lieues.

Au milieu de ces epreuves d'Iberville etait inebranlable: c'etait dans
les plus terribles circonstances que se revelaient sa fermete et la
surete de ses decisions. Il se mit en devoir de sauver son equipage.
Il envoya M. de La Potherie et son cousin de Martigny dans un esquif,
chercher un lieu de deparquement, puis il fit disposer des radeaux, et
embarqua son monde. Les rigueurs du froid etaient telles que, sur les
200 hommes qui se trouvaient sur le batiment et qui eurent a traverser
les battures dans l'eau jusqu'a la ceinture, 18 perirent. M. de La
Potherie tomba sans mouvement, epuise de fatigue; quelques Canadiens le
sauverent. L'aumonier, M de Fitz-Maurice, fut admirable de devouement,
etant, comme nous l'avons dit, d'une force extraordinaire. Il soutenait
et meme portait ceux qui ne pouvaient se trainer, et il ne les
abandonnait pas avant qu'ils fussent arrives en terre ferme.

De grands feux que l'on fit soulagerent ces pauvres gens qui etaient
legerement vetus et tout degouttants encore du naufrage. Dans tous ces
desastres, d'Iberville avait veille a tout. Il avait sauve sa provision
de poudre, et il put ainsi envoyer ses meilleurs tireurs pour se
procurer du gibier. Heureusement, les autres vaisseaux arriverent,
le _Palmier_, le _Wesph_ et le _Profond_, apportant des vivres, des
munitions et des vetements de toutes sortes; il etait temps: les plus
robustes succombaient, les plus nobles coeurs etaient anxieux. Les
fronts s'eclaircirent, mais comme en ces temps la foi accompagnait
toutes les emotions, de vives demonstrations de reconnaissance furent
adressees a Dieu. D'ailleurs, ces braves gens etaient determines a toute
tentative supreme et, perir pour perir, ils disaient qu'il valait mieux
sacrifier sa vie sur un bastion du fort Nelson que de languir dans un
bois avec un pied de neige.

Le 11 septembre, dit M. de La Potherie, nous allames faire du feu a la
portee du canon du fort et sous le couvert des arbres, pour tromper
l'ennemi. La fumee nous attira des coups de canon, mais facilita aux
gens le debarquement le long de la riviere. M. d'Iberville, se dirigeant
par de petits sentiers couverts, s'en alla reconnaitre la place, sur les
11 heures du matin; apres quoi il envoya de Martigny en parlementaire
pour reclamer deux Canadiens et deux Iroquois qui etaient restes
prisonniers l'annee precedente. Le gouverneur les refusa: alors on
resolut l'attaque.

Apres diner, on dressa une batterie a deux cents pas du fort, et l'on
debarqua les mortiers, les canons et les munitions, sous la direction
du chevalier de Montalembert, garde de la marine. Le lendemain, le
bombardement commenca vers 10 heures du matin, et continua jusqu'a, une
heure de l'apres-midi. Les bombes faisaient un effet merveilleux; les
remparts etaient renverses, et les Canadiens envoyes en tirailleurs,
voyant les resultats, les saluaient de Sassa Koues de triomphe. On
commenca alors, sur la cote opposee du Nord, une nouvelle batterie
qui aurait ecrase le fort, mais le gouverneur envoya le ministre, M.
Morrisson, proposer une capitulation, qui ne put etre acceptee a cause
des conditions qui l'accompagnaient. Enfin, le lendemain, 13 septembre,
le gouverneur envoya des parlementaires charge d'accepter les conditions
posees par M. d'Iberville.

A une heure de l'apres-midi, l'evacuation eut lieu. La garnison sortit
tambours battants, meches allumees, enseignes deployees, avec armes et
bagages.

Le fort Nelson, que l'on venait de prendre, est au 59e degre 30 m. de
latitude; c'est la derniere place de l'Amerique septentrionale. Il etait
en forme de trapeze avec quatre bastions. Dans chaque bastion il y
avait des fauconneaux et des pieces de quatre et de huit. En tout, deux
mortiers de fonte, 34 canons et plusieurs petites pieces.

M. d'Iberville installa ses hommes, puis fit celebrer les offices
religieux. M. de Fitz-Maurice fit les offices et ensuite s'occupa de se
mettre en rapport avec les sauvages.

Cette campagne rendait la France maitresse de toute la baie d'Hudson et
du toutes ses richesses, qui sont tres grandes, car dans un climat
si rude la Providence a pourvu merveilleusement a la subsistance des
peuples qui y sont etablis.

Les rivieres sont tres poissonneuses, la chasse y est abondante. Il y a
des perdrix en si grande quantite qu'on peut en tirer des milliers et
des milliers. Elles sont toutes blanches, beaucoup plus delicates que
celles d'Europe, et presque aussi grosses que des poules. Les outardes
et les oies sauvages y abondent si tort au printemps et a l'automne,
que les bords des rivieres en sont remplis. Les caribous s'y trouvent
presque toute l'annee; on les rencontre parfois par bandes de sept a
huit cents. La viande en est encore meilleure que celle du cerf.

Les pelleteries sont tres nombreuses, tres variees, tres precieuses,
bien plus belles que celles des climats plus doux: les martes, les
renards noirs, les loutres, les ours, les loups, les castors sont tres
abondants et d'une fourrure fournie et tres fine. Mais ce qui pouvait
surtout attacher les Francais a ce pays, c'est que les sauvages sont
bons, tres desireux d'embrasser la vraie religion, et tout differents
des populations iroquoises, qui ont ete si acharnees contre les
etablissements francais.

Les sauvages venaient donc un foule au fort Nelson pour se mettre on
rapport avec les Francais, qu'ils avaient appris a aimer dans leurs
rapports precedents. Ils aimaient ardemment le noble caractere
d'Iberville; ils estimaient sa franchise, sa noblesse de coeur, sa
droiture, qui est la qualite qu'ils estiment le plus, nous dit M. de
La Potherie. Ils avaient appris a connaitre M. de Martigny et M. de
Serigny, qui, dans les expeditions precedentes, etaient restes plusieurs
mois avec eux. Ils savaient d'avance aussi qu'ils devaient mettre toute
leur confiance dans le missionnaire, par les vertus qu'ils avaient
admirees dans ceux qui l'avaient precede. Ils n'oubliaient pas le P.
Silvy, venu avec d'Iberville dans sa premiere expedition, et qui, reste
avec eux, s'etait devoue jusqu'a ce que sa sante fut epuisee. Le P.
Silvy, apres ces oeuvres de missions a la baie d'Hudson, fut rappele
a Quebec, mais le coup de mort etait deja porte: il mourut au bout de
quelques semaines. Les sauvages savaient tout cela, et lui conservaient
une filiale reconnaissance.

Ils avaient ete attaches encore au nom francais par le devouement sans
limites du P. Marest, venu en 1694, et qui etait reste plusieurs annees
avec eux. Le zele qu'il avait mis a travailler au service de l'equipage,
pendant l'hiver meme, etait grand, mais celui qui l'animait a s'occuper
des sauvages etait encore plus grand, a cause du besoin ou il voyait
leurs ames. Il s'en allait aux plus grandes distances par tous les
temps; il passait les rivieres a mi-corps, traversait des marais et des
savanes, supportant les froids les plus violents, et gagnant ainsi
le coeur des sauvages. Ils comprenaient, en le voyant supporter
heroiquement ces epreuves, quelle affection il devait avoir pour les
ames. Ce sont des choses que les sauvages ne devaient jamais oublier;
ils n'avaient rien vu de semblable chez les ennemis des Francais.

M. de Fitz-Maurice, anime par ces exemples, se mit dans les memes
rapports avec les sauvages. Il allait au loin les trouver dans leurs
campements, et passait les ruisseaux, les rivieres, les marais,
supportant tout. Mais il est bon de rapporter une part du merite de ces
oeuvres a M. d'Iberville, qui s'occupait avant tout du bien spirituel
de ses hommes et des sauvages. A bord, il assistait aux prieres, aux
neuvaines et a la sainte messe, Il secondait l'aumonier dans toutes les
dispositions de son zele. Le P. Fitz-Maurice nous dit qu'il etait un des
premiers a la confession et a la communion. Nous ne pouvons avoir une
trop haute idee de ces heros chretiens, placant au-dessus de tout, le
but religieux qui les guidait dans leurs entreprises, et sachant mettre
leur conduite en rapport avec leurs pieuses convictions. Ils rappellent
les heros des croisades.

M. d'Iberville pourvut ensuite a l'organisation de la nouvelle colonie.
Il mit son frere de Serigny a la tete des stations; il demanda ensuite a
M. Fitz-Maurice de se charger de l'administration spirituelle, puis il
repartit pour la France, le 24 septembre 1697, bien que la saison fut
deja avancee.

Il avait installe a bord du _Profond_ l'equipage du _Pelican_, qui avait
sombre; il y avait ajoute une partie de l'equipage de l'_Hudson-Bay_, et
enfin la garnison du fort, qu'il devait rapatrier.

Une heure apres le depart le _Profond_ echouait, mais ce ne fut qu'une
alerte de peu de duree, car la maree survenant, on put continuer la
route.

A cette epoque de l'annee, le soleil baissait sur l'horizon a mesure
que l'on avancait vers le nord, et au bout de quelques jours, il ne
paraissait plus et l'on ne pouvait plus prendre la hauteur pour se
diriger.

Aussi, dit M. Bacqueville de La Potherie, on avancait dans les tenebres;
on ne voyait plus rien, et par surcroit, il arriva une tres forte
tempete.

Avec tout cela, il fallait trouver le detroit pour sortir de cette mer
tempetueuse. Apres plusieurs jours d'inquietude et de tatonnements, on
put reconnaitre qu'on etait a l'entree du detroit et en face de l'ile de
Sasbre. On continua la marche avec plus d'assurance, en allant toujours
a l'est, et, le 2 octobre, c'est-a-dire huit jours apres le depart du
fort Nelson, l'escadre se trouvait a, 50 lieues de l'entree ouest du
detroit, devant le cap Charles, au 63e degre de latitude, presque au
milieu du parcours du detroit.

On longea ensuite les iles Bonaventure. Ces iles avaient ete ainsi
nommees dans une expedition precedente, du nom du capitaine de fregate
Bonaventure, qui avait accompagne le chevalier en 1689.

On passa ensuite devant les iles sauvages et devant le cap Dragon, au
62e degre de latitude.

Le 9 d'octobre on longeait les iles Button, et enfin le 10 octobre 1697,
on etait hors de danger a l'entree du detroit, ou l'on avait passe
precedemment le 7 juillet, en se rendant dans la baie d'Hudson.

M. de La Potherie cite alors ces vers d'Horace adresses a Virgile, qui
se rendait d'Italie a Athenes avec un vent de nord-ouest:

  Ventorumque regat pater,
  Obstrictis aliis, proeter Iapyga...

C'etait le vent d'Iapyx qui etait favorable a Virgile, comme lu vent
nord-ouest qui poussait l'escadre vers la sortie du detroit.

Dans cette traversee, M. de La Potherie fait remarquer que les equipages
furent rudement eprouves par le scorbut.

Les hommes etaient exposes a prendre cette terrible maladie par l'usage
des viandes salees, par les rafales continuelles qui couvraient d'eau
les batiments, par l'impossibilite de changer d'habits et de linge qui
etait en petite quantite. Plusieurs succomberent.

L'escadre arriva a Belle-Isle le 9 novembre, et deux semaines apres,
Rochefort, terme de la navigation, etait en vue.

En terminant sa relation, M. de La Potherie croit devoir assurer que
l'occupation de la baie d'Hudson n'offrait pas assez d'avantages de
commerce pour affronter les perils d'une navigation si longue et si
difficile dans des climats si rigoureux.

Mais tel n'etait pas le sentiment du chevalier d'Iberville, qui savait
tres bien le parti que les Anglais pouvaient tirer de ce pays.

C'est ce qui a ete confirme par la suite des evenements. Les Anglais
revinrent plus tard; ils s'assurerent de tout le pays, favoriserent des
associations puissantes, et ces commercants, avec les subsides et les
primes du gouvernement, etablirent deux grandes compagnies qui se mirent
a la tete du commerce des fourrures dans le monde entier.

Ce sont les deux compagnies de la baie d'Hudson et du Nord-Ouest, qui,
jusque dans les derniers temps, ont realise des benefices montant
presque chaque annee a la somme de vingt a vingt-cinq millions de
francs.

D'Iberville, a son retour, vit le ministre des colonies, et lui exposa
avec force la situation de la Nouvelle-France, et le danger que lui
faisait courir le voisinage des Anglais.

Ces representations eurent un plein succes, et le ministre chargea
d'Iberville d'une expedition plus considerable que toutes celles qui lui
avaient ete confiees jusque-la.

C'est ce que nous verrons dans les chapitres suivants.




CINQUIEME PARTIE




EXPEDITION DU MISSISSIPI.

M. d'Iberville quitta la baie d'Hudson on 1697 et revint en France. Il
rendit compte de sa mission et enonca les moyens qu'il y avait a prendre
afin d'en assurer le succes. Il parle ainsi de l'avenir des possessions
francaises en Amerique:

"Suivant lui, il fallait s'occuper des dangers qui menacaient nos
etablissements. Ces dangers venaient du voisinage de puissances qui
etaient redoutables par leur nombre et par une position superieure a
celle des colonies francaises.

