Project Gutenberg's Portraits litteraires, Tome II., by C.-A.  Sainte-Beuve

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Title: Portraits litteraires, Tome II.

Author: C.-A.  Sainte-Beuve

Release Date: November 6, 2004 [EBook #13965]

Language: French

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*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTERAIRES, TOME II. ***




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  PORTRAITS
  LITTERAIRES

  II

  PAR

  C.-A. SAINTE-BEUVE
  DE L'ACADEMIE FRANCAISE.

  1862




  MOLIERE, DELILLE,
  BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, LE GENERAL
  LA FAYETTE, FONTANES, JOUBERT, LEONARD,
  ALOISIUS BERTRAND, LE COMTE DE SEGUR,
  JOSEPH DE MAISTRE, GABRIEL NAUDE.





MOLIERE

Il y a en poesie, en litterature, une classe d'hommes hors de ligne,
meme entre les premiers, tres-peu nombreuse, cinq ou six en tout,
peut-etre, depuis le commencement, et dont le caractere est
l'universalite, l'humanite eternelle intimement melee a la peinture des
moeurs ou des passions d'une epoque. Genies faciles, forts et feconds,
leurs principaux traits sont dans ce melange de fertilite, de fermete
et de franchise; c'est la science et la richesse du fonds, une vraie
indifference sur l'emploi des moyens et des genres convenus, tout cadre,
tout point de depart leur etant bon pour entrer en matiere; c'est une
production active, multipliee a travers les obstacles, et la plenitude
de l'art frequemment obtenue sans les appareils trop lents et les
artifices. Dans le passe grec, apres la grande figure d'Homere, qui
ouvre glorieusement cette famille et qui nous donne le genie primitif de
la plus belle portion de l'humanite, on est embarrasse de savoir qui y
rattacher encore. Sophocle, tout fecond qu'il semble avoir ete, tout
humain qu'il se montra dans l'expression harmonieuse des sentiments et
des douleurs, Sophocle demeure si parfait de contours, si sacre, pour
ainsi dire, de forme et d'attitude, qu'on ne peut guere le deplacer en
idee de son piedestal purement grec. Les fameux comiques nous manquent,
et l'on n'a que le nom de Menandre, qui fut peut-etre le plus parfait
dans la famille des genies dont nous parlons; car chez Aristophane la
fantaisie merveilleuse, si athenienne, si charmante, nuit pourtant a
l'universalite. A Rome je ne vois a y ranger que Plaute, Plaute mal
apprecie encore[1], peintre profond et divers, directeur de troupe,
acteur et auteur, comme Shakspeare et comme Moliere, dont il faut le
compter pour un des plus legitimes ancetres. Mais la litterature latine
fut trop directement importee, trop artificielle des l'abord et apprise
des Grecs, pour admettre beaucoup de ces libres genies. Les plus feconds
des grands ecrivains de cette litterature en sont aussi les plus
_litterateurs_ et rimeurs dans l'ame, Ovide et Ciceron. Au reste, a
elle l'honneur d'avoir produit les deux plus admirables poetes des
litteratures d'imitation, d'etude et de gout, ces types chaties et
acheves, Virgile, Horace! C'est aux temps modernes et a la renaissance
qu'il faut demander les autres hommes que nous cherchons: Shakspeare,
Cervantes, Rabelais, Moliere, et deux ou trois depuis, a des rangs
inegaux, les voila tous; on les peut caracteriser par les ressemblances.
Ces hommes ont des destinees diverses, traversees; ils souffrent, ils
combattent, ils aiment. Soldats, medecins, comediens, captifs, ils ont
peine a vivre; ils subissent la misere, les passions, les tracas, la
gene des entreprises. Mais leur genie surmonte les liens, et, sans se
ressentir des etroitesses de la lutte, il garde le collier franc, les
coudees franches. Vous avez vu de ces beautes vraies et naturelles qui
eclatent et se font jour du milieu de la misere, de l'air malsain, de la
vie chetive; vous avez, bien que rarement, rencontre de ces admirables
filles du peuple, qui vous apparaissent formees et eclairees on ne sait
d'ou, avec une haute perfection de l'ensemble, et dont l'ongle meme est
elegant: elles empechent de perir l'idee de cette noble race humaine,
image des Dieux. Ainsi ces genies rares, de grande et facile beaute,
de beaute native et _genuine_, triomphent, d'un air d'aisance, des
conditions les plus contraires; ils se deploient, ils s'etablissent
invinciblement. Ils ne se deploient pas simplement au hasard et tout
droit a la merci de la circonstance, parce qu'ils ne sont pas seulement
feconds et faciles comme ces genies secondaires, les Ovide, les Dryden,
les abbe Prevost. Non; leurs oeuvres, aussi promptes, aussi multipliees
que celles des esprits principalement faciles, sont encore combinees,
fortes, nouees quand il le faut, achevees maintes fois et sublimes.
Mais aussi cet achevement n'est jamais pour eux le souci quelquefois
excessif, la prudence constamment chatiee des poetes de l'ecole
studieuse et polie, des Gray, des Pope, des Despreaux, de ces poetes que
j'admire et que je goute autant que personne, chez qui la correction
scrupuleuse est, je le sais, une qualite indispensable, un charme, et
qui paraissent avoir pour devise le mot exquis de Vauvenargues: _La
nettete est le vernis des maitres_. Il y a dans la perfection meme des
autres poetes superieurs quelque chose de plus libre et hardi, de plus
irregulierement trouve, d'incomparablement plus fertile et plus degage
des entraves ingenieuses, quelque chose qui va de soi seul et qui se
joue, qui etonne et deconcerte par sa ressource inventive les poetes
distingues d'entre les contemporains, jusque sur les moindres details
du metier. C'est ainsi que, parmi tant de naturels motifs d'etonnement,
Boileau ne peut s'empecher de demander a Moliere _ou il trouve la rime_.
A les bien prendre, les excellents genies dont il est question tiennent
le milieu entre la poesie des epoques primitives et celle de siecles
cultives, civilises, entre les epoques homeriques et les epoques
alexandrines; ils sont les representants glorieux, immenses encore, les
continuateurs distincts et individuels des premieres epoques au sein des
secondes. Il est en toutes choses une premiere fleur, une premiere et
large moisson; ces heureux mortels y portent la main et couchent a terre
en une fois des milliers de gerbes; apres eux, autour d'eux, les autres
s'evertuent, epient et glanent. Ces genies abondants, qui ne sont
pourtant plus les divins vieillards et les aveugles fabuleux, lisent,
comparent, imitent, comme tous ceux de leur age; cela ne les empeche
pas de creer, comme aux ages naissants. Ils font se succeder, en chaque
journee de leur vie, des productions, inegales sans doute, mais dont
quelques-unes sont le chef-d'oeuvre de la combinaison humaine et de
l'art; ils savent l'art deja, ils l'embrassent dans sa maturite et son
etendue, et cela sans en raisonner comme on le fait autour d'eux; ils
le pratiquent nuit et jour avec une admirable absence de toute
preoccupation et fatuite litteraire. Souvent ils meurent, un peu comme
aux epoques primitives, avant que leurs oeuvres soient toutes
imprimees ou du moins recueillies et fixees, a la difference de leurs
contemporains les poetes et litterateurs de cabinet, qui vaquent a ce
soin de bonne heure; mais telle est, a eux, leur negligence et leur
prodigalite d'eux-memes. Ils ont un entier abandon surtout au bon sens
general, aux decisions de la multitude, dont ils savent d'ailleurs les
hasards autant que quiconque parmi les poetes dedaigneux du vulgaire.
En un mot, ces grands individus me paraissent tenir au genie meme de
la poetique humanite, et en etre la tradition vivante perpetuee, la
personnification irrecusable.

[Note 1: M. Naudet, dans ses travaux sur Plaute, et M. Patin, dans
un excellent cours aussi attique de pensee que de diction, remettent a
sa place ce grand comique latin.]

Moliere est un de ces illustres temoins: bien qu'il n'ait pleinement
embrasse que le cote comique, les discordances de l'homme, vices,
laideurs ou travers, et que le cote pathetique n'ait ete qu'a peine
entame par lui et comme un rapide accessoire, il ne le cede a personne
parmi les plus complets, tant il a excelle dans son genre et y est alle
en tous sens depuis la plus libre fantaisie jusqu'a l'observation la
plus grave, tant il a occupe en roi toutes les regions du monde qu'il
s'est choisi, et qui est la moitie de l'homme, la moitie la plus
frequente et la plus activement en jeu dans la societe.

Moliere est du siecle ou il a vecu, par la peinture de certains travers
particuliers et dans l'emploi des costumes, mais il est plutot encore de
tous les temps, il est l'homme de la nature humaine. Rien ne vaut mieux,
pour se donner des l'abord la mesure de son genie, que de voir avec
quelle facilite il se rattache a son siecle, et comment il s'en detache
aussi; combien il s'y adapte exactement, et combien il en ressort avec
grandeur. Les hommes illustres ses contemporains, Despreaux, Racine,
Bossuet, Pascal, sont bien plus specialement les hommes de leur temps,
du siecle de Louis XIV, que Moliere. Leur genie (je parle meme des plus
vastes) est marque a un coin particulier qui tient du moment ou ils sont
venus, et qui eut ete probablement bien autre en d'autres temps. Que
serait Bossuet aujourd'hui? qu'ecrirait Pascal? Racine et Despreaux
accompagnent a merveille le regne de Louis XIV dans toute sa partie
jeune, brillante, galante, victorieuse ou sensee. Bossuet domine ce
regne a l'apogee, avant la bigoterie extreme, et dans la periode deja
hautement religieuse. Moliere, qu'aurait opprime, je le crois, cette
autorite religieuse de plus en plus dominante, et qui mourut a propos
pour y echapper, Moliere, qui appartient comme Boileau et Racine (bien
que plus age qu'eux), a la premiere epoque, en est pourtant beaucoup
plus independant, en meme temps qu'il l'a peinte au naturel plus que
personne. Il ajoute a l'eclat de cette forme majestueuse du grand
siecle; il n'en est ni marque, ni particularise, ni retreci; il s'y
proportionne, il ne s'y enferme pas.

Le XVIe siecle avait ete dans son ensemble une vaste decomposition de
l'ancienne societe religieuse, catholique, feodale, l'avenement de la
philosophie dans les esprits et de la bourgeoisie dans la societe. Mais
cet avenement s'etait fait a travers tous les desordres, a travers
l'orgie des intelligences et l'anarchie materielle la plus sanglante,
principalement en France, moyennant Rabelais et la Ligue. Le XVIe siecle
eut pour mission de reparer ce desordre, de reorganiser la societe, la
religion, la resistance; a partir d'Henri IV, il s'annonce ainsi, et
dans sa plus haute expression monarchique, dans Louis XIV, il couronne
son but avec pompe. Nous n'essayerons pas ici d'enumerer tout ce qui se
fit, des le commencement du XVIIe siecle, de tentatives severes au sein
de la religion, par des communautes, des congregations fondees, des
reformes d'abbayes, et au sein de l'Universite, de la Sorbonne, pour
rallier la milice de Jesus-Christ, pour reconstituer la doctrine. En
litterature cela se voit et se traduit evidemment. A la litterature
gauloise, grivoise et irreverente des Marot, des Bonaventure Des
Periers, Rabelais, Regnier, etc.; a la litterature paienne, grecque,
epicurienne, de Ronsard, Baif, Jodelle, etc., philosophique et sceptique
de Montaigne et de Charron, en succede une qui offre des caracteres
bien differents et opposes. Malherbe, homme de forme, de style, esprit
caustique, cynique meme, comme M. de Buffon l'etait dans l'intervalle de
ses nobles phrases, Malherbe, esprit fort au fond, n'a de chretien
dans ses odes que les dehors; mais le genie de Corneille, du pere de
Polyeucte et de Pauline, est deja profondement chretien. D'Urfe l'est
aussi. Balzac, bel esprit vain et fastueux, savant rheteur occupe des
mots, a les formes et les idees toutes rattachees a l'orthodoxie.
L'ecole de Port-Royal se fonde; l'antagoniste du doute et de Montaigne,
Pascal apparait. La detestable ecole poetique de Louis XIII, Boisrobert,
Menage, Costar, Conrart, d'Assoucy, Saint-Amant, etc., ne rentre pas
sans doute dans cette voie de reforme; elle est peu grave, peu morale,
a l'italienne, et comme une repetition affadie de la litterature des
Valois. Mais tout ce qui l'etouffe et lui succede sous Louis XIV se
range par degres a la foi, a la regularite: Despreaux, Racine, Bossuet.
La Fontaine lui-meme, au milieu de sa bonhomie et de ses fragilites, et
tout du XVIe siecle qu'il est, a des acces de religion lorsqu'il ecrit
la _Captivite de saint Malc_, l'Epitre a madame de La Sabliere, et qu'il
finit par la penitence. En un mot, plus on avance dans le siecle dit _de
Louis XIV_, et plus la litterature, la poesie, la chaire, le theatre,
toutes les facultes memorables de la pensee, revetent un caractere
religieux, chretien, plus elles accusent, meme dans les sentiments
generaux qu'elles expriment, ce retour de croyance a la revelation, a
l'humanite vue _dans_ et _par_ Jesus-Christ; c'est la un des traits les
plus caracteristiques et profonds de cette litterature immortelle.
Le XVIIe siecle en masse fait digue entre le XVIe et le XVIIIe qu'il
separe.

Mais Moliere, nous le disons sans en porter ici eloge ni blame moral, et
comme simple preuve de la liberte de son genie, Moliere ne rentre pas
dans ce point de vue. Bien que sa figure et son oeuvre apparaissent et
ressortent plus qu'aucune dans ce cadre admirable du siecle de Louis
le Grand, il s'etend et se prolonge au dehors, en arriere, au dela; il
appartient a une pensee plus calme, plus vaste, plus indifferente, plus
universelle. L'eleve de Gassendi, l'ami de Bernier, de Chapelle et de
Hesnault se rattache assez directement au XVIe siecle philosophique,
litteraire; il n'avait aucune antipathie contre ce siecle et ce qui en
restait; il n'entrait dans aucune reaction religieuse ou litteraire,
ainsi que firent Pascal et Bossuet, Racine et Boileau a leur maniere, et
les trois quarts du siecle de Louis XIV; il est, lui, de la posterite
continue de Rabelais, de Montaigne, Larivey, Regnier, des auteurs de la
_Satyre Menippee_; il n'a ou n'aurait nul effort a faire pour s'entendre
avec Lamothe-le-Vayer, Naude ou Guy Patin meme, tout docteur en medecine
qu'est ce mordant personnage. Moliere est naturellement du monde de
Ninon, de madame de La Sabliere avant sa conversion; il recoit a Auteuil
Des Barreaux et nombre de jeunes seigneurs un peu libertins. Je ne veux
pas dire du tout que Moliere, dans son oeuvre ou dans sa pensee, fut
un esprit fort decide, qu'il eut un systeme la-dessus, que, malgre sa
traduction de Lucrece, son gassendisme originel et ses libres liaisons,
il n'eut pas un fonds de religion moderee, sensee, d'accord avec la
coutume du temps, qui reparait a sa derniere heure, qui eclate avec tant
de solidite dans le morceau de Cleante du _Tartufe_. Non; Moliere, le
sage, l'Ariste pour les bienseances, l'ennemi de tous les exces de
l'esprit et des ridicules, le pere de ce _Philinte_ qu'eussent reconnu
Lelius, Erasme et Atticus, ne devait rien avoir de cette forfanterie
libertine et cynique des Saint-Amant, Boisrobert et Des Barreaux. Il
etait de bonne foi quand il s'indignait des insinuations malignes qu'a
partir de _l'Ecole des Femmes_ ses ennemis allaient repandant sur sa
religion. Mais ce que je veux etablir, et ce qui le caracterise entre
ses contemporains de genie, c'est qu'habituellement il a vu la nature
humaine en elle-meme, dans sa generalite de tous les temps, comme
Boileau, comme La Bruyere l'ont vue et peinte souvent, je le sais, mais
sans melange, lui, d'epitre _sur l'Amour de Dieu_, comme Boileau, ou de
discussion sur le quietisme comme La Bruyere[2]. Il peint l'humanite
comme s'il n'y avait pas eu de venue, et cela lui etait plus possible,
il faut le dire, la peignant surtout dans ses vices et ses laideurs;
dans le tragique on elude moins aisement le christianisme. Il separe
l'humanite d'avec Jesus-Christ, ou plutot il nous montre a fond l'une
sans trop songer a rien autre; et il se detache par la de son siecle.
C'est lui qui, dans la scene du Pauvre, a pu faire dire a don Juan, sans
penser a mal, ce mot qu'il lui fallut retirer, tant il souleva d'orages:
"Tu passes ta vie a prier Dieu, et tu meurs de faim; prends cet argent,
je te le donne pour l'amour de l'humanite." La bienfaisance et la
philanthropie du XVIIIe siecle, celle de d'Alembert, de Diderot, de
d'Holbach, se retrouve tout entiere dans ce mot-la. C'est lui qui a
pu dire du pauvre qui lui rapportait le louis d'or, cet autre mot si
souvent cite, mais si peu compris, ce me semble, dans son acception
la plus grave, ce mot echappe a une habitude d'esprit invinciblement
philosophique: "Ou la vertu va-t-elle se nicher?" Jamais homme de
Port-Royal ou du voisinage (qu'on le remarque bien) n'aurait eu pareille
pensee, et c'eut ete plutot le contraire qui eut paru naturel, le pauvre
etant aux yeux du chretien l'objet de graces et de vertus singulieres.
C'est lui aussi qui, causant avec Chapelle de la philosophie de
Gassendi, leur maitre commun, disait, tout en combattant la partie
theorique et la chimere des atomes: "Passe encore pour la morale."
Moliere etait donc simplement, selon moi, de la religion, je ne veux pas
dire de don Juan ou d'Epicure, mais de Chremes dans Terence: _Homo sum_.
On lui a applique en un sens serieux ce mot du _Tartufe: Un homme... un
homme enfin!_ Cet homme savait les faiblesses et ne s'en etonnait pas;
il pratiquait le bien plus qu'il n'y croyait; il comptait sur les
vices, et sa plus ardente indignation tournait au rire. Il considerait
volontiers cette triste humanite comme une vieille enfant et une
incurable, qu'il s'agit de redresser un peu, de soulager surtout en
l'amusant.

[Note 2: La Bruyere a dit: "Un homme ne chretien et Francois se
trouve contraint dans la satire: les grands sujets lui sont defendus,
il les entame quelquefois et se detourne ensuite sur de petites choses
qu'il releve par la beaute de son genie et de son style."--Moliere
n'a pas du tout fait ainsi, il ne s'est beaucoup contraint ni devant
l'Eglise ni a l'egard de Versailles, et ne s'est pas epargne les grands
sujets. Dix ou quinze ans plus lard seulement, au temps ou paraissaient
_les Caracteres_, cela lui eut ete moins facile.]

Aujourd'hui que nous jugeons les choses a distance et par les resultats
degages, Moliere nous semble beaucoup plus radicalement agressif contre
la societe de son temps qu'il ne crut l'etre; c'est un ecueil dont nous
devons nous garder en le jugeant. Parmi ces illustres contemporains que
je citais tout a l'heure, il en est un, un seul, celui qu'on serait le
moins tente de rapprocher de notre poete, et qui pourtant, comme lui,
plus que lui, mit en question les principaux fondements de la societe
d'alors, et qui envisagea sans prejuge aucun la naissance, la qualite,
la propriete; mais Pascal (car ce fut l'audacieux) ne se servit de ce
peu de fondement, ou plutot de cette ruine qu'il faisait de toutes les
choses d'alentour, que pour s'attacher avec plus d'effroi a la colonne
du temple, pour embrasser convulsivement la Croix. Tous les deux, Pascal
et Moliere, nous apparaissent aujourd'hui comme les plus formidables
temoins de la societe de leur temps; Moliere, dans un espace immense et
jusqu'au pied de l'enceinte religieuse, battant, fourrageant de toutes
parts avec sa troupe le champ de la vieille societe, livrant pele-mele
au rire la fatuite titree, l'inegalite conjugale, l'hypocrisie
captieuse, et allant souvent effrayer du meme coup la grave
subordination, la vraie piete et le mariage; Pascal, lui, a l'interieur
et au coeur de l'orthodoxie, faisant trembler aussi a sa maniere la
voute de l'edifice par les cris d'angoisse qu'il pousse et par la
force de Samson avec laquelle il en embrasse le sacre pilier. Mais en
accueillant ce rapprochement, qui a sa nouveaute et sa justesse[3], il
ne faudrait pas preter a Moliere, je le crois, plus de premeditation de
renversement qu'a Pascal; il faut meme lui accorder peut-etre un moindre
calcul de l'ensemble de la question. Plaute avait-il une arriere-pensee
systematique quand il se jouait de l'usure, de la prostitution, de
l'esclavage, ces vices et ces ressorts de l'ancienne societe?

[Note 3: M. Villemain, dans son morceau sur Pascal, avait deja
rapproche celui-ci de Moliere, mais seulement comme auteur des
_Provinciales_, et pour le talent de la raillerie.--Je ne faisais
moi-meme qu'esquisser ici ce que j'ai developpe au tome III de
_Port-Royal_.]

Le moment ou vint Moliere servit tout a fait cette liberte qu'il eut et
qu'il se donna. Louis XIV, jeune encore, le soutint dans ses tentatives
hardies ou familieres, et le protegea contre tous. En retracant le
_Tartufe_, et dans la tirade de don Juan sur l'hypocrisie qui s'avance,
Moliere presageait deja de son coup d'oeil divinateur la triste fin d'un
si beau regne, et il se hatait, quand c'etait possible a grand'peine et
que ce pouvait etre utile, d'en denoncer du doigt le vice croissant.
S'il avait vecu assez pour arriver vers 1685, au regne declare de madame
de Maintenon, ou meme s'il avait seulement vecu de 1673 a 1685, durant
cette periode glorieuse ou domine l'ascendant de Bossuet, il eut ete
sans doute moins efficacement protege; il eut ete persecute a la fin.
Quoi qu'il en soit, on doit comprendre a merveille, d'apres cet esprit
general, libre, naturel, philosophique, indifferent au moins a ce qu'ils
essayaient de restaurer, la colere des oracles religieux d'alors contre
Moliere, la severite cruelle d'expression avec laquelle Bossuet se
raille et triomphe du comedien mort en riant, et cette indignation meme
du sage Bourdaloue en chaire apres le _Tartufe_, de Bourdaloue, tout ami
de Boileau qu'il etait. On concoit jusqu'a cet effroi naif du janseniste
Baillet qui, dans ses _Jugements des Savants_, commence en ces termes
l'article sur Moliere: "Monsieur de Moliere est un des plus dangereux
ennemis que le siecle ou le monde ait suscites a l'Eglise de
Jesus-Christ, etc." Il est vrai que des religieux plus aimables, plus
mondains, se montraient pour lui moins severes. Le pere Rapin louait au
long Moliere dans ses _Reflexions sur la Poetique_, et ne le chicanait
que sur la negligence de ses denouments; Bouhours lui fit une epitaphe
en vers francais agreables et judicieux.

Moliere au reste est tellement _homme_ dans le libre sens, qu'il
obtint plus tard les anathemes de la philosophie altiere et pretendue
reformatrice, autant qu'il avait merite ceux de l'episcopat dominateur.
Sur quatre chefs differents, a propos de _l'Avare_, du _Misanthrope_, de
_Georges Dandin_ et du _Bourgeois Gentilhomme_, Jean-Jacques n'entend
pas raillerie et ne l'epargne guere plus que n'avait fait Bossuet.

Tout ceci est pour dire que, comme Shakspeare et Cervantes, comme trois
ou quatre genies superieurs dans la suite des ages, Moliere est peintre
de la nature humaine au fond, sans acception ni preoccupation de culte,
de dogme fixe, d'interpretation formelle; qu'en s'attaquant a la societe
de son temps, il a represente la vie qui est partout celle du grand
nombre, et qu'au sein de moeurs determinees qu'il chatiait au vif, il
s'est trouve avoir ecrit pour tous les hommes.

Jean-Baptiste Poquelin naquit a Paris le 15 janvier 1622, non pas, comme
on l'a cru longtemps, sous les piliers des halles, mais, d'apres
la decouverte qu'en a faite M. Beffara, dans une maison de la rue
Saint-Honore, au coin de la rue des Vieilles-Etuves[4]. Il etait par sa
mere et par son pere d'une famille de tapissiers. Son pere, qui,
outre son etat, avait la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi,
destinait son fils a lui succeder, et le jeune Poquelin, mis de bonne
heure en apprentissage dans la boutique, ne savait guere a quatorze ans
que lire, ecrire, compter, enfin les elements utiles a sa profession.
Son grand-pere maternel pourtant, qui aimait fort la comedie, le menait
quelquefois a l'hotel de Bourgogne, ou jouait Bellerose dans le haut
comique, Gautier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin dans la farce.
Chaque fois qu'il revenait de la comedie, le jeune Poquelin etait plus
triste, plus distrait du travail de la boutique, plus degoute de la
perspective de sa profession. Qu'on se figure ces matinees reveuses
d'un lendemain de comedie pour le genie adolescent devant qui, dans la
nouveaute de l'apparition, la vie humaine se deroulait deja comme une
scene perpetuelle. Il s'en ouvrit enfin a son pere, et, appuye de son
aieul qui le _gatait_, il obtint de faire des etudes. On le mit dans une
pension, a ce qu'il parait, d'ou il suivit, comme externe, le college de
Clermont, depuis de Louis-le-Grand, dirige par les jesuites.

[Note 4: J'ai mis surtout a contribution, dans cette etude sur
Moliere, l'_Histoire de sa Vie et de ses Ouvrages_ par M. Taschereau;
c'est un travail complet et definitif dont il faut conseiller la lecture
sans avoir la pretention d'y suppleer. M. Taschereau a bien voulu y
joindre envers moi tous les secours de son obligeance amicale pour les
renseignements et sources directes auxquelles je voulais remonter. J'ai
beaucoup use aussi de la Notice et du Commentaire de M. Auger, travail
trop peu recommande ou meme deprecie injustement. C'est dans ce
Commentaire qu'a propos du vers des _Femmes savantes_:

  On voit partout chez vous l'ithos et le pathos,

M. Auger, ne s'apercevant pas que _ithos_ n'est autre que _ethos_, plus
correctement prononce, se mit en de faux frais d'etymologie. On en
plaisanta dans le temps beaucoup plus qu'il ne fallait, et ce rire
facile couvrit les louanges dues a l'ensemble du tres-estimable
Commentaire.--Il y a eu, depuis, un travail critique de Bazin sur
Moliere, mais je laisse a ma notice son cachet anterieur.]

Cinq ans lui suffirent pour achever tout le cours de ses etudes,
y compris la philosophie; il fit de plus au college d'utiles
connaissances, et qui influerent sur sa destinee. Le prince de Conti,
frere du grand Conde, fut un de ses condisciples et s'en ressouvint
toujours dans la suite. Ce prince, bien qu'ecclesiastique d'abord, et
tant qu'il resta sous la conduite des jesuites, aimait les spectacles et
les defrayait magnifiquement; en se convertissant plus tard du cote
des jansenistes, et en retractant ses premiers gouts au point d'ecrire
contre la comedie, il sembla transmettre du moins a son illustre aine
le soin de proteger jusqu'au bout Moliere. Chapelle devint aussi l'ami
d'etudes de Poquelin et lui procura la connaissance et les lecons de
Gassendi, son precepteur. Ces lecons privees de Gassendi etaient en
outre entendues de Bernier, le futur voyageur, et de Hesnault connu par
son invocation a Venus; elles durent influer sur la facon de voir de
Moliere, moins par les details de l'enseignement que par l'esprit qui
en emanait, et auquel participerent tous les jeunes auditeurs. Il est a
remarquer en effet combien furent libres d'humeur et independants
tous ceux qui sortirent de cette ecole: et Chapelle le franc parleur,
l'epicurien pratique et relache; et ce poete Hesnault qui attaquait
Colbert puissant, et traduisait a plaisir ce qu'il y a de plus hardi
dans les choeurs des tragedies de Seneque; et Bernier qui courait le
monde et revenait sachant combien sous les costumes divers l'homme est
partout le meme, repondant a Louis XIV, qui l'interrogeait sur le
pays ou la vie lui semblerait meilleure, que c_'etait la Suisse_, et
deduisant sur tout point ses conclusions philosophiques, en petit
comite, entre mademoiselle de Lenclos et madame de La Sabliere. Il est
a remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits etaient de pure
bourgeoisie et du peuple: Chapelle, fils d'un riche magistrat, mais fils
batard; Bernier, enfant pauvre, associe par charite a l'education de
Chapelle; Hesnault, fils d'un boulanger de Paris; Poquelin, fils d'un
tapissier; et Gassendi leur maitre, non pas un gentilhomme, comme on l'a
dit de Descartes, mais fils de simples villageois. Moliere prit dans ces
conferences de Gassendi l'idee de traduire Lucrece; il le fit partie en
vers et partie en prose, selon la nature des endroits; mais le
manuscrit s'en est perdu. Un autre compagnon qui s'immisca a ces lecons
philosophiques fut Cyrano de Bergerac, devenu suspect a son tour
d'impiete par quelques vers _d'Agrippine_, mais surtout convaincu de
mauvais gout. Moliere prit plus tard au _Pedant joue_ de Cyrano deux
scenes qui ne deparent certainement pas _les Fourberies de Scapin_:
c'etait son habitude, disait-il a ce propos, de reprendre son bien
partout ou il le trouvait; et puis, comme l'a remarque spirituellement
M. Auger, en agissant de la sorte avec son ancien camarade, il ne
semblait guere que prolonger cette coutume de college par laquelle les
ecoliers sont _faisants_ et mettent leurs gains de jeu en commun. Mais
Moliere, qui n'y allait jamais petitement, ne s'avisa pas de cette fine
excuse.

Au sortir de ses classes, Poquelin dut remplacer son pere trop age dans
la charge de valet-de-chambre-tapissier du roi, qu'on lui assura en
survivance. Il suivit, pour son noviciat, Louis XIII dans le voyage de
Narbonne en 1641, et fut temoin, au retour, de l'execution de Cinq-Mars
et de De Thou: amere et sanglante derision de la justice humaine.
Il parait que, dans les annees qui suivirent, au lieu de continuer
l'exercice de la charge paternelle, il alla etudier le droit a Orleans
et s'y fit recevoir avocat. Mais son gout du theatre l'emporta
decidement, et, revenu a Paris, apres avoir hante, dit-on, les treteaux
du Pont-Neuf, suivi de pres les Italiens et Scaramouche, il se mit a la
tete d'une troupe de comediens de societe, qui devint bientot une
troupe reguliere et de profession. Les deux freres Bejart, leur soeur
Madeleine, Duparc dit _Gros-Rene_ faisaient partie de cette bande
ambulante qui s'intitulait _l'Illustre Theatre_. Notre poete rompit
des lors avec sa famille et les Poquelin; il prit nom Moliere. Moliere
courut avec sa troupe les divers quartiers de Paris, puis la province.
On dit qu'il fit jouer a Bordeaux une _Thebaide_, tentative du genre
serieux, qui echoua. Mais il n'epargnait pas les farces, les canevas
a l'italienne, les impromptus, tels que _le Medecin volant_ et _la
Jalousie du Barbouille_, premiers crayons du _Medecin malgre lui_ et de
_Georges Dandin_, et qui ont ete conserves, _les Docteurs rivaux_, _le
Maitre d'Ecole_, dont on n'a que les titres, _le Docteur amoureux_, que
Boileau daignait regretter. Il allait ainsi a l'aventure, bien recu du
duc d'Epernon a Bordeaux, du prince de Conti en chaque rencontre,
loue de d'Assoucy qu'il recevait et hebergeait en prince a son tour,
hospitalier, liberal, bon camarade, amoureux souvent, essayant toutes
les passions, parcourant tous les etages, menant a bout ce train de
jeunesse, comme une Fronde joyeuse a travers la campagne, avec force
provision, dans son esprit, d'originaux et de caracteres. C'est dans
le cours de cette vie errante qu'en 1653, a Lyon, il fit representer
_l'Etourdi_, sa premiere piece reguliere; il avait trente et un ans.

Moliere, on le voit, debuta par la pratique de la vie et des passions
avant de les peindre. Mais il ne faudrait pas croire qu'il y eut dans
son existence interieure deux parts successives comme dans celle de
beaucoup de moralistes et satiriques eminents: une premiere part active
et plus ou moins fervente; puis, cette chaleur faiblissant par l'exces
ou par l'age, une observation acre, mordante, desabusee enfin, qui
revient sur les motifs, les scrute et les raille. Ce n'est pas la du
tout le cas de Moliere ni celui des grands hommes doues, a cette mesure,
du genie qui cree. Les hommes distingues, qui passent par cette double
phase et arrivent promptement a la seconde, n'y acquierent, en avancant,
qu'un talent critique fin et sagace, comme M. de La Rochefoucauld, par
exemple, mais pas de mouvement animateur ni de force de creation.
Le genie dramatique, et celui de Moliere en particulier, a cela de
merveilleux que le procede en est tout different et plus complexe.
Au milieu des passions de sa jeunesse, des entrainements emportes et
credules comme ceux du commun des hommes, Moliere avait deja a un haut
degre le don d'observer et de reproduire, la faculte de sonder et de
saisir des ressorts qu'il faisait jouer ensuite au grand amusement de
tous; et plus tard, au milieu de son entiere et triste connaissance
du coeur humain et des mobiles divers, du haut de sa melancolie de
contemplateur philosophe, il avait conserve dans son propre coeur, on le
verra, la jeunesse des impressions actives, la faculte des passions, de
l'amour et de ses jalousies, le foyer veritablement sacre. Contradiction
sublime et qu'on aime dans la vie du grand poete! assemblage
indefinissable qui repond a ce qu'il y a de plus mysterieux aussi dans
le talent dramatique et comique, c'est-a-dire la peinture des realites
ameres moyennant des personnages animes, faciles, rejouissants, qui
ont tous les caracteres de la nature; la dissection du coeur la plus
profonde se transformant en des etres actifs et originaux qui la
traduisent aux yeux, en etant simplement eux-memes!

On rapporte que, pendant son sejour a Lyon, Moliere, qui s'etait deja
lie assez tendrement avec Madeleine Bejart, s'eprit de mademoiselle
Duparc (ou de celle qui devint mademoiselle Duparc en epousant le
comedien de ce nom) et de mademoiselle de Brie, qui toutes deux
faisaient partie d'une autre troupe que la sienne; il parvint, malgre la
Bejart, dit-on, a engager dans sa troupe les deux comediennes, et l'on
ajoute que, rebute de la superbe Duparc, il trouva dans mademoiselle de
Brie des consolations auxquelles il devait revenir encore durant les
tribulations de son mariage. On est alle jusqu'a indiquer dans la scene
de _Clitandre_, _Armande_ et _Henriette_, au premier acte des _Femmes
savantes_, une reminiscence de cette situation anterieure de vingt
annees a la comedie. Nul doute qu'entre Moliere fort enclin a l'amour,
et les jeunes comediennes qu'il dirigeait, il ne se soit forme des
noeuds mobiles, croises, parfois interrompus et repris; mais il serait
temeraire, je le crois, d'en vouloir retrouver aucune trace precise
dans ses oeuvres, et ce qui a ete mis en avant sur cette allusion, pour
laquelle on oublie les vingt annees d'intervalle, ne me semble pas
justifie.

On conserve a Pezenas un fauteuil dans lequel, dit-on, Moliere venait
s'installer tous les samedis, chez un barbier fort achalande, pour y
faire la recette et y etudier a ce propos les discours et la physionomie
d'un chacun. On se rappelle que Machiavel, grand poete comique aussi, ne
dedaignait pas la conversation des bouchers, boulangers et autres.
Mais Moliere avait probablement, dans ses longues seances chez le
barbier-chirurgien, une intention, plus directement applicable a son art
que l'ancien secretaire florentin, lequel cherchait surtout, il le
dit, a narguer la fortune et a tromper l'ennui de la disgrace. Cette
disposition de Moliere a observer durant des heures et a se tenir en
silence s'accrut avec l'age, avec l'experience et les chagrins de la
vie; elle frappait singulierement Boileau qui appelait son ami _le
Contemplateur_. "Vous connoissez l'homme, dit Elise dans _la Critique de
l'Ecole des Femmes_, et sa paresse naturelle a soutenir la conversation.
Celimene l'avoit invite a souper comme bel esprit, et jamais il ne parut
si sot parmi une demi-douzaine de gens a qui elle avoit fait fete de
lui... Il les trompa fort par son silence." L'un des ennemis de Moliere,
de Villiers, en sa comedie de _Zelinde_, represente un marchand de
dentelles de la rue Saint-Denis, Argimont, qui entretient dans la
chambre haute de son magasin une dame de qualite, Oriane. On vient dire
qu'_Elomire_ (anagramme de Moliere) est dans la chambre d'en bas. Oriane
desirerait qu'il montat, afin de le voir; et le marchand descend,
comptant bien ramener en haut le nouveau chaland sous pretexte de
quelque dentelle; mais il revient bientot seul. "Madame, dit-il a
Oriane, je suis au desespoir de n'avoir pu vous satisfaire; depuis que
je suis descendu, Elomire n'a pas dit une seule parole; je l'ai trouve
appuye sur ma boutique dans la posture d'un homme qui reve. Il avoit les
yeux colles sur trois ou quatre personnes de qualite qui marchandoient
des dentelles; il paroissoit attentif a leurs discours, et il sembloit,
par le mouvement de ses yeux, qu'il regardoit jusqu'au fond de leurs
ames pour y voir ce qu'elles ne disoient pas. Je crois meme qu'il avoit
des tablettes, et qu'a la faveur de son manteau il a ecrit, sans etre
apercu, ce qu'elles ont dit de plus remarquable." Et sur ce que repond
Oriane qu'Elomire avait peut-etre meme un crayon et dessinait leurs
grimaces pour les faire representer au naturel dans le jeu du theatre,
le marchand reprend: "S'il ne les a pas dessinees sur ses tablettes, je
ne doute point qu'il ne les ait imprimees dans son imagination. C'est un
dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point sans leurs mains,
mais on peut dire de lui qu'il ne va point sans ses yeux ni sans
ses oreilles." Il est aise, a travers l'exageration du portrait,
d'apercevoir la ressemblance. Moliere fut une fois vu durant plusieurs
heures, assis a bord du coche d'Auxerre, a attendre le depart. Il
observait ce qui se passait autour de lui; mais son observation etait
si serieuse en face des objets, qu'elle ressemblait a l'abstraction du
geometre, a la reverie du fabuliste.