"Vis-a-vis de nos colonies du nord, les Anglais et les Hollandais
occupaient des pays d'un climat tempere et d'une production
surabondante.

"Ils pouvaient attirer des quantites innombrables d'emigrants; de plus,
ils pouvaient les etablir avantageusement et les fixer pour jamais.

"Les Francais qui viennent dans la Nouvelle-France y sont attires par
quelques avantages: par l'immensite des forets et des pecheries a
exploiter; mais ils ont a, lutter contre un climat si rigoureux, qu'ils
ne songent apres avoir amasse quelque bien, qu'a s'en aller le faire
fructifier dans la mere patrie. De la, une cause d'inferiorite pour les
colonies francaises. Les Anglais sont etablis dans le sud, sous une zone
superieure a celle de leur propre pays; quand ils en ont joui pendant
quelques annees, il ne veulent plus partir et contribuent a elever ainsi
chaque annee le chiffre de leur population.

"Aussi les Francais ne se comptent que par vingt mille, et leurs voisins
par plus de deux cent mille.

"Pour soutenir la concurrence, il faudrait donc que tout en conservant
les possessions si avantageuses du nord, la France songeat a occuper
les contrees si favorables du sud, sur les rives du Mississipi et du
Missouri, et cela jusques aux bords du golfe du Mexique, ou se trouvent
les plus beaux pays du monde.

"Et ce serait d'autant plus urgent que les Anglais se preparent a
s'etablir dans ces immenses contrees du sud."

Et il concluait par ces paroles:

"Si la France ne se saisit de cette partie de l'Amerique qui est la
plus belle, pour avoir une colonie capable de resister aux forces
de l'occupation anglaise, celle-ci, qui est deja tres considerable,
s'augmentera de maniere que dans moins de cent annees, elle sera assez
forte pour se saisir de toute l'Amerique et en chasser toutes les autres
nations.

"D'un autre cote, la possession du Canada ne peut avoir son prix que
par l'extension a l'ouest par le Mississipi, et cette extension n'a
absolument d'utilite que par la possession des bouches de ce fleuve,
qui mettra le grand Ouest en communication avec les iles francaises des
Antilles, et principalement avec Saint-Domingue."

Vauban, dans ses considerations sur l'avenir des colonies francaises,
avait absolument les memes idees que le chevalier d'Iberville. Quant a
la qualite des etablissements coloniaux, disait-il, il n'y a rien de
plus noble et de plus necessaire.

"Rien de plus noble, parce qu'il n'y va pas moins que de donner
naissance et accroissement a une immense monarchie qui, pouvant s'elever
au Canada, a la Louisiane et a Saint-Domingue, deviendra capable de
balancer toutes les autres puissances de l'Amerique et d'enrichir les
rois de France.

"Rien de plus necessaire, parce que, sans cet accroissement, a la
premiere guerre avec les Anglais et les Hollandais, nous perdrons nos
possessions sans espoir d'y jamais revenir."

Dans le meme temps on remit a M. de Pontchartrain un memoire qui avait
ete redige par M. d'Ailleboust, fils de l'ancien gouverneur de
Montreal, et qui resume toutes les donnees fournies par les differents
explorateurs de l'Ouest et du Mississipi, comme Marquette, Jolliet, La
Salle, de Tonty, etc.

"Le pays ou l'on propose a Monseigneur d'etablir une nouvelle colonie
est d'une richesse admirable et du plus bel avenir. Il est d'une grande
etendue, car le Mississipi qui l'arrose a plus de six cents lieues de
longueur, allant du 46e degre de latitude au 30e.

"Ce fleuve est alimente par plusieurs rivieres tres telles, venant les
unes de l'est, comme l'Ohio, le Wabash, le Tennessee, les autres de
l'ouest, comme le Red River, l'Arkansas et le Missouri.

"Les seuls habitants sont des sauvages paisibles, hospitaliers et amis
des Francais. Ils sont relativement peu nombreux. Enfin, c'est une
contree d'une fertilite incomparable.

"Le climat est tempere, l'air pur, le pays capable de produire toutes
les choses necessaires a la vie.

"Le mais et les vignes y sont en abondance, ainsi que les arbres a
fruits, et produisent deux fois par annee.

"La plupart des fruits y sont plus gros et meilleurs que les notres.
Enfin, il y en a des quantites qui nous sont inconnues: les bananes, les
ananas, et bien d'autres.

"Les chanvres ont huit a dix pieds de hauteur, les oliviers poussent
jusqu'a trente pieds au-dessous des branches.

"Les chenes sont enormes et comparables a ceux de Norwege. Les pechers,
les pruniers, les figuiers produisent des fruits enormes et murissent
deux fois par an.

"Les copals, les pins, les cypriers, les ciriers, les chataigniers
abondent, et les marronniers sont aussi beaux que ceux de Lyon. Les
melons et les patates sont d'un revenu abondant.

"Le gibier est nombreux en castors, en chevreuils, en cerfs plus grands
que ceux de l'Europe. Les boeufs sauvages donnent le plus beau cuir; on
les rencontre, ainsi que les chevaux, par groupes de plusieurs milliers.
Les prairies et les forets sont remplies de faisans, de pigeons,
d'outardes et de dindons sauvages.

"On peut en tirer une infinite de pelleteries, des cuirs et des laines
tres fines et tres abondantes.

"On trouve des metaux en quantite: du plomb, du cuivre, de l'etain, etc.

"Il y a abondance de bois de construction faciles a transporter par
la quantite des rivieres navigables. Il y a aussi abondance de bois
precieux, de couleurs, et propres a la marqueterie.

"Le tabac, le sucre et le coton y viennent tres bien et sont aussi beaux
que ceux des tropiques.

"Enfin, c'est un pays de plus grand avenir.

"La position est avantageuse au commerce; a proximite des Antilles d'une
part, et de l'autre, du Mexique et du Perou."

Ces renseignements concordaient avec les assertions de La Salle et
de Tonty. Ces hommes heroiques, au prix de leurs jours, avaient non
seulement reconnu la richesse incroyable de ces pays, mais ils en
avaient aussi fraye le chemin et reconnu les voies. De plus, ils avaient
noue des relations qui n'avaient laisse que de bons souvenirs et
avaient fait aimer le nom francais.

"Quand on examine les extremites ou ces hommes d'un caractere si eleve
se sont reduits pour conquerir des empires a l'Europe, quand on pese
le peu de gloire qu'ils ont acquise a cote des miseres qu'ils ont
supportees, on s'etonne et on gemit de l'oubli ou leur memoire est
tombee. Le nom de La Salle avait disparu de cette terre apres que les
dernieres traces de son expedition furent effacees."

Ces renseignements, qui concordaient avec plusieurs documents que
le ministre avait deja en sa possession, determinerent a executer
immediatement ce qui avait ete arrete depuis longtemps. On trouvait
le moment urgent: on savait que les Anglais avaient l'intention de se
rendre au Mexique.

La decision fut prise. Des le 15 fevrier 1698, M. d'Iberville fut
prevenu de reunir tous les Canadiens qui etaient revenus a la Rochelle
avec lui et avec son frere de Serigny, afin qu'ils pussent se joindre a
l'expedition.

Le ministre avait l'estime la plus haute pour ces marins intrepides qui
s'etaient distingues a la baie d'Hudson et a l'ile de Terre-Neuve. M. de
Frontenac avait signale leur merite en ces termes: "Je me fais fort
de fournir des gens plus habiles qu'aucuns de l'Europe: ce sont les
Canadiens. Ils naissent canotiers et sont habitues a l'eau comme
poissons."

Ensuite, on proceda a l'armement des batiments. Le 10 juin, le ministre
donna la liste des officiers. Il y avait deux batiments: la _Badine_, de
40 canons, le _Marin_, de 30 canons, et plusieurs felouques.

Liste des officiers devant servir sur la _Badine_: le sieur d'Iberville,
capitaine de fregate; le sieur Lescalette, lieutenant de vaisseau: le
sieur Moreau, enseigne: le sieur de Marigny, enseigne en second; de La
Gauchetiere et de Bienville, gardes de marine.

Officiers devant servir sur le _Marin_: commandant, le sieur de Surgere,
capitaine de fregate; le sieur du Hamel et le sieur de Sauvalle,
lieutenants de vaisseaux; le sieur de Villautreys, enseigne, et le sieur
de Sainte-Colombe, garde de la marine.

Le 10 juin, d'Iberville adressait un nouveau memoire, ou il exposait ses
vues en ces termes:

"Pour faire un etablissement sur le Mississipi, il faudrait au moins
quatre batiments:

"1 deg. Un navire de 50 canons avec 250 hommes d'equipage; 2 deg. une fregate de
20 canons, avec 120 hommes; 3 deg. un batiment de 12 canons, avec 65 hommes;
4 deg. un batiment de charge monte par 80 hommes, dont 30 soldats; huit mois
de vivres, avec faculte d'accoster a Saint-Domingue pour prendre de
la viande fraiche, si necessaire dans les grandes traversees. Je
n'arreterai qu'une dizaine de jours, et il serait bon de ne rien dire du
but du voyage a Saint-Domingue, a cause de la proximite de la colonie
anglaise de la Jamaique.

"De la, il faudra longer la cote americaine a 50 lieues de la Floride
jusqu'a la baie du Saint-Esprit, qui est a moitie de la distance entre
la Floride et la baie Saint-Louis, ou La Salle etait alle atterrir en
son voyage.

"La baie du Saint-Esprit est a 100 lieues de la baie Saint-Louis; de la,
j'enverrais un batiment a l'Acadie pour ramener 50 Canadiens. Il faut
des marchandises pour presenter aux sauvages: haches, chaudieres,
aiguilles, rassades, clous, etc. Ces objets representent au moins
20,000 francs de depenses. Enfin, je demanderais que mes ordres soient
generaux, comme a la haie d'Hudson, a cause des inconvenients qui
arrivent quand les ordres sont trop bornes, dans une entreprise de cette
longueur et de cette importance, ou l'on ne peut tout prevoir."

Le 23 juillet, le ministre envoya au sieur d'Iberville ses instructions,
dans lesquelles nous voyons qu'il acquiesce a toutes les suggestions qui
lui avaient ete enoncees.



    [Illustration: L'ocean Atlantique.]

    OCEAN ATLANTIQUE.

    Vaste etendue d'eau qui separe l'Europe et l'Afrique de l'Amerique.
    Cet ocean forme la mer des Antilles, la Manche, la mer d'Irlande, la
    mer du Nord, la mer Baltique et la Mediterranee, qui communique
    avec l'Atlantique par des passes tres etroites. Les principaux
    tributaires sont, en Europe; la Tamise, la Seine, la Loire, la
    Garonne, etc.; en Amerique, le Saint-Laurent, l'Orenoque, l'Amazone,
    la Plata. Dans cet ocean, il y a plusieurs courants; d'abord, le
    courant equinoxial, qui se dirige du Senegal au Yucatan, puis le
    Gulf-Stream, qui longe la cote est de l'Amerique, entre ensuite dans
    le golfe du Mexique, puis se dirige vers le nord jusqu'au Labrador,
    d'ou il traverse l'Atlantique pour aller echauffer les cotes de la
    France et de l'Angleterre jusqu'au cap Nord, au sommet de l'Europe.
    Au sud-est, on trouve ce qu'on appelle la mer des sargasses, vaste
    assemblage de plantes marines qui rendent la navigation difficile.




CHAPITRE II

PREMIER VOYAGE.

Tous les preparatifs etaient faits avec le soin que d'Iberville mettait
a tout ce qu'il entreprenait. Le depart fut fixe pour le 24 octobre
1698.

Il y avait quatre batiments; deux fregates: la _Badine_ et le _Marin_.
Il y avait 200 hommes d'equipage, dont 50 Canadiens et le reste moitie
soldats et matelots, et pres de 100 canons.

M. d'Iberville, comme toujours, avait pris soin des interets spirituels
de ses hommes. Il avait avec lui un aumonier, et sur l'autre batiment,
le Pere Anastase Douay, qui connaissait les langues indiennes et avait
accompagne M. de La Salle en 1682 dans son exploration du Mississipi.

D'Iberville comprenait l'importance de la mission qui lui etait confiee;
il savait qu'il avait a lutter contre de grands obstacles; la traversee
dans des mers inconnues, la jalousie et la haine de deux nations
puissantes fortement implantees dans ce nouveau monde: l'Espagne avec le
Mexique et le Perou; l'Angleterre avec les rives de l'Atlantique depuis
la Nouvelle-Angleterre jusqu'a la Caroline.

Mais il mettait sa confiance dans ce souverain Maitre qui lui avait
donne le succes dans les tentatives les plus aventureuses. C'etait ce
qui le distinguait tout particulierement; une audace invincible et un
esprit de foi qui lui montrait, au-dessus de toute chose, la divine
Providence et les interets de la religion.

Nous avons sous les yeux trois relations de ce premier voyage: celle
de M. d'Iberville, celle de M. de Surgere, et celle d'un maitre
charpentier, qui est pleine de details et qui s'accorde avec les deux
autres sur les points essentiels.