Le prince de Conti, qui n'etait pas janseniste encore, avait fait jouer
plusieurs fois Moliere et la troupe de _l'Illustre Theatre_, en son
hotel, a Paris. Etant en Languedoc a tenir les Etats, il manda son
ancien condisciple, qui vint de Pezenas et de Narbonne a Beziers ou a
Montpellier[5], pres du prince. Le poete fit oeuvre de son repertoire le
plus varie, de ses canevas a l'italienne, de _l'Etourdi_, sa derniere
piece, et il y ajouta la charmante comedie du _Depit amoureux_. Le
prince, enchante, voulut se l'attacher comme secretaire et le faire
succeder au poete Sarasin qui venait de mourir; Moliere refusa par
attachement pour sa troupe, par amour de son metier et de la vie
independante. Apres quelques annees encore de courses dans le Midi, ou
on le voit se lier d'amitie avec le peintre Mignard a Avignon, Moliere
se rapprocha de la capitale et sejourna a Rouen, d'ou il obtint, non
pas, comme on l'a conjecture, par la protection du prince de Conti,
devenu penitent sous l'eveque d'Alet des 1655, mais par celle de
Monsieur, duc d'Orleans, de venir jouer a Paris sous les yeux du roi.
Ce fut le 24 octobre 1658, dans la salle des gardes au vieux Louvre,
en presence de la cour et aussi des comediens de l'hotel de Bourgogne,
perilleux auditoire, que Moliere et sa troupe se hasarderent
a representer _Nicomede_. Cette tragi-comedie achevee avec
applaudissement, Moliere, qui aimait a parler comme orateur de la troupe
(_grex_), et qui en cette occasion decisive ne pouvait ceder ce role a
nul autre, s'avanca vers la rampe, et, apres avoir "remercie Sa Majeste
en des termes tres-modestes de la bonte qu'elle avait eue d'excuser ses
defauts et ceux de sa troupe, qui n'avoit paru qu'en tremblant devant
une assemblee si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avoient eue
d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde leur avoit fait
oublier que Sa Majeste avoit a son service d'excellents originaux, dont
ils n'etoient que de tres-foibles copies; mais que, puisqu'elle avoit
bien voulu souffrir leurs manieres de campagne, il la supplioit
tres-humblement d'avoir agreable qu'il lui donnat un de ces petits
divertissements qui lui avoient acquis quelque reputation et dont il
regaloit les provinces." Ce fut _le Docteur amoureux_ qu'il choisit. Le
roi, satisfait du spectacle, permit a la troupe de Moliere de
s'etablir a Paris sous le titre de _Troupe de Monsieur_, et de
jouer alternativement avec les comediens italiens sur le theatre du
Petit-Bourbon. Lorsqu'on commenca de batir, en 1660, la colonnade du
Louvre a l'emplacement meme du Petit-Bourbon, la troupe de Monsieur
passa au theatre du Palais-Royal. Elle devint troupe _du Roi_ en 1665;
et plus tard, a la mort de Moliere, reunie a la troupe du Marais
d'abord, et sept ans apres (1680) a celle de l'hotel de Bourgogne, elle
forma le _Theatre-Francais_.

[Note 5: Tous les biographes, depuis Grimarest, avaient dit
_Beziers_; M. Taschereau donne de bonnes raisons pour que ce soit
Montpellier. Ce detail a peu d'importance; mais en general toutes les
anecdotes sur Moliere sont melees d'incertitude, faute d'un premier
biographe scrupuleux et bien informe.]

Des l'installation de Moliere et de sa troupe, _l'Etourdi_ et _le Depit
amoureux_ se donnerent pour la premiere fois a Paris et n'y reussirent
pas moins qu'en province. Bien que la premiere de ces pieces ne soit
encore qu'une comedie d'intrigue tout imitee des imbroglios italiens,
quelle verve deja! quelle chaude petulance! quelle activite, folle et
saisissante d'imaginative dans ce Mascarille que le theatre n'avait pas
jusqu'ici entendu nommer! Sans doute Mascarille, tel qu'il apparait
d'abord, n'est guere qu'un fils naturel direct des valets de la farce
italienne et de l'antique comedie, de l'esclave de _l'Epidique_, du
Chrysale des _Bacchides_, de ces valets _d'or_, comme ils se nomment,
du valet de Marot; c'est un fils de Villon, nourri aussi aux repues
franches, un des mille de cette lignee anterieure a Figaro: mais, dans
_les Precieuses_, il va bientot se particulariser, il va devenir le
Mascarille marquis, un valet tout moderne et qui n'est qu'a la livree de
Moliere. _Le Depit amoureux_, a travers l'invraisemblance et le convenu
banal des deguisements et des reconnaissances, offre dans la scene de
Lucile et d'Eraste une situation de coeur eternellement renouvelee,
eternellement jeune depuis le dialogue d'Horace et de Lydie, situation
que Moliere a reprise lui-meme dans le _Tartufe_ et dans _le Bourgeois
Gentilhomme_, avec bonheur toujours, mais sans surpasser l'excellence de
cette premiere peinture: celui qui savait le plus fustiger et railler se
montrait en meme temps celui qui sait comment on aime. _Les Precieuses
ridicules_, jouees en 1659, attaquerent les moeurs modernes au vif.
Moliere y laissait les canevas italiens et les traditions de theatre
pour y voir les choses avec ses yeux, pour y parler haut et ferme selon
sa nature contre le plus irritant ennemi de tout grand poete dramatique
au debut, le begueulisme bel-esprit, et ce petit gout d'alcove, qui
n'est que degout. Lui, l'homme au masque ouvert et a l'allure naturelle,
il avait a deblayer avant tout la scene de ces mesquins embarras pour
s'y deployer a l'aise et y etablir son droit de franc-parler. On raconte
qu'a la premiere representation des _Precieuses_, un vieillard du
parterre, transporte de cette franchise nouvelle, un vieillard qui sans
doute avait applaudi dix-sept ans auparavant au _Menteur_ de Corneille,
ne put s'empecher de s'ecrier, en apostrophant Moliere qui jouait
Mascarille: "Courage, courage, Moliere! voila la bonne comedie!" A ce
cri, qu'il devinait bien etre celui du vrai public et de la gloire, a
cet universel et sonore applaudissement, Moliere sentit, comme le dit
Segrais, s'enfler son courage, et il laissa echapper ce mot de noble
orgueil, qui marque chez lui l'entree de la grande carriere: "Je n'ai
plus que faire d'etudier Plaute et Terence et d'eplucher les fragments
de Menandre; je n'ai qu'a etudier le monde."--Oui, Moliere; le monde
s'ouvre a vous, vous vous l'avez decouvert et il est votre; vous n'avez
desormais qu'a y choisir vos peintures. Si vous imitez encore, ce sera
que vous le voudrez bien; ce sera parce que vous preleverez votre part
la ou vous la trouverez bonne a prendre; ce sera en rival qui ne craint
pas les rencontres, en roi puissant pour agrandir votre empire. Tout ce
qui sera emprunte par vous restera embelli et honore[6].

[Note 6: On peut appliquer sans ironie, quand il s'agit de poesie
dramatique surtout, a de certains plagiats faits de main souveraine, le
mot de la Fable:

  .....Vous leur fites, Seigneur,
  En les croquant, beaucoup d'honneur.

]

Apres le sel un peu gros, mais franc, du _Cocu imaginaire_, et l'essai
pale et noble de _Don Garcie_, _l'Ecole des Maris_ revient a cette large
voie d'observation et de verite dans la gaiete. Sganarelle, que _le Cocu
imaginaire_ nous avait montre pour la premiere fois, reparait et se
developpe par _l'Ecole des Maris_; Sganarelle va succeder a Mascarille
dans la faveur de Moliere. Mascarille etait encore assez jeune et
garcon, Sganarelle est essentiellement marie. Ne probablement du theatre
italien, employe de bonne heure par Moliere dans la farce du _Medecin
volant_, introduit sur le theatre regulier en un role qui sent un
peu son Scarron, il se naturalise comme a fait Mascarille; il se
perfectionne vite et grandit sous la predilection du maitre. Le
Sganarelle de Moliere, dans toutes ses varietes de valet, de mari, de
pere de Lucinde, de frere d'Ariste, de tuteur, de fagotier, de medecin,
est un personnage qui appartient en propre au poete, comme Panurge a
Rabelais, Falstaff a Shakspeare, Sancho a Cervantes; c'est le cote du
laid humain personnifie, le cote vieux, rechigne, morose, interesse,
bas, peureux, tour a tour pietre ou charlatan, bourru et saugrenu, le
vilain cote, et qui fait rire. A certains moments joyeux, comme quand
Sganarelle touche le sein de la nourrice, il se rapproche du rond
Gorgibus, lequel ramene au bonhomme Chrysale, cet autre comique cordial
et a plein ventre. Sganarelle, chetif comme son grand-pere Panurge, a
pourtant laisse quelque posterite digne de tous deux, dans laquelle il
convient de rappeler Pangloss et de ne pas oublier Gringoire[7]. Chez
Moliere, en face de Sganarelle, au plus haut bout de la scene, Alceste
apparait; Alceste, c'est-a-dire ce qu'il y a de plus serieux, de plus
noble, de plus eleve dans le comique, le point ou le ridicule confine au
courage, a la vertu. Une ligne plus haut et le comique cesse, et on a
un personnage purement genereux, presque heroique et tragique. Meme
tel qu'il est, avec un peu de mauvaise humeur, on a pu s'y meprendre;
Jean-Jacques et Fabre d'Eglantine, gens a contradiction, en ont fait
leur homme. Sganarelle embrasse les trois quarts de l'echelle comique,
le bas tout entier, et le milieu qu'il partage avec Gorgibus et
Chrysale; Alceste tient l'autre quart, le plus eleve. Sganarelle et
Alceste, voila tout Moliere.

[Note 7: Dans la _Notre-Dame de Paris_ de M. Hugo.]

Voltaire a dit que quand Moliere n'aurait fait que _l'Ecole des Maris_,
il serait encore un excellent comique; Boileau ne put entendre _l'Ecole
des Femmes_ sans adresser a Moliere, attaque de beaucoup de cotes et
qu'il ne connaissait pas encore, des stances faciles, ou il celebre la
charmante naivete de cette comedie qu'il egale a celles de Terence,
supposees ecrites par Scipion. Ces deux amusants chefs-d'oeuvre ne
furent separes que par la legere mais ingenieuse comedie-impromptu des
_Facheux_, faite, apprise et representee en quinze jours pour les fetes
de Vaux. La Fontaine en a dit, dans un eloge de ces fetes, les dernieres
du malheureux _Oronte_:

  C'est une piece de Moliere:
  Cet ecrivain par sa maniere
  Charme a present toute la cour.

  Nous avons change de methode;
  Jodelet n'est plus a la mode,
  Et maintenant il ne faut pas
  Quitter la nature d'un pas.

Jamais le libre et prompt talent de Moliere pour les vers n'eclata plus
evidemment que dans cette comedie satirique, dans les scenes du piquet
ou de la chasse. La scene de la chasse ne se trouvait pas dans la piece
a la premiere representation; mais Louis XIV, montrant du doigt a
Moliere M. de Soyecourt, grand-veneur, lui dit: "Voila un original que
vous n'avez pas encore copie." Le lendemain, la scene du chasseur etait
faite et executee. Boileau, dont cette piece des _Facheux_ devancait la
maniere en la surpassant, y songeait sans doute quand il demanda trois
ans plus tard a Moliere ou il trouvait la rime. C'est que Moliere ne la
cherchait pas; c'est qu'il ne faisait pas d'habitude son second vers
avant le premier, et n'attendait pas un demi-jour et plus pour trouver
ensuite au coin d'un bois le mot qui l'avait fui. Il etait de la veine
rapide, _prime-sautiere_, de Regnier, de d'Aubigne; ne marchandant
jamais la phrase ni le mot, au risque meme d'un pli dans le vers, d'un
tour un peu violent ou de l'hiatus au pire; un duc de Saint-Simon en
poesie; une facon d'expression toujours en avant, toujours certaine, que
chaque flot de pensee emplit et colore. M. Auger s'est attache a relever
comme fautes tous les manques de repos a l'hemistiche chez Moliere;
c'est peine puerile, puisque notre poete ne suit pas la-dessus la loi de
Boileau et des autres reguliers. Moliere faisait si naturellement les
vers que ses pieces en prose sont remplies de vers blancs; on l'a
remarque pour le _Festin de Pierre_, et l'on a ete jusqu'a conjecturer
que la petite piece du _Sicilien_ avait ete primitivement ebauchee en
vers et que Moliere avait ensuite brouille le tout dans une prose qui
en avait garde trace. Fenelon, lorsqu'a propos de _l'Avare_ il declare
preferer (comme aussi le pensait Menage) les pieces en prose de Moliere
a celles qui sont en vers, lorsqu'il parle de cette multitude de
metaphores qui, suivant lui, approchent du galimatias, Fenelon, poete
elegant en prose, n'entend rien, il faut le dire, a cette riche maniere
de poesie, qui n'est pas plus celle de Virgile et de Terence qu'en
peinture la maniere de Rubens n'est celle de Raphael. Boileau, tout
artiste sobre qu'il etait et dans un autre procede que Moliere, lui
rendait haute justice la-dessus; il le reprenait sans doute quelquefois
et aurait voulu epurer maint detail, comme on le voit par exemple en
cette correction qui a ete conservee de deux vers des _Femmes savantes_.
Moliere avait mis d'abord:

  Quand sur une personne on pretend s'ajuster,
  C'est par les beaux cotes qu'il la faut imiter.

M. Despreaux, dit Cizeron-Rival d'apres Brossette, trouva du jargon dans
ces deux vers et les retablit de cette facon:

  Quand sur une personne on pretend se regler,
  C'est par ses beaux endroits qu'il lui faut ressembler."

Mais, jargon ou non, il etait le premier a proclamer Moliere maitre dans
l'art de frapper les bons vers, et il n'aurait pas admis le jugement par
trop degoute de Fenelon. Rien d'etonnant, au reste, que cette fine et
mystique nature de Fenelon, dans sa blanche robe de lin, dans sa simple
tunique, un peu longue, un peu trainante (en fait de style), n'ait pas
entendu ces admirables plis mouvants, etoffes, du manteau du grand
comique. Ce qui est ubereux, surtout la gaiete, repugne singulierement
aux natures delicates et reveuses. En depit de ces juges difficiles,
comme satire dialoguee en vers, _les Facheux_ sont un chef-d'oeuvre.

Durant les quatorze annees qui suivirent son installation a Paris, et
jusqu'a l'heure de sa mort, en 1673, Moliere ne cessa de produire. Pour
le roi, pour la cour et les fetes de commande, pour le plaisir du
gros public et les interets de sa troupe, pour sa propre gloire et la
serieuse posterite, Moliere se multiplie et suffit a tout. Rien de
meticuleux en lui et qui sente l'auteur de cabinet. Vrai poete de drame,
ses ouvrages sont en scene, en action; il ne les ecrit pas, pour ainsi
dire, il les joue. Sa vie de comedien de province avait ete un peu celle
des poetes primitifs populaires, des rapsodes, jongleurs ou pelerins de
la Passion; ils allaient, comme on sait, se repetant les uns les autres,
se prenant leurs canevas et leurs themes, y ajoutant a l'occasion,
s'oubliant eux et leur oeuvre individuelle, et ne gardant guere _copie_
de leurs representations. C'est ainsi que les ebauches et improvisades
a l'italienne, que Moliere avait multipliees (on a les titres d'une
dizaine) durant ses courses en province, furent perdues, hors deux, _le
Medecin volant_ et _la Jalousie du Barbouille_. Et encore, telles qu'on
a celles-ci, il est douteux que la version en soit de Moliere. Suivant
le procede des poetes primitifs, qui font volontiers entrer un de leurs
ouvrages dans un autre, ces ebauches furent plus tard introduites et
employees dans des actes de pieces plus regulieres. Les poetes dont nous
parlons transposent, _utilisent_, si l'on peut se servir de ce mot,
certains morceaux une fois faits; ainsi, _Don Garcie de Navarre_ n'ayant
pas eu de succes, des tirades entieres ont passe de ce prince jaloux au
_Misanthrope_ et ailleurs. _L'Etourdi_ et _le Depit amoureux_, premieres
pieces regulieres de notre poete, ne furent imprimes que dix ans apres
leur apparition a la scene (1653-1663); _les Precieuses_ le furent
dans les environs du succes, mais malgre l'auteur, comme l'indique la
preface; et ce n'est pas ici une simagree de douce violence comme tant
d'autres l'ont jouee depuis: l'embarras de Moliere qui se fait imprimer
pour la premiere fois, a son corps defendant, est visible dans
cette preface. _Le Cocu imaginaire_, ayant eu pres de cinquante
representations, ne devait pas etre imprime, quand un amateur de
comedie, nomme Neufvillenaine, s'apercut qu'il avait retenu par coeur
la piece tout entiere; il en fit une copie et la publia en dediant
l'ouvrage a Moliere. Ce M. de Neufvillenaine se connaissait en procedes.
L'insouciance de Moliere fut telle qu'il ne donna jamais d'autre edition
du _Cocu imaginaire_, bien que Neufvillenaine avoue (ce qui serait assez
vraisemblable quand il ne l'avouerait pas) qu'il peut s'etre glisse dans
sa copie, faite de memoire, quantite de mots les uns pour les autres.
O Racine! o Boileau! qu'eussiez-vous dit si un tiers eut ainsi manie
devant le public vos prudentes oeuvres ou chaque mot a son prix? On doit
maintenant saisir toute la difference native qu'il y a de Moliere a
cette famille sobre, econome, meticuleuse, et avec raison, des Despreaux
et des La Bruyere. Dans l'edition de Neufvillenaine, qu'il faut bien
considerer, par suite du silence de Moliere, comme l'edition originale,
la piece est d'un seul acte, quoique plus tard les editeurs de 1734
l'aient donnee en trois; mais il y a lieu de croire que pour Moliere,
comme pour les anciens tragiques et comiques, cette division d'actes
est imaginee ici apres coup et artificielle. Moliere dans ses premieres
pieces ne s'astreint guere plus que Plaute a cette division reguliere;
il laisse frequemment la scene vide, sans qu'on puisse supposer l'acte
termine en ces endroits. Il se rangea bien vite, il est vrai, a
la regularite des lors professee; mais on voit (et c'est sur quoi
j'insiste) combien il avait naturellement les habitudes de l'epoque
anterieure. Pour obvier a des larcins pareils a celui de Neufvillenaine,
Moliere dut songer a publier dorenavant lui-meme ses pieces au fur et
a mesure des succes. _L'Ecole des Maris_, dediee au duc d'Orleans, son
protecteur, est le premier ouvrage qu'il ait publie de son plein gre; a
partir de ce moment (1661), il entra en communication suivie avec les
lecteurs. On le retrouve pourtant en defiance continuelle de ce cote; il
craint les boutiques de la galerie du Palais; il prefere etre juge
_aux chandelles_, au point de vue de la scene, sur la decision de la
multitude. On a cru, d'apres un passage de la preface des _Facheux_,
qu'il aurait eu dessein de faire imprimer ses remarques et presque sa
poetique, a l'occasion de ses pieces; mais, a mieux entendre le passage,
il en ressort que cette promesse, mal d'accord avec sa tournure de
genie, n'est pas serieuse en effet; ce serait plutot de sa part une
raillerie contre les grands raisonneurs selon Horace et Aristote. Sa
poetique, du reste, comme acteur et comme auteur, se trouve tout entiere
dans _la Critique de l'Ecole des Femmes_ et dans _l'Impromptu de
Versailles_, et elle y est en action, en comedie encore. A la scene VII
de _la Critique_, n'est-ce pas Moliere qui nous dit par la bouche
de Dorante: "Vous etes de plaisantes gens avec vos regles dont vous
embarrassez les ignorants et nous etourdissez tous les jours! Il semble,
a vous ouir parler, que ces regles de l'art soient les plus grands
mysteres du monde, et cependant ce ne sont que quelques observations
aisees que le bon sens a faites sur ce qui peut oter le plaisir que l'on
prend a ces sortes de poemes; et le meme bon sens, qui a fait autrefois
ces observations, les fait aisement tous les jours sans le secours
d'Horace et d'Aristote.... Laissons-nous aller de bonne foi aux
choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de
raisonnements pour nous empecher d'avoir du plaisir." Pour en finir avec
cette negligence de litterateur que nous demontrons chez Moliere, et qui
contraste si fort avec son ardente prodigalite comme poete et son zele
minutieux comme acteur et directeur, ajoutons qu'aucune edition complete
de ses oeuvres ne parut de son vivant; ce fut La Grange, son camarade
de troupe, qui recueillit et publia le tout en 1682, neuf ans apres sa
mort.

Moliere, le plus createur et le plus inventif des genies, est celui
peut-etre qui a le plus imite, et de partout; c'est encore la un trait
qu'ont en commun les poetes primitifs populaires et les illustres
dramatiques qui les continuent. Boileau, Racine, Andre Chenier, les
grands poetes d'etude et de gout, imitent sans doute aussi; mais leur
procede d'imitation est beaucoup plus ingenieux, circonspect et deguise,
et porte principalement sur les details. La facon de Moliere en ses
imitations est bien plus familiere, plus a pleine main et a la merci
de la memoire. Ses ennemis lui reprochaient de voler la moitie de
ses oeuvres aux _vieux bouquins_. Il vecut d'abord, dans sa premiere
maniere, sur la farce traditionnelle italienne et gauloise; a partir des
_Precieuses_ et de _l'Ecole des Maris_, il devint lui-meme; il gouverna
et domina des lors ses imitations, et, sans les moderer pour cela
beaucoup, il les mela constamment a un fonds d'observation originale. Le
fleuve continua de charrier du bois de tous bords, mais dans un courant
de plus en plus etendu et puissant. Riccoboni a donne une liste assez
complete, et parfois meme gonflee, des imitations que Moliere a faites
des Italiens, des Espagnols et des Latins; Cailhava et d'autres y ont
ajoute. Riccoboni a eu le bon esprit de sentir que le genie de Moliere
ne souffrait pas de ces nombreux butins. Au contraire, l'admiration
du commentateur pour son poete va presque en raison du nombre des
imitations qu'il decouvre en lui, et elle n'a plus de bornes lorsqu'il
le voit dans _l'Avare_ mener, a ce qu'il dit, jusqu'a cinq imitations de
front, et etre la-dessous, et a travers cette melee de souvenirs, plus
original que jamais. Tous les Italiens n'ont pas eu si bonne grace,
et le sieur Angelo, _docteur_ de la comedie italienne, allait jusqu'a
revendiquer le sujet du _Misanthrope_, qu'il avait, affirmait-il,
raconte tout entier a Moliere, d'apres une certaine piece de Naples,
un jour qu'ils se promenaient ensemble au Palais-Royal. C'est
_quinze jours_ apres cette conversation memorable que la comedie du
_Misanthrope_ aurait ete achevee et sur l'affiche. A de pareilles
pretentions, appuyees de pareils dires, on n'a a opposer que le
judicieux dedain de Jean-Baptiste Rousseau qui, dans sa correspondance
avec d'Olivet et Brossette, a d'ailleurs le merite d'avoir fort bien
apprecie Moliere; la lettre du poete a M. Chauvelin sur le sujet qui
nous occupe vaut mieux, comme pensee, que les trois quarts de ses odes.
Ce qu'il faut reconnaitre, c'est que les imitations chez Moliere sont
de toute source et infinies; elles ont un caractere de loyaute en meme
temps que de sans-facon, quelque chose de cette premiere vie ou tout
etait en commun, bien qu'aussi d'ordinaire elles soient parfaitement
combinees et descendant quelquefois a de purs details. Plaute et Terence
pour des fables entieres, Straparole et Boccace pour des fonds de
sujets, Rabelais et Regnier pour des caracteres, Boisrobert et Rotrou et
Cyrano pour des scenes, Horace et Montaigne et Balzac pour de simples
phrases, tout y figure; mais tout s'y transforme, rien n'y est le meme.
La ou il imite le plus, qui donc pourrait se plaindre? a cote de Sosie
qu'il copie, ne voila-t-il pas Cleanthis qu'il invente? De telles
imitations, loin de nous refroidir envers notre poete, nous sont cheres;
nous aimons a les rechercher, a les poursuivre jusqu'au bout, dans un
interet de parente. Ces masques fameux de la bonne comedie, depuis
Plaute jusqu'a Patelin, ces malicieux conteurs de tous pays, ces
philosophes satiriques et ingenieux, nous les convoquons un moment
autour de notre auteur dans un groupe qu'il unit et ou il preside; les
moins considerables, les Boisrobert, les Sorel, les Cyrano, y sont meme
introduits a la faveur de ce qu'ils lui ont prete, de ce qui surtout les
recommande et les honore. Ces imitations, en un mot, ne sont le plus
souvent pour nous que le resume heureux de toute une famille d'esprits
et de tout un passe comique dans un nouveau type original et superieur,
comme un enfant aime du ciel qui, sous un air de jeunesse, exprime a la
fois tous ses aieux.

Chacune des pieces de Moliere, a les suivre dans l'ordre de leur
apparition, fournirait matiere a un historique etendu et interessant; ce
travail a deja ete fait, et trop bien, par d'autres, pour le reprendre;
ce serait presque toujours le copier.[8] Autour de _l'Ecole des Femmes_,
en 1662, et plus tard autour du _Tartufe_, il se livra des combats
comme precedemment il s'en etait livre autour du _Cid_, comme il s'en
renouvela ensuite autour de _Phedre_; ce furent la d'illustres
journees pour l'art dramatique. _La Critique de l'Ecole des Femmes_ et
_l'Impromptu de Versailles_ en apprennent suffisamment sur le premier
demele, qui fut surtout une querelle de gout et d'art, quoique deja la
religion s'y glissat a propos des commandements du mariage donnes a
Agnes. Les _Placets au Roi_ et la preface du _Tartufe_ marquent assez le
caractere tout moral et philosophique de la seconde lutte, si souvent
depuis et si ardemment continuee. Ce que je veux rappeler ici, c'est
qu'attaque des devots, envie des auteurs, recherche des grands,
valet-de-chambre du roi et son indispensable ressource pour toutes les
fetes, Moliere, avec cela trouble de passions et de tracas domestiques,
devore de jalousie conjugale, frequemment malade de sa fluxion de
poitrine et de sa toux, directeur de troupe et comedien infatigable bien
qu'au regime et au lait, Moliere, durant quinze ans, suffit a tous les
emplois, qu'a chaque necessite survenante son genie est present et
repond, gardant de plus ses heures d'inspiration propre et d'initiative.
Entre la dette precipitamment payee aux divertissements de Versailles
ou de Chambord et ses cordiales avances au bon rire de la bourgeoisie,
Moliere trouve jour a des oeuvres meditees et entre toutes immortelles.
Pour Louis XIV, son bienfaiteur et son appui, on le trouve toujours
pret; _l'Amour medecin_ est fait, appris et represente en cinq jours;
_la Princesse d'Elide_ n'a que le premier acte en vers, le reste suit en
prose, et, comme le dit spirituellement un contemporain de Moliere, la
comedie n'a eu le temps cette fois que de chausser un brodequin; mais
elle parait a l'heure sonnante, quoique l'autre brodequin ne soit pas
lace. _Melicerte_ seule n'est pas finie, mais _les Facheux_ le furent en
quinze jours; mais _le Mariage force_ et _le Sicilien_, mais _Georges
Dandin_, mais _Pourceaugnac_, mais _le Bourgeois Gentilhomme_, ces
comedies de verve avec intermedes et ballets, ne firent jamais faute.
Dans les interets de sa troupe, il lui fallut souvent depecher
l'ouvrage, comme quand il fournit son theatre d'un _Don Juan_, parce que
les comediens de l'hotel de Bourgogne et ceux de Mademoiselle avaient
deja le leur, et que cette statue qui marche ne cessait de faire
merveille.--Et ces diversions ne l'empechaient pas tout aussitot de
songer a Boileau, aux juges difficiles, a lui-meme et au genre humain,
par _le Misanthrope_, par le _Tartufe_ et _les Femmes savantes_.
L'annee du _Misanthrope_ est en ce sens la plus memorable et la plus
significative dans la vie de Moliere. A peine hors de ce chef-d'oeuvre
serieux, et qui le parut un peu trop au gros du public, il dut pourvoir
en hate a la jovialite bourgeoise par _le Medecin malgre lui_, et de la,
de ce parterre de la rue Saint-Denis, raccourcir vite a Saint-Germain
pour _Melicerte_, la _Pastorale comique_ et cette vallee de Tempe ou
l'attendait sur le pre M. de Benserade: Moliere faisait face a tous les
appels.

Dans une epitre adressee en 1669 au peintre Mignard, sur le dome du
Val-de-Grace, Moliere a fait une description et un eloge de la fresque
qui s'applique merveilleusement a sa propre maniere; il y preconise, en
effet;

  Cette belle peinture inconnue en ces lieux,
  La fresque, dont la grace, a l'autre preferee,
  Se conserve un eclat d'eternelle duree,
  Mais dont la promptitude et les brusques fiertes
  Veulent un grand genie a toucher ses beautes!
  De l'autre qu'on connoit la traitable methode
  Aux foiblesses d'un peintre aisement s'accommode:
  La paresse de l'huile, allant avec lenteur,
  Du plus tardif genie attend la pesanteur;
  Elle sait secourir, par le temps qu'elle donne,
  Les faux pas que peut faire un pinceau qui tatonne;
  Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
  Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux.
  Mais la fresque est pressante et veut sans complaisance
  Qu'un peintre s'accommode a son impatience,
  La traite a sa maniere, et d'un travail soudain
  Saisisse le moment qu'elle donne a sa main.

  La severe rigueur de ce moment qui passe
  Aux erreurs d'un pinceau ne fait aucune grace;
  Avec elle il n'est point de retour a tenter,
  Et tout au premier coup se doit executer, etc...

[Note 8: Voir MM. Auger et Taschereau.]

A cette belle chaleur de Moliere pour la fresque, pour la grande
et dramatique peinture, pour celle-la meme qui agit sur les masses
prosternees dans les chapelles romaines, qui n'aimerait reconnaitre
la sympathie naturelle au poete du drame, au poete de la multitude, a
l'executeur soudain, vehement, de tant d'oeuvres imperieuses aussi et
pressantes? Dans les oeuvres finies, au contraire, faites pour etre vues
de pres, vingt fois remaniees et repolies, a la Mieris, a la Despreaux,
a la La Bruyere, nous retrouvons _la paresse de l'huile_. L'allusion est
trop directe pour que Moliere n'y ait pas un peu songe. Cizeron-Rival,
d'ordinaire exact, a dit d'apres Brossette: "Au jugement de Despreaux
(et autant que je puis me connoitre en poesie, ce n'est pas son meilleur
jugement), de tous les ouvrages de Moliere, celui dont la versification
est la plus reguliere et la plus soutenue, c'est le poeme qu'il a
fait en faveur du fameux Mignard, son ami. Ce poeme, disoit-il a M.
Brossette, peut tenir lieu d'un traite complet de peinture, et l'auteur
y a fait entrer toutes les regles de cet art admirable (et Despreaux
citait les memes vers que nous avons donnes plus haut). Remarquez,
monsieur, ajoutoit Despreaux, que Moliere a fait, sans y penser, le
caractere de ses poesies, en marquant ici la difference de la peinture a
l'huile et de la peinture a fresque. Dans ce poeme sur la peinture, il a
travaille comme les peintres a l'huile, qui reprennent plusieurs fois le
pinceau pour retoucher et corriger leur ouvrage, au lieu que dans ses
comedies, ou il falloit beaucoup d'action et de mouvement, il preferoit
les _brusques fiertes_ de la fresque a _la paresse de l'huile_." Ce
jugement de Boileau a ete fort conteste depuis Cizeron-Rival. M. Auger
le mentionne comme _singulier_. Vauvenargues, qui est de l'avis de
Fenelon sur la poesie de Moliere, trouve ce poeme du Val-de-Grace peu
satisfaisant et prefere en general, comme peintre, La Bruyere au grand
comique: predilection de critique moraliste pour le modele du genre.
Vous etes peintre a l'huile, M. de Vauvenargues! Boileau, tout aussi
interesse qu'il etait dans la question, se montre plus fermement
judicieux. Non que j'admette que ce poeme du Val-de-Grace soit bon et
satisfaisant d'un bout a l'autre, ou que Moliere ait modifie, ralenti sa
maniere en le composant. La poesie en est plus chaude que nette; elle
tombe dans le technique et s'y embarrasse souvent en le voulant animer.
Mais Boileau a bien mis le doigt sur le cote precieux du morceau.
Boileau, reconnaissons-le, malgre ce qu'on a pu reprocher a ses reserves
un peu fortes de l'_Art poetique_ ou a son etonnement bien innocent et
bien permis sur les rimes de Moliere, fut souverainement equitable
en tout ce qui concerne le poete son ami, celui qu'il appelait _le
Contemplateur_. Il le comprenait et l'admirait dans les parties les plus
etrangeres a lui-meme; il se plaisait a etre son complice dans le latin
macaronique de ses plus folles comedies; il lui fournissait les malignes
etymologies grecques de _l'Amour medecin_; il mesurait dans son entier
cette faculte multipliee, immense; et le jour ou Louis XIV lui demanda
quel etait le plus rare des grands ecrivains qui auraient honore la
France durant son regne, le juge rigoureux n'hesita pas et repondit:
"Sire, c'est Moliere."--"Je ne le croyais pas, repliqua Louis XIV; mais
vous vous y connaissez mieux que moi."

On a loue Moliere de tant de facons, comme peintre des moeurs et de la
vie humaine, que je veux indiquer surtout un cote qu'on a trop peu mis
en lumiere, ou plutot qu'on a meconnu. Moliere, jusqu'a sa mort, fut en
progres continuel dans la _poesie_ du comique. Qu'il ait ete en progres
dans l'observation morale et ce qu'on appelle le haut comique, celui du
_Misanthrope_, du _Tartufe_ et des _Femmes savantes_, le fait est
trop evident, et je n'y insiste pas; mais autour, au travers de ce
developpement, ou la raison de plus en plus ferme, l'observation de
plus en plus mure, ont leur part, il faut admirer ce surcroit toujours
montant et bouillonnant de verve comique, tres-folle, tres-riche,
tres-inepuisable, que je distingue fort, quoique la limite soit malaisee
a definir, de la farce un peu bouffonne et de la lie un peu scarronesque
ou Moliere trempa au debut. Que dirai-je? c'est la distance qu'il y
a entre la prose du _Roman comique_ et tel choeur d'Aristophane ou
certaines echappees sans fin de Rabelais. Le genie de l'ironique
et mordante gaiete a son lyrique aussi, ses purs ebats, son rire
etincelant, redouble, presque sans cause en se prolongeant, desinteresse
du reel, comme une flamme folatre qui voltige de plus belle apres que
la combustion grossiere a cesse,--un rire des dieux, supreme,
inextinguible. C'est ce que n'ont pas senti beaucoup d'esprits de gout,
Voltaire, Vauvenargues et autres, dans l'appreciation de ce qu'on a
appele les dernieres farces de Moliere. M. de Schlegel aurait du le
mieux sentir; lui qui celebre mystiquement les poetiques fusees finales
de Calderon, il aurait du ne pas rester aveugle a ces fusees, pour le
moins egales, d'eblouissante gaiete, qui font aurore a l'autre pole
du monde dramatique. Il a bien accorde a Moliere d'avoir le genie du
burlesque, mais en un sens prosaique, comme il eut fait a Scarron, et en
preferant de beaucoup le _genie_ fantastique et poetique du comedien
Le Grand. M. de Schlegel gardait-il rancune a Moliere pour le trait
innocent du pedant Caritides sur les Allemands d'alors, _grands
inspectateurs d'inscriptions et enseignes_? Quoi qu'on ait dit,
_Monsieur de Pourceaugnac_, _le Bourgeois Gentilhomme_, _le Malade
imaginaire_, attestent au plus haut point ce comique jaillissant et
imprevu qui, a sa maniere, rivalise en fantaisie avec _le Songe d'une
Nuit d'ete_ et _la Tempete_. Pourceaugnac, M. Jourdain, Argant, c'est le
cote de Sganarelle continue, mais plus poetique, plus degage de la farce
du _Barbouille_, plus enleve souvent par dela le reel. Moliere, force
pour les divertissements de cour de combiner ses comedies avec des
ballets, en vint a deployer, a dechainer dans ces danses de commande les
choeurs bouffons et petulants des avocats, des tailleurs, des Turcs,
des apothicaires; le genie se fait de chaque necessite une inspiration.
Cette issue une fois trouvee, l'imagination inventive de Moliere s'y
precipita. Les comedies a ballets dont nous parlons n'etaient pas du
tout (qu'on se garde de le croire) des concessions au gros public, des
provocations directes au rire du bourgeois, bien que ce rire y trouvat
son compte; elles furent imaginees plutot a l'occasion des fetes de la
cour. Mais Moliere s'y complut bien vite et s'y exalta comme eperdument;
il fit meme des ballets et intermedes au _Malade imaginaire_, de son
propre mouvement, et sans qu'il y eut pour cette piece destination de
cour ni ordre du roi. Il s'y jetait d'ironie a la fois et de gaiete de
coeur, le grand homme, au milieu de ses amertumes journalieres, comme
dans une acre et etourdissante ivresse. Il y mourut en pleine crise
et dans le son le plus aigu de cette saillie montee au delire. Or,
maintenant, entre ces deux points extremes du _Malade imaginaire_ ou de
_Pourceaugnac_ et du _Barbouille_, du _Cocu imaginaire_, par exemple,
qu'on place successivement _la charmante naivete_ (expression de
Boileau) de _l'Ecole des Femmes_, de _l'Ecole des Maris_, l'excellent
et profond caractere de _l'Avare_, tant de personnages vrais, reels,
ressemblant a beaucoup, et non copies pourtant, mais trouves, le sens
docte, grave et mordant du _Misanthrope_, le _Tartufe_ qui reunit tous
les merites par la gravite du ton encore, par l'importance du vice
attaque et le pressant des situations, _les Femmes savantes_ enfin, le
plus parfait style de comedie en vers, le troisieme et dernier coup
porte par Moliere aux critiques de _l'Ecole des Femmes_, a cette race
des prudes et precieuses; qu'on marque ces divers points, et l'on aura
toute l'echelle comique imaginable. De la farce franche et un peu grosse
du debut, on se sera eleve, en passant par le naif, le serieux, le
profondement observe, jusqu'a la fantaisie du rire dans toute sa pompe
et au gai sabbat le plus delirant.