Nous remarquons d'abord que le depart de l'escadre ne fut signale par
aucune demonstration publique, et cependant il s'agissait de conquerir
un monde. Il y avait une raison a cette absence de publicite; on
ne voulait pas donner l'eveil aux Anglais ni aux Espagnols, et M.
d'Iberville avait recommande lui-meme d'expliquer son depart par
la necessite d'aller porter des renforts a l'Acadie et a la
Nouvelle-France.

L'expedition devait suivre la voie inauguree par Christophe Colomb
dans sa premiere traversee. Il fallait longer l'Afrique jusqu'aux iles
Canaries. La se trouvent ces vents alizes qui, vers le 23e degre de
latitude, soufflent avec force de l'est a l'ouest; ensuite l'on devait
remonter au nord pour trouver l'ile de Saint-Domingue, occupee en
partie par les Francais et ou l'on devait avoir un premier lieu de
ravitaillement.

Douze jours apres le depart de Brest, on etait au 28e degre en vue de
l'ile de Madere et celle de Porto Santo.

On suivit alors la direction des vents alizes, et l'on traversa cette
partie de la mer que l'on voit toute couverte d'herbes et de plantes
tropicales apportees par les courants marins qui vont de l'Amerique a
l'Afrique.

Le 19, on arriva au tropique du cancer, au 23e degre de latitude, et
M. de Surgere nous dit qu'il fallut subir la ceremonie du bapteme, qui
etait deja dans les traditions des hommes de mer.

C'etait le 20 novembre. Tous les matelots, dans les costumes les plus
grotesques qui representaient les divinites de la mer, s'adressaient a
ceux qui traversaient la ligne pour la premiere fois et les obligeaient
a passer par une immersion plus ou moins complete, que l'on appelait le
_bapteme du tropique_. Il suffisait d'une petite gratification pour en
etre dispense.

Au bout de quelques jours on s'apercut qu'on approchait de contrees
nouvelles; les regions tropicales. L'air etait plus doux, le ciel d'un
eclat ravissant. On y contemplait des nuances claires et profondes qui
semblaient reveler quelque chose de l'immensite du firmament. Les doux
zephirs qui repandaient leurs effluves rafraichissaient et apportaient
en meme temps l'odeur suave de plantes et de parfums inconnus aux
regions que l'on venait de quitter.

A ce signe, M. d'Iberville voyait l'approche des terres benies qu'il
recherchait. Les Canadiens, dont les sens si subtils n'avaient eprouve
jusque-la que les impressions apres du nord, saluerent l'annonce d'une
contree nouvelle, les douces visions du matin, les splendeurs du milieu
du jour, les spectacles feeriques du soleil couchant, tout etait nouveau
pour ces rudes explorateurs des regions du nord.



CHAPITRE III

ARRIVEE AUX ANTILLES.

Enfin, on contempla, les cimes lointaines de la plus belle ile de
l'archipel Indien; c'etait l'ile d'Haiti, que les Espagnols, un souvenir
de la patrie, avaient baptisee du nom gracieux d'Hispaniola. Cette ile,
presque aussi grande que l'Irlande, s'eleve en pyramide sur l'Ocean.

Dans le lointain, l'on contemplait des montagnes qui semblaient etagees
jusqu'a la hauteur de 3,000 pieds, elles presentaient les formes les
plus elegantes. On pouvait admirer sur l'horizon les cimes bleues des
derniers sommets; sur lea penchants, des forets et une vegetation
abondante; sur les rives, les dentelures des baies, coupees par des
promontoires couverts de mousse et venant apporter jusqu'au sein de la
mer des geants de verdure qui baignaient leurs branches au sein des
ondes les plus transparentes. Ces eaux refletaient le pur azur du ciel;
au loin, des echappees laissaient contempler des etendues immenses,
plantees de palmiers et d'orangers, qui offraient des dispositions
regulieres comme celles de la main de l'homme.

Les richesses de la nature tropicale resplendissaient partout; des
pins et des palmiers enormes, des cactus gigantesques. C'etait une
succession, non interrompue de prodiges.

Les equipages acclamaient au passage ces visions enchantees, et
faisaient retentir les airs de cantiques sacres que la surface unie des
eaux rendaient encore plus eclatants.

"Le 3 decembre, nous voyons le cap Francais, qui avait ete atteint en 39
jours depuis le depart de Brest. Aussitot l'equipage se met a l'oeuvre
et l'on fait de l'eau, du bois, de la viande fraiche et des volailles
pour le soulagement des hommes. On fait du biscuit avec la fleur, parce
qu'il n'y avait pas eu de place pour en emporter sur les batiments;
enfin, l'on monte les embarcations, les biscayennes qui avaient ete
mises _en bottes_ sur le pont.

M. de Chateaumorand etait arrive le 30 novembre 1698.

C'etait le commandant d'un batiment du 50 canons, nomme le _Francais_,
qui avait ete designe pour venir assister M. d'Iberville dans sa prise
de possession des rives du golfe du Mexique. Il etait le neveu de M. de
Tourville et le parent de M. d'Urfe, pretre de Saint-Sulpice a Montreal,
Enfin, comme M. Ducasse, le gouverneur, ne se trouvait pas au Cap, mais
avait ete se reposer au sud de l'ile, dans le district de Leogane, M.
d'Iberville s'y dirigea aussitot.

M. d'Iberville se mit en rapports avec le gouverneur et obtint tous
les ravitaillements qui lui etaient necessaires. Le gouverneur parut
enchante des vues du commandant et de son air de resolution. Il lui
accorda quelques flibustiers pour remplacer les hommes qui avaient
succombe dans la traversee; il y avait six Canadiens et deux ecrivains
de morts, ce qui fait dire a M. d'Iberville: "La maladie n'en veut
qu'aux Canadiens et aux ecrivains."

M. d'Iberville dit qu'il partit de Leogane le premier jour de l'annee
1699, a midi, etant alors au 78e degre de longitude.

Il savait tres bien qu'il ne devait pas suivre le cote nord de l'ile de
Cuba, a cause des grands courants venant du sud, qui font le tour du
golfe du Mexique et qui remontent par le bras de mer situe entre Cuba et
la Floride.

Il longea donc avec son escadre la cote sud de l'ile de Cuba. Il
parcourut toutes ces petites iles qui environnent Cuba au sud, qui
sont ravissantes de fraicheur et de forme, couvertes de palmiers et
d'orangers charges de fleurs et de fruits. Il vit alors ces sites
enchanteurs et parfumes que Christophe Colomb avait appeles "les jardins
de la reine", a cause des merveilles de leur vegetation. Il fallait
passer au milieu de ces iles environnees de coraux et de madrepores, ou
les navires pouvaient echouer; mais le commandant savait trouver son
chemin au milieu de tous ces obstacles. Il etait d'ailleurs grandement
aide par l'experience d'un vieux marin nomme M. de Graff, que M. de
Chateaumorand avait pris avec lui au Cap, et qui avait navigue pendant
plusieurs annees au milieu de ces parages.

Le 4 janvier, on etait a l'extremite ouest de Saint-Domingue; ensuite,
on arriva a Santiago, ville principale de Cuba. Le 9, on etait au cap de
Corientes, a l'extremite ouest de Cuba; et enfin, le jour suivant, en
face du cap de Cruz, ainsi nomme parce que Christophe Colomb y avait
plante une croix.

Les jours suivants, on entrait dans les eaux de la Floride, et en
suivant les courants du sud, l'on avancait vers les cotes est du golfe.

La _Badine_, le _Marin_ et le _Francais_ voguaient de conserve dans
le golfe, accompagnes des felouques et des tartanes qui portaient les
provisions.

Pour ceux qui connaissaient le but de ce voyage, le spectacle etait
imposant. C'etait une marche comparable a celle de l'escadre de
Christophe Colomb, lorsqu'il accosta, non loin de la, aux premieres
Antilles.

C'etait un nouveau monde que d'Iberville allait aborder; il etait
considerable et etait reserve au plus grand avenir.

Actuellement, les Antilles, ou s'arreterent les explorations de Colomb,
ne comptent pas un million d'habitants, tandis que les pays dont M.
d'Iberville allait prendre possession en comptent aujourd'hui pres de
dix millions, et la dixieme partie seule est encore exploree.



CHAPITRE IV

ARRIVEE DEVANT LES RIVES DU GOLFE DU MEXIQUE.

Le 2 fevrier, on passa pres des iles a l'ouest qui cachent le delta du
Mississipi. Elle furent nommees, de la fete du jour, du nom d'iles de la
Chandeleur, qu'elles conservent encore aujourd'hui. M. d'Iberville, ni
personne de l'equipage, ni M. de Graff, ni le pilote qui lui avait
ete donne par M. Ducasse, ne connaissaient l'existence de cet immense
triangle de detritus, amenes au milieu de la mer par le Mississipi et
qui, a partir du trentieme degre, s'avance dans la mer et a pres de
quarante lieues d'etendue.

Il avait calcule que le Mississipi debouchait au 30e degre de latitude,
a mi-distance de la baie Saint-Louis et de la Floride, laquelle cote
suivait constamment la ligne du 30e degre de latitude. Il ignorait que
le Mississipi, arrive a cette hauteur, avait amene un immense amas
d'alluvion, et que son embouchure etait reportee a 40 lieues plus loin.

D'ailleurs, il voulait avant tout explorer les rives des possessions
espagnoles. Il dirigea donc ses batiments vers le 30e degre, en marchant
en ligne droite a partir de l'extremite ouest de l'ile de Cuba.

Apres avoir depasse les iles de la Chandeleur, il se dirigea a l'est
pour explorer toute la cote, en commencant, du cote de la Floride, par
les pays occupes par les Espagnols.

Il aborda d'abord au 90e degre de longitude, et il reconnut Pensacola,
station espagnole. Il la croyait considerable, mais il n'y trouva que
quelques soldats. Il se dirigea vers l'ouest pour explorer la cote et la
debarrasser de toute occupation etrangere.

Il parcourut la cote depuis la Floride a l'est jusqu'aux lacs situes a
l'ouest a la tete du delta, examinant et sondant partout. Alors, ayant
verifie qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols dans tout ce parcours,
et de plus ayant appris par les relations des sauvages et par le
temoignage des Espagnols qu'il y avait l'embouchure d'un grand fleuve
en remontant au sud-ouest, il se decida a prendre connaissance de ces
localites.

Il commenca par etablir un fort dans l'endroit qu'il jugea le plus
convenable, a moitie chemin de l'occupation des Espagnols a Pensacola.

Pendant qu'il etait occupe a cet etablissement, il examina tout le pays
d'alentour et accueillit avec empressement la visite des tribus sauvages
environnantes.

Quant au pays, il etait presque aussi beau que le littoral de
Saint-Domingue. L'on voyait des pins et des cypriers sur de grandes
etendues, des prairies surabondantes, des arbres a fruits d'une force de
vegetation inconnue en Europe. Tout etait a l'avenant: des outardes ou
oies sauvages enormes, des poules d'Inde qui volaient par legions et que
l'on pouvait prendre avec la main ou tuer a coups de fusil sans enrayer
les autres. Dans ces etendues, des fruits pleins de saveur, des
plantes pleines d'aromes, une vegetation vigoureuse recelant dans ses
profondeurs des milliers d'oiseaux pelagiques: des cormorans, des
canards, des flamants; tandis que le vol et les cris des perroquets
animaient la solitude.

Le 4 fevrier, M. d'Iberville fit une excursion sur les bords: il vit des
quantites de chenes de la plus belle venue, des ormes, des frenes, des
pins, des vignes en grand nombre; sur le sol, des herbes vigoureuses
semees de violettes, de giroflees, de feveroles, comme a Saint-Domingue;
des noyers d'une fine ecorce, des bouleaux. Le temps etait tres beau,
l'air tres chaud. Il explorait et faisait sonder toutes les embouchures
des fleuves principaux qui se rendaient a la mer.

Apres l'admiration pour les richesses de cette nature presque tropicale,
M. d'Iberville avait une attention particuliere pour s'attirer la
confiance et l'affection des indigenes, qui entraient pour une grande
part dans ses projets d'avenir.

Ceux-ci detestaient les Espagnols, dont ils avaient depuis longtemps
eprouve le caractere violent et implacable; de plus, ils surent bientot
que les Francais etablis dans les regions du Nord s'etaient toujours
attaches a, gagner les Indiens qui les environnaient, par les procedes
les plus affectueux et les plus genereux.

Les Biloxis vinrent d'abord saluer les nouveaux arrives, et il parait,
d'apres la relation de Penicaud, qu'ils purent s'entendre avec plusieurs
Canadiens qui connaissaient l'iroquois et qui formaient une forte partie
des equipages.

Apres les Biloxis, vinrent cinq autres nations situees aux environs du
Mississipi: les Bayagoulas, les Chichipiacs, les Oumas, les Tonicas.

Penicaud raconte les ceremonies qui accompagnaient ces rencontres. Les
sauvages arrivaient en presentant, en signe de bienvenue, une enorme
pipe longue d'une aune, ornee dans toute sa longueur d'une immense
quantite de plumes disposees en forme d'un vaste eventail; c'est
ce qu'ils appelaient "le calumet". Ils le chargeaient de tabac,
l'allumaient, puis le presentaient au nouvel arrive. M. d'Iberville, qui
n'avait jamais fume, nous dit-il, n'en pouvait supporter le gout, mais
il ne disait rien, fumait et refumait avec la plus grande complaisance.
Penicaud rend compte d'une de ces ceremonies, qui fut plus solennelle
que les autres.

Les chefs des cinq nations que nous venons de nommer vinrent au fort
avec leurs hommes. Ils chantaient tous. Ils commencerent par dresser un
poteau orne de verdure et de couleurs eclatantes, puis ils danserent
autour, tandis que plusieurs d'entre eux allerent chercher M.
d'Iberville. Chantant avec leurs instruments et leurs tambours, ils
firent monter M. d'Iberville sur le dos d'un sauvage, qui devait servir
de coursier, et qui imitait l'allure et les courbettes et meme les
hennissements d'un cheval d'apparat.

Lorsqu'on fut arrive au poteau, on fit asseoir M. d'Iberville avec ses
gens sur des peaux de chevreuils, puis on commenca une danse guerriere
pendant laquelle chacun des sauvages, revetu de ses armes, allait
frapper de son casse-tete des coups sur le poteau et racontait ses
exploits.

M. d'Iberville repondit a ces demonstrations en faisant venir les
presents: des couteaux, des rassades, du vermillon, des fusils, des
miroirs, des peignes; de plus, des habillements; des capots, des
mitasses, des chemises, des colliers et des bagues. Les Canadiens, qui
avaient l'usage de tous ces habillements, en revetaient les sauvages.
Apres cela M. d'Iberville servit un repas pour tous les assistants; de
la sagamite aux pruneaux, des confitures, du vin, de l'eau-de-vie, a
laquelle on mit le feu, ce qui emerveilla les sauvages.

Apres cette ceremonie, M. d'Iberville prit ses dispositions pour
continuer son exploration. Il savait desormais ou etait l'embouchure du
Mississipi, c'est-a-dire a quinze ou vingt lieues au sud-ouest. La se
trouvait l'embouchure d'un grand fleuve que les sauvages appelaient la
Malbanchia, et les Espagnols, la riviere aux Palissades, a cause des
arbres qui on barraient l'ouverture, ce qui s'accordait avec les
relations de M. de La Salle.

M. d'Iberville avait reconnu qu'il n'y avait ni Anglais ni Espagnols
dans le golfe, et qu'il n'avait a craindre aucune rencontre ennemie.
Des lors, il prit conge de M. de Chateaumorand, dont il n'avait plus a
reclamer l'assistance. Ils se quitterent dans les meilleurs termes.

M. de Chateaumorand appreciait hautement la capacite et le zele de M.
d'Iberville, et il le traitait avec la plus grande consideration, comme
un vrai gentilhomme. Cela formait un contraste sensible avec les duretes
que M. de La Salle avait eu a endurer du commissaire de la marine royale
qui l'accompagnait, et qui, par son entetement et son ignorance, avait
fait manquer toute l'entreprise. M. de Chateaumorand laissa une centaine
de barriques de vin, de la fleur et du beurre dont M. d'Iberville avait
besoin, et il partit pour Saint-Domingue, ou il pouvait se ravitailler.



CHAPITRE V

VOYAGE A LA MALBANCHIA.

M. de Chateaumorand partit le 20 fevrier. M. d'Iberville fit ses
preparatifs de voyage. Il etait assure qu'il n'avait aucun obstacle a
craindre de la part des Espagnols ni de la part des Anglais. Il savait
qu'il pouvait compter sur les bonnes dispositions des sauvages.

Le 27 fevrier, jour fixe, il partit de Biloxi avec deux biscayennes et
deux canots, et 50 hommes armes de fusils et de haches. Ils avaient
pour 20 jours de vivres. Presque tous ces hommes etaient des Canadiens
eprouves dans les expeditions precedentes, et les autres, des
flibustiers de Saint-Domingue.

Il y avait deux pierriers sur les biscayennes pour imposer aux sauvages.
M. d'Iberville etait sur l'une des biscayennes avec son frere M. de
Bienville, et M. de Sauvalle sur l'autre, avec le Pere Anastase,
Recollet, qui avait sa chapelle avec lui. Les prieres se faisaient matin
et soir comme sur les vaisseaux, et lorsqu'on pouvait debarquer le
dimanche, le pere disait la messe.

Le 27 et le 28, on commenca a longer a l'ouest une grande ile de sable.
On passa ensuite devant plusieurs baies environnees d'herbe et de joncs,
mais sans bois.

En naviguant, on faisait la plus grande attention a ne passer
l'embouchure d'aucune riviere.

Le 1er mars, qui etait un dimanche, on aborda a une ile, et le pere dit
la messe pour l'equipage.

L'autel fut dresse sous un bouquet d'arbres, et connue le sol etait tres
humide en quelques endroits, d'Iberville fit couper des branches pour
les mettre sous les pieds des hommes, afin de les preserver de toute
incommodite. Dans la journee, les gens tuerent plusieurs chats sauvages:
l'ile en etait remplie, et on l'appela l'ile aux Chats, nom qui a
subsiste jusqu'a present.

Il fallait tenir la mer a une certaine distance parce que le vent etait
violent et pouvait pousser sur les rochers; mais en meme temps il ne
fallait pas s'eloigner beaucoup, pour n'etre pas enleve par la mer, qui
etait tres forte.

"C'est un metier bien gaillard, dit M. d'Iberville, que de decouvrir les
cotes de la mer avec des chaloupes qui ne sont ni assez grandes pour
tenir la mer quand elles sont sous voiles, ni meme quand elles sont a
l'ancre, et qui sont trop grandes pour aborder a une cote plate, ou
elles touchent et echouent a une demi-lieue au large."

C'est alors qu'etant oblige de gagner la cote, l'equipage, vers le soir
du 2 mars, apercut des rochers tres rapproches les uns des autres et a
travers lesquels passait un grand courant.

C'etait une riviere, et d'Iberville pressentit que c'etait celle qu'il
cherchait.

Il s'approcha avec precaution, parce que le courant etait rapide a faire
une lieue et demie a l'heure. M. d'Iberville reconnut alors plusieurs
circonstances qui s'accordaient avec les informations de M. de La Salle.

Les eaux conservaient leur douceur a une grande distance dans la mer,
comme l'avait dit M. de La Salle. Les roches etaient tres nombreuses,
tres rapprochees et l'on voyait qu'elles etaient de bois petrifie avec
la vase; elles resistaient a la mer et elles etaient toutes noires;
parfois elles etaient espacees de vingt pas et d'autres fois beaucoup
plus; mais elles conservaient l'aspect d'une palissade, comme l'avaient
affirme les Espagnols. Le fleuve avait 400 toises de largeur, avec une
rapidite extraordinaire.

D'Iberville reconnut que c'etait le Mississipi, et qu'il contemplait
cette embouchure que M. de La Salle n'avait pu decouvrir.

La satisfaction etait grande chez tous ceux qui prenaient part a
l'expedition. Les gens d'Iberville, qui lui etaient si devoues, etaient
heureux de voir leur chef bien-aime couronne encore de succes dans une
entreprise tentee vainement jusqu'a lui. M. d'Iberville remerciait la
divine Providence; il voyait se realiser toutes ses esperances. Il se
trouvait comme en possession d'un nouveau monde qu'il avait promis
au roi et a M. de Pontchartrain; enfin, le titre de gouverneur de la
Louisiane lui etait desormais acquis. Le Pere Douay considerait surtout
les interets spirituels de ce grand continent.

Le lendemain, 3 mars, l'equipage aborda a l'entree du fleuve; au matin,
la sainte, messe fut dite en actions de graces et on chanta le _Te
Deum_.

L'emotion du Pere Douay, qui etait un saint homme, etait au comble, et
il sut la communiquer a son auditoire. "C'etait une terre nouvelle,
conquise au Sauveur, ou son nom serait beni et exalte", et il faut
reconnaitre que les fervents chretiens auxquels il s'adressait pouvaient
comprendre ces pieux sentiments. Quant a d'Iberville, comme l'avait deja
remarque le Pere Marest dans l'expedition de la baie d'Hudson, il etait
toujours le premier a donner l'exemple dans les manifestations de la
piete.

L'equipage, avant de continuer sa course, resta au repos sous les arbres
pour se remettre des fatigues des jours precedents.

"Nous sentons, dit M, d'Iberville, couches sur des roseaux et a l'abri
du mauvais temps, le plaisir qu'il y a de se voir delivres d'un peril
evident."

Le lendemain, mercredi des Cendres, la messe fut encore celebree, et les
gens recurent les cendres, avec les officiers en tete.

On commenca ensuite a remonter la riviere. A quelques lieues on
trouva ce que les precedents explorateurs avaient appele une fourche,
c'est-a-dire une division de la riviere en trois courants differents.
C'etait une confirmation de toutes les antres indications que M. de La
Salle avait donnees sur l'embouchure du Mississipi.

Apres ces assurances, pour faire acte de possession au nom de l'Eglise,
M. d'Iberville fit planter une croix par ses hommes, et le Pere Recollet
la benit solennellement, pendant que les matelots l'entouraient a genoux
et chantaient le:

  Vexilla regis prodeunt,
  Fulget crucis mysterium...

M. d'Iberville commenca a remonter la riviere. Etant arrive au 30e degre
de latitude et au-dessus du Delta il continua sa navigation pour prendre
connaissance du pays et de ses ressources.

Il rencontra d'abord le village des Bayagoulas, dont plusieurs habitants
etaient venus le visiter au port de Biloxi; la il trouva le meilleur
accueil.

Ensuite, il alla au site des Mahongoulas, ou l'un des chefs lui vendit,
pour une hache, une lettre de M. de Tonty, adressee a M. de La Salle,
dans laquelle il lui disait qu'il etait venu a son secours, et qu'il
avait trouve toutes les nations des rives du fleuve bien disposees pour
les Francais.

M. d'Iberville reconnut la verite de ces dispositions et il continua sa
course.

Le pays apparaissait dans toute sa beaute. "Les terres sont les plus
belles que l'on puisse jamais voir; elles sont traversees par une
infinite de belles et grandes rivieres; elles sont couvertes de bois
franc, comme chenes, ormes, noyers, de vignes d'une grosseur excessive;
des prairies sans fin, les rivieres couvertes de canards et d'oies
sauvages; les arbres remplis d'oiseaux aux couleurs eclatantes, de
perroquets, de geais, d'oiseaux-mouches de toutes sortes."

Des legions de boeufs sauvages paissent par milliers a travers les
prairies.

Voici quel etait le plan de M. d'Iberville dans cette exploration. Il
voulait choisir un site qui serait au centre des tribus indiennes, pour
pouvoir facilement communiquer avec elles, et de plus, qui serait en
communication directe avec la mer par l'une des branches du fleuve, de
ces fourches dont M. de La Salle avait parle dans ses relations.

Il trouva d'abord, a 40 lieues de l'embouchure, la nation des
Pascomboulas, et au dela, il reconnut qu'il y avait une voie directe
vers la mer par ces lacs immenses qui occupent la baie du Delta. Il
explora ces lacs, et eu l'honneur des ministres du roi, appela le plus
grand du nom de "Pontchartrain", il nomma l'autre "Maurepas".

En remontant, il rencontra une station ou se trouvait un mat peint et
decore que les sauvages appelaient Baton-Rouge. C'etait un point de
demarcation entre les terrains du chasse des Pascomboulas et de la
nation suivante, les Oumas, dont M. d'Iberville voulut visiter le
principal village.

Il arriva le 20 mars au village des Oumas. Des chefs l'attendaient sur
le rivage avec le calumet de paix. Ils l'entourerent, le mirent au
milieu d'eux et le conduisirent au village en chantant et en dansant.
"Arrives au village, dit M. d'Iberville, nous nous sommes salues et
embrasses. Il etait une heure de l'apres-midi." Il fallut s'arreter
et recommencer a fumer, "ce qui me fatiguait beaucoup, n'ayant jamais
fume."

Tout le village etait rassemble. Les tambours et les calebasses
accompagnaient le chant, et il y eut plusieurs danses. Ce furent d'abord
des danses militaires executees par des guerriers revetus de fourrures,
armes de pied on cap et portant sur la fete des mufles d'animaux de
toutes sortes, fabriques avec un rare talent d'imitation.

Ces chants guerriers etaient des sons incoherents, mais non formes au
hasard. Les danseurs reproduisaient avec une fidelite parfaite les cris
et les hurlements des animaux feroces dont ils mettaient le masque sur
leur tete.

Deux bandes de guerriers se placaient en presence et, tout en gardant
une certaine cadence, ils representaient un combat, se precipitant et
reculant par bonds. Ils brandissaient les casse-tete, se frappaient avec
des cris de defi; et, pendant ce temps, les autres guerriers chantaient,
en marquant le temps avec des tambours, et en poussant du fond du gosier
des cris d'applaudissement, tels que: Hou! Hou! Hou! Hou! ou encore:
Che! Che! Che!