_Les Fourberies de Scapin_, jouees entre _le Bourgeois Gentilhomme_ et
_l'Ecole des Femmes_, appartiennent-elles a cette adorable folie comique
dont j'ai tache de donner idee, ou retombent-elles par moments dans la
farce un peu enfarinee et bouffonne, comme l'a pense Boileau en son _Art
poetique_? Je serais peut-etre de ce dernier avis, sauf les conclusions
trop generales qu'en tire le poete regulateur:

  Etudiez la cour et connoissez la ville;
  L'une et l'autre est toujours en modeles fertile.
  C'est par la que Moliere, illustrant ses ecrits,
  Peut-etre de son art eut remporte le prix,
  Si, moins ami du peuple en ses doctes peintures,
  Il n'eut pas fait souvent grimacer ses figures,
  Quitte pour le bouffon l'agreable et le fin,
  Et sans honte a Terence allie Tabarin:
  Dans ce sac ridicule ou _Scapin l'enveloppe_,
  Je ne reconnois plus l'auteur du _Misanthrope_.

Quant aux restrictions reprochees et reprochables a Boileau en cet
endroit, son tort est d'avoir trop generalise un jugement qui, applique
a _Scapin_, pourrait sembler vrai au pied de la lettre. Cette piece est
effectivement imitee en partie du _Phormion de Terence_, et en partie de
la _Francisquine_ de Tabarin. De plus, en lisant convenablement le vers:

  Dans ce sac ridicule ou Scapin l'enveloppe [9]

(car Moliere en cette piece jouait le role de Geronte, et par consequent
il entrait en personne dans le sac), on concoit l'impression penible que
causait a Boileau cette vue de l'auteur du Misanthrope, malade, age de
pres de cinquante ans et batonne sur le theatre. Si nous eussions vu
notre Talma a la scene dans la meme situation subalterne, nous en
aurions certes souffert. Je lis dans Cizeron-Rival le trait suivant, qui
eclaire et precise le passage de l'Art poetique: "Deux mois avant la
mort de Moliere, M. Despreaux alla le voir et le trouva fort incommode
de sa toux et faisant des efforts de poitrine qui sembloient le menacer
d'une fin prochaine. Moliere, assez froid naturellement, fit plus
d'amitie que jamais a M. Despreaux. Cela l'engagea a lui dire: Mon
pauvre monsieur Moliere, vous voila dans un pitoyable etat. La
contention continuelle de votre esprit, l'agitation continuelle de vos
poumons sur votre theatre, tout enfin devroit vous determiner a renoncer
a la representation. N'y a-t-il que vous dans la troupe qui puisse
executer les premiers roles? Contentez-vous de composer, et laissez
l'action theatrale a quelqu'un de vos camarades: cela vous fera plus
d'honneur dans le public qui regardera vos acteurs comme vos gagistes;
vos acteurs d'ailleurs, qui ne sont pas des plus souples avec vous,
sentiront mieux votre superiorite.--Ah! monsieur, repondit Moliere,
que me dites-vous la? il y a un honneur pour moi a ne point
quitter.--Plaisant point d'honneur, disoit en soi-meme le satirique,
qui consiste a se noircir tous les jours le visage pour se faire une
moustache de Sganarelle, et a devouer son dos a toutes les bastonnades
de la comedie! Quoi? cet homme, le premier de notre temps pour l'esprit
et pour les sentiments d'un vrai philosophe, cet ingenieux censeur de
toutes les folies humaines, en a une plus extraordinaire que celles
dont il se moque tous les jours! Cela montre bien le peu que sont les
hommes." Boileau en effet ne conseillait pas a Moliere d'abandonner ses
camarades ni d'abdiquer la direction, ce que le chef de troupe aurait pu
refuser par humanite, comme on a dit, et par beaucoup d'autres raisons;
il le pressait seulement de quitter les planches: c'etait le vieux
comedien obstine qui chez Moliere ne voulait pas. Boileau dut ecrire,
ce me semble, le passage de _l'Art poetique_ sous l'impression qui lui
resta du precedent entretien.

[Note 9: Cette ingenieuse correction, qui, une fois faite, parait si
necessaire et si simple, est proposee par M. Daunou dans son excellent
commentaire de Boileau.]

La posterite sent autrement; loin de les blamer, on aime ces faiblesses
et ces contradictions dans le poete de genie; elles ajoutent au portrait
de Moliere et donnent a sa physionomie un air plus proportionne a celui
du commun des hommes. On le retrouve tel encore, et l'un de nous tous,
dans ses passions de coeur, dans ses tribulations domestiques. Le
comique Moliere etait ne tendre et facilement amoureux, de meme que le
tendre Racine etait ne assez caustique et enclin a l'epigramme.
Sans sortir des oeuvres de Moliere, on aurait des preuves de cette
sensibilite, dans le penchant qu'il eut toujours au genre noble et
romanesque, dans beaucoup de vers de _Don Garcie_ et de la _Princesse
d'Elide_, dans ces trois charmantes scenes de depit amoureux, tant de la
piece de ce nom que du _Tartufe_ et du _Bourgeois Gentilhomme_, enfin
dans la scene touchante d'Elvire voilee, au quatrieme acte de _Don
Juan_. Plaute et Rabelais, ces grands comiques, offrent aussi, malgre
leur reputation, des traces d'une faculte sensible, delicate, qu'on
surprend en eux avec bonheur, mais Moliere surtout; il y a tout un
Terence dans Moliere. En amitie, on n'aurait que de beaux traits a en
dire; son sonnet sur la mort de l'abbe Lamothe-Le-Vayer et la lettre
qu'il y a jointe honorent sa douleur; bien mieux que le lyrique
Malherbe, il s'entendait a pleurer avec un pere. Je veux citer de _Don
Garcie_ quelques vers de tendresse, desquels Racine eut pu etre jaloux
pour sa _Berenice_:

  Un soupir, un regard, une simple rougeur,
  Un silence est assez pour expliquer un coeur.
  Tout parle dans l'amour, et sur cette matiere
  Le moindre jour doit etre une grande lumiere.

  _Oh!_ que la difference est connue aisement
  De toutes ces faveurs qu'on fait avec etude,
  A celles ou du coeur fait pencher l'habitude!
  Dans les unes toujours on paroit se forcer;
  Mais les autres, helas! se font sans y penser,
  Semblables a ces eaux si pures et si belles
  Qui coulent sans effort des sources naturelles.

Et dans les _Facheux_:

  L'amour aime surtout les secretes faveurs;
  Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs,
  Et le moindre entretien de la beaute qu'on aime,
  Lorsqu'il est defendu, devient grace supreme.

Et dans _la Princesse d'Elide_, premier acte, premiere scene, ces
vers qui expriment une observation si vraie sur les amours tardives,
developpees longtemps seulement apres la premiere rencontre:

  Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimer,
  Aussitot qu'on le voit, prend droit de nous charmer,
  Et qu'un premier coup d'oeil allume en nous les flammes
  Ou le Ciel en naissant a destine nos ames!

avec toute la tirade qui suit.--Or Moliere, de complexion sensible a ce
point et amoureuse, vers le temps ou il peignait le plus gaiement du
monde Arnolphe dictant les commandements du mariage a Agnes, Moliere,
age de quarante ans lui-meme (1662), epousait la jeune Armande Bejart,
agee de dix-sept au plus et soeur cadette de Madeleine[10].

[Note 10: On a cru longtemps que cette Bejart, femme de Moliere,
etait fille naturelle et non soeur de l'autre Bejart; on l'a meme cru
du vivant de Moliere, et depuis sans interruption, jusqu'a ce que M.
Beffara decouvrit de nos jours l'acte de mariage qui derange cette
parente. M. Fortin d'Urban a essaye d'infirmer, non pas l'authenticite,
mais la valeur de cet acte, et, au milieu de beaucoup de raisons vaines,
il a avance quelques reflexions assez plausibles. Il est bien singulier,
en effet, que tous les biographes de Moliere, a partir de Grimarest,
aient ecrit, sans contradiction, qu'il avait epouse la fille naturelle
de la Bejart, sa premiere maitresse. Montfleury adressa meme a Louis XIV
une denonciation contre l'illustre comique, l'accusant d'avoir epouse la
fille apres avoir vecu avec la mere, et insinuant par la qu'il avait
pu epouser sa propre fille: ce qui, dans tous les cas, serait
invinciblement refutable par les dates. Louis XIV ne repondit a ce
dechainement de la haine qu'en devenant parrain du premier enfant qu'eut
Moliere. Certes, la plus directe justification que Moliere put offrir au
roi en cette circonstance fut l'acte de son mariage et la preuve que les
deux Bejart n'etaient que soeurs. Mais comment tous ceux qui ont ecrit
sur Moliere, comment Grimarest, son principal biographe, qui ecrivait
d'apres Baron, comment les autres contemporains, Marcel auteur presume
d'une premiere Vie abregee, l'auteur inconnu de _la Fameuse Comedienne_,
Bayle, De Vise qui contredit Grimarest sur plusieurs points, ont-ils
ignore cette facon dont Moliere dut repondre? Comment une erreur aussi
forte, sur une relation aussi rapprochee, a-t-elle fait autorite du
temps de Moliere, et meme aupres des personnes qui l'avaient beaucoup
vu et pratique?... Et cependant, malgre la difficulte de l'explication,
c'est bien a l'acte qu'il faut croire.]


Malgre sa passion pour elle et malgre son genie, il n'echappa point au
malheur dont il avait donne de si folatres peintures. Don Garcie etait
moins jaloux que Moliere; Georges Dandin et Sganarelle etaient moins
trompes. A partir de _la Princesse d'Elide_, ou l'infidelite de sa femme
commenca de lui apparaitre, sa vie domestique ne fut plus qu'un long
tourment. Averti des succes qu'on attribuait a M. de Lauzun pres d'elle,
il en vint a une explication. Mademoiselle Moliere, dans cette situation
difficile, lui donna le change sur Lauzun en avouant une inclination
pour M. de Guiche, et s'en tira, dit la chronique, par des larmes et
un evanouissement. Tout meurtri de sa disgrace, notre poete se remit a
aimer mademoiselle de Brie, ou plutot il venait s'entretenir pres d'elle
des injures de l'autre amour; Alceste est ramene a Eliante par les
rebuts de Celimene. Lorsqu'il donna _le Misanthrope_, Moliere, brouille
avec sa femme, ne la voyait plus qu'au theatre, et il est difficile
qu'entre elle, qui jouait en effet Celimene, et lui, qui representait
Alceste, quelque allusion a leurs sentiments et a leurs situations
reelles ne se retrouve pas. Ajoutez, pour compliquer les ennuis de
Moliere, la presence de l'ancienne Bejart, femme imperieuse, peu
debonnaire, a ce qui semble. Le grand homme cheminait entre ces trois
femmes, aussi embarrasse parfois, comme le lui disait agreablement
Chapelle, que Jupiter au siege d'Ilion entre les trois deesses. Mais
laissons parler sur ce chapitre domestique un contemporain du poete,
dans un recit fort peu authentique sans doute, assez vraisemblable
pourtant de fond ou meme de couleur, et a quoi, comme familiarite de
detail, rien ne peut suppleer:

"Cependant ce ne fut pas sans se faire une grande violence que Moliere
resolut de vivre avec sa femme dans cette indifference. La raison la lui
faisoit regarder comme une personne que sa conduite rendoit indigne des
caresses d'un honnete homme. Sa tendresse lui faisoit envisager la peine
qu'il auroit de la voir, sans se servir des privileges que donne le
mariage, et il y revoit un jour dans son jardin d'Auteuil, quand un de
ses amis, nomme Chapelle, qui s'y venoit promener par hasard, l'aborda,
et, le trouvant plus inquiet que de coutume, il lui en demanda plusieurs
fois le sujet. Moliere, qui eut quelque honte de se sentir si peu de
constance pour un malheur si fort a la mode, resista autant qu'il put;
mais il etoit alors dans une de ces plenitudes de coeur si connues par
les gens qui ont aime; il ceda a l'envie de se soulager et avoua de
bonne foi a son ami que la maniere dont il etoit force d'en user avec sa
femme etait la cause de cet abattement ou il se trouvoit. Chapelle, qui
croyoit etre au-dessus de ces sortes de choses, le railla sur ce qu'un
homme comme lui, qui savoit si bien peindre le foible des autres,
tomboit dans celui qu'il blamait tous les jours, et lui fit voir que le
plus ridicule de tous etoit d'aimer une personne qui ne repond pas a la
tendresse qu'on a pour elle. Pour moi, lui dit-il, je vous avoue que si
j'etois assez malheureux pour me trouver en pareil etat, et que je fusse
persuade que la meme personne accordat des faveurs a d'autres, j'aurois
tant de mepris pour elle, qu'il me gueriroit infailliblement de ma
passion. Encore avez-vous une satisfaction que vous n'auriez pas si
c'etoit une maitresse, et la vengeance, qui prend ordinairement la place
de l'amour dans un coeur outrage, vous peut payer tous les chagrins que
vous cause votre epouse, puisque vous n'avez qu'a l'enfermer; ce sera un
moyen assure de vous mettre l'esprit en repos.

"Moliere, qui avoit ecoute son ami avec assez de tranquillite,
l'interrompit afin de lui demander s'il n'avoit jamais ete amoureux.
Oui, lui repondit Chapelle, je l'ai ete comme un homme de bon sens doit
l'etre; mais je ne me serois jamais fait une si grande peine pour une
chose que mon honneur m'auroit conseille de faire, et je rougis pour
vous de vous trouver si incertain.--Je vois bien que vous n'avez encore
rien aime, repondit Moliere, et vous avez pris la figure de l'amour pour
l'amour meme. Je ne vous rapporterai point une infinite d'exemples qui
vous feroient connoitre la puissance de cette passion; je vous ferai
seulement un recit fidele de mon embarras, pour vous faire comprendre
combien on est peu maitre de soi-meme, quand elle a une fois pris sur
nous un certain ascendant, que le temperament lui donne d'ordinaire.
Pour vous repondre donc sur la connoissance parfaite que vous dites que
j'ai du coeur de l'homme par les portraits que j'en expose tous les
jours, je demeurerai d'accord que je me suis etudie autant que j'ai pu a
connoitre leur foible; mais si ma science m'a appris qu'on pouvoit fuir
le peril, mon experience ne m'a que trop fait voir qu'il est impossible
de l'eviter; j'en juge tous les jours par moi-meme. Je suis ne avec les
dernieres dispositions a la tendresse, et comme j'ai cru que mes efforts
pourroient inspirer a ma femme, par l'habitude, des sentiments que le
temps ne pourroit detruire, je n'ai rien oublie pour y parvenir. Comme
elle etoit encore fort jeune quand je l'epousai, je ne m'apercus pas de
ses mechantes inclinations, et je me crus un peu moins malheureux que la
plupart de ceux qui prennent de pareils engagements. Aussi le mariage
ne ralentit point mes empressements: mais je lui trouvai tant
d'indifference que je commencai a m'apercevoir que toute ma precaution
avoit ete inutile, et que ce qu'elle sentoit pour moi etoit bien eloigne
de ce que j'avois souhaite pour etre heureux. Je me fis a moi-meme ce
reproche sur une delicatesse qui me sembloit ridicule dans un mari, et
j'attribuai a son humeur ce qui etoit un effet de son peu de tendresse
pour moi. Mais je n'eus que trop de moyens de m'apercevoir de mon
erreur, et la folle passion qu'elle eut, peu de temps apres, pour
le comte de Guiche, fit trop de bruit pour me laisser dans cette
tranquillite apparente. Je n'epargnai rien, a la premiere connoissance
que j'en eus, pour me vaincre moi-meme, dans l'impossibilite que je
trouvai a la changer. Je me servis pour cela de toutes les forces de
mon esprit; j'appelai a mon secours tout ce qui pouvoit contribuer a ma
consolation. Je la considerai comme une personne de qui tout le merite
etoit dans l'innocence, et qui par cette raison n'en conservoit plus
depuis son infidelite. Je pris des lors la resolution de vivre avec
elle comme un honnete homme qui a une femme coquette, et qui est bien
persuade, quoi qu'on puisse dire, que sa reputation ne depend point de
la mauvaise conduite de son epouse; mais j'eus le chagrin de voir qu'une
personne sans beaute, qui doit le peu d'esprit qu'on lui trouve a
l'education que je lui ai donnee, detruisoit en un moment toute ma
philosophie. Sa presence me fit oublier mes resolutions, et les
premieres paroles qu'elle me dit pour sa defense me laisserent si
convaincu que mes soupcons etoient mal fondes, que je lui demandai
pardon d'avoir ete si credule. Cependant mes bontes ne l'ont point
changee. Je me suis donc determine de vivre avec elle comme si elle
n'etoit pas ma femme; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez
pitie de moi. Ma passion est venue a tel point qu'elle va jusqu'a entrer
avec compassion dans ses interets. Et quand je considere combien il
m'est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en meme
temps qu'elle a peut-etre une meme difficulte a detruire le penchant
qu'elle a d'etre coquette, et je me trouve plus dans la disposition de
la plaindre que de la blamer. Vous me direz sans doute qu'il faut etre
poete pour aimer de cette maniere; mais, pour moi, je crois qu'il n'y
a qu'une sorte d'amour, et que les gens qui n'ont point senti de
semblables delicatesses n'ont jamais aime veritablement. Toutes les
choses du monde ont du rapport avec elle dans mon coeur. Mon idee en
est si fort occupee que je ne sais rien en son absence qui m'en puisse
divertir. Quand je la vois, une emotion et des transports qu'on peut
sentir, mais qu'on ne sauroit dire, m'otent l'usage de la reflexion: je
n'ai plus d'yeux pour ses defauts, il m'en reste seulement pour tout ce
qu'elle a d'aimable.[11] N'est-ce pas la le dernier point de folie, et
n'admirez-vous pas que tout ce que j'ai de raison ne sert qu'a me faire
connoitre ma foiblesse, sans en pouvoir triompher?[12]--Je vous avoue
a mon tour, lui dit son ami, que vous etes plus a plaindre que je ne
pensois, mais il faut tout esperer du temps. Continuez cependant a faire
vos efforts; ils feront leur effet lorsque vous y penserez le moins;
pour moi, je vais faire des voeux afin que vous soyez bientot content.
Il se retira et laissa Moliere, qui reva encore fort longtemps aux
moyens d'amuser sa douleur."

[Note 11: Les memes sentiments se retrouvent exprimes par des termes
presque semblables dans la bouche d'Alceste:

  Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
  Je confesse mon foible, elle a l'art de me plaire;
  J'ai beau voir ses defauts et j'ai beau l'en blamer,
  En depit qu'on en ait, elle se fait aimer.

]

[Note 12: Ainsi encore, au cinquieme acte, Alceste dit a Eliante et a
Philinte:

  Vous voyez ce que peut une indigne tendresse,
  Et je vous fais tous deux temoins de ma foiblesse, etc.,

et tout ce qui suit.]

Cette touchante scene se passait a Auteuil, dans ce jardin plus celebre
par une autre aventure que l'imagination classique a brodee a l'infini,
qu'Andrieux a fixee avec gout, et dont la gaiete convient mieux a l'idee
commune qu'eveille le nom de Moliere. Je veux parler du fameux souper
ou, pendant que l'amphitryon malade gardait la chambre, Chapelle fit
si bien les honneurs de la cave et du festin, que tous les convives,
Despreaux en tete, couraient se noyer a la Seine de gaiete de coeur,
si Moliere, amene par le bruit, ne les avait persuades de remettre
l'entreprise au lendemain, a la clarte des cieux. Notez que cette
joyeuse histoire n'a eu tant de vogue que parce que le nom populaire de
notre grand comique s'y mele et l'anime. Le nom litteraire de Boileau
n'aurait pas suffi pour la vulgariser a ce point; on ne va pas remuer de
la sorte des anecdotes sur Racine. Ces especes de legendes n'ont cours
qu'a l'occasion de poetes vraiment populaires. C'est aussi a un retour
par eau de la maison d'Auteuil qu'eut lieu entre Moliere et Chapelle
_l'aventure du minime_. Chapelle, reste pur gassendiste par souvenir
de college, comme quelque ancien barbiste de nos jours qui, buveur
et paresseux, est reste fidele aux vers latins, Chapelle disputait a
tue-tete dans le bateau sur la philosophie des atomes, et Moliere lui
niait vivement cette philosophie, en ajoutant toutefois, dit l'histoire:
_Passe pour la morale!_ Or un religieux se trouvait la, qui paraissait
attentif au differend, et qui, interpelle tour a tour par l'un et par
l'autre, lachait de temps en temps un _hum_! du ton d'un homme qui en
dit moins qu'il ne pense; les deux amis attendaient sa decision. Mais,
en arrivant devant les _Bons-Hommes_, le religieux demanda a etre mis
a terre et prit sa besace au fond du bateau; ce n'etait qu'un moine
mendiant. Son _hum_! discret et lache a propos l'avait fait juger
capable. "Voyez, petit garcon, dit alors Moliere a Baron enfant qui
etait la, voyez ce que fait le silence quand il est observe avec
conduite."

Quant a la scene serieuse, melancolique, du jardin, entre Chapelle et
Moliere, que nous avons donnee, Grimarest la raconte a peu pres dans les
memes termes, mais il y fait figurer le physicien Rohault au lieu de
Chapelle. Il est tres-possible que Moliere ait parle a Rohault de ses
chagrins dans le meme sens qu'a son autre ami; mais on est tente plus
volontiers d'accueillir la version precedente, bien qu'elle fasse partie
d'un libelle scandaleux (_la Fameuse Comedienne_) publie contre la veuve
de Moliere, la Guerin, qui, comme tant de veuves de grands hommes,
s'etait remariee peu dignement. On trouve dans ce meme ecrit, qui ne
semble pas, du reste, dirige contre Moliere lui-meme, d'etranges details
racontes en passant sur sa liaison premiere avec le jeune Baron,--Baron
qui jouait alors Myrtil dans _Melicerte_. La pensee se reporte
involontairement a certains sonnets de Shakspeare. Mais ignorons,
repoussons pour Moliere ce que dement tout d'abord son genie _si franc
du collier_, comme la duchesse palatine d'Orleans le disait de Louis
XIV, et ce que dans Shakspeare au moins on peut tenter d'expliquer
honorablement et d'idealiser.[13]

[Note 13: Le mot _love_ employe par Shakspeare, a l'egard du jeune
seigneur dont il est l'ami, n'est sans doute qu'une forme de la
politesse de cour, telle qu'elle se pratiquait au XVIe siecle. Ainsi,
l'on disait chez nous au XVIIe: Je suis _avec passion_, etc.]

Si Moliere n'a pas laisse de sonnets, a la facon de quelques grands
poetes, sur ses sentiments personnels, ses amours, ses douleurs, en
a-t-il transporte indirectement quelque chose dans ses comedies? et en
quelle mesure l'a-t-il fait? On trouve dans sa vie, par M. Taschereau,
plusieurs rapprochements ingenieux des principales circonstances
domestiques avec les endroits des pieces qui peuvent y correspondre.
"Moliere, disait La Grange, son camarade et le premier editeur de ses
oeuvres completes, Moliere faisoit d'admirables applications dans ses
comedies, ou l'on peut dire qu'il a joue tout le monde, puisqu'il s'y
est joue le premier, en plusieurs endroits, sur les affaires de sa
famille, et qui regardoient ce qui se passoit dans son domestique; c'est
ce que ses plus particuliers amis ont remarque bien des fois." Ainsi, au
troisieme acte du _Bourgeois Gentilhomme_, Moliere a donne un portrait
ressemblant de sa femme; ainsi, dans la scene premiere de _l'Impromptu
de Versailles_, il place un trait piquant sur la date de son mariage;
ainsi, dans la cinquieme scene du second acte de _l'Avare_, il se raille
lui-meme sur sa fluxion et sa toux; ainsi encore, dans l'_Avare_, il
accommode au role de La Fleche la marche boiteuse de Bejart aine, comme
il avait attribue au Jodelet des _Precieuses_ la paleur de visage
du comedien Brecourt. Il est infiniment probable qu'il a songe dans
Arnolphe, dans Alceste, a son age, a sa situation, a sa jalousie, et
que sous le travestissement d'Argan il donne cours a son antipathie
personnelle contre la Faculte. Mais une distinction essentielle est a
faire, et l'on ne saurait trop la mediter parce qu'elle touche au fond
meme du genie dramatique. Les traits precedents ne portent que sur des
conformites assez vagues et generales ou sur de tres-simples details, et
en realite aucun des personnages de Moliere n'est _lui_. La plupart meme
de ces traits tout a l'heure indiques ne doivent etre pris que pour des
artifices et de menus a-propos de l'acteur excellent, ou pour quelqu'une
de ces confusions passageres entre l'acteur et le personnage, familieres
aux comiques de tous les temps et qui aident au rire. Il n'en faut
pas dire moins de ces pretendues copies que Moliere aurait faites de
certains originaux. Alceste serait le portrait de M. de Montausier, le
Bourgeois Gentilhomme celui de Rohault, l'Avare celui du president de
Bercy; que sais-je? ici c'est le comte de Grammont, la le duc de La
Feuillade, qui fait les frais de la piece. Les Dangeau, les Tallemant,
les Guy Patin, les Cizeron-Rival, ces amateurs d'_ana_, donnent
la-dedans avec un zele ingenu et nous tiennent au courant de leurs
decouvertes anecdotiques sans nombre; tout cela est futile. Non, Alceste
n'est pas plus M. de Montausier qu'il n'est Moliere, qu'il n'est
Despreaux, dont il reproduit egalement quelque trait. Non, le chasseur
meme des _Facheux_ n'est pas tout uniment M. de Soyecourt, et Trissotin
n'est l'abbe Cotin qu'un moment. Les personnages de Moliere, en un
mot, ne sont pas des copies, mais des creations. Je crois a ce que dit
Moliere des pretendus portraits dans son _Impromptu de Versailles_, mais
par des raisons plus radicales que celles qu'il donne. Il y a des traits
a l'infini chez Moliere, mais pas ou peu de portraits. La Bruyere et les
peintres critiques font des portraits, patiemment, ingenieusement,
ils collationnent les observations, et, en face d'un ou de plusieurs
modeles, ils reportent sans cesse sur leur toile un detail a cote d'un
autre. C'est la difference d'Onuphre a Tartufe; La Bruyere qui critique
Moliere ne la sentait pas. Moliere, lui, invente, engendre ses
personnages, qui ont bien ca et la des airs de ressembler a tels ou
tels, mais qui, au total, ne sont qu'eux-memes. L'entendre autrement,
c'est ignorer ce qu'il y a de multiple et de complexe dans cette
mysterieuse physiologie dramatique dont l'auteur seul a le secret. Il
peut se rencontrer quelques traits d'emprunts dans un vrai personnage
comique; mais entre cette realite copiee un moment, puis abandonnee,
et l'invention, la creation, qui la continue, qui la porte, qui la
transfigure, la limite est insaisissable. Le grand nombre superficiel
salue au passage un trait de sa connaissance et s'ecrie: "C'est le
portrait de tel homme." On attache pour plus de commodite une etiquette
connue a un personnage nouveau. Mais veritablement l'auteur seul sait
jusqu'ou va la copie et ou l'invention commence; seul il distingue la
ligne sinueuse, la jointure plus savante et plus divinement accomplie
que celle de l'epaule de Pelops.

Dans cette famille d'esprits qui compte, en divers temps et a divers
rangs, Cervantes, Rabelais, Le Sage, Fielding, Beaumarchais et Walter
Scott, Moliere est, avec Shakspeare, l'exemple le plus complet de la
faculte dramatique, et, a proprement parler, creatrice, que je voudrais
exactement determiner. Shakspeare a de plus que Moliere les touches
pathetiques et les eclats du terrible: Macbeth, le roi Lear, Ophelie;
mais Moliere rachete a certains egards cette perte par le nombre,
la perfection, la contexture profonde et continue de ses principaux
caracteres. Chez tous ces grands hommes evidemment, chez Moliere plus
evidemment encore, le genie dramatique n'est pas une extension, un
epanouissement au dehors d'une faculte lyrique et personnelle qui,
partant de ses propres sentiments interieurs, travaillerait a les
transporter et a les faire revivre le plus possible sous d'autres
masques (Byron, dans ses tragedies), pas plus que ce n'est l'application
pure et simple d'une faculte d'observation critique, analytique, qui
releverait avec soin dans des personnages de sa composition les traits
epars qu'elle aurait rassembles (Gresset dans le _Mechant_). Il y a
toute une classe de dramatiques veritables qui ont quelque chose de
lyrique en un sens, ou de presque aveugle dans leur inspiration, un
echauffement qui nait d'un vif sentiment actuel et qu'ils communiquent
directement a leurs personnages. Moliere disait du grand Corneille: "Il
a un lutin qui vient de temps en temps lui souffler d'excellents vers,
et qui ensuite le laisse la en disant: Voyons comme il s'en tirera quand
il sera seul; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s'en amuse."
N'est-ce pas dans ce meme sens, et non dans celui qu'a suppose Voltaire,
que Richelieu reprochait a Corneille de n'avoir pas _l'esprit de suite_?
Corneille, en effet, Crebillon, Schiller, Ducis, le vieux Marlowe, sont
ainsi sujets a des lutins, a des emotions directes et soudaines, dans
les acces de leur veine dramatique. Ils ne gouvernent pas leur genie
selon la plenitude et la suite de la liberte humaine. Souvent sublimes
et superbes, ils obeissent a je ne sais quel cri de l'instinct et a une
noble chaleur du sang, comme les animaux genereux, lions ou taureaux;
ils ne savent pas bien ce qu'ils font. Moliere, comme Shakspeare, le
sait; comme ce grand devancier, il se meut, on peut le dire, dans une
sphere plus librement etendue, et par cela superieure, se gouvernant
lui-meme, dominant son feu, ardent a l'oeuvre, mais lucide dans son
ardeur. Et sa lucidite neanmoins, sa froideur habituelle de caractere
au centre de l'oeuvre si mouvante, n'aspirait en rien a l'impartialite
calculee et glacee, comme on l'a vu de Goethe, le Talleyrand de l'art:
ces raffinements critiques au sein de la poesie n'etaient pas alors
inventes. Moliere et Shakspeare sont de la race primitive, deux freres,
avec cette difference, je me le figure, que dans la vie commune
Shakspeare, le poete des pleurs et de l'effroi, developpait volontiers
une nature plus riante et plus heureuse, et que Moliere, le comique
rejouissant, se laissait aller a plus de melancolie et de silence.

Le genie lyrique, elegiaque, intime, personnel (je voudrais lui donner
tous les noms plutot que celui de _subjectif_, qui sent trop l'ecole),
ce genie qui est l'antagoniste-ne du dramatique, se chante, se plaint,
se raconte et se decrit sans cesse. S'il s'applique au dehors, il est
tente a chaque pas de se mirer dans les choses, de se sentir dans les
personnes, d'intervenir et de se substituer partout en se deguisant a
peine; il est le contraire de la diversite. Moliere, en son Epitre a
Mignard, a dit du dessin des physionomies et des visages:

  Et c'est la qu'un grand peintre, avec pleine largesse,
  D'une feconde idee etale la richesse,
  Faisant briller partout de la diversite
  Et ne tombant jamais dans un air repete;
  Mais un peintre commun trouve une peine extreme
  A sortir dans ses airs de l'amour de soi-meme.
  De redites sans nombre il fatigue les yeux,
  Et, plein de son image, il se peint en tous lieux.

Notre poete caracterisait, sans y songer, le genie lyrique qui, du
reste, n'etait pas developpe et isole de son temps comme depuis. La
Fontaine, qui en avait de naives effusions, y associait une remarquable
faculte dramatique qu'il mit si bien en jeu dans ses fables. Racine,
genie admirablement heureux et proportionne, capable de tout dans
une belle mesure, aurait excelle a se chanter, a se soupirer et a se
decrire, si c'avait ete la mode alors, de meme qu'en se tournant a la
realite du dehors, il aurait excelle au portrait, a l'epigramme fine
et a la raillerie, comme cela se voit par la lettre a l'auteur des
_Imaginaires_. Les _Plaideurs_ trahissent en lui la vocation la plus
opposee a celle d'_Esther_. Son principal talent naturel etait pourtant,
je le crois, vers l'epanchement de l'elegie; mais on ne peut trop le
decider, tant il a su convenablement s'identifier avec ses nobles
personnages, dans la region mixte, ideale et moderement dramatique, ou
il se deploie a ravir.

Une marque souveraine du genie dramatique fortement caracterise, c'est,
selon moi, la fecondite de production, c'est le maniement de tout un
monde qu'on evoque autour de soi et qu'on peuple sans relache. J'ai
cherche a soutenir ailleurs que chaque esprit sensible, delicat et
attentif, peut faire avec soi-meme, et moyennant le souvenir choisi et
reflechi de ses propres situations, un bon roman, mais un seul; j'en
dirai presque autant du drame. On peut faire jusqu'a un certain point
une bonne comedie, un bon drame, en sa vie; temoin Gresset et Piron.
C'est dans la recidive, dans la production facile et infatigable, que
se declare le don dramatique. Tous les grands dramatiques, quelques-uns
meme fabuleux en cela, ont montre cette fertilite primitive de genie,
une fecondite digne des patriarches. Voila bien la preuve du don, de ce
qui n'est pas explicable par la seule observation sagace, par le seul
talent de peindre: faculte magique de certains hommes, qui, enfants,
leur fait jouer des scenes, imiter, reproduire et inventer des
caracteres avant presque d'en avoir observe; qui plus tard, quand la
connaissance du monde leur est venue, realise a leur gre des originaux
en foule, qu'on reconnait pour vrais sans les pouvoir confondre avec
aucun des etres deja existants, l'inventeur s'effacant et se perdant
lui-meme dans cette foule bruyante, comme un spectateur obscur.
L'ingenieux critique allemand Tieck a essaye de discerner la personne
de Shakspeare dans quelques profils secondaires de ses drames, dans les
Horatio; les Antonio, aimables et heureuses figures. On a cru voir ainsi
la physionomie bienveillante de Scott dans les Mordaunt Morton et autres
personnages analogues de ses romans[14]. On ne peut meme en conjecturer
autant pour Moliere.

[Note 14: Le jugement qui suit, sur Walter Scott, revient assez
naturellement ici: "C'etait, dans le roman, un de ces genies qu'on est
convenu d'appeler impartiaux et desinteresses, parce qu'ils savent
reflechir la vie comme elle est en elle-meme, peindre l'homme dans
toutes les varietes de la passion ou des circonstances, et qu'ils ne
melent en apparence a ces peintures et a ces representations fideles
rien de leur propre impression ni de leur propre personnalite. Ces
sortes de genies, qui ont le don de s'oublier eux-memes et de se
transformer en une infinite de personnages qu'ils font vivre, parler
et agir en mille manieres pathetiques ou divertissantes, sont souvent
capables de passions fort ardentes pour leur propre compte, quoiqu'ils
ne les expriment jamais directement. Il est difficile de croire, par
exemple, que Shakspeare et Moliere, les deux plus hauts types de cette
classe d'esprits, n'aient pas senti avec une passion profonde et parfois
amere les choses de la vie. Il n'en a pas ete ainsi de Scott, qui, pour
etre de la meme famille, ne possedait d'ailleurs ni leur vigueur de
combinaison, ni leur portee philosophique, ni leur genie de style. D'un
naturel bienveillant, facile, agreablement enjoue; d'un esprit avide
de culture et de connaissances diverses; s'accommodant aux moeurs
dominantes et aux opinions accreditees; d'une ame assez temperee, autant
qu'il semble; habituellement heureux et favorise par les conjonctures,
il s'est developpe sur une surface brillante et animee, atteignant
sans effort a celles de ses creations qui doivent rester les plus
immortelles, y assistant pour ainsi dire avec complaisance en meme temps
qu'elles lui echappaient, et ne gravant nulle part sur aucune d'elles ce
je ne sais quoi de trop acre et de trop intime qui trahit toujours les
mysteres de l'auteur. S'il s'est peint dans quelque personnage de
ses romans, c'a ete dans des caracteres comme celui de Morton des
_Puritains_, c'est-a-dire dans un type pale, indecis, honnete et bon."]