Apres la danse des guerriers, on passait a des exercices moins
effrayants. Les jeunes gens s'avancaient avec les jeunes filles. Ils
etaient richement pares a leur maniere: ils avaient des diademes de
plumes qui montaient tres haut; leurs ceintures d'orignal brodees en
rassades descendaient jusqu'aux genoux; elles etaient ornees tout autour
de disques de metal qui retentissaient comme des grelots a chaque
mouvement de la danse. Ils etaient peints de rouge, de blanc et de
jaune, disposes avec un certain art et figurant des galons et des
ornements multiplies. Les jeunes tilles portaient des eventails de
plumes dont elles accompagnaient leurs mouvements. Les jeunes gens
avaient une sorte de sceptre qui marquait la mesure.

Ces groupes representaient diverses scenes de la vie sauvage, comme le
depart pour la chasse, pour la guerre, le retour, les fiancailles, etc.
Les danseurs se lancaient avec une agilite remarquable et en tournant
sur eux-memes. "Ces danses, nous dit M. d'Iberville, etaient gracieuses
et assez jolies, et elles etaient accompagnees de chants pleins de
douceur. Quand les sauvages le veulent, ils chantent avec beaucoup
d'agrement. Ils ont l'oreille delicate, la voix belle et une disposition
remarquable pour la musique."

Le lendemain, on visita les villages. On vit 150 cabanes, avec une place
au centre, de 200 pas de largeur.

Tout autour, on voit s'etendre d'immenses prairies, sans rochers, avec
des arbres d'une grande vigueur. Sur les champs s'etalent des fleurs,
des citrouilles, des melons et du tabac d'une taille surprenante."

On alla visiter le temple, qui est au milieu du village. C'est un
edifice surmonte d'une coupole; au centre on entretient un feu
continuel. A l'extremite il y a un sanctuaire avec des tables en forme
d'autel; sur ces autels etaient disposees des fourrures precieuses et
d'autres emblemes mysterieux.

En revenant a la hauteur de Baton-Rouge, M. d'Iberville reconnut par
ses calculs qu'il etait a la latitude de Biloxi, ou se trouvaient ses
vaisseaux. Alors, il observa les rives et, trouvant au-dessous de
Baton-Rouge un courant d'eau considerable, allant, en droite ligne, du
Mississipi dans la direction de l'est, il s'abandonna a ce courant qui,
suivant sa prevision, allait se jeter vers la baie de Biloxi. C'est
cette riviere que l'on a nommee la riviere d'Iberville, d'apres celui
qui l'avait decouverte. Elle a 25 lieues d'etendue. Elle lui epargna
l'immense parcours qu'il lui aurait fallu faire pour descendre le
Mississipi avec tous ses detours jusqu'a la mer, au 29e degre, et
pour remonter jusqu'au 30e degre a Biloxi. C'etait pres de 100 lieues
d'epargnees. Cette riviere offrait bien des portages, mais elle revelait
un pays magnifique, d'une grande abondance en poisson et gibier. On vit
passer sur les rives, par centaines, des troupeaux de boeufs au galop.

La riviere su jetait dans le lac Maurepas, qui est la suite du lac
Pontchartrain, et de la, M. d'Iberville arrivait le 30 mars a Biloxi,
ayant fait 300 lieues environ on 30 jours, y compris les stations aux
differentes nations sauvages.

La, M. d'Iberville ecrivit sur son journal: "Depuis un mois de sejour,
un peu de curiosite eut du encourager les personnes qui sont restees, a
faire sonder les environs de cette rade avec leurs traversieres." Puis,
reflechissant que cela exprimait un blame pour ses subordonnes, il a
efface cette phrase pour qu'elle ne fut pas mise dans la copie qu'il
devait envoyer au ministre. Les jours suivants, le sondage fut accompli
par M. d'Iberville.

Apres cette exploration, il jugea qu'il n'y avait pas d'endroit plus
convenable que la baie de Biloxi pour l'erection d'un fort, et il fit
aussitot abattre des arbres en quantite suffisante. Ces arbres etaient
d'un bois si dur que les haches s'y brisaient. Aussitot une forge fut
etablie pour reparer les haches a mesure de l'exploitation.

A la fin du mois, le fort etait termine. Aussitot on fait descendre les
canons avec leurs affuts; on fait aussi installer les vaches et les
volailles, puis l'on seme des pois des feves et du mais a l'entour du
fort. Les Espagnols vinrent alors pour visiter les Francais. Ils virent
le fort et purent en admirer l'ordonnance.

Cela pouvait leur donner a reflechir, mais M. d'Iberville s'en
inquietait peu. Il avait juge ces Espagnols comme des hommes de peu
d'importance, et il fait cette reflexion: "Les Espagnols etablis dans
ces contrees se sont beaucoup nui par leurs alliances avec les Indiens.
Les enfants provenant de ces unions, tenaient beaucoup plus du sang
sauvage que du sang espagnol: ils etaient chetifs, mous et sans energie.
Je suis certain, ajoutait-il, qu'avec 500 Canadiens, je pourrais enlever
le Mexique, ou se trouvent tant de tresors."

Toute cette expedition du Mississipi avait augmente l'estime que M.
d'Iberville avait de ses compagnons d'armes canadiens.

Il les avait vus inebranlables dans les plus grandes fatigues,
intrepides, ne reculant devant aucun danger, infatigables dans les
marches et dans toutes les manoeuvres. Il avait pu reconnaitre avec une
sensible complaisance que ses compatriotes etaient au moins egaux a ces
flibustiers de Saint-Domingue, que l'on regardait comme les hommes les
plus audacieux qu'il y eut alors dans le monde.

De plus, il les avait trouves d'une ressource precieuse dans les
relations avec les sauvages, sachant les gagner par leurs egards et leur
amabilite, et pouvant s'en faire comprendre par la connaissance des
langues sauvages du Nord, dont beaucoup d'expressions avaient penetre
sur les cotes du golfe. Cela etait du aux Tuscaroras, nation iroquoise
etablie depuis longtemps dans le voisinage du Mississipi, dans la
province de la Caroline.

Le Pere Anastase, vu ses fatigues et son grand age, avait manifeste le
desir de revenir en France, ce que M. d'Iberville accorda aussitot. Il
fit venir au fort le jeune aumonier de la _Badine_. Mais lorsque les
fetes arriverent, c'est-a-dire le dimanche des Rameaux, le 12 avril, le
Pere Anastase se fit conduire en chaloupe, par M. de Beauharnois, au
fort, pour confesser tous ceux qui se presenterent. Il y revint encore
le jeudi saint, y resta jusqu'au jour de Paques, dit la messe, et le
soir, il y eut sermon et vepres. Apres quoi il revint aux vaisseaux pour
faire faire les paques aux gens. Il y eut encore confession, messe et
communion.

Tout etant regle, M. d'Iberville laissa au fort pres de 14,000 rations,
et de plus, il envoya un traversier a M. Ducasse pour avoir des vivres.
Lui-meme ne devait pas prendre ce chemin, mais profiter du Gulf-Stream
pour sortir du golfe du Mexique.

Il dit: "Le 2 mai, j'ai etabli les offices du fort. J'ai fait
reconnaitre le sieur de Sauvalle, enseigne de vaisseau, pour commander;
c'est un garcon sage et de merite. J'ai mis mon frere de Bienville, age
de 18 ans, comme lieutenant, et Levasseur-Boussonelle comme major.
Je leur laisse 70 hommes, les mousses et, de plus, les equipages des
traversieres."

Il laissait les mousses pour sejourner parmi les sauvages afin
d'apprendre leur langue. C'est ainsi que son pere avait agi autrefois, a
Montreal, avec lui et ses autres freres.

Il plut extraordinairement les deux jours suivants, et si abondamment
que les eaux de la baie devinrent douces, fait incroyable et cependant
reel.

Le 4 mai au matin, on leva l'ancre par un vent du sud-sud-ouest. Au 20
mai ils etaient devant l'ile de Cuba, a Matanzas, a dix lieues est de la
Havane, et le 23 ils arriverent au cap de la Floride.

Le 23 mai, samedi, M. de Surgere avait rencontre trois vaisseaux anglais
qui, les prenant pour des forbans, firent mine de tirer sur le _Marin_.
"Ils auraient ete bien accommodes s'ils avaient commence", dit M. de
Surgere, qui ne doutait de rien; mais, reconnaissant des vaisseaux
francais, ils leur firent mille amities.

"Ensuite, ils voguerent de conserve avec nous, et cela heureusement, car
ils connaissaient les iles de l'entree du golfe et ils pouvaient passer
le Gulf-Stream, que nous ne connaissions pas.

"Ayant debarque au golfe le 26 mai, nous remerciames Dieu et nous
quittames les Anglais, car nos fregates allaient mieux que les leurs.

"Nous suivions l'est-nord-est, nous dirigeant vers la France. Nous
allions du trentieme degre au quarante-cinquieme. La, nous avons ete
assaillis par une tempete epouvantable; les matelots n'en pouvaient
plus. On voulut jeter les canons a la mer, mais on n'osa les deplacer,
de peur d'enfoncer le vaisseau. Nous pouvions nous croire a notre
derniere heure.

"La _Badine_ n'eut pas les memes epreuves, nous ayant devances.

"Le 1er juillet, arrivee a Chef-de-Bois, puis a l'ile d'Aix; et le
2 juillet, entree dans le port de Rochefort, ou nous retrouvames la
_Badine_."



CHAPITRE VI

GRANDS CHANGEMENTS EN FRANCE.

Lorsque M. d'Iberville revint, au mois de juin 1700, de grands
changements etaient survenus en France. Louis XIV avait ramene a la paix
toute l'Europe coalisee contre lui. Delivre de graves difficultes, il
etait determine a s'occuper exclusivement du bien-etre de ses sujets,
du developpement du commerce et de l'industrie, et enfin des
etablissements.

Pour bien envisager ces changements, il faut faire quelque retour sur
les evenements precedents.

De 1690 a 1700, quatre grandes nations: l'Angleterre et la Hollande,
l'Allemagne, l'Espagne et la Savoie s'etaient reunies contre la France,
et, malgre ces coalitions et les efforts reunis depuis dix ans, le roi,
a force de menagements et aussi de succes victorieux, etait parvenu a
se faire accorder une paix qui lui assurait une autorite encore
preponderante en Europe.

Le roi, des le commencement, avait juge dans sa sagesse qu'il ne pouvait
prolonger indefiniment une lutte, qui etait un si rude fardeau pour
ses sujets. Aussi, plusieurs fois il chercha a se faire accorder des
conditions convenables d'arrangement, qui furent rejetees avec dedain,
par des ennemis fiers de leur puissance et confiants dans leur nombre.

Alors le souverain, decu dans ses tentatives, resolut de demander a la
victoire ce que les voies de conciliation n'avaient pu obtenir, et il
y reussit d'une maniere inesperee, grace a cette force et a cette
intrepidite qui se revelerent encore si merveilleusement dans le peuple
qu'il gouvernait.

Il put mettre 400,000 hommes sur pied, des troupes aguerries et
habituees a vaincre. Il disposa ses forces et ses generaux suivant les
centres d'attaque, et, la victoire secondant ses desseins, il inspira
a la France un elan et un enthousiasme dignes de la plus grande nation
militaire.

Les succes etaient si nombreux, si multiplies, que les coalises, tout en
esperant qu'ils finiraient par lasser la France et l'accabler, pouvaient
prevoir qu'ils sortiraient, d'ici la, epuises et aneantis.

An bout de dix ans de lutte les Anglais et les Hollandais reclamaient
la paix. Dans ce laps de temps, les Francais avaient remporte plusieurs
victoires et enleve aux ennemis pour pres d'un milliard de marchandises.

Les Espagnols ne savaient quel sort attendre: ils avaient ete chasses
de la Navarre et du Roussillon; ils avaient perdu la Catalogne avec les
villes principales: Gironne et Barcelone.

Le roi de Savoie avait perdu plusieurs batailles rangees, et il avait vu
succomber dix villes principales.

L'Allemagne avait ete chassee de la Flandre, de la Lorraine, de la
Franche-Comte, du Palatinat, et, dans toute la confederation, l'on ne
savait que prevoir.

La paix de Ryswick, appuyee par les succes des armees de terre et de
mer, dans lesquels les exploits d'Iberville au nord de l'Amerique
eurent leur part, avait calme les esprits, et conservait a la France un
prestige incomparable.

Le roi avait, fait, il est vrai, de grandes concessions, mais il avait
gagne bien des avantages, etant on paix avec l'Allemagne et avec
l'Espagne. Il savait en ce moment que, malgre les efforts de l'Autriche,
la succession au trone d'Espagne etait assuree a l'un de ses enfants.

Il avait reconnu l'autorite du roi d'Angleterre, et n'avait rien a
craindre de ce cote.

Debarrasse de ses plus grands soucis, il ne songea plus qu'a retablir
les finances, a procurer le bien-etre a ses sujets et a assurer la
prosperite des etablissements exterieurs.

Il licencia la moitie de ses troupes, reduisit les impots, suivant les
sages traditions laissees par Colbert, et commenca a donner le plus
grand essor aux Indes Orientales. La France y possedait un territoire
immense, avec des points d'une grande importance, parmi lesquels
Chandernagor et Pondichery, qui, en quelques annees, devaient compter
50,000 ames.

Quant aux Indes Occidentales, le roi en comprenait tres bien
l'importance. Il pensait, d'apres Vauban, que l'on pouvait y etablir
l'un des plus grands royaumes du monde, avec la Nouvelle-France, le
cours du Mississipi, la Louisiane, et enfin les Antilles francaises,
dont Saint-Domingue formait la partie principale.

Saint-Domingue donnait la clef des possessions espagnoles du Mexique, du
Perou, du Quito, en fournissant l'acces a Carthagene, a Porto Bello et a
la Vera Cruz.

Quant a l'embouchure du Mississipi, son occupation donnait l'acces aux
richesses de la Louisiane, que Sa Majeste avait fait decouvrir depuis
plusieurs annees, et qui revelaient "dans le nouveau monde un monde
nouveau."

Les nouvelles que M. d'Iberville apportait repondaient bien aux desseins
des autorites souveraines. Il arriva en France aux premiers jours de
juillet 1699. Il commenca par licencier son monde et decharger ses
batiments, et en meme temps il envoyait une copie de son journal a M. de
Pontchartrain, ministre de la marine.

Celui-ci lui en accusa aussitot reception. Il lui demanda de plus
amples details pour la satisfaction du roi, et en meme temps il lui fit
pressentir la necessite d'un second voyage.

On destina aussitot deux batiments, la _Renommee_, de 45 canons, et la
_Gironde_, pour la nouvelle entreprise.

M. de Pontchartrain voyait que les oppositions ne manquaient pas, mais
il savait que le roi ne voulait en tenir aucun compte.

Les gens de Montreal, parmi lesquels M. de Longueuil et M. Le Ber, les
plus proches parents de M. d'Iberville, avaient ecrit que l'occupation,
du sud de l'Amerique pouvait nuire gravement aux etablissements de la
Nouvelle-France.

Le gouverneur de Saint-Domingue, de son cote, voyait avec ombrage cette
nouvelle expedition; il pensait que ce serait une disgrace pour les
possessions francaises aux Antilles.

Il disait, dans ses lettres, qu'on allait susciter l'agression des
Espagnols. Suivant lui, ils pouvaient mettre 100,000 hommes sur pied
et soulever les sauvages, qui etaient au nombre de plusieurs millions,
disait-il. "Je crois, ajoutait-il, que M. d'Iberville est un tres
honnete homme, et bien intentionne, mais il faut se defier de son esprit
d'entreprise."

De plus, des officiers superieurs de la marine, prevenus contre les
succes d'un officier canadien, repandaient le bruit "qu'il ne reussirait
pas mieux que La Salle; que son expedition avait ete mal menee parce
qu'il avait fait trop de retards; qu'il n'avait pas su menager ses
provisions, etc., etc.; enfin qu'il fallait apprehender que les 80
hommes places a Biloxi ne fussent exposes au meme sort que les gens de
La Salle."

M. de Pontchartrain, voulant etre a meme d'eclairer le roi sur
ces objections, demanda a M. d'Iberville de faire un memoire sur
l'importance de son etablissement.

M. d'Iberville repondit aussitot par un factum d'une dizaine de pages.
Il avait deja expose les avantages que le Canada retirerait de cette
entreprise, qui donnerait les moyens de communiquer avec toute
l'Amerique centrale par le Mississipi, ou les Canadiens avaient deja des
stations importantes. Il montrait ensuite la possibilite de se saisir du
Mexique, ou se trouvaient des tresors; enfin il affirmait la necessite
d'arreter l'extension continuelle des Anglais, "deja trop puissants".

Ensuite M. d'Iberville enumerait les sites occupes par les Espagnols
sur le golfe du Mexique, et leur peu de valeur, puis il signalait les
conditions favorables pour le commerce des pelleteries et des autres
produits.

Il finissait en affirmant que dans ces regions presque tropicales on
pouvait recolter les productions des Antilles.

M. de Pontchartrain repondit en recommandant a M. Duguay, l'intendant
de la marine a Rochefort, d'activer l'armement des navires destines a
l'expedition.

Il envoyait en meme temps la liste des officiers nommes par le roi sur
la _Renommee_, batiment de 50 canons: M. d'Iberville, commandant; M. de
Ricouard, lieutenant; le sieur Duguay, enseigne; le sieur Desjordy, le
sieur de Hautemaison et le sieur de Saint-Hermine, gardes de marine.
Dans l'equipage il devait y avoir 50 Canadiens reunis a Rochefort.

M. d'Iberville emmenait avec lui un de ses cousins, M. Lesueur,
militaire plein d'experience, et son frere de Chateauguay, age de 14
ans. C'etait lui qui etait destine devenir un jour gouverneur de la
Guyane.

Sur la _Gironde_, se trouvaient le chevalier de Surgere, commandant;
M. de Villautreys, lieutenant; le sieur de Courcieres, lieutenant en
second, etc.

M. d'Iberville et M. de Surgere, pour recompense de leurs services,
recevaient le titre de chevaliera de Saint-Louis.

Le roi nommait aussi M. de Sauvalle commandant du fort de Biloxi, et M.
de Bienville, age alors de vingt ans, lieutenant.

En meme temps, M. Duguay recevait l'ordre de donner a M. d'Iberville
tout ce qu'il avait demande pour l'armement du fort de Biloxi: 10 pieces
de canon, 2,000 boulets, 400 paquets de mitraille, 17,000 livres de
poudre a mousquet.




SIXIEME PARTIE



DEUXIEME VOYAGE.

Le depart eut lieu de La Rochelle le 17 septembre 1699, a 8 heures et
demie du matin.

Le 11 decembre, c'est-a-dire apres 50 jours de navigation, l'escadre
arrivait au cap Francais, ou debarquerent quatre malades. M. de Galifet,
lieutenant du gouverneur, accueillit M. d'Iberville et lui fournit les
rafraichissements necessaires. On embarqua aussi des volailles et des
bestiaux.

Le 22 decembre, depart du cap Francais, et, 20 jours apres, arrivee au
fort de Biloxi.

Le 9 janvier M. de Sauvalle vint a bord, et rendit compte de tout ce qui
s'etait passe depuis le depart de M. d'Iberville.

Il avait recu la visite d'un batiment anglais commande par le capitaine
Banks, que M. d'Iberville avait fait prisonnier au fort Nelson cinq ans
auparavant. Le capitaine, ayant vu le fort de Biloxi, avait dit qu'il
reviendrait en force, mais cela n'inquieta ni M. d'Iberville ni M. de
Sauvalle.

Pendant que quelques marchands de Montreal s'inquietaient de
l'etablissement de Biloxi, d'autres Canadiens s'en rejouissaient, et y
voyaient la source de beaucoup d'avantages pour la Nouvelle-France.

Des que Mgr l'eveque de Quebec avait eu connaissance des succes de M.
d'Iberville, il avait envoye M. de Montigny, son grand vicaire, avec M.
d'Avion, missionnaire des Illinois. Ces messieurs parlaient les langues
de plusieurs nations sauvages, et ils venaient s'offrir au zele
religieux du chevalier d'Iberville. M. Juchereau de Saint-Denis, oncle
de madame d'Iberville, comme nous l'avons vu precedemment, vint offrir
ses services et son experience; il avait conduit plusieurs hommes avec
lui. Il etait reserve a plus d'une aventure. Enfin, l'on vit aussi
arriver vingt Canadiens commandes par M. de Tonty, qui avait traverse
intrepidement toutes les nations sauvages, et qui s'etait rendu avec
bonheur e cet ancien theatre de ses premiers exploits. Il etait au
comble de la satisfaction de voir se realiser l'oeuvre qu'il avait deja,
tentee avec l'heroique M. de La Salle.

M. d'Iberville accueillit ces nouveaux auxiliaires avec la plus entiere
cordialite. Il enjoignit d'abord a M. Lesueur, son cousin, de preparer
tout ce qui etait necessaire pour remonter le fleuve avec une vingtaine
d'hommes, afin d'aller exploiter aussitot les mines de cuivre qui lui
avaient ete signalees au 45e degre de latitude.

Il donna des compagnons a M. de Saint-Denis pour s'en aller explorer
les cotes du golfe, a, l'ouest, depuis la Palissade jusqu'a la baie
Saint-Louis.

Quant a M. de Tonty, qui connaissait les langues sauvages, ainsi que les
Canadiens qui l'avaient accompagne, il lui proposa de remonter le fleuve
avec lui. Enfin, il prit aussi avec lui l'aumonier de l'escadre,
ainsi que M. de Montigny. Son frere Chateauguay devait etre aussi de
l'expedition.

Le but de M, d'Iberville etait de reconnaitre les sites avantageux, de
voir quelle etait la fertilite de la terre et les productions utiles,
enfin de lier des relations avec toutes les tribus sauvages, dont il
avait dessein de se servir pour l'exploitation et la colonisation du
pays.

Il partit le 1er mars 1700, et en deux jours il atteignit la premiere
ile du Mississipi en quittant la mer. Il parait que c'est alors qu'il
commenca a etre atteint de la fievre et de douleurs extremement vives
aux genoux, qui venaient probablement de toutes les fatigues qu'il
avait ressenties dans les expeditions precedentes. Il chercha d'abord
a vaincre son mal et continua sa marche, mais au bout de quelques
semaines, les douleurs furent si vives, qu'il fut oblige de revenir sur
ses pas.

Le 3 mars 1700, il debarquait aux Oumas, et renouvelait les arrangements
qu'il avait faits avec eux lors de son premier voyage.

Les jours suivants il atteignit le port qui se trouve a l'extremite nord
de la nation des Oumas.

Le 10, il visitait les Natchez, qu'il considerait comme la nation
sauvage la plus intelligente, et ou il voulait etablir une station
principale, a laquelle il desirait donner le nom de Sainte-Rosalie, en
l'honneur de la patronne de madame la marquise de Pontchartrain.

Le 14 mars, arrivee aux Tasmas, a 15 lieues des Natchez, au 34e degre
de latitude. Ce fut le point extreme ou se rendit M. d'Iberville. M. de
Montigny connaissait la langue de cette nation, et il y fit commencer
une eglise, qu'il devait remettre a un missionnaire du Canada. Lui-meme
se proposait de resider aux Natchez. Il etait capable de rendre les plus
grands services aux interets do la religion.

M. d'Iberville ayant rempli le principal objet de son excursion, et,
se sentant encore plus malade, confia a M. de Bienville la suite des
operations.

Il avait accompli au moins une partie de ce qu'il s'etait propose. Il
avait parcouru 200 lieues sur le fleuve, il en avait explore les rives,
et constate l'abondante fertilite du sol. Il avait noue des relations
avec les principales tribus du Sud; il avait pacifie leurs differends,
et les avait exhortees a vivre en amitie avec les Francais qui allaient
s'etablir chez eux.

Des missionnaires allaient fonder des sanctuaires et faire connaitre les
enseignements de la religion, contre lesquels les naturels n'avaient
aucune prevention.

M. de Montigny devait s'etablir aux Natchez, et un autre religieux
devait resider aux Oumas. En meme temps, M. Davion allait s'etablir aux
Illinois, sur l'invitation de ceux-ci, et un Pere Jesuite commencait
l'erection d'une eglise aux Bayagoulas.

M. de Tonty, ayant vu les premiers fruits de l'entreprise, recut une
mission particuliere. Il devait aller jusqu'aux Illinois, charge
des presents de M. d'Iberville pour concilier les indigenes aux
enseignements de M. Davion.

Le 24 mars, M. d'Iberville, revenant vers Bayagoulas, rencontra M.
Lesueur, son cousin, qui avait termine ses preparatifs, et qui allait
remonter jusqu'aux chutes Saint-Antoine. Il avait avec lui le sieur
Penicaud, maitre charpentier, qui a ecrit la relation de cette
entreprise. Nous en citerons quelques details.

Le 25 au matin, M. d'Iberville se dirigea vers Bayagoulas avec son frere
de Chateauguay, tandis qu'il envoyait M. de Bienville passer quelques
semaines dans les regions de l'Ouest. C'etait d'abord son dessein de
faire lui-meme cette excursion, mais son malaise etant devenu plus
grand, il lui fallut confier cette mission a son frere. Il continua son
retour en canot, avec deux hommes et le jeune de Chateauguay.

M. d'Iberville, malgre la fievre qui le tourmentait toujours, et malgre
les douleurs qui l'empechaient de marcher, passa tout ce mois a sonder
les passes, a examiner les sites pour les etablissements futurs. Enfin,
il put recueillir bien des renseignements de la part des sauvages qu'il
rencontra.

Il apprit ensuite que des nations sauvages avaient quitte leur position
au nord pour s'etablir dans un climat plus favorable au sud. Entre
autres, il en etait ainsi des Tuscaroras, une des cinq nations
iroquoises etablies pres du lac Ontario, qui avaient quitte leurs foyers
depuis quelques annees, attires par la douceur du climat du sud, et qui
etaient venus se fixer dans la Caroline, et cela, parait-il, lui suggera
des idees pour l'avenir. Par une disposition particuliere, les pays du
sud qui etaient les plus doux et les plus fertiles etaient les moins
peuples, et les populations les plus nombreuses etaient au nord. Du
golfe du Mexique jusqu'a l'entree du Missouri, on comptait une vingtaine
de petites nations, et ces nations n'etaient composees que de quelques
familles, 30 ou 40, et pas davantage.