Mademoiselle Poisson, femme du comedien de ce nom, a donne de Moliere le
portrait suivant[15], que ceux qu'a laisses Mignard ne dementent pas pour
les traits physiques, et qui satisfait l'esprit par l'image franche
qu'il suggere: "Moliere, dit-elle, n'etait ni trop gras, ni trop maigre;
il avoit la taille plus grande que petite; le port noble, la jambe
belle; il marchoit gravement, avoit l'air tres-serieux, le nez gros, la
bouche grande, les levres epaisses, le teint brun, les sourcils noirs
et forts, et les divers mouvements qu'il leur donnoit lui rendoient la
physionomie extremement comique. A l'egard de son caractere, il etoit
doux, complaisant, genereux; il aimoit fort a haranguer, et quand il
lisoit ses pieces aux comediens, il vouloit qu'ils y amenassent leurs
enfants, pour tirer des conjectures de leurs mouvements naturels." Ce
qui apparait en ce peu de lignes de la male beaute du visage de
Moliere m'a rappele ce que Tieck raconte de la _face tout humaine _de
Shakspeare. Shakspeare, jeune, inconnu encore, attendait dans la chambre
d'une auberge l'arrivee de lord Southampton, qui allait devenir son
protecteur et son ami. Il ecoutait en silence le poete Marlowe, qui
s'abandonnait a sa verve bruyante sans prendre garde au jeune inconnu.
Lord Southampton, etant arrive dans la ville, depecha son page a
l'hotellerie: "Tu vas aller, lui dit-il en l'envoyant, dans la
chambre commune; la, regarde attentivement tous les visages: les uns,
remarque-le bien, te paraitront ressembler a des figures d'animaux moins
nobles, les autres a des figures d'animaux plus nobles; cherche toujours
jusqu'a ce que tu aies rencontre un visage qui ne te paraisse ressembler
a rien autre qu'a un visage humain. C'est la l'homme que je cherche;
salue-le de ma part et amene-le-moi." Et le jeune page s'empressa
d'aller, et, en entrant dans la chambre commune, il se mit a examiner
les visages; et apres un lent examen, trouvant le visage du poete
Marlowe le plus beau de tous, il crut que c'etait l'homme, et il l'amena
a son maitre. La physionomie de Marlowe, en effet, ne manquait pas de
ressemblance avec le front d'un noble taureau, et le page, comme un
enfant qu'il etait encore, en avait ete frappe plus que de tout autre.
Mais lord Southampton lui fit ensuite remarquer son erreur, et lui
expliqua comment le visage humain et proportionne de Shakspeare, qui
frappait peut-etre moins au premier abord, etait pourtant le plus beau.
Ce que Tieck a dit la si ingenieusement des visages, il le veut dire
surtout, on le sent, de l'interieur des genies[16].

[Note 15: _Mercure de France_, mai 1740.]

[Note 16: On peut tirer de cette theorie une conclusion immediatement
applicable a un eminent poete de nos jours. Les grands genies
dramatiques creent toujours leurs personnages avec les elements
interieurs dont ils disposent; ils les creent a leur image, non pas en
se peignant individuellement en eux, mais en les peignant de la
meme nature humaine qu'ils sont eux-memes, sauf les differences de
proportions qu'ils combinent a dessein. C'est pour cela que les grands
genies dramatiques doivent unir tous les elements de l'ame humaine _a
un plus haut degre, mais dans les memes proportions_ que le commun des
hommes; qu'ils doivent posseder un equilibre moyen entre des doses plus
fortes d'imagination, de sensibilite, de raison. Or, supposez une nature
tres-lyrique, c'est-a-dire un peu singuliere, exceptionnelle, chez
laquelle les elements de l'ame humaine fortement combines ne sont pas
dans les memes proportions que chez le commun des hommes; chez laquelle,
par exemple, l'imagination est double ou triple, la raison moindre,
inegale, la logique opiniatre et subtile, la sensibilite violente, ne se
produisant jamais qu'a l'etat heroique de passion sans remplir doucement
les intervalles. Qu'une telle nature de poete lyrique veuille creer des
personnages vivants, un monde d'ambitieux, d'amants, de peres, etc.;
il arrivera que n'ayant pas en soi la mesure juste, la _moyenne_, en
quelque sorte, de l'ame humaine, le poete se meprendra sur toutes les
proportions des caracteres, et ne parviendra pas a les poser dans un
rapport naturel de terreur et de pitie avec les impressions de tous.
C'est ce qui est arrive a notre celebre contemporain en ses drames. La
base humaine, sur laquelle les passions de ses personnages se relevent
et sont en jeu, ne semble pas la meme entre le poete et les spectateurs.
Tant qu'il se tient dans le genre lyrique au contraire, et qu'il ne
parle qu'en son nom, ces singularites fortes peuvent n'etre que des
traits de caractere qu'on admet, ou que meme on admire.--Il s'agit, dans
ce qui precede, des drames de Victor Hugo, desquels, au lendemain des
_Bargraves_, quelqu'un disait: "Ce sont les marionnettes de l'ile des
Cyclopes."]

Moliere ne separait pas les oeuvres dramatiques de la representation
qu'on en faisait, et il n'etait pas moins directeur et acteur excellent
qu'admirable poete. Il aimait, avons-nous dit, le theatre, les planches,
le public; il tenait a ses prerogatives de directeur, a haranguer en
certains cas solennels, a intervenir devant le parterre parfois orageux.
On raconte qu'un jour il apaisa par sa harangue MM. les mousquetaires
furieux de ce qu'on leur avait supprime leurs entrees. Comme acteur, ses
contemporains s'accordent a lui reconnaitre une grande perfection dans
le jeu comique, mais une perfection acquise a force d'etude et de
volonte. "La nature, dit encore Mademoiselle Poisson, lui avoit refuse
ces dons exterieurs si necessaires au theatre, surtout pour les roles
tragiques. Une voix sourde, des inflexions dures, une volubilite de
langue qui precipitoit trop sa declamation, le rendoient de ce cote fort
inferieur aux acteurs de l'hotel de Bourgogne. Il se rendit justice et
se renferma dans un genre ou ses defauts etoient plus supportables. Il
eut meme bien des difficultes pour y reussir et ne se corrigea de cette
volubilite, si contraire a la belle articulation, que par des efforts
continuels qui lui causerent un hoquet qu'il a conserve jusqu'a la mort
et dont il savoit tirer parti en certaines occasions. Pour varier ses
inflexions, il mit le premier en usage certains tons inusites, qui
le firent d'abord accuser d'un peu d'affectation, mais auxquels on
s'accoutuma. Non-seulement il plaisoit dans les roles de Mascarille, de
Sganarelle, d'Hali, etc., etc.; il excelloit encore dans les roles de
haut comique, tels que ceux d'Arnolphe, d'Orgon, d'Harpagon. C'est alors
que par la verite des sentiments, par l'intelligence des expressions et
par toutes les finesses de l'art, il seduisoit les spectateurs au point
qu'ils ne distinguoient plus le personnage represente d'avec le comedien
qui le representoit. Aussi se chargeoit-il toujours des roles les plus
longs et les plus difficiles." Tous les contemporains, De Vise, Segrais,
sont unanimes sur ce succes prodigieux obtenu par Moliere des qu'il
consentait a deposer la couronne tragique de laurier pour laquelle il
avait un faible[17]. Dans ce qu'on appelle les roles _a manteau _ou il
jouait, le seul Grandmesnil peut-etre l'a egale depuis. Mais dans le
tragique aussi, sa direction, si ce n'est son execution, etait parfaite.
La lutte qu'il soutint avec l'hotel de Bourgogne, et dont l'_Impromptu
de Versailles_ constate plus d'un detail piquant, n'est autre que
celle du debit vrai contre l'emphase declamatoire, de la nature contre
l'ecole. Mascarille, dans les _Precieuses_, se moque des comediens
ignorants qui recitent comme l'on parle; Moliere et sa troupe etaient de
ceux-ci. On croirait dans l'_Impromptu_ entendre les conseils de notre
Talma sur _Nicomede_. Comme Talma encore, Moliere etait grand et
somptueux en maniere de vivre, riche a trente mille livres de revenu,
qu'il depensait amplement en liberalites, en receptions, en bienfaits.
Son domestique ne se bornait pas a cette bonne Laforest, confidente
celebre de ses vers, et les gens de qualite, a qui il rendait volontiers
leurs regals, ne trouvaient nullement chez lui un menage bourgeois et a
la Corneille. Il habitait, dans la derniere partie de sa vie, une maison
de la rue de Richelieu, a la hauteur et en face de la rue Traversiere,
vers le n deg. 34 d'aujourd'hui.

[Note 17: Dans le tome Ier des _Hommes illustres_ de Perrault,
l'article _Moliere_ se termine par cet eloge: "Il a ramasse en lui seul
tous les talents necessaires a un comedien. Il a ete si excellent acteur
pour le comique, quoique tres-mediocre pour le serieux, qu'il n'a pu
etre imite que tres-imparfaitement par ceux qui ont joue son role apres
sa mort. Il a aussi entendu admirablement les habits des acteurs en
leur donnant leur veritable caractere, et il a eu encore le don de
leur distribuer si bien les personnages et de les instruire ensuite si
parfaitement qu'ils semblaient moins des acteurs de comedie que les
vraies personnes qu'ils representaient." ]

Moliere, arrive a l'age de quarante ans, au comble de son art, et, ce
semble, de la gloire, affectionne du roi, protege et recherche des
plus grands, mande frequemment par M. le Prince, allant chez M. de La
Rochefoucauld lire _les Femmes savantes_, et chez le vieux cardinal de
Retz lire _le Bourgeois Gentilhomme_, Moliere, independamment de ses
desaccords domestiques, etait-il, je ne dis pas heureux dans la vie,
mais satisfait de sa position selon le monde? on peut affirmer que
non. Eteignez, attenuez, deguisez le fait sous toutes les reserves
imaginables; malgre l'eclat du talent et de la faveur, il restait dans
la condition de Moliere quelque chose dont il souffrait. Il souffrait
de manquer parfois d'une certaine consideration serieuse, elevee; le
comedien en lui nuisait au poete. Tout le monde riait de ses pieces,
mais tous ne les estimaient pas assez; trop de gens ne le prenaient, il
le sentait bien, que comme le meilleur sujet de divertissement: Moliere
avec Tartufe-y doit jouer son role.

On le faisait venir pour egayer _ce bon vieux cardinal_, pour
l'emoustiller un peu; madame de Sevigne en parle sur ce ton. Chapelle
l'appelait _grand homme_; mais ses amis considerables, et Boileau le
premier, regrettaient en lui le melange du bouffon. On voit, apres sa
mort, De Vise, dans une lettre a Grimarest, contester le _monsieur_ a
Moliere; et a son convoi, une femme du peuple a qui l'on demandait quel
etait ce mort qu'on enterrait: "Eh! repondit-elle, c'est ce Moliere."
Une autre femme qui etait a sa fenetre et qui entendit ce propos,
s'ecria: "Comment, malheureuse! il est bien monsieur pour
toi."--Moliere, observateur clairvoyant et inexorable comme il etait,
devait ne rien perdre de mille chetives circonstances qu'il devorait
avec mepris. Certains honneurs meme le dedommageaient mediocrement, et
parfois le flattaient assez amerement, je pense, comme, par exemple,
l'honneur de faire, en qualite de domestique, le lit de Louis XIV.
Lorsque Louis XIV encore, pour fermer la bouche aux calomnies, etait
parrain avec la duchesse d'Orleans du premier enfant de Moliere, et
couvrait ainsi le mariage du comedien de son manteau fleurdelise;
lorsqu'en une autre circonstance il le faisait asseoir a sa table, et
disait tout haut, en lui servant une aile de son _en-cas-de-nuit_: "Me
voila occupe de faire manger Moliere, que mes officiers ne trouvent
pas assez bonne compagnie pour eux," le fier offense etait-il
et demeurait-il aussi touche de la reparation que de l'injure?
Vauvenargues, dans son dialogue de Moliere et d'un jeune homme, a
fait exprimer au poete-comedien, d'une maniere touchante et grave, ce
sentiment d'une position incomplete. Il aura pris l'idee de ce dialogue
dans un entretien reel, rapporte par Grimarest, et ou le poete dissuada
un jeune homme qui le venait consulter sur sa vocation pour le theatre.

Dix mois avant sa mort, Moliere, par la mediation d'amis communs,
s'etait rapproche de sa femme qu'il aimait encore, et il etait meme
devenu pere d'un enfant qui ne vecut pas. Le changement de regime,
cause par cette reprise de vie conjugale, avait accru son irritation de
poitrine. Deux mois avant sa mort, il recut cette visite de Boileau dont
nous avons parle. Le jour de la quatrieme representation du _Malade
imaginaire_, Moliere se sentit plus indispose que de coutume; mais je
laisse parler Grimarest, qui a du tenir de Baron les details de la
scene, et dont la naivete plate me semble preferable sur ce point a la
correction plus concise de ceux qui l'ont reproduit. Ce jour-la donc
"Moliere, se trouvant tourmente de sa fluxion beaucoup plus qu'a
l'ordinaire, fit appeler sa femme, a qui il dit, en presence de Baron:
Tant que ma vie a ete melee egalement de douleur et de plaisir, je me
suis cru heureux; mais aujourd'hui que je suis accable de peines sans
pouvoir compter sur aucuns moments de satisfaction et de douceur, je
vois bien qu'il me faut quitter la partie; je ne puis plus tenir contre
les douleurs et les deplaisirs, qui ne me donnent pas un instant de
relache. Mais, ajouta-t-il en reflechissant, qu'un homme souffre avant
que de mourir! Cependant je sens bien que je finis.--La Moliere et Baron
furent vivement touches du discours de M. de Moliere, auquel ils ne
s'attendoient pas, quelque incommode qu'il fut. Ils le conjurerent, les
larmes aux yeux, de ne point jouer ce jour-la et de prendre du repos
pour se remettre.--Comment voulez-vous que je fasse? leur dit-il; il y
a cinquante pauvres ouvriers qui n'ont que leur journee pour vivre; que
feront-ils si l'on ne joue pas? Je me reprocherais d'avoir neglige de
leur donner du pain un seul jour, le pouvant faire absolument.--Mais
il envoya chercher les comediens, a qui il dit que, se sentant plus
incommode que de coutume, il ne joueroit point ce jour-la s'ils
n'etoient prets a quatre heures precises pour jouer la comedie. Sans
cela, leur dit-il, je ne puis m'y trouver, et vous pourrez rendre
l'argent. Les comediens tinrent les lustres allumes et la toile levee,
precisement a quatre heures. Moliere representa avec beaucoup de
difficulte, et la moitie des spectateurs s'apercurent qu'en prononcant
_Juro_, dans la ceremonie du _Malade imaginaire_, il lui prit une
convulsion. Ayant remarque lui-meme que l'on s'en etoit apercu, il se
fit un effort et cacha par un ris force ce qui venoit de lui arriver."

"Quand la piece fut finie, il prit sa robe-de-chambre et fut dans la
loge de Baron, et lui demanda ce que l'on disoit de sa piece. M. Baron
lui repondit que ses ouvrages avoient toujours une heureuse reussite
a les examiner de pres, et que plus on les representoit, plus on les
goutoit. Mais, ajouta-t-il, vous me paraissez plus mal que tantot.--Cela
est vrai, lui repondit Moliere, j'ai un froid qui me tue.--Baron, apres
lui avoir touche les mains qu'il trouva glacees, les lui mit dans son
manchon pour les rechauffer; il envoya chercher ses porteurs pour le
porter promptement chez lui, et il ne quitta point sa chaise, de peur
qu'il ne lui arrivat quelque accident du Palais-Royal dans la rue
Richelieu, ou il logeoit. Quand il fut dans sa chambre, Baron voulut lui
faire prendre du bouillon, dont la Moliere avoit toujours provision pour
elle, car on ne pouvoit avoir plus de Foin de sa personne qu'elle
en avoit.--Eh! non, dit-il, les bouillons de ma femme sont de vraie
eau-forte pour moi; vous savez tous les ingredients qu'elle y
fait mettre. Donnez-moi plutot un petit morceau de fromage de
Parmesan.--Laforest lui en apporta; il en mangea avec un peu de pain,
et il se fit mettre au lit. Il n'y eut pas ete un moment qu'il envoya
demander a sa femme un oreiller rempli d'une drogue qu'elle lui avoit
promis pour dormir. Tout ce qui n'entre point dans le corps, dit-il, je
l'eprouve volontiers; mais les remedes qu'il faut prendre me font peur;
il ne faut rien pour me faire perdre ce qui me reste de vie. Un instant
apres il lui prit une toux extremement forte, et apres avoir crache il
demanda de la lumiere. Voici, dit-il, du changement. Baron, ayant vu le
sang qu'il venoit de rendre, s'ecria avec frayeur.--Ne vous epouvantez
point, lui dit Moliere, vous m'en avez vu rendre bien davantage.
Cependant, ajouta-t-il, allez dire a ma femme qu'elle monte. Il resta
assiste de deux soeurs religieuses, de celles qui viennent ordinairement
a Paris queter pendant le careme, et auxquelles il donnoit
l'hospitalite. Elles lui donnerent a ce dernier moment de sa vie tout le
secours edifiant que l'on pouvoit attendre de leur charite, et il
leur fit paroitre tous les sentiments d'un bon chretien et toute la
resignation qu'il devoit a la volonte, du Seigneur. Enfin il rendit
l'esprit entre les bras de ces deux bonnes soeurs; le sang qui sortoit
par sa bouche en abondance l'etouffa. Ainsi, quand sa femme et Baron
remonterent, ils le trouverent mort."

C'etait le vendredi 17 fevrier 1673, a dix heures du soir, une heure au
plus apres avoir quitte le theatre, que Moliere rendit ainsi le dernier
soupir, age de cinquante et un ans, un mois et deux ou trois jours.
Le cure de Saint-Eustache, sa paroisse, lui refusa la sepulture
ecclesiastique, comme n'ayant pas ete reconcilie avec l'Eglise. La veuve
de Moliere adressa, le 20 fevrier, une requete a l'archeveque de Paris,
Harlay de Champvalon. Accompagnee du cure d'Auteuil, elle courut a
Versailles se jeter aux pieds du roi; mais le bon cure saisit l'occasion
pour se justifier lui-meme du soupcon de jansenisme, et le roi le fit
taire. Et puis, il faut tout dire, Moliere etait mort, il ne pouvait
plus desormais amuser Louis XIV; et l'egoisme immense du monarque,
cet egoisme hideux, incurable, qui nous est mis a nu par Saint-Simon,
reprenait le dessus. Louis XIV congedia brusquement le cure et la veuve;
en meme temps il ecrivit a l'archeveque d'aviser a quelque moyen terme.
Il fut decide qu'on accorderait _un peu de terre_, mais que le corps
s'en irait directement et sans etre presente a l'eglise. Le 21 fevrier,
au soir, le corps, accompagne de deux ecclesiastiques, fut porte au
cimetiere de Saint-Joseph, rue Montmartre. Deux cents personnes environ
suivaient, tenant chacune un flambeau; il ne se chanta aucun chant
funebre. Dans la journee meme des obseques, la foule, toujours
fanatique, s'etait assemblee autour de la maison mortuaire avec des
apparences hostiles; on la dissipa en lui jetant de l'argent. Il fut
moins aise de la dissiper au convoi de Louis XIV.

A peine mort, de toutes parts on apprecia Moliere. On sait les
magnifiques vers de Boileau, qui s'y eleva a l'eloquence[18] et qui eut
un accent de Bossuet sur une mort ou Bossuet eut la violence d'un Le
Tellier. La reputation de Moliere a brille croissante et incontestee
depuis. Le XVIIIe siecle a fait plus que la confirmer, il l'a proclamee
avec une sorte d'orgueil philosophique. Il ne se fit entendre contre,
que les reclamations morales de Jean-Jacques et quelques reserves du bon
Thomas, l'ami de madame Necker, en faveur des femmes savantes. Ginguene
a publie une brochure pour montrer Rabelais precurseur et instrument de
la Revolution francaise; c'etait inutile a prouver sur Moliere. Tous les
prejuges et tous les abus flagrants avaient evidemment passe par ses
mains, et, comme instrument de circonstance, Beaumarchais lui-meme
n'etait pas plus present que lui; le _Tartufe_, a la veille de 89,
parlait aussi net que _Figaro_. Apres 94, et jusqu'en 1800 et au dela,
il y eut un incomparable moment de triomphe pour Moliere, et par les
transports d'un public ramene au rire de la scene, et par l'esprit
philosophique regnant alors et vivement satisfait, et par l'ensemble,
la perfection des comediens francais charges des roles comiques, et
l'excellence de Grandmesnil en particulier[19]. La Revolution close,
Napoleon, qui restaurait nombre de vieilleries sociales qu'avait
ebrechees autrefois Moliere, lui rendit un singulier et tacite hommage;
en retablissant les Princes, Ducs, Comtes et Barons, il desespera des
Marquis, et sa volonte imperiale s'arreta devant Mascarille. Notre jeune
siecle, en recevant cette gloire qu'il n'a jamais revoquee en doute,
s'en est surtout servi quelque temps comme d'un auxiliaire, comme d'une
arme de defense ou de renversement. Mais bientot, en l'embrassant d'une
plus equitable maniere, en la comparant, selon la philosophie et l'art,
avec d'autres renommees des nations voisines, il l'a mieux comprise
encore et respectee. Sans cesse agrandie de la sorte, la reputation de
Moliere (merveilleux privilege!) n'est parvenue qu'a s'egaler au vrai et
n'a pu etre surfaite. Le genie de Moliere est desormais un des ornements
et des titres du genie meme de l'humanite. La Rochefoucauld, en son
style ingenieux, a dit que l'absence eteint les petites passions et
accroit les grandes, comme un vent violent qui souffle les chandelles
et allume les incendies: on en peut dire autant de l'absence, de
l'eloignement, et de la violence des siecles, par rapport aux gloires.
Les petites s'y abiment, les grandes s'y achevent et s'en augmentent.
Mais parmi les grandes gloires elles-memes, qui durent et survivent, il
en est beaucoup qui ne se maintiennent que de loin, pour ainsi dire,
et dont le nom reste mieux que les oeuvres dans la memoire des hommes.
Moliere, lui, est du petit nombre toujours present, au profit de qui
se font et se feront toutes les conquetes possibles de la civilisation
nouvelle. Plus cette mer d'oubli du passe s'etend derriere et se grossit
de tant de debris, et plus aussi elle porte ces mortels fortunes et
les exhausse; un flot eternel les ramene tout d'abord au rivage des
generations qui recommencent. Les reputations, les genies futurs, les
livres, peuvent se multiplier, les civilisations peuvent se transformer
dans l'avenir, pourvu qu'elles se continuent; il y a cinq ou six grandes
oeuvres qui sont entrees dans le fonds inalienable de la pensee humaine.
Chaque homme de plus qui sait lire est un lecteur de plus pour Moliere.

Janvier 1835.

(Voir sur Moliere considere dans ses rapports avec Pascal, _Port-Royal_,
liv. III, ch. XV et XVI.)

[Note 18: _Avant qu'un peu de terre,_ etc., dans l'Epitre a Racine.
Je ferai remarquer que, malgre la brouillerie ancienne de Moliere et de
Racine, c'etait par l'eclatant exemple de Moliere que Boileau songeait a
consoler l'auteur de _Phedre_ des critiques injustes qu'il essuyait. Il
n'entrait pas dans la pensee de Boileau que cet eloge de Moliere
put deplaire a Racine: il y avait equite et decence jusque dans les
brouilleries des grands hommes de ce temps-la.]

[Note 19: Cet ensemble n'eut lieu qu'apres la reunion du theatre
de l'Odeon avec celui du Palais-Royal ou _de la Republique_; car les
opinions politiques avaient aussi separe la Comedie en deux camps.
Revenue a son complet par une reconciliation, la Comedie-Francaise
presentait alors, pour les pieces de Moliere, Grandmesnil, Mole, Fleury,
Dazincourt, Dugazon, Baptiste aine, mesdemoiselles Contat, Devienne,
mademoiselle Mars deja; le vieux Preville reparut meme deux ou trois
fois dans _le Malade imaginaire_. Un pareil moment ne se reproduira plus
jamais pour le jeu de ces pieces immortelles.]



DELILLE

Rien n'est doux comme, apres le triomphe, de revenir sur les
entrainements de la lutte, et d'etre juste, impartial, pour ceux qu'on a
blesses dans l'attaque et malmenes. Ces sortes d'amnisties ont surtout
leur charme en affaires litteraires, et l'esprit, dont le propre est de
comprendre, jouit du plaisir singulier de se rendre compte, apres-coup,
de ce qu'il avait d'abord nie, et de ce qu'il a, autant qu'il l'a
pu, detruit. Il devra paraitre a quelques-uns, je le sens, assez
presomptueux d'etre indulgent de cette sorte envers Delille, et de
se donner a son egard pour des victorieux radoucis. Ou donc est la
victoire, peut-on dire, et qu'avez-vous produit, vous, Ecole poetique
nouvelle, qui soit si superieur et si a l'abri d'un revers? Sans
repondre a ce qu'aurait de trop direct la question, et d'embarrassant
pour l'orgueil ou pour la modestie, il est permis d'affirmer, selon
l'entiere evidence, que la victoire de l'ecole nouvelle se prouve du
moins dans la ruine complete de l'ancienne, et que des lors on a loisir
de juger sans colere et de mesurer en detail celle-ci, dut quelque
partisan de l'heureux Pompee de cette poesie nous venir dire:

  O soupirs! o respects! o qu'il est doux de plaindre
  Le sort d'un ennemi quand il n'est plus a craindre[20]!

[Note 20: Notre ami M. Geruzez, dans un article sur Delille,
posterieur de date a celui-ci, a bien voulu, au milieu de temoignages
indulgents auxquels il nous a accoutume, s'arreter a ce debut pour
le contester avec une sorte d'ironie tout aimable, que pourtant nous
n'acceptons pas entierement, et dans laquelle il n'a peut-etre pas assez
tenu compte de la notre. Nous maintenons l'abbe Delille mort et bien
mort, dans le sens qu'on va lire. Nous doutons surtout extremement que
le pronostic du bienveillant critique s'accomplisse, et que Delille soit
precisement a la veille de _reprendre faveur_; nous doutons encore plus
que M. Villemain, dans sa jolie page d'il y a trente ans, citee par M.
Geruzez, et que nous-meme mentionnons avec eloge, ait rien predit du
_jugement de l'avenir_. M. Villemain, engage alors dans un concours
academique, n'a fait, en louant Delille, que saisir un de ces a-propos
et se tirer d'une de ces difficultes dont il triomphe toujours avec
tant de grace. Le jugement, d'ailleurs, vu hors du cadre, et si l'on y
cherchait une conclusion definitive, ne soutiendrait pas l'examen; il
est parfaitement faux que Delille, en vieillissant, ait _enfante des
beautes plus hardies et plus fieres_; c'est le contraire plutot qu'il
faudrait dire.--Il est un fait que j'oserai reveler. A l'Academie, dans
nos seances interieures, quand on lit et qu'on discute le _Dictionnaire
historique de la Langue_, s'il arrive a M. Patin, le redacteur, de
citer a la rencontre un ou deux vers de l'abbe Delille, il s'eleve
d'ordinaire, au seul nom du spirituel poete tombe en disgrace, une sorte
de murmure defavorable ou meme de clameur; on chicane les vers cites,
on en conteste la langue; rarement on leur fait grace. Et qui, dans
l'Academie, prend donc la defense de Delille? qui? c'est encore nous,
sortis de l'ecole contraire, qui sommes les premiers et le plus souvent
les seuls a demander qu'on le maintienne, a sa date, a titre de temoin
et d'autorite.]

Je viens d'ailleurs ici moins m'apitoyer sur la destinee de l'abbe
Delille, et la contempler du haut de notre point de vue actuel, que
tacher de m'y reporter et de la reproduire. Les critiques essentielles,
sans qu'on y vise, se trouveront toutes chemin faisant, et plus
piquantes dans la bouche meme des personnages ses contemporains. On
verra qu'il a ete de tout temps juge, et que les bons mots sur son
compte ont ete dits il y a beau jour. Mais vivant, mais brillant
d'esprit et de graces, on l'aimait, on jouissait de lui jusque dans ses
defauts, _dulcibus vitiis_. Sa personne, son agrement de conversation,
son debit, ne sauraient se separer du succes de ses vers. L'a-propos de
circonstance, la facilite d'expression et de coloris qu'il possedait,
ses sources et ses jets d'inspirations habituelles, allaient aux
sentiments et aux modes de son epoque. Sa gloire se composait de toute
une partie affectueuse et charmante, qui a du perir avec lui et avec
ceux de son age. Temoin encore de cette faveur dont il fut l'objet, et
lecteur charme de Delille dans mon enfance, j'ai peu d'efforts a faire
pour rentrer dans l'esprit qui le faisait gouter, et pour me souvenir,
en parlant de lui, qu'il a regne, et en quel sens on le peut dire.

Delille a regne, ou du moins il a ete le prince des poetes de son temps.
Il y a eu a divers moments en France de tels _princes des poetes_, et
il serait curieux d'en noter la dynastie assez irreguliere, assez
capricieuse. Sans remonter si haut que le Moyen-Age, que l'epoque de
Chrestien de Troyes, du _roi_ Adenes et autres, qui etaient les rois
des trouveres, nous apercevons, sur la pente de ces vieux siecles et de
notre cote, Jean de Meun, Villon, surtout Marot, qui meriterent ce nom.
Ronsard l'eut plus qu'aucun:

  Tous deux egalement nous portons des couronnes,

lui disait Charles IX. Malherbe, apres lui, regna; mais ce fut deja
d'une autre espece d'autorite, ou le jugement et la grammaire entraient
autant que l'agrement poetique et que la vogue mondaine. Ce nom de
_prince des poetes_ implique en effet quelque chose de galant et de
mondain, quelque chose comme une rosette de rubans piquee au chapeau de
laurier. Voiture, vrai prince des beaux esprits, et galamment chaperonne
de la sorte, n'eut qu'un moment. Boileau regna, mais a la facon serieuse
de Malherbe, et on ne peut dire que ce fut un _prince des poetes_; c'en
fut plutot l'oracle et le conseil. Les grands poetes du regne de Louis
XIV, et leur gloire solide, se pretaient mal a la gentillesse de role
que suppose ce titre raffine. La Fontaine seul y aurait donne, je crois
bien, par nonchaloir, par complaisance pour les Iris et les Climenes,
si on l'avait laisse faire. Fontenelle eut, comme Voiture, chez les
caillettes de bonne maison, un vif et assez long regne de bergerie en
tapinois dans les ruelles. Voltaire, qui, dans la derniere moitie de
sa vie, regna veritablement, fut monarque comme philosophe, comme
historien, non moins que comme poete. Delille, a quelques egards son
successeur, n'herita que de la partie legere et brillante de son
sceptre; il y rattacha des rubans retrouves, rajeunis, du gout de
Fontenelle et de Voiture. Ce fut Voiture cultivant des genres serieux,
un Gresset qui avait tout a fait reussi. Il devint de son temps un vrai
_prince des poetes_, comme on l'etait avant Louis XIV, avec tout ce que
l'idee de mode et d'engouement ramene sous ce nom. Le monde le choya,
les femmes l'adorerent; ce fut, pour tout ce qui le connut, un jouet
charmant et une idole.

Jacques Delille, ne pres d'Aigue-Perse, en Auvergne, d'une naissance
clandestine, au mois de juin 1738, fut baptise a Clermont et reconnu
sur les fonts par M. Montanier, avocat, qui mourut peu apres, en lui
laissant une petite rente. La mere de Delille, a laquelle ce fruit
d'un amour cache dut etre enleve en naissant, etait une personne de
condition, de la descendance du chancelier L'Hopital. Il ne parait
pas pourtant que l'enfance du poete ait ete assiegee de trop penibles
images, et quand il eut a chanter plus tard ses premiers souvenirs, il
n'en trouvait que de riants:

  O champs de la Limagne, O fortune sejour!
  ..........................................
  Voici l'arbre temoin de mes amusements;
  C'est ici que Zephyr, de sa jalouse haleine,
  Effacait mes palais dessines sur l'arene;
  C'est la que le caillou, lance dans le ruisseau,
  Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau:
  Un rien m'interessait. Mais avec quelle ivresse
  J'embrassais, je baignais de larmes de tendresse
  Le vieillard qui jadis guida mes pas tremblants,
  La femme dont le lait nourrit mes premiers ans,
  Et le sage pasteur qui forma mon enfance!

De cette ecole du presbytere, le jeune Delille fut envoye a Paris,
et vint faire ses etudes au college de Lisieux, ou on le recut comme
boursier. Est-ce a la surveillance secrete de sa mere, a la protection
de quelque tuteur, ami de son pere, qu'il dut cette direction heureuse?
C'est ce qui n'a pas ete dit. Il se distingua par les plus brillants
succes universitaires, et, dans sa seconde annee de rhetorique
principalement, il obtint tous les premiers prix. Trois ans apres,
il remporta encore un prix d'eloquence latine propose aux eleves de
l'Universite qui visaient au professorat. Tous les rangs etant occupes
pourtant, il dut se rabattre a une simple place de maitre de quartier
au college de Beauvais, ou se trouvaient egalement alors, comme simples
maitres, son compatriote Thomas, l'abbe Lagrange, depuis traducteur de
Lucrece, et Selis, depuis traducteur de Perse. Dans un vilain livre de
Desforges, qu'on n'ose designer, on trouve de jolis details sur la vie
de Delille a cette epoque; les sobriquets que lui donnaient les ecoliers
etaient _ecureuil_ ou _sapajou_, _ad libitum_: "Il est certain, dit
l'auteur du _Poete_, que cet aimable jeune homme avait toute la
vivacite, toute la gentillesse de l'un et de l'autre, et, disons
la verite, un peu de la malice du dernier; mais il en avait aussi
l'innocence et la grace. Il etait fort bien fait, et aimait assez a voir
un beau bas de soie noir dessiner sa jambe fine et bien tournee. Du
reste, presque aussi enfant que nous, il se faisait un plaisir et meme
un merite de n'etre que _primus inter pares_, et tout n'en allait que
mieux, grace a cette presque egalite." Le soir, au coin du feu, il
proposait a ses eleves et mettait au concours entre eux la traduction de
vers et de passages des _Georgiques_, dont il s'occupait deja.

Nous connaissons la physionomie de Delille, et elle ne fera que se
dessiner en ce sens de plus en plus. Le malheur de cette enfance sans
mere, cette education orpheline et a la charge d'autrui, cette pauvrete
du jeune homme, n'ont pas altere un trait de son amabilite gracieuse.
Tout en nous depend du tour des caracteres, quand ils sont donnes par
la nature un peu decidement. Voltaire recoit, jeune, des coups de baton
d'un grand seigneur, et il ne reste pas moins ami de la noblesse,
du beau monde, et l'oppose en cela de Jean-Jacques. Dans un exemple
moindre, mais qui me frappe aussi, madame Desbordes-Valmore, jeune
fille, va en Amerique, d'ou, apres des pertes et d'affreux malheurs,
elle revient elegiaque eploree, tandis que Desaugiers revient de la
meme, apres des malheurs pareils, le plus gai des chansonniers du
Caveau. Ainsi Delille, enfant naturel, eleve par charite, n'en sera pas
moins, des son premier pas dans le monde, et au rebours de l'aigre La
Harpe ou de l'acre Chamfort, le petit abbe le plus espiegle et le bel
esprit le plus charmant.

C'est pendant et peut-etre meme avant son sejour au college de Beauvais,
et lors de ses premiers essais de la traduction des _Georgiques_, qu'il
fit a Louis Racine cette visite touchante dont il est parle dans la
preface de l'_Homme des Champs_. Au premier mot d'une traduction en vers
des _Georgiques_, Louis Racine se recria: "_Les Georgiques_! dit-il
d'un ton severe, c'est la plus temeraire des entreprises. Mon ami M. Le
Franc, dont j'honore le talent, l'a tentee, et je lui ai predit qu'il
echouerait."--"Cependant, continue Delille en son recit, le fils du
grand Racine voulut bien me donner un rendez-vous dans une petite maison
ou il se mettait en retraite deux fois par semaine, pour offrir a Dieu
les larmes qu'il versait sur la mort d'un fils unique... Je me rendis
dans cette retraite (_du cote du faubourg Saint-Denis_); je le trouvai
dans un cabinet au fond du jardin, seul avec son chien qu'il paraissait
aimer extremement. Il me repete plusieurs fois combien mon entreprise
lui paraissait audacieuse. Je lis avec une grande timidite une trentaine
de vers. Il m'arrete, et me dit: Non-seulement je ne vous detourne plus
de votre projet, mais je vous exhorte a le poursuivre."

Ginguene, parlant de _l'Homme des Champs _dans la _Decade_, releve ce
qu'a d'interessant cette visite qui lie ensemble la chaine des noms et
des souvenirs poetiques, et il ajoute avec un beau sentiment de piete
litteraire: "On sait que le poete Le Brun eut avec Louis Racine les
liaisons les plus intimes, et qu'il fut, pour ainsi dire, eleve par
lui dans l'art des vers avec son fils, jeune homme de la plus belle
esperance, le meme dont le pere pleurait la mort quand Delille eut de
lui la permission de l'aller voir dans sa retraite. Ainsi les deux plus
grands poetes que nous ayons encore sont, avec un seul intermediaire, de
l'ecole de Racine et de Boileau. Ils sont chefs d'ecole a leur tour. Les
differences qui existent dans leur talent et dans le systeme de leur
style s'apercevront un jour dans leurs eleves, mais tous tiendront plus
ou moins a la grande et primitive ecole. Et voila comment se perpetue ce
bel art qui a besoin de traditions orales, et dont tous les secrets ne
s'apprennent pas dans les livres." Delille, en effet, se rattache,
sans interruption ni secousse, a cette ecole qu'il fit degenerer en la
faisant refleurir. L'auteur du poeme de _la Religion_, a quelques egards
le pere de la poesie descriptive au XVIIIe siecle, dut accueillir les
vers elegants dont lui-meme avait enseigne l'heureux tour dans son
morceau sur le nid de l'hirondelle, sur la circulation de la seve et
ailleurs. Voltaire dut accueillir aussi un disciple de cette poesie
facile, spirituelle et brillante, qu'il ne concevait guere, pour son
compte, plus profonde et plus severe. Delille, arrivant sous leurs
auspices, favorise et comme autorise des maitres, fut novateur sans y
viser, et en s'efforcant plutot de ne pas l'etre. Comme Ovide, il eut
le culte de ses devanciers, dont il allait corrompre si agreablement
l'heritage. Au sortir de cette retraite janseniste, ou il avait pris
oracle du fils du grand Racine inclinant vers la tombe, il pouvait se
redire avec le transport d'un _amant des Muses_:

  Temporis illius colui fovique poelas,
  Quoique aderant vates, rebar adesse Deos.