Pour exploiter tous ces pays, il aurait fallu que les nations du Nord
qui sont tres nombreuses, comme les Sioux, les Ottawas, les Illinois,
fussent determinees a descendre dans la proximite du golfe, ce qui
serait d'un immense avantage pour eux et pour les Francais qui
voudraient traiter avec eux.

Cette idee, si etrange qu'elle puisse paraitre, etait deja venue a
plusieurs de ces nations, meme les plus sauvages, et, comme nous l'avons
dit, les Tuscaroras etaient etablis dans la Caroline.

Le 18 du mois de mai, comme il avait ete convenu, M. de Bienville, qui
avait ete en excursion a l'ouest du Mississipi, revint a Biloxi. Il
avait fait peu de chemin, et avait rencontre peu d'indigenes. A cette
epoque de l'annee, la fonte des neiges faisait deborder toutes les
rivieres affluant au Mississipi, qui sortait de ses rives. L'on pouvait
a grande peine remonter la force des courants, et l'on ne pouvait
aborder, parce, que toutes les cotes etaient submergees a une grande
distance. M. de Bienville avait donc peu de renseignements a fournir a
son frere.

Le 19 de mai, M. de Montigny et M. Davion arriveront avec deux chefs
sauvages des Natchez et des Tonicas.

M. de Montigny etait tellement accable de fatigue, qu'il crut devoir
demander de repasser en France. Il pouvait utiliser son voyage en
demandant des pretres a la maison des Missions etrangeres a Paris. On
pensait neanmoins qu'il etait deja decourage du peu de succes qu'il y
avait a esperer parmi ces populations legeres et depravees du Sud.

Le 16 mai, M. d'Iberville donna des instructions a M. de Sauvalle sur ce
qu'il y aurait a faire pendant son absence.

"Il insiste sur la necessite de recueillir toutes ces plantes que
connaissent les sauvages, et dont ils se servent pour leurs teintures et
pour leurs remedes.

"Il faut se procurer le plus que l'on pourra de veaux sauvages pour les
elever dans les parcs et les domestiquer.

"Il faut rechercher tous les lieux ou se trouvent des perles. L'on devra
eprouver differents bois en les mettant dans l'eau pour voir quels sont
ceux qui ne sont pas attaques par les vers.

"En attendant que M. Lesueur revienne de son excursion dans le haut
Mississipi, il faudra envoyer M. de Saint-Denis pour visiter la riviere
de la Marne au pays des Gododaquis.

"Enfin, il faudra s'opposer par tous les moyens a aucune agression de la
part des Espagnols."

Le 28 mai, M d'Iberville ayant fini ses dispositions, partit pour
la France avec ses deux vaisseaux. Il etait favorise par un vent
sud-sud-ouest.



CHAPITRE VIII

MORT DE D'IBERVILLE.

A partir de 1700, la sante de d'Iberville fut profondement alteree. En
1702, il repassa en France et alla a Paris. Sa femme, nee Marie Therese
de La Pocatiere, qu'il avait laissee a La Rochelle, chez son frere de
Serigny, intendant du port de cette ville, vint le rejoindre dans la
ville capitale avec Serigny.

Le 8 octobre 1693, d'Iberville avait epouse a Quebec Mlle Marie
Therese Polette de La Combe-Pocatiere, fille de Francois Polette de La
Combe-Pocatiere, capitaine au regiment de Carignan Salieres, et de dame
Marie Anne Juchereau, qui elle-meme, a la date du mariage de sa fille
avec d'Iberville, avait contracte un second mariage avec le chevalier
Francois Madeleine Ruette, sieur d'Auteuil et de Monceaux, conseiller.

De ce mariage d'Iberville eut deux enfants; Pierre Louis Joseph qui, ne
et ondoye le 22 juin 1694, sur le grand banc de Terre-Neuve, recut le
bapteme a Quebec, le 7 aout suivant, des mains de M. Dupre, cure de la
cathedrale; le parrain etait M. Joseph Le Moyne, sieur de Serigny, et
la marraine, dame Marie Anne Juchereau, epouse de M. d'Auteuil, sa
grand'mere; et une fille connue dans le monde sous le nom de dame
Grandive de Lavanais.

D'Iberville avait contracte depuis plusieurs annees des douleurs
rhumatismales, et on ne sait si c'est a cette epoque qu'il alla aux eaux
de Bourbon-l'Archamhault.

Les bons soins qu'il recut le remirent en quelques mois. Toute
souffrance cessant, il crut pouvoir continuer son oeuvre.

Connaissant les projets de la cour de France sur les colonies des
Antilles, il offrit au cabinet de Versailles d'aller surprendre la
Barbade et les autres iles occidentales.

On lui accorda ce qu'il demandait. Il partit avec onze vaisseaux de Sa
Majeste et trois cents hommes d'equipage. Sur son chemin, en se rendant
aux Barbades, il attaqua l'ile de Niepce. C'etait au commencement
d'avril 1706.

Apres quelques escarmouches, les habitants, se voyant inferieurs en
nombre, et surpris par la rapidite de l'attaque, offrirent de capituler
et de se rendre avec tous leurs biens.

Pendant ce temps, la petite armee de d'Iberville parcourait le pays et
ranconnait toute la contree. Elle s'emparait des chevaux, des animaux,
des moulins, des serviteurs et des negres.

M. d'Iberville proposa des conditions de capitulation, elles furent
acceptees par le commandant anglais.

La capitulation fut signee le 4 avril 1706. On fit la liste des
prisonniers. Elle comprenait le gouverneur, 1758 hommes de guerre, tous
les habitants, y compris 7,000 negres.

D'Iberville s'etait en outre empare de trente navires, les uns armes en
guerre, les autres charges de marchandises.

Les negres faits prisonniers, s'etant enfuis sur la montagne, a un
endroit appele le _Reduit_, on stipula que dans les trois mois a partir
du jour de la capitulation, on transporterait a la Martinique 1400
negres, ou la somme de cent piastres par chaque negre qu'on ne
remettrait pas.

Les pertes faites par les Anglais a, Niepce furent immenses.

La conquete de cette ile repandit de grandes richesses a la Martinique,
ou d'Iberville alla deposer ses trophees.

D'Iberville mit bientot apres a la voile pour aller attaquer les flottes
marchandes de la Virginie et de la Caroline. Il cingla vers la Havane
afin de tomber sur la flotte de la Virginie pendant qu'elle s'assemblait
pour retourner en Europe.

Mais, dit M. Guerin, dans son _Histoire maritime de la France_, cette
entreprise importante fut interrompue par la mort prematuree de son
chef. D'Iberville, qui avait conserve sa sante pendant vingt annees de
combats glorieux, de decouvertes importantes et d'utiles fondations, fut
victime, a la Havane, d'une attaque d'epidemie. M. Guerin affirme que si
ses campagnes prodigieuses par leurs resultats avaient eu l'Europe pour
temoin, d'Iberville eut en, de son vivant et apres sa mort, un nom aussi
celebre que ceux des Jean Bart, des Duguay-Trouin, des Tourville, et
serait parvenu, sans conteste, aux plus grands commandements dans la
marine.

Depuis longtemps, cet illustre marin etait afflige d'une maladie qui lui
enlevait toutes ses forces. Il voyait sa sante decliner tous les jours.
A un age qui lui permettait d'esperer une longue existence (il avait a
peine 45 ans), il se resigna noblement et il offrit avec generosite
le sacrifice de cette existence qu'il avait remplie de tant de faits
glorieux et pendant laquelle il croyait pouvoir terminer tant d'oeuvres
importantes qu'il avait si admirablement commencees.

Il avait dote son pays de conquetes immenses, il avait assure le
commerce des produits les plus varies et les plus riches, il s'etait
rendu maitre de tout un immense continent, et etait parvenu a detruire
completement le prestige militaire et naval de deux grandes puissances,
l'Angleterre et l'Espagne.

D'Iberville voyait la mort arriver a grands pas. Il lui fallait donc
renoncer a toutes ses esperances.

Ce qui aggravait sa position, c'etait la pensee qu'il abandonnait
son oeuvre a des mains qui n'etaient ni assez experimentees ni assez
eprouvees.

A la metropole les affaires etaient dirigees par des hommes d'un merite
incontestable, mais qui ne comprenaient pas l'importance, ni l'avenir de
ces pays lointains.

Au centre de ces nouvelles colonies, ceux appeles a les regir se
laissaient souvent conduire par des motifs d'interet personnel. Il eut
fallu, d'une part, des administrateurs parfaitement eclaires sur
la valeur des nouvelles conquetes; d'autre part, une direction
desinteressee sur les autorites subalternes.

C'est, dans ces tristes previsions que le chevalier d'Iberville debarqua
a la Havane, etant si malade qu'il ne pouvait plus supporter la mer. Il
fut transporte a l'hopital, ou il se prepara serieusement a recevoir les
secours de cette religion qu'il avait si fidelement observee toute sa
vie, et a laquelle il avait toujours eu recours au milieu des plus
grands dangers.

D'Iberville expira a la Havane, le 5 juillet 1706, apres avoir recu
tous les secours de la religion, comme on en trouve la preuve dans
les registres de la paroisse principale de la ville, que nous citons
ci-apres.

D'Iberville ne fut inhume que le 5 septembre, dans l'eglise paroissiale
majeure de Saint-Christophe, ou on ensevelit plus tard les restes de
Christophe Colomb, ramenes de Seville.

Voici comme est relate l'acte de deces de d'Iberville:

    "En la cite de la Havane, le 5 septembre 1706, a ete inhume dans
    cette sainte eglise paroissiale majeure de Saint-Christophe, M.
    Moine de Berbilla, natif du royaume de France, muni des saints
    sacrements.

    "JEAN DE PETTROZA,

    "Pretre de l'eglise majeure."

Moine de Berbilla n'est qu'une corruption espagnole de la prononciation
de Le Moyne d'Iberville.

Apres la mort de son mari, Mme d'Iberville passa en France, et epousa
en secondes noces le comte de Bethune, lieutenant general des armees du
roi.



CONCLUSION

Nous voici arrive au terme de notre oeuvre. Nous avons relate tout ce
qui se rapporte au chevalier d'Iberville. Il nous resterait a faire
quelques considerations sur les consequences de toutes ces grandes
expeditions.

D'abord les previsions de d'Iberville ne se realiserent malheureusement
que trop. Le gouvernement, au lieu d'accorder sa confiance aux hommes
qui avaient donne les plus grandes preuves de devouement, ne recourut
pas a la famille d'Iberville, ni a aucun de ses anciens compagnons
d'armes.

La compagnie des Indes, qui s'etait emparee de l'administration de la
nouvelle colonie, mit a la tete un homme qui ne connaissait pas le pays.

M. de Lamothe-Cadillac fut elu. Il avait quelques faits d'armes a
invoquer: l'occupation des lacs, la fondation de la ville de Detroit;
mais il etait completement etranger aux interets et aux besoins de la
Louisiane. M. de Lamothe-Cadillac ne put conserver longtemps sa position
de gouverneur, et il s'en alla blame par tout le monde.

Apres lui, le pays tomba dans les mains de ce qu'on appelait la
compagnie du Mississipi, que le malheureux Law avait fondee. Il profita
de la mort de d'Iberville pour lancer sur le pave de Paris une oeuvre
qui, au debut, eut une etonnante prosperite, et qui aboutit h une
epouvantable catastrophe.

Ces deux insucces rendirent le gouvernement plus prudent et plus
attentif, et l'on recourut, dix ans apres la mort de d'Iberville, a
celui qui l'avait accompagne dans ses expeditions et seconde dans ses
entreprises, c'est-a-dire a son frere de Bienville.

Le 4 octobre 1716, M. de Bienville recevait de France des lettres qui
le placaient a la tete de toute la colonie. Ses merites avaient ete
longtemps meconnus, mais on reconnaissait enfin, en ce moment, qu'on ne
pouvait se passer de ses services.

Voici comme s'exprimait un intendant francais sur les merites de
Bienville, le digne heritier de son frere:

"On ne saurait trop exalter, disait-il, la maniere admirable dont M. de
Bienville a su s'emparer de l'esprit des sauvages pour les dominer. Il a
reussi par sa generosite et sa loyaute; il s'est surtout acquis l'estime
de toute la population en sevissant contre toute depredation commise par
les Francais."

Ces paroles peuvent nous faire comprendre la mauvaise foi de M. de
Cadillac, qui ecrivait alors a, Versailles: "Tous ces Canadiens ne sont
que des gens sans respect pour la subordination. Ils ne font aucun cas
ni de la religion, ni du gouvernement. Le lieutenant du roi, M. de
Bienville, est sans experience, il est venu en Louisiane a 18 ans, sans
avoir servi ni en Canada ni en France." Ceci est inexact, car M. de
Bienville avait alors pres de vingt ans de service.

Nomme gouverneur, M. de Bienville s'empressa d'executer le projet qu'il
avait depuis longtemps d'etablir le centre de la colonie a l'extremite
du delta. Il lui donna le nom de Nouvelle-Orleans, en l'honneur du duc
d'Orleans, regent du royaume de France. La nouvelle compagnie d'Occident
eleva Bienville au commandement general de la Louisiane. Il fut seconde
dans son oeuvre par ses freres, les messieurs de Longueuil,
qui devinrent successivement gouverneurs de Montreal et de la
Nouvelle-France.

Pendant ce temps la colonie se developpait. Plusieurs des anciens
compagnons de d'Iberville venaient s'y etablir chaque annee. On voyait y
arriver des gens de Montreal, Quebec et autres villes.

En 1724, M. de Bienville fut mande a Paris pour donner des explications
sur sa conduite. Il recut sa demission par suite des rapports calomnieux
qui avaient ete faits contre lui par des ennemis de la famille
de Longueuil. Cinq ans apres, en 1731, il fut retabli dans son
commandement; puis ayant termine son oeuvre, il passa en France, en
1760.

Comme nous l'avons dit en commencant, la France possedait a ce moment
presque toute l'Amerique du Nord. Ses possessions, d'une superficie
de plus de trois cent mille lieues carrees, s'etendaient de l'ocean
Atlantique a l'ocean Pacifique, et de la baie d'Hudson au golfe du
Mexique. Les plus beaux et les plus grands fleuves du monde: le
Saint-Laurent, l'Ohio, le Missouri, le Mississipi s'y trouvaient; on y
voyait des lacs grands comme des mers: les lacs Erie, Ontario, Huron,
Michigan, Superieur. Nous avons vu toute la part que M. d'Iberville eut
a ces merveilleux resultats.

Cette contree est douee des ressources naturelles les plus diverses
et les plus abondantes; ses habitants sont actuellement au nombre de
plusieurs millions. Aussi peut-on facilement comprendre la perte immense
que fit la France en ne prenant pas les mesures necessaires pour
conserver cet immense territoire, dans lequel elle aurait pu creer un
empire d'une incalculable richesse: une France d'outre-mer qui eut
imprime le sceau de son genie sur ce continent.

Quand le sort des armes eut trahi le drapeau des Francais, qui lutterent
avec une indomptable energie, et qui ne succomberent que sous le nombre,
le pays tout entier fut conquis par B'Angleterre. Son gouvernement
s'etait solennellement; engage a, respecter tous les droits et
privileges des familles francaises. Neanmoins, beaucoup de ces familles
ne voulant pas rester sous la domination des Anglais, emigrerent sur la
rive gauche du Mississipi pour se trouver sur une terre francaise.
La, ces familles fonderent les etablissements de Saint-Louis,
Saint-Ferdinand, Carondelet, Saint-Charles, Sainte-Genevieve,
Nouvelle-Madrid, Gasconnade.

Ce mouvement d'emigration vers le nord-ouest se continua, et par suite,
les Franco-Canadiens fournirent les premiers groupes de colons de la
plupart des Etats de l'Ouest et de la Riviere-Rouge. Ne s'arretant
que sur les bords de l'ocean Pacifique, ils jeterent le germe des
etablissements de Vancouver et de l'Oregon.

Nous les trouvons aussi dans le Nord-Ouest canadien et jusqu'a la baie
d'Hudson. La plupart sont disperses dans les terres, ou ils trafiquent
avec les indigenes. Des centres qui deviendront vite prosperes se sont
formes au fort Edmonton, au lac Sainte-Anne, au lac La Biche.

Les Canadiens-Francais sont deja nombreux au Manitoba; ils se sont
groupes a Saint-Boniface, a Saint-Norbert, a Sainte-Agathe, a
Saint-Francois-Xavier, a Saint-Laurent.

Dans d'autres Etats, on rencontre aussi des Canadiens: il y en a
dans l'Ohio, l'Iowa, le Dakota, le Montana, le Colorado, l'Etat de
Washington, le Kansas, l'Arizona, le Nouveau-Mexique.

Disperses sur un immense territoire, entoures de populations de races
differentes, les Canadiens-Francais ont conserve leur religion. Des
qu'ils ont pu se rassembler et former des etablissements, ils ont
demande des pretres et ont eleve a leurs frais des temples au Seigneur.
La plus grande partie d'entre eux ont conserve comme un tresor precieux
leur langue et leurs habitudes nationales.

En 1864, M. E. Duvergier de Hauranne se trouvait dans le Minnesota. "Ce
pays, dit-il, est plein de Francais. Quelques-uns viennent de la mere
patrie, la plupart ont emigre du Canada par les grands lacs. Quand je
ne les aurais pas reconnus a, leur langage, leurs plaisanteries, leurs
danses, leur gaiete invincible a la fatigue me les auraient designes."

"La France a ete, jusqu'au milieu du 18e siecle, une des plus grandes
puissances coloniales du monde, et l'Espagne seule pouvait lui disputer
la preeminence. En effet, au commencement du 18e siecle, elle possedait
toute l'Amerique du Nord jusqu'au Mexique sur l'ocean Atlantique, et
jusqu'a la Californie sur le Pacifique. Le golfe Saint-Laurent,
le Canada, les lacs interieurs, tout le bassin du Mississipi, le
Nord-Ouest, l'Oregon et tous les territoires au nord de la Californie et
du Mexique, lui appartenaient et formaient deux provinces immenses: le
Canada et la Louisiane. Elle avait dans les Antilles plus de la moitie
de Saint-Domingue, Sainte-Lucie, la Dominique, Tobago, Saint-Barthelemy,
et enfin la Martinique et la Guadeloupe, faibles debris qui lui sont
restes de tant de colonies.

"De toutes ces possessions, la plus precieuse etait le vaste empire dont
elle avait jete les fondements au nord et a l'ouest de l'Amerique,
et qui lui eut assure une preponderance incontestable dans le inonde
entier."

Malheureusement, les systemes errones, les fausses idees qui presiderent
alors a la direction de ses colonies, firent vegeter ces etablissements,
tandis que ceux des Anglais prosperaient a cote des siens. Mais
l'insouciance, l'incapacite de la cour les laisserent exposes sans
defense aux attaques de voisins qui, dix fois plus nombreux que ces
malheureux colons, les ecraserent un depit d'une resistance energique.

Ce fut donc sous le regne deplorable de Louis XV que succomba la
puissance coloniale de la France: les Anglais lui enleverent, on
1763, tout le nord du continent americain. La meme annee, elle ceda a
l'Espagne la Louisiane et toutes les regions de l'Ouest, pour eviter
de les abandonner aux Anglais, auxquels, dans le meme temps, elle dut
livrer la Dominique, Saint-Vincent, Tobago.

Ainsi s'accomplit la ruine de l'oeuvre de Richelieu et de Colbert, la
ruine coloniale de la France.

Apres cette ruine et apres les desastres du premier empire, la France ne
possedait plus que la Martinique, la Guadeloupe dans les Antilles, et la
Reunion dans l'ocean Indien; ajoutez les comptoirs de l'Inde, quelques
etablissements en Guyane et en Senegal.

A peu pres ruinees a la fin de l'empire, la Martinique, la Guadeloupe et
la Reunion se sont rapidement relevees, et aujourd'hui, la France peut
les mettre en parallele avec les colonies les plus florissantes. Leur
population est beaucoup plus dense que celle du continent europeen. La
Martinique a pres de 160,000 habitants, et elle exporte, rien qu'en
sucre, pour plus de 20 millions par an. La Guadeloupe compte 170,000
ames, la Reunion plus de 180,000, et leurs productions sont superieures
a celles de la Martinique.

Il est a remarquer que par un phenomene rare, la langue et les moeurs
de la France, ainsi qu'un ardent amour pour elles, se perpetuent dans
celles des anciennes colonies qu'elle a perdues. Temoin, Madagascar;
temoin aussi, le Canada. Voila certes des resultats assez inattendus.

Dans l'Inde, les comptoirs de la France, quoique enclaves dans l'empire
indien de l'Angleterre, n'ont pas dechu.

Quant aux etablissements du Senegal, ils se sont developpes dans des
proportions enormes. La population soumise a la France ne depassait pas
une quinzaine de mille ames en 1815, et l'on n'y operait qu'un tres
maigre trafic. Aujourd'hui la France y a pousse ses postes jusqu'au
Niger. Plusieurs millions d'hommes y sont ses tributaires et le commerce
du pays, prodigieusement accru, a atteint plus de 50 millions de francs.

L'oeuvre coloniale de la France, dans ce siecle, n'a pas consiste
seulement a conserver et a, ameliorer les epaves du son ancien domaine;
de 1830 a 1847, elle a conquis l'Algerie. L'Algerie ne peut etre
comparee, ni comme etendue, ni comme fertilite aux immensites de
l'Amerique du Nord ou de l'Australie. Mais la France, dans la
colonisation de ce pays, a obtenu des resultats precieux. Elle y
a implante plus de quatre cent mille colons europeens. Des villes
florissantes se sont elevees sur l'emplacement des terrains incultes
et des marais fangeux d'il y a quarante ans. Le mouvement commercial
atteint cinq cent millions de francs.

A l'Algerie, la France vient d'ajouter la Tunisie, qui rivalisera
bientot de prosperite et de vitalite avec l'Algerie francaise.

Pour un peuple soi-disant incapable de coloniser, le resultat ne laisse
pas que d'etre satisfaisant.

En Oceanie, la France possede l'archipel de Taiti. La
Nouvelle-Caledonie, occupee a une date plus recente, a permis a la
France de creer une colonie penitentiaire dont tout le monde reconnait
l'utilite. Par la Cochinchine, elle a repris pied sur le continent
asiatique; et, si ce n'est encore qu'un embrion d'empire colonial en
extreme Orient, cet embrion est prodigieusement vivace. Elle paie tous
ses frais d'administration, et verse en outre une contribution dans le
tresor de la metropole. Sa population est d'un million et demi, et son
commerce exterieur tres considerable.

De ce qui precede, on peut reconnaitre que la France commence a revenir
a ces entreprises coloniales qui lui ont fait tant d'honneur au XVIIe
siecle.

Dans de pareilles dispositions, le recit de ces grandes oeuvres
auxquelles d'Iberville a eu une si large part, ne peut manquer
d'interesser ceux qui se preoccupent de l'agrandissement de la France
par les etablissements coloniaux.

Le gouvernement francais a donne la preuve de ses sympathies
particulieres pour les anciennes colonies en nommant un des batiments
nouvellement construits; _Le Chevalier d'Iberville_.

C'est ce que nous avons appris au moment ou nous ecrivions les dernieres
lignes de cette histoire.




TABLE DES MATIERES


  INTRODUCTION

  PREMIERE PARTIE

  CHAPITRE:
  I--De l'etablissement de la Nouvelle-France.
  II--La famille Le Moyne.
  III--Developpements de Montreal.
  IV--Naissance de Pierre d'Iberville.
  V--Les troupes arrivent en Canada.
  VI--Expeditions des troupes.
  VII--Montreal et ses souvenirs.
  VIII--Exploration du fleuve Saint-Laurent.
  IX--M. Le Moyne envoie ses enfants en France pour entrer dans la marine.

  DEUXIEME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expeditions a la baie d'Hudson.
  II--Aspect de la baie d'Hudson.
  III--Expedition dans la colonie anglaise.
  IV--Nouvelle expedition a la baie d'Hudson.
  V--Siege de Quebec.
  VI--Nouveaux evenements a la baie d'Hudson.
  VII--M. d'Iberville a Versailles.

  TROISIEME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expedition en Terre-Neuve (1696-1697).
  II--Le Gulf-Stream.
  III--M. d'Iberville mis a la tete de l'expedition.
  IV--Arrivee de M. Beaudoin, aumonier des Abenaquis.
  V--Prise de Pemaquid.
  VI--Difficultes avec M. de Brouillan.
  VII--Prise de Saint-Jean.
  VIII--Conquete du territoire.
  IX--Enumeration des prises, et occupation de 500 lieues carrees en
      territoire.
  X--Etat actuel de Terre-Neuve, cent batiments employes, 20,000 pecheurs.

  QUATRIEME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--IVe expedition a la baie d'Hudson.
  II--Arrivee au Labrador.
  III---Rencontre des banquises.
  IV--Arrivee dans la baie d'Hudson.
  V--Rencontre de trois vaisseaux anglais.
  VI--Prise du fort Nelson.
  VII--Retour en France.

  CINQUIEME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Expedition du Mississipi.
  II--Premier voyage.
  III--Arrivee aux Antilles.
  IV--Arrivee devant les rives du golfe du Mexique.
  V--Voyage a la Malbanchia.
  VI--Grands changements on France.

  SIXIEME PARTIE

  CHAPITRE:
  I--Deuxieme voyage.
  II--Retour en France.
  III--Expedition dans les Antilles.
  IV--Mort de d'Iberville.

  CONCLUSION.







End of the Project Gutenberg EBook of Histoire du Chevalier d'Iberville
by Adam-Charles-Gustave Desmazures

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DU CHEVALIER D'IBERVILLE ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


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