Si Delille ne peut etre dit le fils bien legitime des celebres poetes
ses predecesseurs, il fut du moins pour eux, des qu'il parut, comme un
filleul gate et caressant.

Ses strophes a Le Franc, inserees dans _l'Annee litteraire_ (1758),
suivirent probablement cette visite a Louis Racine, de qui il avait
appris que Le Franc traduisait Virgile comme lui. Il y fait de Le Franc
un grand _chene_, auquel, simple lierre, il s'attache. Les premiers vers
qu'on a de Delille a cette epoque, son ode _a la Bienfaisance_, qui
concourut pour le prix de l'Academie francaise, son epitre _sur les
Voyages_, couronnee par l'Academie de Marseille, ses autres epitres de
college, ne sont remarquables que par la facilite, l'abondance, une
certaine purete; mais nulle idee neuve, nulle couleur originale. Le gout
des arts, des lettres, les sentiments d'un esprit vif et honnete, s'y
montrent selon les traditions recues. Les artistes en vogue y sont
nommes et admires sans aucune gradation, Boucher au niveau de Rembrandt,
et Vanloo _aux touches enflammees_ a cote de Voltaire. La _plume_ de
Rollin et la _lyre_ de Coffin, le double honneur du college de Beauvais,
y ont leur part. Bien debite, cela devait etre infiniment agreable a
une these ou a une distribution de prix. Dans l'epitre a M. Laurent, _a
l'occasion d'un bras artificiel qu'il a fait pour un soldat invalide
(1761)_, on trouve pourtant deja tout le poete didactique; les
merveilles de l'industrie et de la mecanique moderne y sont decrites en
une serie de periphrases accompagnees de notes indispensables:

  La le sable, dissous par les feux devorants,
  Pour les palais des rois brille en murs transparents!

Ce qui veut dire qu'on fait des _glaces_. Glaces donc, tapisseries,
ecriture, imprimerie, moulin a vent, moulin a eau, pompes, ecluses,
ponts portatifs, automates de Vaucanson, machine de Marly, tout est
passe en revue a l'occasion de ce bras artificiel. On ne sait plus
lequel de M. Laurent ou du poete est le mecanicien. Cette epitre a M.
Laurent semble avoir ete pour Delille le programme qu'il se posa, ou, si
c'est trop dire, l'echeveau qu'il tourna et devida toute sa vie.

Le bannissement des jesuites laissait vacants beaucoup de colleges de
France, et le jeune maitre de quartier du college de Beauvais fut appele
comme professeur a celui d'Amiens [21], dans cette patrie de Voiture, ou
Gresset vivait alors devot et retire. Delille ne manqua pas d'y
visiter ce spirituel poete, de qui il tenait beaucoup plus qu'il ne le
soupconnait. Occupe des _Georgiques_. de Virgile, il se croyait une muse
grave: il ne savait pas combien il etait proche parent de _Vert-Vert_,
et de quel danger mortel les dragees seraient pour son talent. Gresset,
qu'on avait essaye dans un temps d'opposer a Voltaire, et dont
Jean-Baptiste Rousseau exaltait les debuts, n'avait eu ni assez de force
de talent ni assez de pensee pour soutenir la lutte, et il avait ete
vite jete de cote. Delille arrivant, comme un autre Gresset, sur les
derniers temps de Voltaire, reprit, a quelques egards, le role manque
par le premier, et avec du brillant, du mondain a force, rien du
college, mais peu de philosophie et de pensee, il reussit a succeder
en poesie au trone, encore imposant, qui devint aussitot pour lui un
tabouret chez la reine.

[Note 21: On est deja si loin de l'ancienne Universite, qu'il n'est
pas inutile de rappeler que les colleges de Lisieux et de Beauvais
etaient A Paris, tandis que le college d'Amiens etait bien dans cette
ville meme.]

En attendant, il succedait, au college d'Amiens, a ces jesuites dont il
allait introduire en francais les procedes de vers latins et tant de
descriptions didactiques ingenieuses. Rapin, Vaniere, par les sujets
comme par la maniere, semblent avoir ete ses maitres; il y a du Pere
Sautel dans Delille.

Un discours sur l'_Education_, prononce par Delille, en 1766, a une
distribution de prix du college d'Amiens, marquerait, au besoin, combien
peu d'idees la prose fournissait a l'elegant diseur dans un sujet deja
feconde par l'_Emile_. Les autres rares morceaux de prose qu'on a de
l'abbe Delille, depuis son eloge de la Condamine, lors de sa reception
a l'Academie, jusqu'a son article La Bruyere dans la _Biographie
universelle_, ne dementent pas cette observation; agreables de tour et
de recits anecdotiques, ils sont tres-clair-semes d'idees. Son morceau
le plus capital, la preface des _Georgiques_, est meme en grande partie
traduite de Dryden, que Delille combat en un endroit, sans dire jusqu'a
quel point il en profite.[22]

[Note 22: Cette remarque est de M. Joseph-Victor Le Clerc.]

Du college d'Amiens, le jeune professeur fut rappele comme agrege a
Paris, et nomme pour faire la classe de troisieme au college de La
Marche: il y etait encore lors de sa reception a l'Academie, en 1774.
Mais la disproportion entre cette gloire si litteraire, si mondaine, et
ces themes qu'il dictait encore, devenait trop criante, et l'amitie de
M. Le Beau, professeur d'eloquence latine au College de France, l'appela
a professer, comme suppleant d'abord, la poesie qui etait comprise dans
cette chaire.

La traduction des _Georgiques_ parut a la fin de l'annee 1769; elle
etait annoncee a l'avance par de nombreuses lectures dans les salons,
que frequentait deja beaucoup Delille. Le succes alla aux nues. C'etait
la mode de la nature; on adorait la campagne du sein des boudoirs. _Les
Georgiques_ furent sur les toilettes comme un volume de l'_Encyclopedie_
ou comme le livre de l'_Esprit_; on crut lire Virgile. Le grand Frederic
declara cette traduction une oeuvre _originale_. Voltaire s'eprit
de _Virgilius-Delille_ (il etait fort en sobriquets), et ecrivit a
l'Academie francaise pour l'y pousser (4 mars 1772): "Rempli de la
lecture des _Georgiques_ de M. Delille, je sens tout le prix de la
difficulte si heureusement surmontee, et je pense qu'on ne pouvait faire
plus d'honneur a Virgile et a la nation. Le poeme des _Saisons_ et la
traduction des _Georgiques_ me paraissent les deux meilleurs poemes qui
aient honore la France apres _l'Art poetique_......" La Harpe, dans _le
Mercure_, celebra tout d'abord la traduction; Freron, dans _l'Annee
litteraire_, ne l'attaqua point; s'il la trouva infidele souvent, comme
reproduction du modele, il convint qu'il etait difficile de mieux
tourner un vers, et ne craignit pas d'y reconnaitre _le faire de
Boileau_. Clement de Dijon seul, Clement _l'inclement_, comme dit
Voltaire avec son volume d'_Observations critiques_ (1771), que suivit
bientot un second volume de _Nouvelles Observations_ (1772), vint
troubler le succes du traducteur des _Georgiques_ et du poete des
Saisons. Saint-Lambert eut le credit et le tort d'obtenir un ordre pour
faire conduire Clement au For-l'Eveque, et pour faire saisir l'edition
(encore sous presse) de sa critique. Le pretexte etait que Clement
disait sur _Doris_ certains mots, lesquels on aurait pu appliquer a
madame d'Houdetot. On fit des cartons a ces endroits, le livre parut, et
tout le monde lut Clement.

Il disait de bonnes choses, et tout ce qui se peut dire de judicieux de
la part d'un homme serieux, instruit de l'antiquite, amateur du gout
solide, mais que le rayon poetique direct n'eclaire pas. Ou se trouvait
alors, est-il vrai de dire, ce rayon, ce sentiment du style poetique,
si l'on excepte Le Brun, qui en avait l'instinct, l'intention, et Andre
Chenier naissant, qui allait le retrouver? Le Brun, d'ailleurs, n'etait
pas etranger a la critique de Clement, son ami, a qui il avait confie sa
traduction, encore inedite, de l'episode d'Aristee, pour etre opposee
a celle qu'en avait donnee Delille. Celui-ci, bon et modeste, profita,
dans les editions suivantes, des critiques de Clement en ce qu'elles lui
paraissaient renfermer de juste, et il rendit sa traduction plus
fidele en bien des points. Ce qu'il n'y a pas ajoute, et ce qui etait
incommunicable, a moins de l'avoir tout d'abord senti, c'est un certain
art et style poetique qui fait que, dans la lutte de poete a poete,
independamment de la fidelite litterale, des beautes du meme ordre
eclatent en regard, et comme un prompt equivalent d'autres beautes
forcement negligees. Delille est elegant, facile, spirituel aux endroits
difficiles, correct en general, et d'une grace flatteuse a l'oreille;
mais la belle peinture de Virgile, les grands traits frequents, cette
majeste de la nature romaine:

  ... Magna parens frugum, Saturnia tcllus,
  Magna vivum;

les vieux Sabins, les Umbriens laboureurs menant les boeufs du Clitumne;
cette antiquite sacree du sujet (_res antiquae laudis et artis_); cette
nouveaute et cette invention perpetuelle de l'expression, ce mouvement
libre, varie, d'une pensee toujours vive et toujours presente, ont
disparu, et ne sont pas meme soupconnes chez le traducteur. On glisse
avec lui sur un sable assez fin, peigne d'hier, le long d'une double
palissade de verdure, dans de douces ornieres toutes tracees. M. de
Chateaubriand a mieux rendu notre idee que nous ne pourrions faire,
quand il dit: "Son chef-d'oeuvre est la traduction des _Georgiques_.
C'est comme si on lisait Racine traduit dans la langue de Louis XV. On
a des tableaux de Raphael merveilleusement copies par Mignard."
J'ajouterai qu'un grand paysage du Poussin, copie par Watteau, serait
encore superieur (comme style) aux grands paysages de Virgile reproduits
par le futur chantre des jardins de Bagatelle, de Beloeil et de Trianon.
Quelque chose comme Poussin, par Watelet. Une villa des collines
d'Evandre, transportee a _Moulin-Joli_.


La question tant agitee de la traduction en vers des poetes n'en est pas
une pour nous. Nul doute que si un vrai et grand poete se mettait en
tete de nous traduire Virgile, Homere ou Dante, ou tel autre maitre, il
n'y reussit a force de temps et de soins, sinon pour la lettre stricte,
du moins pour le sentiment et la couleur. Mais a quoi bon? Jamais poete
de cette trempe ne s'enchainera ainsi au char d'un autre. Il pourra s'y
essayer par moments; il pourra dans sa jeunesse, un jour de loisir,
detacher et agiter ce bouclier suspendu, bander cet arc impossible,
manier ce glaive de Roland. Mais, une fois sa force essayee et reconnue,
il l'emploiera pour son compte, et en se rappelant, en nous rappelant
par eclairs ses autres grands egaux, il sera lui-meme.

Dans Andre Chenier, dans plusieurs des poetes du XVI e siecle, qui ont
imite ou traduit des fragments de poetes anciens, le sentiment exquis du
modele, ce sentiment que je ne puis definir autrement que celui de l'art
meme, se revele a qui est fait pour l'apprecier, Il n'y a pas trace
de ce genre de sentiment chez Delille, qui a d'ailleurs, dans sa
traduction, le merite de l'elegance, telle qu'on l'entend vulgairement,
le merite aussi de la continuite et de la longueur de la tache, et enfin
celui d'avoir fait connaitre agreablement aux femmes et a une quantite
de gens du monde un beau poeme qui n'etait pas lu.

En un mot, il a rendu, pour _les Georgiques_, le meme service a peu pres
que l'abbe Barthelemy allait rendre pour la Grece. Il a ete, par sa
traduction, une espece d'Anacharsis parisien de la campagne et de la
poesie romaine.

Le grand succes des _Georgiques_ decida la vocation de Delille, si elle
n'etait decidee deja: il tourna au didactique et au descriptif.
En entendant dernierement M. Ampere exposer, a propos des poemes
didactiques du moyen age, l'histoire piquante de ce genre, je pensais
a Delille et me disais combien ce qui avait paru si neuf de son temps
etait vieux sous le soleil. Le genre d'Hesiode, de Lucrece, et de
Virgile dans _les Georgiques_, a chez eux sa simplicite, sa grandeur
philosophique, sa beaute pittoresque. Le didactique et le descriptif
ne sont que l'abus et l'exces de ce genre dans sa decadence, et quand
l'esprit poetique s'en est retire. Deja, a Alexandrie, on avait fait
un poeme des _Pierres precieuses_ qu'on osa imputer a Orphee. Dans
la litterature latine, les poemes de la Peche, de la Chasse, les
descriptions sans fin de villes, de fleuves et de poissons, qu'on
retrouve si souvent chez Ausone, n'ont plus rien de cette beaute de
peinture, de ces hautes vues et pensees, dont Lucrece et Virgile avaient
fait la principale inspiration de leurs poemes. Au moyen age, le genre
dans son aridite s'etendit et foisonna. Que de poemes sur les betes,
oiseaux, pierres, que de _lapidaires, bestiaires, volucraires_, de
poemes sur l'equitation, sur le jeu d'echecs particulierement, que
Delille remaniait avec gentillesse apres des siecles, sans se douter de
ses devanciers d'avant Villon! Au XVIe siecle Du Bartas, au XVIIe le
Pere Lemoyne et les jesuites, continuerent, soit dans le didactique,
soit dans le descriptif; mais ce qui s'etait perpetue assez obscurement,
comme dans les coulisses du siecle de Louis XIV, revint sur la scene au
XVIIIe. Delille ne fit autre chose, toute sa vie, que travailler, polir,
tourner, vernisser, monnayer, mieux qu'aucun de ses contemporains, les
matieres de ce genre, y tailler, pour ainsi dire, des meubles Louis XV
et Louis XVI, des ornements de cheminee et de toilette, bons pour
tous les boudoirs, pour Bagatelle, je l'ai dit, pour Gennevilliers
et Trianon. Il fabriqua, en quelque sorte, les joujoux d'une epoque
encyclopedique, et, par lui, Lavoisier, Montgolfier, Buffon, Daubenton,
Lalande, Dolomieu, que sais-je? eux et leurs sciences, furent modeles en
figurines de cire, et mis pour les salons en airs de serinette. Ainsi il
alla sans se douter de tout ce qui l'avait devance dans cette carriere
de poesie technique. Le dernier triomphe, et comme le bouquet du genre,
est aussi la derniere grande production de Delille, _les Trois Regnes_,
qu'on peut definir la mise en vers de toutes choses, animaux, vegetaux,
mineraux, physique, chimie, etc.

Tout ce qu'on saurait imaginer de ressources, de graces, de facilite,
de hors-d'oeuvre et de main-d'oeuvre (non pas d'art veritable) dans
ce genre, il le deploya; et le prestige, malgre des protestations
nombreuses, dura jusqu'a sa mort. La premiere moitie florissante de
l'existence de Delille, il ne faut pas l'oublier, est de 1770 a 89; il
eut la pres d'une vingtaine d'annees de succes, de faveur, de delices;
c'est au gout de ce moment du XVIIIe siecle qu'il se rapporte
directement. Si, de 1800 a 1813, il domina de sa renommee et decora de
ses oeuvres abondantes la poesie dite de _l'Empire_, il ne fut rien
moins lui-meme qu'un poete de l'Empire. La plupart des ouvrages publies
par lui a partir de 1800 avaient ete composes ou du moins commences
longtemps auparavant; il les avait lus par fragments a l'Academie,
au College de France, dans les salons; c'etait l'esprit de ce monde
brillant qui les avait inspires et caresses a leur naissance; c'est le
meme esprit de ce monde recommencant, et enfin rallie apres les orages,
qui les accueillit, lors de leur publication, avec un enthousiasme
auquel les sentiments politiques rendaient, il est vrai, plus de vie et
une nouvelle jeunesse. Le pathetique, chez Delille, alla en augmentant
a travers le technique, et il y eut sympathie de plus en plus vive de
toute une partie de la societe pour ce qui semblait n'avoir du etre
d'abord qu'un passe-temps de ses loisirs.

Nomme en 1772 a l'Academie, en meme temps que Suard, Delille se vit
rejete ainsi que lui par le roi, sous pretexte qu'il etait trop
jeune (il avait trente-quatre ans), mais en realite comme suspect
d'encyclopedisme[23]. L'abbe Delille encyclopediste! On lui fit bientot
reparation, et il fut recu en 1774 a la place de La Condamine. Le comte
d'Artois, devenu l'un des protecteurs les plus affectueux du poete, le
fit d'abord nommer chanoine de Moissac, dans le Quercy, puis il lui
donna l'abbaye de Saint-Severin, dependante de la generalite d'Artois,
et qui n'astreignait qu'aux Ordres moindres. Aussi heureux qu'on pouvait
l'etre en ces heureuses annees, l'aimable poete n'eut plus que des
douceurs, qu'interrompaient a peine, de loin en loin, quelques
critiques epigrammatiques, des plis de rose. Les Memoires du temps, la
Correspondance de Grimm, les _Souvenirs_, recemment publies, de madame
Lebrun, nous le montrent dans toute la vivacite et la naivete de sa
gentillesse. Madame Le Coulteux du Moley, chez qui il passait une
partie de sa vie a la Malmaison, a trace de lui le plus piquant des
portraits[24]: ".....Rien ne peut se comparer ni aux graces de son
esprit, ni a son feu, ni a sa gaiete, ni a ses saillies, ni a ses
disparates. Ses ouvrages meme n'ont ni le caractere ni la physionomie de
sa conversation. Quand on le lit, on le croit livre aux choses les plus
serieuses[25]; en le voyant, on jurerait qu'il n'a jamais pu y penser;
c'est tour a tour le maitre et l'ecolier. Il ne s'informe guere de ce
qui occupe la societe; les petits evenements le touchent peu; il ne
prend garde a rien, a personne, pas meme a lui. Souvent, n'ayant rien
vu, rien entendu, il est a propos: souvent aussi il dit de bonnes
naivetes; mais il est toujours agreable...

[Note 23: On peut voir a ce sujet les agreables Memoires de Garat sur
Suart, t. I, p. 325, 355, 362, etc.]

[Note 24: Grimm, Correspondance, mai 1782.]

[Note 25: Illusion du gout d'alors. Pour nous, les oeuvres, la vie et
la personne du poete sont devenues ressemblantes.]

"Sa figure,... une petite fille disait qu'elle etait tout en zigzag.
Les femmes ne remarquent jamais ce qu'elle est, et toujours ce qu'elle
exprime; elle est vraiment laide, mais bien plus curieuse, je dirais
meme interessante. Il a une grande bouche, mais elle dit de beaux vers.
Ses yeux sont un peu gris, un peu enfonces; il en fait tout ce qu'il
veut, et la mobilite de ses traits donne si rapidement a sa physionomie
un air de sentiment, de noblesse et de folie, qu'elle ne lui laisse pas
le temps de paraitre laide. Il s'en occupe, mais seulement comme de tout
ce qui est bizarre et peut le faire rire; aussi le soin qu'il en prend
est-il toujours en contraste avec les occasions: on l'a vu se presenter
en frac chez une duchesse, et courir les bois, a cheval, en manteau
court.

"Son ame a quinze ans, aussi est-elle facile a connaitre; elle est
caressante, elle a vingt mouvements a la fois, et cependant elle n'est
point inquiete. Elle ne se perd jamais dans l'avenir et a encore moins
besoin du passe. Sensible a l'exces, sensible a tous les instants, il
peut etre attaque de toutes les manieres; mais il ne peut jamais etre
vaincu..... Votre conversation l'attache, il est vrai; mais il passe
aussi fort bien deux heures a caresser son cheval, que pourtant il
oublie aussi quelquefois, ou bien a s'egarer dans les bois ou, quand il
n'a pas peur, il reve a la lune, a un brin d'herbe, ou, pour mieux dire,
a ses reveries." Elle conclut en disant: "C'est le poete de Platon, un
etre sacre, leger et volage."

C'etait du moins, a coup sur, le plus aimable des causeurs et des hotes
familiers; on se l'enviait, on se l'arrachait. On l'enlevait quelquefois
pour une semaine, et il se laissait faire. On a dit de l'abbe Galiani
que c'etait un meuble indispensable a la campagne par un temps de pluie;
a plus forte raison, et en tout temps, l'abbe Delille. Madame Lebrun,
qui nous le fait connaitre a merveille, raconte qu'a la Malmaison,
chez madame du Moley, il etait convenu, pour plus de liberte, qu'en
se promenant dans les jardins, on tiendrait a la main une branche de
verdure, si l'on desirait ne pas se chercher ou s'aborder: "Je ne
marchais jamais sans ma branche, dit-elle; mais je la jetais bien vite,
si j'apercevais l'abbe Delille."

Madame Lebrun elle-meme, avec sa facilite, son gout vif a peindre et
sa seduction de coloris, me semble avoir ete, dans ce meme monde, une
_chose legere_, assez semblable a l'abbe Delille. Elle peignait tout
avec une singuliere grace, les personnes, les cascades, d'apres nature
ou de souvenir, promptement, fraichement, comme Delille versifiait:
"Nous allames d'abord voir, dit-elle, les cascatelles de Tivoli, dont je
fus si enchantee que ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les
crayonnai aussitot avec du pastel, desirant colorer l'arc-en-ciel qui
ornait ces belles chutes d'eau." Ce mot me fait l'image de son talent,
et de celui surtout du poete son ami. Tous les endroits qui n'etaient
qu'au pastel, et qui brillaient comme des fleurs, se sont fanes.

Dans cette societe de M. de Vaudreuil, de M. de Choiseul-Gouffier, du
prince de Ligne, du duc de Bragance, des Bouflers, des Narbonne, des
Segur, au milieu de ces conversations charmantes ou nul plus que lui
n'etincelait, Delille croyait aimer la campagne et ne revait qu'a
la peindre. M. Villemain, en une de ses lecons, a remarque qu'on se
trouvait alors si bien dans le salon, qu'on mettait au plus la tete a la
fenetre pour voir la nature;... et encore, c'etait du cote du jardin.
Il y avait pourtant, dans le poete, un certain fonds naif sous la
coquetterie du dehors, et il etait serieusement credule dans son
pretendu amour des champs, comme La Fontaine par exemple, s'il avait cru
aimer la cour[26]. Volney tenait de d'Holbach une anecdote qui ne peint
pas moins Delille que Diderot, deux figures si diverses[27]: "On venait
de vanter le bonheur de la campagne devant Diderot; sa tete se monte, il
veut aller passer du temps a la campagne: ou ira-t-il? Le gouverneur du
chateau de Meudon arrive en visite; il connait Diderot, il apprend son
desir; il lui assigne une chambre au chateau. Diderot va la voir, en est
enchante, il ne sera heureux que la: il revient en ville, l'ete se
passe sans qu'il retourne la-bas. Second ete, pas plus de voyage. En
septembre, il rencontre le poete Delille qui l'aborde en disant: "Je
vous cherchais, mon ami; je suis occupe de mon poeme; je voudrais etre
solitaire pour y travailler. Madame d'Houdetot m'a dit que vous aviez
a Meudon une jolie chambre ou vous n'allez point."--"Mon cher abbe,
ecoutez-moi: nous avons tous une chimere que nous placons loin de nous;
si nous y mettons la main, elle se loge ailleurs. Je ne vais point a
Meudon, mais je me dis chaque jour: J'irai demain. Si je ne l'avais
plus, je serais malheureux."--Delille aurait ete un peu embarrasse, je
pense, si Diderot l'avait pris au mot, et il se serait vite ennuye de
cette chambre solitaire. La campagne fut toujours, si l'on peut dire, le
_dada_ de l'abbe Delille; il en parlait, meme aveugle, comme d'un charme
present. Bernardin de Saint-Pierre, dans une lettre a sa femme, raconte
que l'abbe Delille est venu s'asseoir pres de lui a l'Institut: "Je l'ai
trouve si aimable et si amoureux de la campagne, dit-il, et il m'a fait
des compliments qui m'ont cause tant de plaisir, que je lui ai offert
de venir a Eragny..."--Apres bien des lectures a l'Academie et dans
les soupers, le poeme des _Jardins_, premier fruit raffine de ce
gout champetre, parut en 1782, et n'eut pas de peine a fixer toute
l'attention, alors si prompte.

[Note 26: Un homme de gout, qui dans sa jeunesse put etudier de pres
ce que de loin on confond, me fait remarquer que chez Saint-Lambert, au
milieu de la roideur et de la monotonie qui nous choquent aujourd'hui,
on saisirait un amour des champs, un sentiment de la nature tout
autrement vrai que chez Delille. Saint-Lambert avait ete eleve a la
campagne; il y avait vecu. Sa description de l'ete, par exemple, et de
la Canicule, a bien de l'energie et de la verite; elle se couronne par
ces beaux vers:

  Tout est morne, brulant, tranquille; et la lumiere
  Est seule en mouvement dans la nature entiere.

]

[Note 27: Lettres inedites de Volney, dans Bodin, _Recherches sur
l'Anjou_.]

Nous aurions peu de chose a en dire de nous-meme, qui n'eut deja ete
mieux dit par des contemporains. La Harpe, apres en avoir entendu des
extraits, le jugeait par avance _un ouvrage dont les idees sont un
peu usees, mais plein de details charmants_[28] L'auteur de _l'Annee
litteraire_, qui d'ailleurs allegea toujours sa ferule pour Delille,
prononcait[29] que le poeme de l'abbe Delille etait un veritable jardin
anglais: "On pourrait, dit-il, etre tente de croire que le poeme est
construit de morceaux detaches et de pieces de rapport reunies sous le
meme titre. Les idees y semblent jetees au hasard, dechiquetees par
petits couplets qu'etrangle a la fin une sentence[30]." Ce reproche
est fondamental a l'egard de Delille et tient a la nature meme de
son procede. Lorsqu'il debuta dans le monde, on ne songeait qu'a des
morceaux, et tout dependait du succes d'une lecture. Il alla droit a cet
ecueil et s'y complut. Rivarol disait de lui: "Il fait un sort a chaque
vers, et il neglige la fortune du poeme!" Quand Delille avait acheve
quelque portion descriptive, quelque morceau, il avait coutume de dire:
"Eh bien, ou mettrons-nous ca maintenant?" On le voit, c'etait moins un
poeme qu'il composait, qu'un appartement, en quelque sorte, qu'il ornait
et meublait selon la fantaisie ou l'occurrence.

[Note 28: Correspondance.]

[Note 29: 1782; lettre VIII.]

[Note 30: Je citerai encore ce passage judicieux: "On convient assez
generalement que la maniere de M. l'abbe Delille n'est ni grande ni
large; que souvent meme elle est froide et penible. La grace parait
etre son caractere distinctif, mais c'est la grace plus ingenieuse que
naturelle de Boucher. Souvent il substitue l'esprit au sentiment, plus
souvent il emousse et affaiblit le sentiment par l'esprit qu'il y mele.
Il affecte assez frequemment dans son style ces tours precieux qui
ressemblent aux mines des coquettes. Un autre defaut considerable de la
maniere de M. l'abbe Delille, c'est une vaine apparence de richesse
et d'abondance qui ne consiste que dans des mots accumules ou des
enumerations fatigantes....." (_Annee litteraire_, 1782, lettre VIII.) ]

Le _Mercure_, qui donna sur _les Jardins_ un pur article d'ami[31], nous
montre quelle etait alors dans le monde la vraie situation du poete, en
ces mots: "Voici le moment que la critique attendait pour se venger
de ce _dupeur d'oreilles_, dont le debit enchanteur la reduisait au
silence. M. l'abbe Delille respecte toutes les reputations, applaudit a
tous les talents, menage l'amour-propre de tout le monde; n'importe!
on affligera le sien, si l'on peut; c'est la regle. Pense-t-il etre
impunement le poete le plus aimable et le plus aime?" Ce caractere
inoffensif et bienveillant de l'abbe Delille le rendit, jusque bien
avant dans la Revolution, etranger a toutes les querelles. Il n'etait
pas encyclopediste, et il voyait Diderot, et il recitait des vers, pres
de Roucher qu'on lui comparait encore, aux dejeuners de l'abbe Morellet.
Il n'etait ni gluckiste ni picciniste, au grand deplaisir de Marmontel
qui, dans son poeme de _l'Harmonie_, disait:

  L'abbe Delille avec son air enfant
  Sera toujours du parti triomphant:

epigramme que Delille refuta suffisamment dans la seconde moitie de sa
vie, en etant du parti des malheureux[32].

[Note 31: Juin 1782. L'article n'est pas de La Harpe.]

[Note 32: J'emprunte cette pensee a M. Michaud, a qui j'en dois,
sur ce sujet, beaucoup d'autres, puisees surtout dans sa spirituelle
conversation.]

La critique la plus celebre qui parut contre les _Jardins_ est celle
de Rivarol, c'est-a-dire le Dialogue du _Chou_ et du _Navet_, qui se
plaignent d'avoir ete oublies par l'abbe-poete dans ses peintures de
luxe:

  Le navet n'a-t-il pas, dans le pays latin,
  Longtemps compose seul ton modeste festin,
  Avant que dans Paris ta muse froide et mince
  Egayat les soupers du commis et du prince?
  ...........................................
  Je permets qu'au boudoir, sur les genoux des belles,
  Quand ses vers pomponnes enchantent les ruelles,
  Un elegant abbe rougisse un peu de nous,
  Et n'y parle jamais de navels et de choux.
  Son style citadin peint en beau les campagnes;
  Sur un papier chinois il a vu les montagnes,
  La mer a, l'Opera, les forets a Longchamps,
  Et tous ces grands objets ont ennobli ses chants.
  Ira-t-il, descendu de ces hauteurs sublimes,
  De vingt noms roturiers deshonorer ses rimes,
  Et, pour nous renoncant au musc du parfumeur,
  Des choux, qui l'ont nourri lui preferer l'odeur?
  Papillon en rabat, coiffe d'une aureole,
  Dont le manteau plisse voltige au gre d'Eole,
  C'est assez qu'il effleure, en ses legers propos,
  Les bosquets et la rose, et Venus et Paphos.
  La mode, au vol changeant, aux mobiles aigrettes,
  Semble avoir pour lui seul fixe ses girouettes;
  Sur son char fugitif ou brillent nos Lais,
  L'ennemi des navets en vainqueur s'est assis,
  Et ceux qui pour Jeannot abandonnent Preville
  Lui decernent deja le laurier de Virgile.

Il courut dans le temps une epigramme qui piqua, dit-on, le poete
plus que la piece meme de Rivarol; on la peut lire dans les _Memoires
secrets_ (23 decembre 1782). Piron l'eut ecrite s'il eut vecu; c'est une
protestation un peu crue du _Dieu des Jardins_ contre les oripeaux du
poete _glace_. Ducis, vers le munie temps, ecrivait a Thomas au retour
d'une course dans les montagnes du Dauphine, et plein encore de
l'impression magnifique qu'il en avait rapportee: "Le poeme des
_Jardins_, dont vous me parlez avec tant de gout, avec le gout de l'ame
qui est le bon, ne m'a point donne de ces emotions-la." Un peu avant la
publication et au sortir d'une seance de l'Academie ou Delille avait
lu des morceaux, le meme Ducis ecrivait: "Parlons un peu du poeme des
_Jardins_; on ne peut pas se tromper sur le charme de la lecture. Quelle
perfection de vers! quelles tournures! quelle brillante execution! C'est
veritablement _le petit chien qui secoue des pierreries_." Ainsi, en y
regardant bien, on verrait qu'a chaque epoque toutes les opinions sur
les talents vivants sont representees, exprimees. On les oublie ensuite,
et on croit les retrouver pour son compte, en supposant chez les
contemporains une unanimite d'admiration qui n'a jamais existe.

Notre opinion particuliere sur _les Jardins_, si on nous la demande, est
que, toutes reserves faites sur l'art et le style en poesie, nous aimons
encore cet agreable poeme, un des plus frais ornements de la fin du
XVIIIe siecle. La _sensibilite_, qui y perce par endroits, est bien
celle qu'on voulait alors, un peu de melancolie comme assaisonnement
de beaucoup de plaisir. On relit avec une sorte de surprise, toujours
flatteuse, l'episode du jeune Potaveri, l'apostrophe a Vaucluse, et,
sous la forme plus complete dans laquelle le poeme fut publie en 1800,
la belle invocation aux bois depouilles de Versailles. Mais, il faut en
convenir, jamais on n'y trouve d'accents comme ceux d'Andre Chenier,
par exemple, chantant egalement Versailles et ses triples _cintres
d'ormeaux_:

  Les chars, les royales merveilles,
  Des gardes les nocturnes veilles,
  Tout a fui: des grandeurs tu n'es plus le sejour...

L'episode du vieillard du Galese est hors de prix a cote du poeme des
_Jardins_; et, dans notre langue, _l'Elysee de la Nouvelle Heloise_,
avec sa peinture, la premiere si neuve, reste le bosquet sacre d'ou
Delille n'a fait que tailler des boutures. La Fontaine lui-meme, deja,
dans le _Songe de Vaux_, avait introduit et fait parler _Hortesie_ ou
_l'art des jardins_, qui dispute le prix a _Palatiane_, _Appellanire_
et _Calliopee_ (les arts de l'architecture, de la peinture et de la
poesie). Quoique ce morceau soit de sa premiere et un peu fade maniere,
on y trouve des traits tels que Delille n'en a pas assez connu, comme,
par exemple, quand Hortesie etant introduite devant les juges et ne
parlant point encore, ceux-ci eurent beaucoup de peine a ne se pas
laisser corrompre _aux charmes meme de son silence_. Dans _les Amours
de Psyche_, La Fontaine a aussi decrit les merveilles naissantes de
Versailles: les vers, le plus souvent techniques, sont parfois eclaires
d'un reflet d'ame inattendu, que je ne retrouve pas a travers le bel
esprit de Delille:

  L'onde, malgre son poids, dans le plomb renfermee,
  Sort avec un fracas qui marque son depit,
  Et plait aux ecoutants, plus il les etourdit.
  Mille jets, dont la pluie alentour se partage,
  Mouillent egalement l'imprudent et le sage.

Malgre les critiques qu'on fit des _Jardins_, Delille ne continua pas
moins d'etre le plus brillant et le plus enfant gate des poetes. Il ne
publia rien de nouveau jusqu'apres la Revolution; mais il travailla des
lors, et par fragments toujours, a la plupart des ouvrages qui parurent
ensuite coup sur coup a dater de 1800. M. de Choiseul-Gouffier l'emmena
ou plutot l'enleva sur le vaisseau qu'il montait comme ambassadeur a
Constantinople[33]. Delille visita Athenes, composa des morceaux de son
poeme de _l'Imagination_ aux rivages de Byzance. Une lettre ecrite par
lui en France sur son voyage etait a l'instant un evenement de societe;
un bon mot qu'il avait dit sur des pirates fit fortune. Sa vue
s'affaiblissait deja; ce soleil lumineux et cette blancheur des
murailles du Levant lui causaient plus de souffrance que de joie. A son
retour en France, il reprit sa vie mi-partie studieuse et distraite, et
la Revolution seule la vint troubler.

[Note 33: Voir les articles biographiques de Delille par Amar et par
M. Tissot.--Dans l'_Histoire de la vie et des travaux politiques du
comte d'Hauterive_, par M. le chevalier Artaud, au chapitre III, on peut
lire une agreable anecdote; _L'abbe Delille et le Janissaire_.]

Delille vit la Revolution avec les sentiments qu'on peut aisement
supposer, et tout d'abord il s'ecarta. Il alla passer l'ete de 89
en Auvergne, pres de sa mere qui vivait, et dans toutes sortes de
triomphes. Quand il revint, il y avait eu le 14 juillet et le 5 octobre.
Il ecrivait a madame Lebrun, bientot refugiee a Rome: "La politique a
tout perdu, on ne cause plus a Paris." Il n'emigra point pourtant; mais
inoffensif, generalement aime, se couvrant du nom de Montanier-Delille,
et de plus en plus rapproche de sa gouvernante, qui passa bientot pour
sa niece[34] et devint plus tard sa femme, il baissait la tete en silence
durant les annees les plus orageuses. Il quitta sa tonsure et mit des
sabots. Cette epoque de sa vie est assez obscure, et l'esprit de parti
qui s'en est mele plus tard n'a pas aide a l'eclaircir. Les royalistes
ont exalte son courage, d'avoir ainsi brave, par sa presence, les tyrans
et les bourreaux: l'honnete M. Amar l'a compare a Vernet se faisant
attacher au mat du navire dans l'orage, pour etre jusqu'au bout temoin
de ce qu'il aurait a peindre. On a cite son Dithyrambe qui lui avait ete
demande pour la fete de l'Etre Supreme, et dont plusieurs vers etaient
la satire des oppresseurs. M. Tissot a judicieusement, selon moi,
discute ce point, et rabattu des exagerations qu'on en a faites apres
coup[35]. Ce qu'il y a de certain, c'est que Chaumette protegea Delille;
ce qui le protegeait surtout, c'etait son humeur, sa gloire chere a tous
des le college, son air enfant, son gentil caractere; souris qui joue
dans l'antre du lion; epagneul que la griffe terrible epargne. Jamais
un poete capable de porter ombrage et suspect de sonner la trompette
d'alarme n'aurait ainsi echappe: Andre Chenier merita de mourir. _Les
serins chantent dans les cages_, a dit l'autre Chenier de Delille; du
moins ce serin charmant, qu'on trouva dans le palais fumant du sang des
maitres, et qu'on aurait voulu faire chanter, le serin, disons-le a son
honneur, fut triste et ne chanta pas.[36]

[Note 34: L'abbe de Tressan, mal recu d'elle un jour, ne put
s'empecher de dire a Delille: "Quand on choisit ses nieces, on les
devrait mieux choisir."--On trouvera a la fin de cet article une note
contradictoire au sujet de madame Delille: une personne respectable
qui l'a beaucoup connue a cru que l'opinion etait a redresser sur son
compte.]

[Note 35: On a positivement affirme que les deux meilleures strophes
de son fameux Dithyrambe furent recitees par lui au College de France
bien avant la Revolution, qu'elles furent meme imprimees des 1776, et ne
purent etre par consequent une inspiration de la Terreur.]

[Note 36: Dans les _Souvenirs de la Terreur_, par M. George Duval
(t. III, p. 317 et suiv.), on peut lire une anecdote sur l'abbe Delille
apres le 10 aout; c'est au sujet d'une certaine reclamation qu'il fait
de ses meubles confisques parmi ceux du chateau de Bellevue, ou il avait
un logement. Le caractere gentil et peureux de l'abbe, et sa facilite
d'oubli, s'y retrouvent assez au naturel.]

Delille ne quitta Paris qu'apres le 9 thermidor, c'est-a-dire au moment
ou c'etait plutot le cas de rester; et, une fois parti, il ne parut
occupe que de rentrer le plus tard possible et a son corps defendant,
comme s'il eut boude contre son coeur. Cette bizarrerie est restee
inexpliquee. On a dit plaisamment qu'une faute de francais, un _cuir_
d'un membre du Comite de salut public qu'il rencontra, le fit s'ecrier:
"Decidement on ne peut plus habiter ce pays-ci." On a raconte non moins
plaisamment[37] que l'abbe de Cournand, alors son ami, et qui depuis crut
lui jouer un mauvais tour en retraduisant _les Georgiques_, etant de
garde aux Tuileries, reconnut le poete qui se promenait malgre sa mise
en arrestation au logis, qu'il fit mine de le vouloir reconduire chez
lui au nom de la loi, et que depuis lors Delille avait peur de la garde
nationale et de l'abbe de Cournand. Delille etait encore a la rentree
publique du College de France, le 1er frimaire an III, et y recitait des
vers. Le 15 ventose, sa presence etait accueillie aux Ecoles normales
avec des applaudissements reiteres. On a pense que la preference
accordee au poete Le Blanc pour les recompenses nationales (17 floreal
an III) l'aurait mortifie et decide au depart. Peut-etre sa gouvernante,
qui avait pris sur lui un empire absolu, esperait-elle, en le retenant a
Paris, se faire des lors epouser. Peut-etre, voyant la Revolution, sinon
close, du moins sur le retour, songeait-il, en emigrant (bien qu'un peu
tard), a se mettre en regle avec l'avenir. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on
essayait de sonder ses vrais motifs et qu'on lui parlait de revenir a
Paris, il demandait toujours si l'abbe de Cournand y etait encore. Des
qu'il y avait quelque chose de serieux, il s'en tirait volontiers ainsi,
par une plaisanterie et une gentillesse.[38]

[Note 37: M. Michaud, en tete du recueil des _Poesies_ de Delille,
1801.]

[Note 38: Quand il eut epouse sa gouvernante, il allait lui-meme
au-devant de ses souvenirs d'abbe, en plaisantant sur ce qu'il aurait
ete fait clerc, et peut-etre sous-diacre, _mais par l'eveque de Noyon_,
et l'eveque de Noyon ne faisait rien de serieux.--L'abbe Delille eut de
tout temps son abbe de Cournand attache a lui comme une puce a l'oreille
pour le harceler; il se vengeait par maint bon mot. Ils passerent leur
vie a se faire des niches. En 89, l'abbe de Cournand, tres-avance dans
la Revolution, parlait, ecrivait pour le mariage des pretres, et Delille
disait de lui, en parodiant la chanson:

  Cournand pleure, Cournand crie,
  Cournand veut qu'on le marie.

Et il ajoutait (ce que je cache au bas de la page):

  Et de ses larges flancs voit sortir a longs flots
  Tout un peuple d'abbes, peres d'abbes nouveaux!

_It nigrum campis agmen!_--Voila le vrai Delille causant. Il jouait,
batifolait perpetuellement avec son esprit, _comme un chat avec un
marron_; c'est M. Villemain qui dit cela.]

Delille gagna a ce parti pris d'un exil tout volontaire des sentiments
plus vifs que d'habitude, et le droit d'exhaler une inspiration plus
profonde qu'il n'en avait marque jusqu'alors. L'inspiration directement
religieuse ne fut jamais la sienne; l'inspiration puisee dans la nature
avait ete une de ses pretentions et de ses illusions plutot qu'une
source veritable. Il n'avait pas connu l'amour, point de passion de
coeur, peu d'ardeur de sens, du moins rien de pareil ne s'entrevoit
dans le detail de toutes ses coquetteries et de ses caresses de beau
monde.[39] Enfin, grace aux tourmentes publiques et a l'impression qui en
resta sur son coeur, une inspiration reelle lui vint; il se fit le poete
du passe, des infortunes royales, le poete du malheur et de la pitie.
Cette veine de larmes, en fecondant la seconde partie de ses oeuvres,
donna a sa renommee poetique un caractere serieux et touchant, que salua
avec transport la societe renaissante, et qui couronna dignement sa
vieillesse.

[Note 39: Il faut tout dire: on a pourtant cite de lui un fils
naturel ou adulterin, ne d'une relation toute bourgeoise.]

De Saint-Diez dans les Vosges, patrie de madame Delille, ou il alla
d'abord et ou il acheva la traduction de _l'Eneide_, Delille partit pour
la Suisse. Presque aveugle, il entrevoyait pourtant, et les beautes de
la nature lui arrivaient ca et la gaiement dans un rayon. De pres, il ne
voyait les objets qu'avec sa grande loupe, grains de sable et cailloux.
A Bale, fut-il en effet temoin du bombardement de Huningue et y
apprit-il a decrire le jeu de la bombe:

  De son lit embrase, tantot l'affreuse bombe, etc.?

Grave question. On a avance cela dans une note de ses ouvrages, mais
qui n'est pas de lui. Lors du bombardement, il etait deja a Glairesse.
Habitant ce village, il dut a l'aspect de l'ile de Saint-Pierre
d'ajouter dans son poeme de _l'Imagination_ le morceau sur Jean-Jacques.
Ainsi, a chaque pause de son exil, il allait decrivant et ajoutant
quelque piece a ses anciens cadres. Il passa de la Suisse a la petite
cour du duc de Brunswick, ou il travailla a son poeme de _la Pitie_. A
Darmstadt, il avait visite _incognito_ les jardins du prince dessines
et calques dans le temps, livre en main, sur le poeme. A Goettingue, il
avait connu l'illustre Heyne, qui lui en fit les honneurs, et qui meme
le consulta, dit-on, sur un passage de l'Eneide. Vous figurez-vous bien
le tete-a-tete de ces deux hommes? tout le clinquant de l'antiquite et
tout son or pur. A Hambourg, il rencontra Rivarol, plus a sa taille,
et se reconcilia avec lui. Ils se dirent des choses plaisantes; ils
echangerent leurs tabatieres;[40] ce fut un assaut de grace; du coup, un
bourgeois, la present, eut presque de l'esprit. Il s'y depensa plus
de bons mots en un quart d'heure, que durant des siecles de la Ligue
hanseatique.

[Note 40: Diomede et Glaucus, _Iliade_, VI.]

C'est un trait bien honorable et distinctif du talent et du caractere de
Delille, d'avoir su, sans y prendre garde, lasser la malice et desarmer
l'agression. Le Brun, parlant de Freron dans _la Metempsycose_, avait
dit:

  Mais il prona l'ingenieux Delille,
  Qui, sous le fard se donnant pour Virgile,
  Si bien lima son vers mince et poli,
  Que le grand homme est devenu joli.
  Ainsi masquant de graces fantastiques
  Le noble auteur des douces _Georgiques_,
  Par trop d'esprit il n'eut qu'un faux succes...
  Oh! que Le Franc a bien fui cet exces!

Dans une epigramme de date posterieure, Le Brun semble s'adoucir, et il
convient que, nonobstant Marmontel, Saint-Lambert et Lemierre,

  L'adroit et gentil emailleur
  Qui brillanta _les Georgiques_,
  Des poetes academiques
  Delille est encor le meilleur.

Enfin dans d'autres epigrammes suivantes, il se montre tout a fait
apaise, et le nom de Delille ne revient plus qu'en eloges. Ainsi
Marie-Joseph Chenier, qui, dans une petite epitre au poete emigre
rentrant:

  Marchand de vers, jadis poete,
  Abbe, valet, vieille coquette,
  Vous arrivez, Paris accourt, etc.;

avait ete satirique des plus apres, n'hesita pas a lui rendre bientot
dans son _Tableau de la Litterature_, des hommages consciencieux et
reflechis.

Pendant que Delille courait l'Allemagne, et de la passait en Angleterre,
on se demandait en France de ses nouvelles avec un interet qu'attestent
toutes les feuilles du temps. Le premier reveil de l'attention
litteraire s'occupait a son sujet. Lalande (decembre 96) donnait dans
_la Decade_ une espece de petit bulletin de ses voyages et de ses poemes
entames ou termines. On traduisait du _Mercure allemand_ de Wieland, un
article de Bottiger sur le poete dont la reputation grossissait chaque
jour a distance. L'Institut national lui faisait ecrire pour le prier de
rentrer en son sein, et ce ne fut qu'apres trois ans d'un silence par
trop boudeur, qu'on le remplaca dans la _section_ de poesie. Enfin, de
Londres, ou il venait de traduire en dix-huit mois _le Paradis perdu_,
il laissa echapper une seconde edition, tres-augmentee, du poeme des
_Jardins_, et _l'Homme des Champs_ (1800), dont l'impression etait
retardee depuis trois ans.

On publia, vers ce temps, un recueil de ses poesies diverses et
fragments, auquel M. Michaud ajouta une notice biographique, car
on etait avide des moindres details. Les _extraits_ de Fontanes au
_Mercure_ et de Ginguene a _la Decade_, sur _l'Homme des Champs_,
etaient inseres dans le volume; on tachait d'y refuter les critiques,
d'ailleurs fort moderees et respectueuses, de Ginguene.[41] Bref, Delille
entrait vivant dans la gloire incontestee, et prenait rang parmi ceux
qui regnent.

[Note 41: Je trouve dans l'extrait de Ginguene que l'homme d'esprit
refute aux premieres lignes de la preface de _l'Homme des Champs_, M. de
M., est _Senac de Meilhan_; ce qui me parait plus vraisemblable que _M.
de Mestre_, qu'on lit dans beaucoup d'editions subsequentes de Delille.]

Cette monarchie, bien suffisamment legitime, ou il allait s'asseoir, ne
se declarait pas moins par certaines attaques demesurees et desesperees,
et qui etaient en petit comme les conspirations republicaines de meme
date contre Bonaparte.

En regard du trophee poetique que lui dressaient ses amis, il parut
une brochure intitulee _Observations classiques et litteraires sur les
Georgiques francaises, par un Professeur de belles-lettres_ (an IX). Il
y etait dit: "Comment se flatter de ramener l'opinion sur un ouvrage
qui, meme avant la publicite, etait _devoue a l'apotheose?_" On y
supputait que, dans un ouvrage de 2,642 vers, il se trouvait:

643 repetitions, 558 antitheses, 498 vers symetriques, 294 vers
surcharges, 164 vers leonins.

Total: 2,157.

En tete du volume se voyait une caricature d'apres le dessin d'un eleve
de David. Le poete, en costume d'abbe, tournait le dos a la Nature et
dirigeait ses pas et sa lorgnette vers le Temple du mauvais Gout. Des
farfadets lui presentaient des hochets et des guirlandes. Sa chatte
Raton etait a ses pieds; il se couvrait la tete d'un parasol, et on
lisait au-dessous ces deux vers de _l'Homme des Champs_:

  Majestueux Ete, pardonne a mon silence!
  J'admire ton eclat, mais crains ta violence.

M. Emile Deschamps, dans sa spirituelle preface des _Etudes francaises
et etrangeres_, et nous tous, railleurs posthumes de Delille, nous
sommes venus tard, et n'avons, meme la-dessus, rien invente.

Il ne rentra en France que deux ans apres, en 1802, pendant l'impression
du poeme de _la Pitie_. L'apparition de ce livre fut un evenement
politique[42]. Absent et plus hardi de loin, Delille avait ete dans
quelques vers jusqu'a invoquer la vengeance des rois de l'Europe contre
la France: cela sortait de la pitie. Il avait toutefois insiste pour que
les vers restassent. De pres, il sentit le peril. Six vers, qu'il ne
desavoua pas, furent, sans facon, substitues par un ami plus sage, et
qui prit sur lui d'oter au poete l'embarras de se retracter. A cela
pres, l'inspiration de _la Pitie_ ne parut pas moins suffisamment
royaliste et bourbonienne. On peut voir dans les notes de M. Fievee a
Bonaparte (avril 1803) le fremissement de colere qu'excitait autour du
Consul un succes impossible a reprimer. Il y eut une brochure intitulee
_Pas de pitie pour la Pitie!_ de Carrion-Nisas ou de quelque autre
pareil. On n'y approuvait du poeme que les six vers qui avaient ete
substitues a ceux de Delille[43]. A partir de ce moment, les ouvrages
amasses en portefeuille par Delille se succederent rapidement et dans un
flot de vogue ininterrompu: _l'Eneide_, 1804; _le Paradis perdu_, 1805;
_l'Imagination_, 1806; _les Trois Regnes_, 1809; _la Conversation_,
1812. C'etait le fruit des vingt annees precedentes; de plus, Delille
aveugle ne sortait guere, et, en tutelle de sa femme, versifiait sans
desemparer.

[Note 42: Les circonstances sociales s'en melerent et y mirent le
sens. D'ailleurs, a la politique proprement dite, est-il besoin de le
dire? Delille n'y avait jamais rien entendu. Un jour (a Londres, je
crois), dans un diner ou etait l'abbe Dillon, il avait jase sur ce
chapitre a tort et a travers. Quand il eut fini, l'abbe Dillon lui dit:
"Allons, l'abbe, il faudra que vous nous mettiez tout cela en vers, pour
nous le faire avaler."]

[Note 43: Mais rien n'egale, comme violence et infamie, un certain
pamphlet intitule _Examen critique du, poeme de la Pitie, precede d'une
Notice sur les faits et gestes de l'auteur et de son Antigone_ (Paris,
1803). L'anonyme, qui parait avoir connu depuis longtemps Delille,
s'attache, en ennemi intime, a fletrir toute sa vie; il fait d'ailleurs
de la publication de _la Pitie_ un crime d'Etat, et le denonce au
Gouvernement consulaire. Quelques anecdotes, toujours suspectes, ne
rachetent pas suffisamment, meme pour les curieux et indifferents,
l'odieux de semblables libelles.]

Tous ces ouvrages, excepte le dernier, le poeme de _la Conversation_,
eurent un succes de vente et de lecture dont il est piquant de se
souvenir. Les livres de Delille se tiraient d'ordinaire a vingt mille
exemplaires, pour la premiere edition. L'_Eneide_, par exception, se
publia a cinquante mille exemplaires. Elle fut achetee a l'auteur
quarante mille francs d'abord, bien grande somme pour le temps. En tout,
ce n'etait pourtant que deux volumes, qu'on gonfla et qu'on doubla de
notes. Dans les chateaux, dans les familles, en province, partout,
abondaient les poemes de Delille; on y trouvait, sous une forme facile
et jolie, toutes choses qu'on aimait a apprendre ou a se rappeler, des
souvenirs classiques, des allusions de college a la portee de chacun,
des episodes d'un romanesque touchant, des noms historiques, des
infortunes ou des gloires aisement populaires, des descriptions de jeux
de societe ou d'experiences de physique, des notes anecdotiques ou
savantes, qui formaient comme une petite encyclopedie autour du poeme,
et vous donnaient un vernis d'instruction universelle. Enfant, j'ai
connu le manoir ou en 1813, pour charmer les vacances d'automne, on
avait dans le grand salon un jeu de _solitaire_, un orgue avec des airs
nouveaux; on apportait quelquefois une _optique_ pour voir les insectes
ou les vues des capitales. Un volume de Delille etait sur la cheminee,
et, sans aucun decousu, on passait de l'insecte de l'optique a
_l'araignee de Pellison_[44]. Mais si, le doigt s'egarant, on remontait
dans le volume a quelques pages de la, si on lisait a haute voix le
portrait de Jean-Jacques:

  Helas! il le connut ce tourment si bizarre,
  L'ecrivain qui nous fit entendre tour a tour
  La voix de la raison et celle de l'amour, etc.;

oh! alors, comme l'emotion croissante succedait! comme on cherissait
le poete et celui qu'il nous peignait en vers si tendres, et comme
ce pauvre et sensible Jean-Jacques devenait l'entretien de toute une
heure!--a moins que quelqu'un pourtant, ouvrant _les Trois Regnes_ qui
etaient a cote, ne tombat sur le _Jeu de raquette_, ce qui en donnait
l'idee et faisait diversion.

[Note 44: _Imagination_, chant VI.]

Aujourd'hui encore, si, a la campagne, un jour de pluie, vers une fin
d'automne, reprenant le volume neglige, on retrouvait tout d'abord
(sujet de circonstance) _le Coin du feu_, celui de _l'Homme des Champs_
ou celui des _Trois Regnes_, diversement spirituels ou touchants, on
serait charme a bon droit, on s'etonnerait d'avoir pu etre si severe
pour le gracieux poete, et l'on s'ecrierait en relisant la page: _Son
genie est la!_

Je n'aborderai pas en particulier chacun des ouvrages publies par
Delille a dater de 1800; ce serait repeter a chaque examen nouveau les
memes critiques, les memes eloges, et je n'aurais guere rien a en dire
d'ailleurs qui n'ait ete trouve par des contemporains memes. Ginguene
a juge _l'Homme des Champs_ avec un melange de severite et de
bienveillance qui fait honneur a son esprit et a la critique de son
temps. Geoffroy, quoique du meme parti politique que Delille, s'est
montre beaucoup plus severe dans la nouvelle _Annee litteraire_ qu'il
essaya alors, et il menagea moins l'aimable auteur que l'ancienne _Annee
litteraire_ ne l'avait fait. Fontanes, bien qu'ami du poete et defenseur
du poeme, cacha sous beaucoup d'eloges des critiques moins detaillees,
mais au fond a peu pres les memes que celles de Ginguene, et qui
acquierent sous sa plume favorable une autorite nouvelle. Ginguene
encore a juge dans _la Decade_ la traduction de _l'Eneide_, et cette
fois sa severite plus rigoureuse va chercher les negligences et le faux
jusque dans les moindres replis de ce faible ouvrage[45]. Les amis de
Delille se rejetaient sur quelques morceaux ou ils admiraient un grand
merite de difficulte vaincue, l'episode d'Entelle et de Dares, et en
general la description des _jeux_. Bientot _la Decade_ cessant, le parti
philosophique perdit son organe habituel en litterature et son droit
public de contradiction: le champ libre resta aux eloges. Meme dans ces
eloges des amis triomphants de Delille, nous retrouverions toutes les
critiques suffisantes sur l'absence de composition et les hasards de
marqueterie de ses divers ouvrages. M. de Feletz a ecrit le lendemain de
sa mort: "J'oserai dire qu'il a ete plus heureusement doue encore
comme homme d'esprit que comme grand poete." En y mettant moins de
_prenez-y-garde_, nous ne dirions guere autrement. Mais il convient
d'insister sur une seule objection fondamentale qui embrasse tous les
ouvrages et l'ensemble du talent de Delille: nous lui reprocherons de
n'avoir eu ni l'art ni le style poetique.

[Note 45: "Le traducteur, dit-il, ajoute de son chef a la description
de la tempete dont les Troyens sont assaillis en quittant la Sicile:

  Son mat seul un instant se montre a nos regards!

Aux regards de qui? A quoi pensait-il donc en faisant ce vers? Avait-il
imite cette tempete de Virgile pour la placer dans un autre ouvrage?...
Aurait-il ensuite replace dans sa traduction cette imitation libre, sans
songer a en retirer ce qu'il y avait mis d'etranger? Il faut bien qu'un
si inconcevable _quiproquo_ ait une cause. Quelle tete anti-virgilienne
que celle qui medite pendant plus de trente ans une traduction de
_l'Eneide_, et qui y laisse subsister des la seconde centaine de vers
une telle marque d'oubli!"]

Racine et Boileau l'avaient a un haut degre, bien que cette qualite,
chez eux, ne soit pas aisement distincte de la pensee meme et se
dissimule sous l'elegance d'une expression d'ordinaire assez voisine de
l'excellente prose. C'est la ce qui a egare leurs successeurs, qui,
en croyant etre de leur ecole en poesie, n'ont pas vu qu'ils ne leur
derobaient pas le vrai secret, et qu'ils n'etaient ou que correctement
prosaiques ou que fadement elegants. Tout ce que Boileau se donnait de
peine et d'artifice pour elever son vers, qui souvent ne renfermait
qu'une simple idee de bon sens, et pour le tenir au-dessus de la prose,
mais dans un degre qui ne choquat pas, est inoui. Un mot bien sonnant,
pris en une acception un peu neuve, une inversion bien entendue, une
quantite de petits secrets qui nous fuient dans ses vers devenus
proverbes, mais qui furent nouveaux une fois et frappants, lui servaient
a composer son style.

  De Styx et d'Acheron peindre les noirs torrents,

ne lui paraissait pas du tout la meme chose que s'il avait mis: _Du
Styx, de l'Acheron_; et il sentait juste. En un mot, Boileau suppleait
par une quantite de moyens savants, et depuis assez inapercus, au rare
emploi qu'il faisait et qu'on faisait en son temps, de la metaphore et
de l'image. Son vers voisin de la prose, et qui en etait si distinct
pour Racine et pour lui, ressemble, j'oserai dire, a ces digues de
Hollande qui paraissent au niveau de la mer et qui pourtant n'en sont
pas inondees. Le XVIIIe siecle ne se douta pas de cela. On y reprocha
meme a Boileau des fautes de grammaire qui souvent, chez lui, n'etaient
que des necessites ou des intentions de poesie. Ce qui est vrai a mon
sens, c'est que le genre de style poetique de Boileau et meme de Racine
avait besoin d'etre modifie apres eux pour etre vraiment continue.
Pour rester poetique, la prose montant comme elle fit au siecle de
Jean-Jacques et de Buffon, il fallait changer de ton et hausser d'un
degre les moyens du vers. Boileau, je n'en doute pas, revenant a la fin
du XVIIIe siecle, eut fait ainsi et eut ete au fond un novateur en style
poetique, comme il le fut de son temps. Delille n'eut rien de tel. Il
ne comprit pas de quelle reparation il s'agissait. Les modifications
materielles qu'il apporta a la versification, ses enjambements et ses
decoupures ne furent que des gentillesses sans consequence, et qui
n'empecherent pas chez lui, en somme, le retrecissement de l'alexandrin.
De style neuf et souverainement construit, il n'en eut pas. Sa seule
direction fut un vague instinct de melodie et d'elegance a laquelle sa
plume cedait en courant. Du commerce des anciens il ne rapporta jamais
ce sentiment de l'expression magnifique et comme religieuse, ce voile de
Minerve, ou chaque point, touche par l'aiguille des Muses, a sa raison
sacree.

On l'a compare a Ovide. Le docte et elegant auteur des Metamorphoses,
comme ne craint pas de l'appeler M. de Maistre, est bien superieur
a Delille en invention, en idees. Mais, par beaucoup de cotes et de
details, le rapport existe. Ovide, par exemple, en etait venu a ne
faire du distique qu'une paire de vers tombant deux a deux, tandis
qu'auparavant, et surtout chez les plus anciens, comme Catulle, la
phrase poetique se deroulait libre a travers les distiques. Delille
et son ecole en etaient ainsi venus a accoupler deux a deux les
alexandrins.

La difference entre Ovide et Catulle est un peu la meme qu'entre Delille
et Andre Chenier. Ovide a de l'esprit, de l'abondance, de jolis vers,
de jolies idees, mais du prosaisme, du delayage. Jamais, par exemple,
l'inspiration ne lui viendra de terminer une piece de vers, comme
celle de Catulle a Hortalus, par cette image et ce vers tout poetique,
tournure imprevue, concise et de grace supreme, comme Andre Chenier fait
souvent; oubli du premier sujet dans une image soudaine et finale qui
fait rever:

  Huic manat tristi conscius ore rubor.

Jamais l'idee ne serait venue a Andre Chenier d'intituler le premier
chant d'un poeme de l'Imagination: L'homme sous le rapport intellectuel.

Delille est le metteur en vers par excellence. Tout ce qui pouvait
passer en vers lui semblait bon a prendre. Les vers meme tous faits, il
les derobait sans scrupule a qui lui en lisait, et il les glissait dans
ses poemes. Il en prit un certain nombre a Segrais, a Martin, pour ses
Georgiques, et Clement en a fait le releve. Il en prit a l'abbe Du
Resnel de fort beaux pour l'Homme des Champs [46], a Racine fils pour le
Paradis perdu. Il disait quelquefois apres une lecture: "Allons, il n'y
a rien la de bon a prendre." Mais la prose surtout, la prose etait pour
lui de bonne prise. On aurait dit d'un petit abbe feodal qui courait sus
aux vilains: rime en arret, il courait sus aux prosateurs. Aveugle. non
pas comme Homere ni comme Milton, mais comme La Motte, au rebours de
celui-ci qui mettait les vers de ses amis en prose, Delille mettait leur
prose en vers. Il venait de reciter a Parseval-Grandmaison un morceau
dont l'idee etait empruntee de Bernardin de Saint-Pierre, ce que
Parseval remarqua: "N'importe! s'ecria Delille; ce qui a ete dit en
prose n'a pas ete dit." Les eleves descriptifs de Delille avaient tous,
plus ou moins, contracte cette habitude, cette manie de larcin, et M. de
Chateaubriand raconte agreablement que Chenedolle lui prenait, pour les
rimer, toutes ses forets et ses tempetes; l'illustre reveur lui disait:
"Laissez-moi du moins mes nuages!"

[Note 46: Quels qu'ils soient, aux objets conformez votre ton, etc.]

Les poesies fugitives de Delille n'ont rien de ce qui donne a tant de
petites pieces de l'antiquite le sceau d'une beaute inqualifiable. Ce
sont d'agreables madrigaux, de faciles et ingenieuses bagatelles,
mais qui n'approchent pas du tour vif et galant des chefs-d'oeuvre de
Voltaire en ce genre. On aime pourtant a se souvenir des jolis vers a
mademoiselle de B., agee de huit jours, qui remontent a 1769:

  .......................................
  Tous les etres naissants ont un charme secret:
  Telle est la loi de la nature.
  Ces ormeaux orgueilleux, leur verte chevelure,
  M'interessent bien moins que ces jeunes boutons
  Dont je vois poindre la verdure,
  Ou que les tendres rejetons
  Qui doivent du bocage etre un jour la parure.
  Le doux eclat de ce soleil naissant
  Flatte bien plus mes yeux que ces flots de lumiere
  Qu'au plus haut point de sa carriere
  Verse son char eblouissant.
  L'ete si fier de ses richesses,
  L'automne qui nous fait de si riches presents,
  Me plaisent moins que le printemps,
  Qui ne nous fait que des promesses.

Rousseau a dit, par une pensee toute semblable, dans une page souvent
citee: "La terre, paree des tresors de l'automne, etale une richesse que
l'oeil admire, mais cette admiration n'est pas touchante; elle vient
plus de la reflexion que du sentiment. Au printemps, la campagne presque
nue n'est encore couverte de rien; les bois n'offrent point d'ombre, la
verdure ne fait que poindre, et le coeur est touche a son aspect. En
voyant renaitre ainsi la nature, on se sent ranimer soi-meme; l'image du
plaisir nous environne; ces compagnes de la volupte, ces douces larmes,
toujours pretes a se joindre a tout sentiment delicieux, sont deja sur
le bord de nos paupieres. Mais l'aspect des vendanges a beau etre anime,
vivant, agreable, on le voit toujours d'un oeil sec. Pourquoi cette
difference? C'est qu'au spectacle du printemps l'imagination joint celui
des saisons qui le doivent suivre; a ces tendres bourgeons que l'oeil
apercoit, elle ajoute les fleurs, les fruits, les ombrages, quelquefois
les mysteres qu'ils peuvent couvrir..." Le poete versificateur avait
encore ici puise l'inspiration dans la prose, et, bien qu'avec une
liberte heureuse, il s'etait souvenu de Rousseau[47].

[Note 47: M. Barbier parle, dans son _Examen critique des
Dictionnaires historiques_, d'un ouvrage inedit de Charles Remard,
libraire d'abord, puis bibliothecaire a Fontainebleau: "M. Remard,
dit-il, m'a communique un manuscrit de sa composition, intitule
_Supplement necessaire aux Oeuvres de J. Delille_, etc., dans lequel
il met en evidence les emprunts innombrables qu'a faits ce poete a
une foule d'auteurs qui ont traite avant lui les memes sujets."
L'inventaire, s'il est complet, serait en effet singulierement curieux a
connaitre et guiderait utilement le lecteur dans ce veritable magasin de
poesie.]

Delille ne rencontra qu'une fois (en 1803) Bonaparte, qui, dit-on, lui
fit des avances et fut repousse par un mot piquant. Ses biographes,
sous la Restauration, ont assez amplifie ce refus[48]. Ce qu'il y a de
certain, c'est que Delille, entoure d'un monde plutot royaliste, resta
en dehors de la faveur imperiale. Sa femme, jalouse de l'ascendant
qu'elle avait sur lui, ne contribuait pas peu a le tenir soigneusement a
l'ecart de la puissance nouvelle. Delille etait faible et avait besoin
d'etre conduit. Cette influence domestique qui s'exercait sur lui sans
relache, et qui parfois rabaissait son brillant talent a un usage
presque mercenaire, otait quelque dignite a sa vieillesse. Il recitait
des vers au Lycee pour dix louis: on l'avait pour son ramage, comme on
a a la soiree un chanteur. Mais le prestige de la renommee et l'idee
de genie rachetaient tout. S'il paraissait a l'Academie pour y reciter
quelque morceau; si, au College de France ou M. Tissot le remplacait, il
revenait parfois faire une apparition annoncee a l'avance, et debiter
quelque episode harmonieux, les larmes et l'enthousiasme n'avaient
plus de mesure: on le remportait dans son fauteuil, au milieu des
trepignements universels: c'etait Voltaire a la solennite d'_Irene_; les
adieux d'un chanteur idolatre recoivent moins de couronnes.

[Note 48: M. Meneval, dans ses Souvenirs (t. I, p. 156), cite une
requete en vers adressee a Bonaparte par le libraire de Delille, et il
l'attribue sans hesiter a celui-ci; mais les vers sont si mauvais qu'on
a le droit d'en douter.]

Ainsi il alla gardant et multipliant en quelque sorte ses graces
incorrigibles jusque sous les rides[49]. Cette semillante et spirituelle
laideur devenait, a la longue, grandeur et majeste. Les critiques
avaient cesse; du moins elles se faisaient en conversation et ne
s'imprimaient plus. La traduction de _l'Eneide_ et le poeme de
_l'Imagination_ etaient designes pour les prix decennaux par des voix
non suspectes. Il n'arrivait plus que des hommages. Vers 1809, un
_Nouvel Art poetique_, par M. Viollet-le-Duc, petit poeme dirige contre
les descriptifs, et qui n'atteignait Delille qu'indirectement et sans le
nommer, parut presque un attentat.

[Note 49: Expression de M. Villemain. Voir au Discours sur la
Critique, premiers _Melanges_, une des plus jolies papes qu'on ait
ecrites sur Delille.]

Il mourut d'apoplexie dans la nuit du 1er au 2 mai 1813. Son corps resta
expose plusieurs jours au College de France, sur un lit de parade, la
tete couronnee de laurier et le visage legerement peint. Tous ceux qui
habitaient Paris a cette epoque ont memoire de son convoi, qui balanca
celui de Bessieres.

Les choses ont bien change, et de grands revers ont suivi ce triomphe
alors unanime, d'un nom poetique qui du moins vivra. Quant a nous, de
bonne heure adversaire, et qui pourtant le comprenons, sur la tombe de
ce talent brillant et spirituel que nous ne croyons pas avoir insulte ni
denigre aujourd'hui, pres de l'autel renverse de ce poete qui regna et
que nous venons de juger sans colere, en presence de celui[50] qui regne
apres lui, et dont la faveur, si l'on veut, a aussi quelques illusions;
en face de cet autre[51] qui ne regne ni ne se soumet, mais qui combat
toujours, et nous souvenant de plusieurs encore que nous ne nommons
pas, il nous semble hardiment que nous pouvons redire: "Non, dans la
tentative qui s'est emue depuis lui, non, nous tous, nous n'avons pas
tout a fait erre. La poesie etait morte en esprit, perdue dans le
delayage et les fadeurs: nous l'avons sentie, nous l'avons relevee, les
uns beaucoup, les autres moins, et si peu que ce soit dans nos oeuvres,
mais haut dans nos coeurs; et l'Art veritable, le grand Art, du moins en
image et en culte, a ete ressaisi et continue!"

1er Aout 1837.

[Note 50: M. de Lamartine.]

[Note 51: M. Victor Hugo.]

(Peu apres la premiere publication de ce morceau dans la _Revue des Deux
Mondes_, nous recumes de la part d'une personne honorable, qui avait
beaucoup connu madame Delille, quelques observations que nous nous
faisons un devoir de consigner ici: "Je viens, monsieur, ecrivait-on,
de lire votre article sur Delille; je n'appellerai pas de votre arret,
quoique bien rigoureux: mais sur la foi de qui imprimez-vous que _pour
dix louis il recitait des vers au Lycee_? Ah! monsieur!... Je n'aurais
rien dit de quelques injurieuses allegations contre sa veuve. C'est
chose convenue d'en faire une seconde Therese Le Vasseur... Je l'ai bien
connue, et jusqu'a sa mort, moi qui vous parle ici, monsieur, et dans ma
vie entiere deja longue, je n'ai jamais rencontre son egale, coeur
et ame; ses dernieres annees se sont eteintes dans les plus ameres
epreuves, sans qu'un seul jour elle ait dementi le noble nom confie
a son honneur; mais, je l'avoue, elle avait les inconvenients de ses
qualites, une franchise indomptable surtout, qui lui a valu la plupart
de ses ennemis: l'ingratitude a fait les autres.--Je n'ai nul interet,
monsieur, dans cette protestation posthume; mais vous me paraissez digne
de la verite, et je viens de la dire.--Au reste, si vous teniez aux
details _reels_ de la vie intime de Delille, je vous offre le manuscrit
laisse par sa veuve..." Ce manuscrit nous a ete communique, en effet,
par la confiance de la personne qui l'a entre les mains, et nous en
avons tenu compte dans cette reimpression. Il renferme plus d'une
particularite naive et piquante qui s'en pourrait extraire, notamment
d'abondants details sur l'enfance de Delille, sur sa mere qui se nommait
madame Marie-Hieronyme Berard de Chazelle. On y lit le tres-amusant
recit d'un voyage que fit l'abbe Delille, en 1786, a Metz, a
Pont-a-Mousson, a Strasbourg, recu dans chaque ville par les
gouverneurs, par les colonels a la tete de leurs regiments, par les
marechaux de Stainville et de Contades au sein de leurs etats-majors,
et commandant lui-meme _les petites guerres_. Dans une bonne edition
complete de Delille, on aurait a profiter de ce manuscrit, qui nous
apprend aussi quelque chose sur sa veuve. Sans y rien trouver qui refute
directement les traits semes dans cet article, nous avons pu y voir
des marques d'une nature franche, devouee, sincere, et il nous a paru
tres-concevable en effet que ceux qui ont connu madame Delille l'aient
jugee autrement que le monde, les indifferents, ou les simples amis
litteraires du poete. Quant a l'anecdote des dix louis qui aurait paru
presque odieuse, nous la reduirons a sa valeur en degageant notre
pensee. Nous avons voulu dire simplement que, quand Delille donnait une
seance au Lycee, celle seance etait retribuee, comme pareille chose se
pratique tous les jours pour d'autres artistes estimables, chanteurs,
acteurs; il n'y a, en fait, aucun mal moral a cela. On n'en a pretendu
tirer qu'une remarque de gout.)

--On peut voir, dans les _Notes et Sonnets_ qui font suite aux _Pensees
d'aout_, un sonnet adresse a M. Mole en remerciement d'un bienfait,
d'un secours qu'il accorda, sur notre information, a la soeur de madame
Delille qui vivait encore a cette date, et dans un etat de gene voisin
de la misere.



BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

Le sentiment qu'on a de la nature physique exterieure et de tout
le spectacle de la creation appartient sans doute a une certaine
organisation particuliere et a une sensibilite individuelle; mais il
depend aussi beaucoup de la maniere generale d'envisager la nature et
la creation elle-meme, de l'envisager comme creation ou comme forme
variable d'un fonds eternel; d'apprecier sa condition par rapport au
bien et au mal; si elle est pleine de pieges pour l'homme, ou si elle
n'est animee que d'attraits bienfaisants; si elle est, sous la main
d'une Providence vigilante, un voile transparent que l'esprit souleve,
ou si elle est un abime infini d'ou nous sortons et ou nous rentrerons.
Il y a des doctrines philosophiques et religieuses qui favorisent ce
sentiment vif qu'on a de la nature; il y en a qui le compriment et
l'etouffent. Le stoicisme, le calvinisme, un certain catholicisme
janseniste, sont contraires et mortels au sentiment de la nature;
l'epicureisme, qui ne veut que les surfaces et la fleur; le pantheisme,
qui adore le fond; le deisme, qui ne croit pas a la chute ni a la
corruption de la matiere, et qui ne voit qu'un magnifique theatre,
eclaire par un bienfaisant soleil; un catholicisme non triste et
farouche, mais confiant, plein d'allegresse, et accordant au bien la
plus grande part en toutes choses depuis la Redemption, le catholicisme
des saint Basile, des saint Francois d'Assise, des saint Francois de
Sales, des Fenelon; un protestantisme et un lutheranisme moderes, que
les idees de malediction sur le monde ne preoccupent pas trop; ce sont
la des doctrines toutes, a certain degre, favorables au sentiment
profond et aimable qu'inspire la nature, et aux tableaux qu'on en peut
faire. Comme les peintures qu'on a donnees de ce genre de beautes
naturelles n'ont commence que tard dans notre litterature; comme avant
Jean-Jacques, Buffon et Bernardin de Saint-Pierre, on n'en trouve que
des eclairs et des traits epars, sans ensemble, il faut bien que la
tournure generale des idees et des croyances y ait influe. Dans
nos vieux poetes, nos romanciers et nos trouveres, le sentiment
du printemps, du _renouveau_, est toujours tres-vif, tres-frais,
tres-abondamment et tres-joliment exprime. Un chevalier ou une
demoiselle ne traversent jamais une foret que les oiseaux n'y
gazouillent a ravir, et que la verdure n'y brille de toutes les graces
de mai. Les bons trouveres ne tarissent pas la-dessus. Lancelot, selon
eux, portait en tout temps, hiver et ete, sur la tete, un chapelet de
roses fraiches, excepte le vendredi et les vigiles des grandes fetes.
Ceux qui traitent de sujets plus religieux, et des miracles de la Vierge
en particulier, redoublent d'images gracieuses et odorantes. Le culte de
la Vierge, au Moyen-Age, on l'a remarque, attendrit singulierement et
fleurit, en quelque sorte, le catholicisme. Toutes les fois qu'on vient
a toucher cette tige de Jesse, comme ils l'appellent, il s'en exhale
poesie et parfum. Ce catholicisme fleuri, qui a chez nous, au Moyen-Age,
un remarquable interprete en Gautier de Coinsi, se retrouve dans toute
son efflorescence et son epanouissement chez Calderon. Calderon a de la
nature un sentiment mystique, mais enchanteur et enivrant; c'est chez
lui qu'a lieu ce combat merveilleux, cette joute des roses du jardin et
de l'ecume des flots.

De tableau general, de peinture et de vue d'ensemble, il n'en faut pas
demander a nos bons aieux. Ils ont ces interminables chants de bienvenue
au renouveau, des traits ca et la d'observation naive. Le _Roman de
Renart_ en est plein, qui sont d'avance du pur La Fontaine. Ils ont
regarde la nature, et ils la rendent par instants. Ils vous diront d'un
blanc manteau, qu'il est _plus blanc que neige sur gelee_; et d'une
chatelaine, qu'_elle eut plus blanc col et poitrine que fleur de lis
ni fleur d'epine_; mais ce sont la des traits et non pas un tableau.
J'excepterai pourtant la seconde partie du _Roman de la Rose_, fort
differente de la premiere, laquelle est simplement galante et gracieuse.
Cette seconde partie, au contraire, renferme tout un systeme sur la
nature qui sent deja la philosophie alchimique du XIVe siecle, et qui
va, en certains moments de verve, jusqu'a une sorte d'orgie sacree. M.
Ampere, dans son cours, a rapproche le sermon du grand-pretre Genius,
des doctrines pantheistiques avec lesquelles il a plus d'un rapport.
Cette maniere d'entendre la nature, la bonne nature, _cette chambriere
de Dieu_, comme elle se qualifie (veritable _chambriere_ en effet _d'un
Dieu des bonnes gens_), a eu, depuis Jean de Meun, sa continuation par
Rabelais, Regnier, La Fontaine lui-meme, Chaulieu. Parny etait de cette
filiation directe, quand il s'ecriait:

  Et l'on n'est point coupable en suivant la nature.

Mais cette facon d'envisager la nature, dont le discours du grand-pretre
Genius est demeure l'expression la plus philosophique en notre
litterature, a plutot abouti a des conclusions relachees de morale et
a une poesie de plaisir; il n'en est sorti aucune grande peinture
naturelle. Au XVIe siecle, Marot, et apres lui Ronsard, Belleau, etc,
ont eu, comme les trouveres, mainte gracieuse description de printemps,
d'avril et de mai, maint petit cadre riant a de fugitives pensees; mais
toujours pas de peinture. Ces jolis cadres ont meme disparu, pour
ainsi dire, avec l'avenement de la poesie de Malherbe. Pour se sauver
peut-etre de Du Bartas, qui se montrait descriptif a l'exces, Malherbe
ne fut pas du tout pittoresque; on glanerait chez lui les deux ou trois
vers ou il y a des traits de la nature: les vers sur la jeune fille
comparee a la rose, et le debut d'une piece _Aux Manes de Damon_, qui
exprime admirablement, il est vrai, la verte etendue des prairies de
Normandie:

  L'Orne, comme autrefois, nous reverroit encore,
  Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
  Egarer a l'ecart nos pas et nos discours,
  _Et couches sur les fleurs, comme etoiles semees_,
  Rendre en si doux ebats les heures consumees,
  Que les soleils nous seroient courts.

On glanerait egalement chez Boileau le petit nombre de vers qui peuvent
passer pour des traits de peinture naturelle; on ne trouverait guere que
l'Epitre a M. de Lamoignon, dans laquelle s'apercoivent _ces noyers,
souvent du passant insultes_, accompagnes de quelques frais details,
encore plus ingenieux que champetres. En glanant chez Jean-Baptiste
Rousseau, on n'aurait, je le crois bien, que les vers a son _jeune et
tendre Arbrisseau_. Corneille et Moliere n'offrent nulle part rien
de pittoresque en ce genre. La Bruyere a quelques lignes de parfaite
esquisse, comme lorsqu'il nous montre la jolie _petite ville_ dont il
approche, _dans un jour si favorable qu'elle lui parait peinte sur
le penchant de la colline_. Madame de Sevigne sentait la nature a sa
maniere, et la peignait au passage, en charmantes couleurs, quoique
ayant une predilection decidee pour la conversation et pour la societe
mondaine. Mais La Fontaine, apres Racan, La Fontaine surtout la sentit,
l'aima, la peignit, et en fit son bien. Aucun prejuge du monde, aucune
habitude factice, aucun dogme restrictif, n'arreterent, dans son essor,
sa sensibilite naturelle, et il s'y abandonna. Fenelon, grace a son
optimisme heureux, a son catholicisme indulgent, ne craignit pas non
plus de se livrer a cette sensibilite pieuse qui lui faisait adorer
la Providence a chaque pas dans la creation. Son gout des anciens l'y
aidait aussi; Virgile ou Orphee, tenant le rameau d'or, le guidaient
dans les Dodones ou dans les Tempes. Fenelon et La Fontaine, ce sont les
deux ancetres cheris de Bernardin de Saint-Pierre au XVIIe siecle[52].
Racine l'eut ete de meme s'il avait plus ose s'abandonner a cette
admiration reveuse qu'il ressentait, jeune ecolier, en s'egarant dans
les prairies et le desert de Port-Royal, et qui lui inspirait au declin
de sa vie cette _aimable peinture_ des fleurs d'_Esther_. Mais les idees
de gout qu'on se formait alors allaient a faire envisager comme sauvage
et barbare tout ce qui, en pittoresque, etait l'oppose de la culture
savante et reguliere de Versailles. Et surtout l'idee religieuse et
austere, que fomentait le jansenisme, allait a ne voir partout au dehors
qu'occasion d'exercice et de mortification pour l'ame, et a obscurcir, a
fausser, pour ainsi dire, le spectacle naturel dans les plus engageantes
solitudes. Tandis que Racine enfant, l'esprit tout plein de _Theagene et
Chariclee_, ne voyait rien de plus agreable au coeur et aux yeux
(comme cela est en effet) que le vallon de Port-Royal-des-Champs, les
religieuses et les solitaires s'en faisaient un lieu desert, sauvage,
melancolique, propre a donner de l'horreur aux sens; ils n'avaient pas
meme la pensee de se promener dans les jardins. Lancelot nous raconte
comment plusieurs des solitaires, refugies pendant la persecution de
1639 a la Ferte-Milon, se promenaient chaque soir sur les hauteurs
environnantes en disant leur chapelet; mais il est bien plus sensible a
la bonne odeur que ces messieurs repandent autour d'eux, qu'a celle qui
s'exhale des buissons du chemin et des arbres de la montagne. Quand
Racine fils, plus tard, dans son _Poeme de la Religion_, a fait de si
tendres peintures des instincts et de la couyee des oiseaux, il se
ressouvenait plus de Fenelon que des pures doctrines de Saint-Cyran.

[Note 52: M. Villemain, dans ses deux excellentes lecons sur
Bernardin de Saint-Pierre, a trop bien developpe cette ressemblance
connue tant d'autres heureuses analogies, pour que nous n'y courions pas
rapidement, de peur de trop longue rencontre.]

Pour comprendre et pour aimer la nature, il ne faut pas etre tendu
constamment vers le bien ou le mal du dedans, sans cesse occupe du
salut, de la regle, du retranchement. Ceux qui se font de cette terre
des especes de limbes grises et froides, qui n'y voient que redoutable
crepuscule et qu'exil, ceux-la peuvent y passer et en sortir sans meme
s'apercevoir, comme Philoctete au moment du depart, que les fontaines
etaient douces dans cette Lemnos si longtemps amere.

Bien qu'aucune doctrine philosophique ou religieuse (excepte celles qui
mortifient absolument et retranchent) ne soit contraire au sentiment et
a l'amour de la nature; bien qu'on ait dans ce grand temple, d'ou Zenon,
Calvin et Saint-Cyran s'excluent d'eux-memes, beaucoup d'adorateurs de
tous bords, Platon, Lucrece, saint Basile du fond de son ermitage du
Pont, Luther du fond de son jardin de Wittemberg ou de Zeilsdorf,
Fenelon, le Vicaire Savoyard et Oberman, il est vrai de dire que la
premiere condition de ce culte de la nature parait etre une certaine
facilite, un certain abandon confiant vers elle, de la croire bonne ou
du moins pacifiee desormais et epuree, de la croire salutaire et divine,
ou du moins voisine de Dieu dans les inspirations qu'elle exhale,
legitime dans ses amours, sacree dans ses hymens: chez Homere, le
premier de tous les peintres, c'est quand Jupiter et Junon se sont
voiles du nuage d'or sur l'Ida, que la terre au-dessous fleurit, et que
naissent hyacinthes et roses.

Les jesuites, qui n'avaient pas les memes raisons dogmatiques que les
jansenistes pour s'interdire le spectacle de la creation, ont de bonne
heure donne dans le descriptif, sinon dans le pittoresque. Le Pere
Lemoyne dans ses epitres, Rapin, Vaniere et autres dans leurs poesies
latines, ont rempli a cet egard avec talent, et quelques-uns avec
gout, l'intervalle qui separe Du Bartas de Delille. Mais, en veritable
peinture, rien de direct ne s'etait declare avant Rousseau. Les grands
effets du ciel, les vastes paysages, la majeste de la nature alpestre,
les Elysees des jardins, il trouva des couleurs, des mots, pour exprimer
lumineusement tout cela, et il y fit circuler des rayons vivifiants.
Buffon eut ses grands tableaux plus calmes, plus froids au premier
abord, mais participant aussi de la vie profonde et de la majeste de
l'objet. Venu immediatement apres ces deux grands peintres, Bernardin de
Saint-Pierre sut etre neuf et distinct a cote d'eux. Il introduisit plus
particulierement la nature des tropiques, comme Jean-Jacques avait fait
celle des Alpes; et cette nouveaute brillante lui servit d'abord a
gagner les regards. Mais la nouveaute etait aussi dans sa maniere et
dans son pinceau; il melait aisement aux tableaux qu'il offrait des
objets naturels, le charme des plus delicieux reflets; il avait le
pathetique, l'onction dans le pittoresque, la magie.

En 1771, lorsqu'il revint definitivement a Paris, apres une jeunesse
errante, aventureuse et remplie de toutes sortes de tatonnements et
de mecomptes, Bernardin de Saint-Pierre avait trente-quatre ans. Son
biographe, M. Aime-Martin [53], et une partie de la Correspondance
publiee en 1826, ont donne sur ces annees d'epreuves tous les
interessants details qu'on peut desirer; et les origines d'aucun
ecrivain de talent ne sont mieux eclairees que celles de Bernardin de
Saint-Pierre. Ne au Havre en 1737, son imagination d'enfant s'egara de
bonne heure sur les flots. Des huit ans il cultivait un petit jardin
et prenait part a la culture des fleurs, comme il convenait a l'auteur
futur du _Fraisier_. A neuf ans, ayant lu quelques volumes des Peres du
desert, il quitta la maison un matin avec son dejeuner dans son petit
panier, pour se faire ermite aux environs. Il marquait une sympathie
presque fraternelle aux divers animaux; il y a l'histoire d'un chat,
laquelle plus tard, racontee par lui a Jean-Jacques, faisait fondre en
larmes celui qui, d'apres Pythagore, s'indignait que l'homme en fut venu
a manger la chair des betes. Un autre jour, il s'avancait le poing
ferme avec menace contre un charretier qui maltraitait un cheval. Ces
instincts sont bien de l'ami de la nature qui realisera parmi nous
quelque image d'un sage Indien, de l'ecrivain sensible qui nous
transmettra l'eloge de son epagneul Favori; qui, dans _Paul et
Virginie_, les louera avec complaisance de leurs repas d'oeufs et de
laitage, _ne coutant la vie a aucun animal_; et qui celebrera avec tant
d'effusion la bienfaisance de Virginie plantant les graines de papayer
pour les oiseaux. Tout coeur (qu'on le note bien) emu de la nature, et
tendrement dispose a la peindre, quelque choix, quelque discretion qu'il
y mette, est un peu brame en ce point.

[Note 53: Nous emprunterons beaucoup a cette biographie de M.
Aime-Martin, mais sans pretendre du tout dispenser le lecteur d'y
recourir, ainsi qu'aux debats qui s'y rattachent.]

Ayant ete conduit a Rouen par son pere, le jeune Bernardin a qui on
faisait regarder les tours de la cathedrale: "Mon Dieu! comme elles
volent haut!" s'ecria-t-il; et tout le monde de rire.--Il n'avait vu que
le vol des hirondelles qui y avaient leurs nids. Instinct declare encore
d'une ame que les seules beautes naturelles raviront, que l'art ne des
hommes touchera peu ou meme choquera, et qui, dans _Paul et Virginie_
(seule tache peut-etre en ce chef-d'oeuvre), ira jusqu'a declamer en
quatre endroits tres-rapproches contre les _monuments des rois_ opposes
a ceux de la nature!

Apres des etudes fort distraites et fort traversees, qu'entrecoupa un
voyage a la Martinique avec un de ses oncles, Bernardin, qui avait
pousse assez loin les mathematiques, devint une espece d'ingenieur sans
brevet fort regulier; et c'est en cette qualite un peu douteuse qu'il
fit la campagne de Hesse en 1760, qu'il s'en fut a Malte, et de la
successivement en Russie et a l'Ile-de-France. Mais ce role d'ingenieur
n'etait, en quelque sorte, pour lui que le pretexte. Une idee fixe
l'occupait et le passionnait au milieu de cette vie aventuriere,
dans laquelle son caractere ombrageux et sa position mal definie lui
donnaient de perpetuels deboires. Cette idee, qu'enfant il avait concue
en lisant _Robinson, Telemaque_ et les recits des voyageurs, c'etait
d'avoir quelque part, dans un coin du monde, son ile, son Ithaque, sa
Salente, ou il assoirait par de sages lois le bonheur des hommes. Il
portait dans cette utopie bienveillante autant de perseverance qu'en eut
jamais son celebre homonyme l'abbe de Saint-Pierre, celui qu'on a appele
le plus maladroit des bons citoyens. Bernardin, qui devait etre un
precheur aussi seduisant que l'autre etait un rebutant apotre, projetait
tout d'abord son arrangement de societe imaginaire sur des fonds de
tableau et dans des cadres dignes de Fenelon, de Xenophon et de Platon.
Montesquieu, Bodin et Aristote n'etaient pas ses maitres; pour sa
maniere de concevoir et de regler la societe, comme pour sa methode
d'etudier et d'interpreter la nature, il remontait vite par une sorte
d'attrait filial dans l'echelle des ames, jusqu'a la sagesse de
Pythagore et de Numa. L'histoire des revolutions civiles et politiques,
l'etablissement laborieux et complique des societes modernes, se
reduisaient pour lui a peu de chose. Plutarque, qu'il lisait dans Amvot,
composait le fonds principal de sa connaissance historique. Entre les
anciens que j'ai cites et les modernes les plus recents, entre Aristide,
Epaminondas d'une part, et Fenelon ou Jean-Jacques de l'autre,
il placait encore Belisaire; le reste de l'histoire des siecles
intermediaires n'existait a ses yeux que comme une agitation inutile et
insensee. A l'origine de chaque societe, en Gaule comme en Arcadie,
il revait quelqu'un de ces vieillards de l'ecole de Sophronyme et de
Mentor; il faisait descendre de cet oracle permanent la sagesse et la
reforme jusque dans les details de la vie actuelle. Partout, dans ses
voyages, son but secret et cher etait de trouver, d'obtenir un coin de
terre et quelques paysans pour fonder son regne heureux; comme Colomb,
qui mendiait de cour en cour de quoi decouvrir son monde, Saint-Pierre
allait mendiant de quoi realiser son Arcadie et son Atlantide.

Mais ces Arcadies, ces iles Fortunees n'existent que dans les nuages
de l'esperance ou du souvenir. Elles fuient et reculent quand on les
cherche; lors meme qu'elles se bornent a des beautes naturelles dans des
lieux trop celebres, il n'est pas bon d'en vouloir de trop pres verifier
l'image: cette Arcadie alors se herisse de broussailles. "Quand j'ai
visite les rives du Lignon sur la foi de D'Urfe, disait Jean-Jacques a
Bernardin dans une de leurs promenades hors Paris, je n'ai trouve que
des forges et un pays enfume." Vaucluse, dit-on, est un pays brule du
soleil et ou il faut gravir longtemps avant de reconnaitre quelques-uns
des traits immortels. L'eglise et l'allee des Pamplemousses ne valent
pas, assure un recent voyageur, la description qu'en a donnee notre
poete. Ascree, ce plus antique des sejours consacres et harmonieux,
Ascree pres de l'Helicon, n'etait qu'un pauvre bourg, nous dit Hesiode,
d'un mauvais hiver et d'un ete pire encore [54].

[Note 54: Il faut lire la spirituelle lettre de M. de Guilleragues
a Racine sur son desappointement a la vue de cette Grece si peu faite
comme on se le figurait sous Louis XIV.]

Bernardin, qui ne cherchait pas seulement des lieux reves d'avance et
embellis, mais qui voulait des hommes heureux et sages, alla donc de
mecomptes en mecomptes. Il est certain que son caractere en souffrit
et qu'une aigreur desormais incurable se glissa au revers de cette
imagination tendre, a travers cette sensibilite charmante. Bernardin,
cet ecrivain si aimant, ce bienfaisant initiateur de toutes les jeunes
ames a l'intelligence de la nature, ce pere de Virginie et de Paul, si
beni dans ses enfants, etait-il donc un homme dur, tracassier, comme
l'ont dit, non pas seulement des libellistes, mais des temoins honnetes
et graves; comme le disait Andrieux, par exemple, en forcant sa faible
voix: "C'etait un homme _dur, mechant?_" Avait-il en effet contracte,
dans le cours d'une vie dependante et genee, des habitudes de
sollicitation peu dignes? Avait-il concu dans ses querelles avec les
savants, et sous pretexte de defendre Dieu contre les athees, des haines
violentes qui s'exhalaient en toute circonstance [55]? etait-il de peu
d'esprit, a part son talent, et, comme il est dit dans d'illustres
Memoires ou chaque trait porte, d'un caractere encore au-dessous de son
esprit? Cela serait triste a penser; un tel desaccord entre le caractere
et le talent, entre la vie pratique et les oeuvres, concevable apres
tout dans des hommes de genie plus ou moins ironiques ou egoistes, ne se
peut admettre aisement chez celui dont le talent a pour inspiration et
pour devise principale l'amour des hommes, la misericorde envers les
malheureux, toutes les vertus du coeur et de la famille. M. Hugo, dans
sa belle piece de _la Cloche_, a donne de ces desaccords une explication
poetique qui s'etend a beaucoup de cas, mais qui ne satisfait point
encore pour Bernardin de Saint-Pierre, dont le talent a d'autres effets
que ceux d'un timbre eclatant et sonore. Le talent, je le sais, est bien
a l'origine un talent gratuit, une sorte de predestination non meritee,
une grace en un mot dans toute la rigueur du sens augustinien et
janseniste, independamment de la volonte et des oeuvres ordinaires de la
vie. C'est, au sein de l'individu doue, un de ces mysteres qui marquent
combien la seule observation psychologique rencontre en d'autres termes
les memes problemes que la theologie. Particularisons le mystere.
Bernardin de Saint-Pierre, retire du monde apres tant de recherches
errantes, tant d'irritations et d'aigreurs, ecrivant, au haut de son
pauvre logis de la rue Neuve-Saint-Etienne-du-Mont, sous ces memes toits
autrefois sanctifies par Rollin, les belles pages de ses _Etudes_ qu'il
mouille de larmes, Bernardin est bon, et ne ment assurement ni aux
autres ni a lui-meme. Les susceptibilites et les souillures se noient
dans un quart d'heure de ces larmes qui, comme la priere, abreuvent,
purifient, baptisent de nouveau une ame. Il est seul; son chien couche
est a ses pieds; sa vue s'etend vers un horizon immense par dela
les fumees du soir, jusqu'a la colline qui sera bientot celle des
tombeaux[56]; il n'a pu sortir de tout le jour, de toute la semaine,
faute de quelque argent qui lui permit de prendre une voiture, et il n'a
pas recu la plus petite lettre de son protecteur, M. Hennin; qu'importe?
il tient la plume, la grace celeste descend, la magie commence, la
premiere beaute de coeur a brille. Sitot que ce talent se leve, c'est
comme une lune qui idealise tout, mome les monceaux et les terres pelees
et les vilainies informes aux faubourgs des villes; au dedans de lui, au
dehors, un manteau lumineux et veloute s'etend sur toutes choses.

[Note 55: M. Viollet-le-Duc m'a raconte que, dinant un jour chez
Edon avec Bernardin de Saint-Pierre, la conversation s'engagea sur les
philosophes revolutionnaires pratiques, les athees en bonnet rouge,
les Dorat-Cubieres, Sylvain Marechal, etc., et que le beau vieillard
s'indignait au point de s'ecrier, tout en rougissant, que s'il les
tenait entre ses mains, il les _etranglerait_, tant son execration
contre eux etait violente! Mais il ne faudrait pas prendre au mot
ces eclats de haine chez les ames honnetes. Le premier president
de Lamoignon ne faisait sans doute que rire, quand, a force d'etre
_pompeien_, il applaudissait, dans son beau jardin de Baville, Guy Patin
s'ecriant: "Si j'eusse ete au senat quand on y tua Jules Cesar, je
lui aurais donne le vingt-quatrieme coup de poignard." Mais M. de
Malesherbes (ce qui etait plus serieux) disait a propos de ses anciennes
liaisons rompues avec les philosophes: "Si je tenais en mon pouvoir M.
de Condorcet, je ne me ferais aucun scrupule de l'assassiner." Mauvaises
manieres de dire en ces nobles bouches, qui prouvent la part de
l'infirmite humaine et du vieux levain toujours aise a soulever; pas
autre chose.]

[Note 56: Le Pere la Chaise.]

Mais il me faut pour Bernardin une explication, une apologie plus
particuliere encore: car il est l'exemple le plus souvent invoque et le
plus desesperant de ce desaccord que je veux amoindrir, si je ne peux
le repousser. C'est qu'on doit tenir compte aux natures sensibles de
l'irritation plus grande qu'elles recoivent des contacts et des piqures.
Aux peaux plus fines, l'air mauvais est plus irritant; et si l'on n'y
prend garde, il s'ensuit des maladies singulieres. Quand la religion
precise et pratique n'intervient pas pour tout transformer en epreuve et
en sujet de benediction, il y a danger que les plus grandes tendresses
soient justement celles qui s'infiltrent et s'aigrissent le plus.
Racine, qui etait aisement caustique autant que tendre, n'echappa
peut-etre a ce mal d'aigreur que par la vraie devotion. Qu'on se figure
en effet dans ses rapports avec le monde une sensibilite tres-fine,
tres-exquise, qui penetre vite les motifs caches, les racines mauvaises
des actions, qui saisit la pensee sous l'accent, la faussete a travers
le sourire, qui subodore en quelque sorte les defauts des autres mieux
qu'eux-memes, et s'en incommode promptement[57]. Qu'on se figure ce
que c'est qu'un talent, une superiorite comme celle de Bernardin de
Saint-Pierre, qu'on porte pendant plus de quarante ans sans pouvoir se
la prouver ou a soi-meme ou aux autres. Que de chocs dans la foule, qui
vous renfoncent douloureusement ce talent ignore qu'on tient contre son
coeur? quel rude cilice qu'un talent pareil tant qu'il est tourne
en dedans! et comme il est difficile de ne pas regimber a chaque
coudoiement sous ces pointes rentrantes!

[Note 57: "Une seule epine me fait plus de mal que l'odeur de cent
roses ne me fait de plaisir..... La meilleure compagnie me semble
mauvaise si j'y rencontre un important, un envieux, un medisant, un
mechant, un perfide..." (Preambule de l'_Arcadie_.)]

Bernardin de Saint-Pierre etait donc foncierement bon, j'aime a le
croire; mais il etait devenu, par la facheuse experience des hommes,
irritable, mefiant et susceptible. Avec les gens simples et sans vanite,
comme Mustel, comme le Genevois Duval, Taubenheim et Ducis, il etait tel
que ses ouvrages le montrent, tel que nous le voyons dans ses promenades
au mont Valerien avec Rousseau, quand il recut de lui, comme on l'a dit
heureusement, le manteau d'Elie, tel enfin que l'aimait sa vieille bonne
Marie Talbot; mais il ne fallait qu'un certain vent venu du monde pour
reveiller ses acretes et ses humeurs.

Lorsque Bernardin arriva de l'Ile-de-France a Paris en 1771, il n'etait
pas encore ainsi ulcere; mais les mecomptes qu'il eut a subir dans la
societe parisienne acheverent vite ce qu'avaient commence ses infortunes
au dehors. Il fut adresse par M. de Bretceuil a d'Alembert, qui le
recut bien, et qui l'introduisit dans la societe de mademoiselle de
Lespinasse: il ne pouvait plus mal tomber en fait de pittoresque. Cette
personne, si distinguee par l'esprit et par l'ame, a laisse deux volumes
de lettres passionnees, dans lesquelles il y a chaleur a la fois et
analyse, mais pas une scene peinte, pas un tableau qu'on retienne. Il
visitait de temps en temps Jean-Jacques, rue Platriere. Le credit de
d'Alembert lui procura un libraire pour la relation de son voyage a
l'Ile-de-France. Cette relation, sous forme de lettres, qui parut en
4773, sans qu'il y mit son nom, eut du succes et en meritait. Quoique
l'auteur s'excuse presque d'avoir oublie sa langue durant dix annees de
voyages et d'absence, le style est deja tout forme, et l'on y retrouve
plus d'une esquisse gracieuse et pure de ce qui est devenu plus tard un
tableau. Bernardin, dans ses voyages, avait toujours beaucoup ecrit; il
composait des memoires pour les bureaux, il redigeait des journaux pour
lui; arts, morale, geographie, affaires du temps, il tenait compte de
tout. Ses lettres particulieres etaient fort soignees; il citait a M.
Hennin Euripide ou Epictete; Rulhiere lui disait dans une reponse:
"Votre lettre, mon cher ami, est une veritable eglogue." Bernardin avait
fait comme les peintres qui, pendant leurs courses errantes, amassent
une quantite d'esquisses et d'_aquarelles_ dans leurs cartons. Le
_Voyage a l'Ile-de-France_ est donc deja d'un ecrivain exerce, et par
endroits eloquent. Des la premiere page je lis ce mot, qui revele tout
le caractere du peintre: "Un paysage est le fond du tableau de la vie
humaine." La lettre quatrieme, ecrite au moment du depart, m'apparait,
dans sa sensibilite discrete, comme toute mouillee de pleurs: "Adieu,
amis plus chers que les tresors de l'Inde!... Adieu, forets du Nord
que je ne reverrai plus! Tendre amitie! sentiment plus cher qui la
surpassiez! temps d'ivresse et de bonheur qui s'est ecoule comme un
songe! adieu... adieu... On ne vit qu'un jour pour mourir toute la
vie." C'est, on le voit, un touchant et dernier retour vers ces mois de
felicite en Pologne, un dernier soupir vers la princesse Marie. Cette
passion, dont on peut lire le recit complaisamment trace par le
biographe de Bernardin de Saint-Pierre, m'offre bien l'ideal des amours
romanesques, comme je me les figure: etre un grand poete, et etre aime
avant la gloire! exhaler les premices d'une ame de genie, en croyant
n'utre qu'un amant! se reveler pour la premiere fois tout entier, dans
le mystere!

D'autres pages touchantes du _Voyage_, et qui trahissent bien, dans sa
sincerite premiere, ce talent de coeur tout a fait propre au nouvel
ecrivain, sont celles ou il se reproche comme une faute essentielle de
n'avoir pas note dans son journal les noms des matelots tombes a la mer.
Parmi les esquisses deja neuves et vives, qui plus tard se developperont
en tableau, je recommande un coucher de soleil[58], dont on retrouve
exactement dans les _Etudes_, au chapitre _des Couleurs_, les effets
et les intentions, mais plus etendues, plus diversifiees: c'est la
difference d'un leger pastel improvise, et d'une peinture fine et
attentive. Bien des pages de _Paul et Virginie_ ne sont que le compose
poetique et colore de ce dont on a dans le _Voyage_ le trait reel et nu.
Pour n'en citer qu'un exemple, le pelerinage de Virginie et de son frere
a la Riviere-Noire est fait, dans le Voyage, par Bernardin accompagne
de son negre, et lorsqu'au retour, avant d'arriver au morne des
Trois-Mamelles, il faut traverser la riviere a gue, le negre passe son
maitre sur ses epaules: dans le roman, c'est Paul qui prend Virginie
sur son dos. Ainsi l'imagination, d'un toucher facile et puissant,
transfigure et divinise tout dans la souvenir.

[Note 58: Pages 47 et 48, tome Ier de l'edition de M. Aime-Martin.]

En maint endroit de sa relation, le voyageur ne se montre que
mediocrement enthousiaste de cette nature que bientot, l'horizon aidant
et la distance, il nous peindra si magnifique et si embaumee. Lemontey,
dans son _Etude sur Paul et Virginie_, a remarque que ces memes sites,
qui deviendront sous la plume du romancier les plus enviables de
l'univers et un Eden ravissant, ne sont representes ici que comme une
terre de Cyclopes noircie par le feu. S'il y a quelque exageration a
dire cela, il faut convenir que Bernardin parle a chaque instant de
cette terre _raboteuse, toute herissee de roches_, de ces vallons
_sauvages_, de ces prairies _sans fleurs_, pierreuses et semees
d'_une herbe aussi dure que le chanvre_; mais la tristesse de l'exil
rembrunissait tout a ses yeux. Il nous confesse son secret en finissant:
"Je prefererais, de toutes les campagnes, nous dit-il, celle de mon
pays, non pas parce qu'elle est belle, mais parce que j'y ai ete
eleve.... Heureux qui revoit les lieux ou tout fut aime, ou tout parut
aimable, et la prairie ou il courut, et le verger qu'il ravagea!" Le
voyageur lasse va meme jusqu'a preferer Paris a toutes les villes, parce
que le peuple y est bon et qu'on y vit en liberte. Que de promptes
amertumes de toutes sortes suivirent et corrigerent ce vif elan de
retour, cet embrassement de la patrie! Refoule de nouveau et contriste
dans le present, le sejour deja lointain de l'Ile-de-France s'embellit
pour lui alors, et sa pensee y revola, comme la colombe au desert, pour
y replacer le bonheur.

Un endroit du _Voyage_ touche directement a l'innovation pittoresque de
l'auteur et a la conquete particuliere que meditait son talent: "L'art
de rendre la nature, dit-il, est si nouveau, que les termes mome n'en
sont pas inventes. Essayez de faire la description d'une montagne de
maniere a la faire reconnaitre: quand vous aurez parle de la base, des
flancs et du sommet, vous aurez tout dit; mais que de variete dans ces
formes bombees, arrondies, allongees, aplaties, cavees, etc.! Vous ne
trouvez que des periphrases; c'est la meme difficulte pour les plaines
et les vallons. Qu'on ait a decrire un palais, ce n'est plus le mome
embarras.... Il n'y a pas une moulure qui n'ait son nom." Bernardin
triompha de cette difficulte et de cette disette en introduisant, en
insinuant dans le vocabulaire pittoresque un grand nombre de mots
empruntes aux sciences, aux arts, a la navigation, a la botanique, etc.,
etc.; il particularisa beaucoup plus que Rousseau en fait de nuance.
Dans la description du coucher de soleil citee, plus haut, il est
question des vents alizes qui le soir _calmissent_ un peu, et des
vapeurs legeres propres a _refranger_ les rayons; deux mots que le
Dictionnaire de l'Academie n'a pas adoptes encore. Tous ces tons
d'origine diverse se fondaient sous son pinceau facile en une simple et
belle harmonie. Mais s'il savait toujours etre ideal dans l'effet de
l'ensemble, il ne reculait pas sur la verite, infinie familiere, du
detail. Les noms bizarres d'oiseaux lointains ne l'effrayaient pas; les
couleurs de _fumee de pipe_ aux flancs des nuages avaient place sur sa
toile a cote des reseaux de safran et d'azur. La lecture du Plutarque
d'Amyot l'avait de longue main apprivoise a la naivete franche. La
merveille, c'est que chez Bernardin l'innovation n'a pas le moins du
monde le caractere de l'audace, tant elle est menagee sous des jours
adoucis, tant elle nous arrive dans la melodie flatteuse. Toujours et
partout suavite et charme; toujours le contraire de la crudite et de la
discordance[59].

[Note 59: Quelqu'un l'a dit d'une maniere assez vive et assez
plaisante: "Chateaubriand est le pere du _romantisme_, Jean-Jacques le
grand-pere, Bernardin l'oncle, et un oncle arrive de l'Inde expres pour
cela."]

La publication du _Voyage a l'Ile-de-France_ fut suivie, pour Bernardin,
de longues tracasseries et de desagrements dont il s'exagera sans doute
l'amertume. Une dispute qu'il eut avec son libraire le mit mal, a ce
qu'il crut, dans la societe de mademoiselle de Lespinasse, et il s'en
retira malgre une lettre rassurante de d'Alembert. Il ne se crut pas
en meilleure veine plus tard dans la societe de madame Necker, qu'il
frequenta quelque temps; et le triste succes, si souvent raconte, dela
lecture de _Paul et Virginie_ dans ce cercle, etait bien fait pour le
decourager. Lorsqu'il visitait, en 1771, Jean-Jacques dans son pauvre
menage de la rue Platriere, lorsqu'il avait tant de peine a lui faire
accepter un petit present de cafe, et qu'il s'avancait avec des
alternatives de bon accueil et de bourrasque, dans la familiarite du
grand homme mefiant et sauvage, Bernardin ne se doutait pas qu'il allait
etre pris tres-prochainement lui-meme d'une maladie misanthropique
toute semblable, engendree par les memes causes. Il nous a confesse
ce miserable etat dans le preambule de _l'Arcadie_; c'est la crise de
quarante ans, que bien des organisations sensibles subissent: "... Je
fus frappe d'un mal etrange; des feux semblables a ceux des eclairs
sillonnaient ma vue; tous les objets se presentaient a moi doubles et
mouvants: comme Oedipe, je voyais deux soleils... Dans le plus beau jour
d'ete, je ne pouvais traverser la Seine en bateau sans eprouver des
anxietes intolerables... Si je passais seulement dans un jardin public,
pres d'un bassin plein d'eau, j'eprouvais des mouvements de spasme et
d'horreur... Je ne pouvais traverser une allee de jardin public ou se
trouvaient plusieurs personnes rassemblees. Des qu'elles jetaient les
yeux sur moi, je les croyais occupees a en medire..." Il n'y a de
comparable a ces aveux que certains passages de Jean-Jacques dans ses
_Dialogues_. On voit combien Bernardin merite d'etre associe a ce
dernier, a Pascal, au Tasse, a toute cette famille d'illustres
malheureux. C'est pendant cette crise et dans son effort pour en sortir
qu'il se mit a rassembler avec feu et a mettre en oeuvre les materiaux
de l'ouvrage qui lui gagnera la gloire. Tout le temps de son sejour dans
la rue de la Madeleine-Saint-Honore, a l'hotel Bourbon, et plus tard
dans la rue Neuve-Saint-Etienne, _maison de M. Clarisse_, qui repond a
ces annees d'hypocondrie, de misere, de solitude et d'enfantement, est
naivement retrace dans les lettres a M. Hennin. On peut y relever
les traces d'un esprit mefiant, inquiet, d'un homme vieillissant,
solliciteur avec instance, ne sachant pas assez contenir la plainte ni
ensevelir les petites miseres, parlant trop des _ports de lettres_,
comme bientot dans ses prefaces il parlera des _contrefacons_. J'aime
mieux y voir ce qui est fait pour attendrir, la pauvrete et la detresse
otant a la dignite du genie, ce genie ne craignant pas de mendier comme
une mere pour l'enfant qu'elle sent pres de naitre, le peintre ne
demandant qu'un gite, le vivre et une toile pour deployer a l'aise ses
couleurs et ses pinceaux: "J'ai a mettre en ordre des materiaux fort
interessants, et ce n'est qu'a la vue du ciel que je peux recouvrer mes
forces. Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l'ete a la campagne;"
les anciens disaient un _trou de lezard_. Combien il est touchant
d'entendre ce voyageur aventureux, qui a tant couru le monde, prier M.
Hennin de lui epargner les voyages inutiles a Versailles; car il les
fait a pied, il s'en revient de nuit; et quand la lune lui manque et que
la pluie le prend, il s'embourbe dans les chemins, il tombe, et n'arrive
que trempe et brise! Puis un peu apres, quand il s'est mis _dans ses
meubles_ rue Neuve-Saint-Etienne; quand, jouissant de quelques rayons de
fevrier et de la premiere satisfaction du chez-soi, il ecrit gaiement a
M. Hennin: "J'irai vous voir a la premiere violette," on rajeunit avec
lui et l'on espere.--"Enfin j'ai cherche de l'eau dans mon puits,"
disait-il en 1778, sous cette forme d'image orientale qui lui est si
familiere; cela signifiait qu'il travaillait serieusement a tirer de
lui-meme sa principale ressource et a se faire jour par ses ecrits. Les
_Etudes de la Nature_, fruit mur de cette longue retraite et de cette
elaboration solitaire, parurent en 1784.

Le succes en fut prompt et immense; l'influence croissante de Rousseau
et des idees de sensibilite et de religion naturelle avait prepare les
esprits a saisir avidement de telles perspectives. Les femmes, les
jeunes gens, tout ce public grossissant d'Emile et de Saint-Preux,
saluerent d'un cri de joie ce nouvel apotre au parler enchanteur. On se
faisait innocent a la lecture des _Etudes_, le lendemain du _Mariage
de Figaro_. Grimm, le spirituel charge d'affaires litteraires de huit
souverains du Nord, avait beau ecrire a ses patrons que l'ouvrage
n'etait qu'_un long recueil d'eglogues, d'hymnes et de madrigaux en
l'honneur de la Providence_, la vogue en cela se retrouvait d'accord
avec la morale eternelle. Le clerge lui-meme qui avait fait du chemin
depuis les dernieres annees, et qui, en devenant moins difficile en fait
d'auxiliaires, ne trouvait pas dans l'ouvrage nouveau les agressions
directes dont Jean-Jacques avait embarrasse son spiritualisme,
accueillit avec faveur ces hommages eloquents rendus a la Providence; on
opposait, dans des theses en Sorbonne, Saint-Pierre a Buffon, l'auteur
des _Etudes_ a l'auteur des _Epoques_. L'esprit etait tres-eveille aux
idees nouvelles de science en 1784; la chimie, la physique, allaient
changer de face par les travaux des Laplace et des Lavoisier. Si elles
avaient paru dix ans plus tard, en 95 ou 96, les _Etudes_ eussent trouve
la nouvelle science deja constatee et regnante, l'analyse victorieuse
de l'hypothese; en 84 elles purent obtenir, meme par leur cote le plus
faux, un succes de surprise et les honneurs d'une vive controverse. Sans
parler du poete Robbe qui se melait d'avoir des idees la-dessus, plus
d'un chaud partisan se declara pour le systeme des marees, la fonte des
glaces, l'allongement du pole. Et ce genre de succes fut peut-etre le
plus cher a l'auteur, dont il caressait la chimere: Jean-Jacques se
glorifiait avant tout d'avoir fait _le Devin du Village_; Girodet
consumait ses veilles a devenir poete; Alfieri se piquait d'etre fort en
grec, et Byron d'etre le premier a la nage dans le Bosphore. Cherubini,
dit-on, se pique de peindre.

Comme science, il ne nous appartient pas de juger les _Etudes_, et nous
ne hasarderons qu'un mot. C'etait certes une position a prendre, un
point de vue heureux a relever vers cette fin du XVIIIe siecle, que
d'assembler et de deduire les accords, les harmonies animees du tableau
de la nature, et de faire sentir la chaine et, s'il se pouvait,
l'intention de ces douces lois. Charles Bonnet le tenta a Geneve, et
Bernardin de Saint-Pierre en France. On avait tant insiste sur les
desaccords, les bouleversements, les hasards, qu'il y avait nouveaute
a la fois et verite dans ce parti. Bernardin refit en quelque sorte
le livre de Fenelon, en profitant des observations amassees dans
l'intervalle, et en s'arretant avec plus de complaisance sur la nature,
cette oeuvre vivante et cette ouvriere de Dieu [60]. Son livre, et en
general tous ses ouvrages depuis les _Etudes_ jusqu'aux _Harmonies_,
sont en ce sens une espece de compromis entre l'ancien spiritualisme
chretien et l'observation irrecusable, je dirai aussi, le culte
croissant de la nature: dans ses croyances a l'immortalite, il essaye,
par exemple, de donner au ciel chretien une realite naturelle en
faisant aller les ames dans les planetes ou dans le soleil. Mais,
scientifiquement parlant, son point de vue n'etait qu'un apercu heureux,
instantane, un ensemble mele de lueurs vraies et de jours faux, et d'ou
il ne pouvait sortir autre chose que la peinture meme qu'il en offrait,
et l'impression enthousiaste, affectueuse, qu'elle ferait naitre. Le
point de vue des causes finales n'est jamais fecond pour la science, et
rentre tout entier dans la poesie, dans la morale, dans la religion; ce
ne peut etre au plus que le moment de priere du savant, apres quoi il
faut qu'il se remette a l'examen, a l'analyse. Son premier mot une
fois articule, Bernardin de Saint-Pierre ne fit plus que se repeter
en variant plus ou moins ses adorations et ses nuances. Les Jussieu
cependant pour la botanique, Haller, Vicq-d'Azyr, Cabanis pour la
physiologie animale, Lavoisier, Laplace, Berthollet, pour la physique
et la chimie, poussaient dans des voies diverses, en savants, ce qu'il
essayait d'embrasser et de deviner par un compose d'etude ingenieuse,
mais partielle, et d'inductions illusoires. M. de Humboldt, de nos
jours, pour les grandes observations vegetales en divers climats, a
donne sur plus d'un point consistance et realite scientifique a ce qui
n'existait chez Bernardin qu'a l'etat de vue attrayante et passagere;
Lamartine, de son cote, a repris en pur poete bien des inspirations
de Bernardin, et les a rajeunies, fecondees. Mais cette union, chez
Bernardin, du demi-savant, du poete et du peintre, cette combinaison
mixte qui ne pouvait se transmettre ni faire ecole utilement, soit pour
les savants, soit pour les poetes, fut du moins belle et seduisante
en lui. Tant de notions amassees de partout sur les plantes, sur les
climats, tant de maximes morales sur la societe et sur l'homme, ce
melange de verites, d'hypotheses et de chimeres, venant a se rencontrer
sous des inclinaisons favorables vers l'horizon attiedi, peignirent
divinement le nuage et firent tout d'abord arc-en-ciel.

[Note 60: La _Priere a Dieu_ qui termine la premiere _Etude de la
Nature:_ "Les riches et les puissants croient qu'on est miserable...",
n'est autre chose qu'une copie abregee, intelligente et pleine de gout,
une copie, accommodee au XVIIIe siecle, de la _Priere a Dieu_, plus
mystique, qui termine la premiere partie du traite de _l'Existence de
Dieu_ par Fenelon. Rien de plus piquant que les deux morceaux mis en
regard avec les suppressions et les arrangements de Bernardin; mais le
fond est textuellement le meme. L'honneur de cette remarque, qui avait
echappe a nos meilleurs critiques, revient a M. Piccolos, Grec erudit
(voir page 364 de la seconde edition de sa traduction de _Paul et
Virginie_ en grec moderne, chez Didot, 1841). Les notes de cette
traduction seraient bonnes a consulter pour les editeurs de Bernardin de
Saint-Pierre.]

L'arc-en-ciel est reste et se voit encore. Les _Etudes_, si incompletes
qu'elles paraissent a trop d'egards, demeurent comme une revelation de
la nature, qui ne se trouve que la. Quiconque est sensible de coeur,
quiconque est ne voyageur par instinct ou poete, lit un jour Bernardin
et est initie par lui. Si ce peintre harmonieux manquait, on chercherait
vainement ailleurs une impression pareille, soit dans Jean-Jacques,
soit dans Chateaubriand. Nul autre que lui n'a egalement chastete et
mollesse. Lamartine, qui nous offre tant de parente de genie avec
l'auteur des _Etudes_, est moins exclusivement un peintre, et sa poesie
suscite des emotions elegiaques plus compliquees. Quelle est donc
l'innocente et poetique enfance dans laquelle Bernardin de Saint-Pierre
et ses _Etudes_ n'aient pas ete une heure memorable et charmante, comme
le premier rayon de lune amoureuse, comme une aube ideale a jamais
regrettee[61]?

[Note 61: Girodet dans _Endymion_, Prudhon surtout en quelques-unes
de ses productions trop rares, ont concu et dispose la scene naturelle
sous un jour assez semblable.]

On pourrait dire de Bernardin qu'il entend la nature de la meme maniere
qu'il entend Virgile, son poete favori, admirablement tant qu'il se
tient aux couleurs, aux demi-teintes, a la melodie et au sens moral;
le _lacrymae rerum_ est son triomphe; mais il devient subtil,
superstitieux et systematique quand il descend au menu detail et qu'il
cherche, par exemple, dans le _conjugis infusus gremio_ une convenance
entre cette _fusion (infusus)_ et le dieu des forges de Lemnos. Le baton
d'olivier, et non de houx ou de tout autre arbrisseau, que porte Damon
dans la huitieme eglogue, lui parait un symbole bien choisi de ses
esperances. De meme, en exagerant et subtilisant en mainte occasion
au sujet des bienfaits et des prevenances de la nature, il lui arrive
d'impatienter a bon droit celui qu'il vient de charmer; a force
d'apologie, il rappelle et provoque les objections. Quand on n'est plus
dans la premiere innocence pastorale de l'enfance, il veut trop vous y
ramener. _Candide_, si on a le malheur de l'avoir lu, ou le poeme _sur
le Desastre de Lisbonne_, vous apparait au revers du feuillet en plus
d'une page. Bernardin, si intime dans quelques parties du sentiment de
la nature, est superficiel a l'article du mal. Il n'en tient pas compte,
il ne l'explique en rien. Dans son vague deisme evangelique, il n'est
pas plus chretien que pantheiste en cela. Un contemporain de Bernardin
de Saint-Pierre, spiritualiste comme lui, et protestant egalement contre
les fausses sciences et leurs conclusions negatives, Saint-Martin, a
bien autrement de profondeur. S'il est insuffisant a remuer et, pour
ainsi dire, a faire fremir avec grace le voile de la nature, s'il lui
est refuse de revetir d'images transparentes, et accessibles a tous,
les verites qu'il medite, et s'il les ensevelit plutot sous des clauses
occultes, il contredit, sinon avec raison en principe (ce que je ne
me permets pas de juger), du moins avec une portee bien superieure,
quelques-unes des douces persuasions propagees par Bernardin; par
exemple, que _la nature, qui varie a chaque instant les formes des
etres, n'a de lois constantes que celles de leur bonheur_. "La nature,
dit Saint-Martin, est faite a regret. Elle semble occupee sans cesse a
retirer a elle les etres qu'elle a produits. Elle les retire meme
avec violence, pour nous apprendre que c'est la violence qui l'a fait
naitre." Et ailleurs: "L'univers est sur son lit de douleurs, et c'est
a "nous, hommes, a le consoler." Saint-Martin croyait que l'homme, s'il
pouvait _consoler_ l'univers, pouvait aussi l'affliger, l'aigrir, et,
pour nous servir de sa belle locution, que _la main de l'homme, s'il
n'est pas infiniment prudent, gate tout ce qu'il touche_. Il avait
quelquefois de ces manieres de dire orientales comme Bernardin en a de
si heureuses; mais il les avait plus profondes, tenant plus a la pensee:
"L'intelligence de l'homme, dit Saint-Martin, doit etre traitee comme
les grands personnages de l'Orient qu'on n'aborde jamais sans avoir
des presents a leur offrir." Ils furent tous les deux, Bernardin et
Saint-Martin, un moment associes sur une liste (avec Berquin d'ailleurs,
Sieyes et Condorcet), comme pouvant devenir precepteurs du fils de Louis
XVI. A l'Ecole normale, fondee en 95, Bernardin et Saint-Martin
se retrouverent, l'un comme professeur de morale, l'autre comme
eleve-auditeur. Bernardin ne fit qu'une seance d'ouverture, et ajourna
ses lecons pour avoir le temps de les ecrire[62]. Saint-Martin, dans sa
discussion publique avec Garat, se montra bien superieur en moderation
et en arguments a Bernardin dans les aigres disputes que celui-ci
soutint ou engagea contre Volney, Cabanis, Morellet, Suard et Parny,
a l'Institut. Enfin, pour achever ce petit parallele, indiquons
d'admirables pages qui terminent _le Ministere de l'Homme-Esprit_
(1803), et dans lesquelles le profond spiritualiste et theosophe
developpe ses propres jugements critiques sur les illustres litterateurs
de son temps; Bernardin de Saint-Pierre doit en emporter sa part avec La
Harpe et l'auteur du _Genie du Christianisme_. Il y est montre dans une
essentielle discussion que "Milton a copie les amours d'Adam et d'Eve
sur les amours de la terre, quoiqu'il en ait magnifiquement embelli les
couleurs; mais il n'avait trempe tout au plus qu'a moitie son pinceau
dans la verite."

[Note 62: Les paroles de debut, a cette seance d'ouverture: "Je
suis pere de famille et j'habite a la campagne," furent couvertes
d'applaudissements subits et provoquerent un enthousiasme sentimental
que le reste de la lecon justifia mediocrement.]

Le grand succes de vente des _Etudes_ mit l'auteur a meme d'acheter une
petite maison rue de la Reine-Blanche, a l'extremite de son faubourg.
C'est dans ce sejour qu'il travailla a perfectionner et a enrichir les
editions successives des _Etudes_. Le roman de _Paul et Virginie_ parut
pour la premiere fois en 1788 comme un simple volume de plus a la suite;
mais on en fit, aussitot apres, des editions a part, sans nombre.
Tous les enfants qui naissaient en ces annees se baptisaient Paul et
Virginie, comme precedemment on avait fait a l'envi pour les noms de
Sophie et d'Emile. Bernardin, du fond de son faubourg Saint-Marceau,
devenait le parrain souriant de toute une generation nouvelle. Sa
_Chaumiere indienne_, publiee en 1791, fut introduite egalement dans
les _Etudes_, et, a partir de ce moment, son oeuvre generale peut etre
consideree comme achevee; car les _Harmonies_, qui ont de si belles
pages, ne sont que les _Etudes_ encore et toujours. Bernardin de
Saint-Pierre n'est pas un de ces genies multiples et vigoureux qui se
donnent plusieurs jeunesses et se renouvellent; il y gagne en calme; il
ne nous parait ni moins doux ni moins beau pour cela. Les _Etudes_ donc,
en y comprenant _Paul et Virginie_ et _la Chaumiere_, nous le presentent
tout entier.

Un ouvrage comme _Paul et Virginie_ est un tel bonheur dans la vie d'un
ecrivain, que tous, si grands qu'ils soient, doivent le lui envier, et
que, lui, peut se dispenser de rien envier a personne. Jean-Jacques, le
maitre de Bernardin, et superieur a son disciple par tant de qualites
fecondes et fortes, n'a jamais eu cette rencontre d'une oeuvre si
d'accord avec le talent de l'auteur que la volonte de celui-ci y
disparait, et que le genie facile et partout present s'y fait seulement
sentir, comme Dieu dans la nature, par de continuelles et attachantes
images. Lemontey, en sa dissertation sur le naufrage du _Saint-Geran_,
excellent litterateur, a l'affectation pres, a fort bien juge au fond,
bien que d'un ton de secheresse ingenieuse, ce chef-d'oeuvre tout
savoureux: "M. de Saint-Pierre, dit-il, eut la bonne fortune qu'un
auteur doit le plus envier: il rencontra un sujet constitue de telle
sorte qu'il n'y pouvait ni porter ses defauts, ni abuser de ses talents.
Les parties faibles de cet ecrivain, comme la politique, les sciences
exactes et la dialectique, en sont naturellement exclues; tandis que
la morale, la sensibilite et la magnificence des descriptions s'y
continuent et s'y fortifient l'une par l'autre dans les dimensions d'un
cadre etroit d'ou l'instruction sort sans reveries, le pathetique sans
puerilite, et le coloris sans confusion. Le succes devait couronner un
livre qui est le resultat d'une harmonie si parfaite entre l'auteur et
l'ouvrage..." M. Villemain, en rapprochant _Paul et Virginie de Daphnis
et Chloe_ (preface des romans grecs), M. de Chateaubriand (_Genie du
Christianisme_), en comparant la pastorale moderne avec la _Galatee_ de
Theocrite, ont insiste sur la superiorite due aux sentiments de pudeur
et de morale chretienne. Ce qui me frappe et me confond au point de vue
de l'art dans _Paul et Virginie_, c'est comme tout est court, simple,
sans un mot de trop, tournant vite au tableau enchanteur; c'est cette
succession d'aimables et douces pensees, vetues chacune d'une seule
image comme d'un morceau de lin sans suture, hasard heureux qui sied a
la beaute. Chaque alinea est bien coupe, en de justes moments, comme une
respiration legerement inegale qui finit par un son touchant ou dans
une tiede haleine. Chaque petit ensemble aboutit, non pas a un trait
aiguise, mais a quelque image, soit naturelle et vegetale, soit prise
aux souvenirs grecs (la coquille des fils de Leda ou une exhalaison de
violettes); on se figure une suite de jolies collines dont chacune est
terminee au regard par un arbre gracieux ou par un tombeau. Cette nature
de bananiers, d'orangers et de jam-roses, est decrite dans son detail et
sa splendeur, mais avec sobriete encore, avec nuances distinctes, avec
composition toujours: qu'on se rappelle ce soleil couchant qui, en
penetrant sous le perce de la foret, va eveiller les oiseaux deja
silencieux et leur fait croire a une nouvelle aurore. Dans les
descriptions, les odeurs se melent a propos aux couleurs, signe de
delicatesse et de sensibilite qu'on ne trouve guere, ce me semble, chez
un poete moderne le plus prodigue d'eclat[63].--Des groupes dignes de
Virgile peignant son Andromaque dans l'exil d'Epire; des fonds clairs
comme ceux de Raphael dans ses horizons d'Idumee; la reminiscence
classique, en ce qu'elle a d'immortel, mariee adorablement a la plus
vierge nature; des le debut un entrelacement de conditions nobles et
roturieres, sans affectation aucune, et faisant berceau au seuil du
tableau; dans le style, bien des noms nouveaux, etranges meme, devenus
jumeaux des anciens, et, comme il est dit, mille _appellations
charmantes_; sur chaque point une mesure, une discretion, une
distribution accomplie, conciliant toutes les touches convenantes et
tous les accords! En accords, en harmonies lointaines qui se repondent,
_Paul et Virginie_ est comme la nature. Qu'il est bien, par exemple, de
nous montrer, a la fin d'une scene joyeuse, Virginie a qui ces jeux de
Paul (d'aller au-devant des lames sur les recifs et de se sauver devant
leurs grandes volutes ecumeuses et mugissantes jusque sur la greve) font
pousser des cris de peur! Presage a peine touche, deja pressenti! A
partir de ce moment, depuis ce cri percant de Virginie pour un simple
jeu, le calme est trouble; la langueur amoureuse dont elle est atteinte
la premiere, et a laquelle Paul d'abord ne comprend rien (autre
delicatesse pudique), va s'augmenter de jour en jour et nous incliner au
deuil; on entre, pour n'en plus sortir, dans le pathetique et dans les
larmes.

[Note 63: Victor Hugo. Le sens visuel trop dominant eteint les
autres.]

La maniere dont Bernardin de Saint-Pierre envisageait la femme s'accorde
a merveille avec sa facon de sentir la nature; et c'est presque en
effet (pour oser parler didactiquement) la meme question. Chez lui rien
d'ascetique a ce sujet, rien de craintif; aucun ressentiment d'une
antique chute. Saint-Martin, tout en faisant grand cas de la femme,
disait que la matiere en est _plus degeneree et plus redoutable encore
que celle de l'homme_. Bernardin se contente de dire delicieusement:
"Il y a dans la femme une gaiete legere qui dissipe la tristesse de
l'homme."

Quand Bernardin de Saint-Pierre se promenait avec Rousseau, comme il lui
demandait un jour si Saint-Preux n'etait pas lui-meme: "Non, repondit
Jean-Jacques, Saint Preux n'est pas tout a fait ce que j'ai ete, mais ce
que j'aurais voulu etre." Bernardin aurait pu faire la meme reponse
a qui lui aurait demande s'il n'etait pas le vieux colon de _Paul et
Virginie_. Dans tout le discours du colon: "Je passe donc mes jours loin
des hommes, etc.," il a trace son portrait ideal et son reve de fin de
vie heureuse.

Mais, a part ce portrait un peu complaisant de lui-meme, je ne crois pas
qu'il y en ait d'autre dans _Paul et Virginie_; ces etres si vivants
sont sortis tout entiers de la creation du peintre. On y remarque
quelques rapports lointains avec des personnages qu'il avait rencontres
durant sa vie anterieure, mais c'est seulement dans les noms que la
reminiscence, et pour ainsi dire l'echo, se fait sentir. Bernardin
avait pu epouser en Russie mademoiselle de La Tour, niece du general
du Bosquet; il avait pu, a Berlin, epouser mademoiselle Virginie
Taubenheim: un ressouvenir aimable lui a fait confondre et entrelacer
ces deux noms sur la tete de sa plus chere creature. Trop pauvre, il
avait cru ne pas devoir accepter leur main. Munificence aimable! voila
qu'il leur a paye a elles deux, dans cette seule offrande, la dot du
genie. Le nom de Paul se trouve etre aussi, non sans dessein, celui d'un
bon religieux dont il avait voulu, enfant, imiter la vie, et qu'il
avait accompagne dans ses quetes. Le bon vieux frere capucin est devenu
l'adolescent accompli, ayant taille d'homme et simplicite d'enfant:
ainsi va cette fee interieure en ses metamorphoses. On ne saurait croire
combien il sert, jusque dans les creations les plus ideales, de se
donner ainsi quelques instants d'appui sur des souvenirs aimes, sur des
branches legeres. La colombe, touchant ca et la, y gagne en essor, et
son vol en prend plus d'aisance et de mesure. C'est comme d'avoir devant
soi, dans son travail, quelque image souriante, quelque belle page
entr'ouverte, qu'on regarde de temps en temps, et sur laquelle on se
repose, sans la copier.

S'il n'a plus rencontre de sujet aussi admirablement venu que _Paul et
Virginie_, Bernardin de Saint-Pierre a trouve moyen encore, dans _le
Cafe de Surate_, dans _la Chaumiere indienne_, de deployer avec bonheur
quelques-unes des qualites distinctives de son talent. Ce sont deux
vrais modeles d'une causticite fine et decente, compatible avec
l'imagination et avec l'ideal. Voltaire, dans ses petits contes a
l'orientale, dans _le Bon Bramin_, dans _Zadig_, a prodigieusement
d'esprit, mais rien que de l'esprit, et a tout prix encore. Bernardin,
le peintre du coloris fondant et des nuances moelleuses, a su, en ses
deux contes indiens, adoucir la raillerie sans l'eteindre, la revetir
d'une magnificence charmante et faire sentir le piquant dans l'onction.
Nulle part il n'a montre aussi vivement que dans ces deux ouvrages, et
dans _la Chaumiere_ surtout, qui, apres _Paul et Virginie_, approche le
plus, comme a dit Chenier, de la perfection continue, ce tour de pensee
et d'imagination antique, oriental, allant naturellement a l'apologue,
a la similitude, qui enferme volontiers un sens d'Esope sous une
expression de Platon, dans un parfum de Sadi. Je ne fais que rappeler
tant de comparaisons, familieres a l'auteur et eparses en toutes ses
pages, de la solitude avec une montagne elevee, de la vie avec une
petite tour, de la bienveillance avec une fleur, etc., etc.; mais la
plus illustre de ces images, et qui qualifie le plus magnifiquement
cette partie du talent de Bernardin, est, dans _la Chaumiere_, la belle
reponse du Paria: "Le malheur ressemble a la Montagne-Noire de Bember,
aux extremites du royaume brulant de Lahore: tant que vous la montez,
vous ne voyez devant vous que de steriles rochers; mais quand vous Etes
au sommet, vous apercevez le ciel sur votre tete, et a vos pieds le
royaume de Cachemire." Cela est aussi merveilleusement trouve dans
l'ordre des sentences morales, que _Paul et Virginie_ dans l'ordre des
compositions pastorales et touchantes.

Quand Bernardin de Saint-Pierre publiait _la Chaumiere indienne_, en
91, il etait au haut de la montagne de la vie et de la gloire; il avait
aussi, en quelque sorte, son royaume de Cachemire a ses pieds. Sa
reputation etant au comble, sa vie domestique semblait d'ailleurs
s'asseoir et s'embellir par un mariage plein de promesses. Louis XVI,
qui etait, bien le roi d'un ecrivain comme Bernardin, le nommait
intendant du Jardin-des-Plantes. L'auteur d'_Anacharsis_ et Bernardin
eussent tout a fait convenu, ce semble, a orner ce qu'on appela un
moment le trone restaure et paternel. Ce moment, s'il avait pu se
prolonger, etait particulierement propice au deisme philosophique, aux
vues et aux voeux politiques du solitaire: Louis XVI pour roi, Bailly
pour maire, Bernardin de Saint-Pierre pour moraliste du fond de son
Jardin-des-Plantes; et Rabaut-Saint-Etienne pour historien, qui
proclamait, comme on sait, la Revolution close et cette constitution de
91 eternelle.

Mais le 10 aout renversait d'un coup l'edifice illusoire, et, meme avant
la Terreur, l'intendance du Jardin-des-Plantes devenait peu tenable, les
savants n'ayant pas accueilli le grand ecrivain comme aussi competent
qu'il aurait voulu[64]. Nous ne suivrons pas Bernardin dans les vingt
dernieres annees de sa vie; il ne mourut qu'en janvier 1814. Il en
est un peu de la critique comme de la nature, qui (n'en deplaise a
l'optimisme de son interprete), quand elle a obtenu des etres leur
oeuvre de jeunesse et de reproduction, les abandonne ensuite a eux-memes
et les laisse achever comme ils peuvent, tandis que jusque-la elle les
soignait avec predilection, les entourait de caresses et d'attraits.
La critique de meme, quand elle a obtenu, de l'auteur qu'elle etudie,
l'oeuvre principale et durable qu'il devait enfanter, peut le negliger
sans inconvenient dans le detail du reste de sa vie; il lui suffit de
terminer envers lui par quelques hommages de reconnaissance; mais les
attentions suivies et exactes, indispensables au commencement, sont
desormais superflues et deviendraient aisement fastidieuses. Il nous
serait doux pourtant, il serait pieux d'accompagner encore Bernardin de
Saint-Pierre lentement occupe de ses _Harmonies_, de le suivre un peu a
Essonne, a Eragny, dans son ermitage, et de tirer de ses lettres et de
ses derniers ecrits assez de rayons pour lui composer un soir d'idylle,
_le soir d'un beau jour_, si son biographe ne nous avait devance dans
cette tache heureuse. Nous aurions toujours eu a regretter d'ailleurs
quelques traits discordants qu'il eut fallu admettre au tableau, son
attitude maussade au sein de l'Institut, son opiniatrete contentieuse
dans d'insoutenables systemes, et plus de louanges de _notre grand
Empereur_ que nous n'en aimerions. Dans la correspondance avec Ducis,
qui forme un des endroits les plus recreants de ce declin, le bonhomme
tragique nous apparait bien superieur a son ami, par un genie franc,
cordial, une grande ame debonnaire, et une imagination quelque
peu sauvage, qui prend du pittoresque et des tons plus chauds en
vieillissant. On ferait un chapitre, en verite digne de Salomon ou du
fils de Sirach, avec tous les mots sublimes semes dans ces lettres
familieres. Le chenu vieillard a mille fois raison sur lui-meme quand il
se declare a son ami par ce naif etonnement: "Il y a dans mon clavecin
poetique des jeux de flute et de tonnerre; comment cela va-t-il
ensemble? Je n'en sais trop rien; mais cela est ainsi." Et il justifie
ce jugement tout aussitot, soit qu'il s'ecrie dans une joie grondante:
"Je ne puis vous dire combien je me trouve heureux depuis que j'ai
secoue le monde; je suis devenu avare; mon tresor est ma solitude; je
couche dessus avec un baton ferre dont je donnerais un grand coup a
quiconque voudrait m'en arracher;" ou soit qu'il parle tendrement de ces
lectures douces aupres de son feu "et des heures paisibles qui vont a
petits pas, comme son pouls et ses affections innocentes et pastorales."
Quand il ecrit de son cher ami de Balk en ces termes: "Je ne sais si M.
le comte de Balk sera encore longtemps en France; nous sommes tous
comme des vaisseaux qui se rencontrent, se donnent quelques secours,
se separent et disparaissent," il rentre exactement dans la maniere de
Bernardin. Pourquoi faut-il que Ducis n'ait eu que de la vieillesse?
Oh! la vie de Corneille couronnee de cette vieillesse de Ducis! quel
magnifique ensemble, et bien harmonieux en apparence, on se plait a en
composer! Mais respectons les discernements de la nature; laissons a
chacun sa saison de beaute et sa gloire.

[Note 64: On lit dans les notes du _Memorial_ de Gouverneur Morris
(edition francaise) que, sous le coup du 10 aout, M. Terrier de
Montciel, precedemment ministre de l'interieur, s'etait refugie au
Jardin-des-Plantes chez Bernardin de Saint-Pierre, qu'il y avait fait
nommer, mais qu'il y resta peu de temps, ayant ete assez mal accueilli
par son protege, qui craignait de se compromettre. Il n'y a rien la
malheureusement que de trop vraisemblable.]

Bernardin n'etait nullement poete en vers; son amitie avec Ducis ne
l'induisit jamais a quelque epitre ou piece legere. L'exemple de
Delille, dont _les Jardins_ avaient devance de deux ans ses _Etudes_, et
qu'il avait retrouve plus tard a l'Institut, vers 1805, _tres-amoureux
de la campagne_, nous dit-il, ne le tenta pas davantage; et, tout en
l'admirant sans doute, il ne parait point l'avoir envie. Les seuls vers
imprimes, je crois, et peut-etre les seuls composes par Bernardin, se
trouvent dans la _Decade philosophique_ (10 brumaire an III),[65] et ont
pour sujet la naissance de sa fille Virginie. Ils sont inferieurs de
beaucoup aux vers de Fenelon, et tres a l'unisson d'ailleurs de ce
qu'ont tente en ce genre tant de prosateurs illustres, depuis le Consul
romain.[66] Cette impuissance de la mesure serree et du chant, en ces
organisations si accomplies, marque bien la specialite du don, et venge
les poetes, meme les poetes moindres, ceux dont il est dit: "Erinne a
fait peu de vers, mais ils sont avoues par la Muse."

[Note 65: Et aussi dans l'_Almanach des Muses_ de 1796.]

[Note 66: Je ne pretends point pourtant, dans cette allusion au
Consul romain, adopter en tout les plaisanteries de Juvenal et des
ecrivains du second siecle sur les vers de Ciceron. Je sais que Voltaire
(preface de _Rome sauvee_) a pu plaider avec avantage la cause de cet
autre talent universel, et citer de fort beaux vers sur le combat de
l'aigle et du serpent, qu'il a lui-meme a merveille traduits. Toutefois,
l'inferiorite incomparable du talent poetique de Ciceron en face de
sa gloire d'orateur et d'ecrivain philosophique demeure une preuve
a l'appui du fait general. Et Jean-Jacques lui-meme, ce roi des
prosateurs, qui a donne quelques jolis vers dans _le Devin_, n'est-il
pas convenu nettement qu'il n'entendait rien a cette _mecanique-la_?]

Bernardin de Saint-Pierre vecut assez pour assister a toute la grande
moitie du developpement litteraire et poetique de M. de Chateaubriand.
Il avait ete des l'abord salue et celebre par lui. Sut-il l'apprecier
en retour et reconnaitre en cet ecrivain grandissant le plus direct, le
plus autorise en genie, et le plus devorant en gloire, de ses heritiers?
Ce qu'il y a de certain, c'est que les critiques passionnes ne s'y
trompaient pas. Marie-Joseph Chenier s'armait volontiers de _la
Chaumiere indienne_, de _Paul et Virginie_, contre _Atala_ et _Rene_; il
opposait cette simplicite elegante (qui dans son temps avait bien ete
une innovation aussi) a la maniere de ceux qui denaturent la prose,
disait-il, en la voulant elever a la poesie. Quels qu'aient ete sur ce
point les jugements et les presages de Bernardin de Saint-Pierre, il a
pu vieillir tranquille en munie temps que fier dans sa gloire; car il
y avait dans l'illustre survenant assez de traits de filiation pour
constater le role actif du devancier qui allait demeurer en arriere.[67]
Bernardin n'a pas non plus mediocrement agi sur d'autres ecrivains
formes vers cette fin du siecle, et moins connus comme peintres qu'ils
ne meriteraient, sur Ramond, sur Senancour. Lamartine, en faisant lire
et relire a son Jocelyn le livre de _Paul et Virginie_, a proclame cette
influence premiere sur les jeunes coeurs qui, depuis l'apparition des
_Etudes_, s'est prolongee en palissant jusqu'a nous; il n'y a pas rendu
un moindre hommage dans le titre et dans maint retentissement de ses
_Harmonies_, mais nulle part d'un instinct plus filial, selon moi, que
par cette piece du _Soir_ des premieres _Meditations_, qui est comme la
poesie meme de Bernardin, recueillie et vaporisee en son intime essence.
M. Ferdinand Denis, auteur de _Scenes de la Nature sous les Tropiques_
et d'_Andre le Voyageur_, est dans nos generations un representant
tres-pur et tres-sensible de l'inspiration propre venue de Bernardin de
Saint-Pierre: par les deux ouvrages cites, il appartient tout a fait a
son ecole; mais c'est sa famille qu'il faut dire. Nous tous, nous avons
ete une fois ses disciples, ses fils; tous, nous avons ete baignes,
quelque soir, de ses molles clartes, et nous retrouvons ses fonds
de tableaux embellis dans les lointains deja mysterieux de notre
adolescence. Oh! que son rayon de melancolique et chaste douceur, s'il
faiblit en s'eloignant, ne se perde pas encore, et qu'il continue de
luire longtemps, comme la premiere etoile des belles soirees, au ciel
plus ardent de ceux qui nous suivent!

Octobre 1836.

[Note 67: Nous trouvons, par un hasard singulier, dans un volume
imprime en Suisse (_Melanges de Litterature_, par Henri Piguet,
Lausanne, 1816), une reponse precise a la question que nous nous posions
ici. M. Piguet, jeune pasteur vaudois, enthousiaste de la litterature
et des ecrivains francais, avait fait le voyage de Paris vers 1810;
il desirait passionnement connaitre Bernardin de Saint-Pierre, et lui
ecrivit pour avoir une heure de lui. Dans cette visite tant revee, il
l'assiegea de questions directes et naives:--"Je lui demandai quels
etaient ses meilleurs amis."--"Ma famille et ma muse: mes moments de
verve me font jouir veritablement."--"Vous connaissez sans doute M. de
Chateaubriand, qui a parle de vous avec admiration?"--"Non, je ne le
connais pas; j'ai lu dans le temps quelques extraits du _Genie du
Christianisme_: son imagination est trop forte."--Ceci rentre dans une
observation generale sur laquelle je reviendrai plus d'une fois: c'est
qu'en litterature, en art, on n'aime pas d'ordinaire son successeur
immediat, son heritier presomptif. Michel-Ange traitait volontiers
Raphael d'effemine; Corneille parlait de Racine comme d'un blondin;
Buffon repondait a Herault de Sechelles qui le questionnait sur le style
de Jean-Jacques:--"Beaucoup meilleur que celui de Thomas; mais Rousseau
a tous les defauts de la mauvaise education; il a l'interjection,
l'exclamation en avant, l'apostrophe continuelle." On vient d'entendre
Bernardin de Saint-Pierre, visiblement impatiente, prononcer sur
l'auteur de Rene: "_Imagination trop forte!_"--Toujours et partout la
vieille histoire de Saturne et de Jupiter; toujours les generations
d'autant plus inexorables qu'elles se touchent davantage, et empressees
de se nier l'une l'autre quand elles ne peuvent se devorer! Avertis du
moins, tachons de ne pas faire ainsi.]

Bernardin de Saint-Pierre, qui est l'un de mes auteurs favoris, s'est
retrouve sous ma plume au tome VI des _Causeries du Lundi_, et en plus
d'une page du livre intitule: _Chateaubriand et son Groupe litteraire_.



  MEMOIRES
  DU
  GENERAL LA FAYETTE

(1838.)


I

Nous sommes en retard pour parler de cette publication dont les trois
premiers volumes ont paru depuis deja bien des mois. Mais on est moins
en retard que jamais pour venir parler d'un homme avec qui la vogue,
la popularite ou l'esprit de parti n'ont plus rien a faire, et qui est
entre tout entier dans le domaine historique, ainsi que l'epoque qu'il
represente et qui est de meme accomplie.

La Revolution francaise, en effet, peut etre consideree comme
entierement terminee, sous les formes, du moins, qu'elle a presentees a
chaque reprise durant l'espace de quarante ans. Ces formes, qui, depuis
la declaration des droits jusqu'au programme de l'Hotel de Ville,
roulent dans un cercle determine d'idees et d'expressions, ne semblent
plus avoir chance de vie et de fortune sociale dans ces memes termes.
On peut s'en rejouir, on peut s'en plaindre et s'en irriter. Mais le
resultat semble acquis; dans ces termes-la, il est obtenu.. ou manque;
et, a mon sens, en partie obtenu, en partie manque. Ceux meme qui
continuent de prendre l'humanite par le cote ouvert et genereux, qui
embrassent avec chaleur une philosophie de _progres_, et persistent avec
merite et vertu dans des esperances toujours ajournees et d'autant
plus elargies, ceux-la (et je ne cite aucun nom, de peur d'en choquer
quelqu'un, tant ils sont divers, en les rapprochant), ceux-la ont des
formules aupres desquelles le programme de La Fayette, la declaration
des droits, n'est plus qu'une preface tres-generale et tres-elementaire,
ou meme ils vont a contredire et a _biffer_ sur quelques points ce
programme.

La Revolution francaise a eu des moments bien differents, et, quoiqu'on
retrouve La Fayette au commencement et a la fin, il y a eu d'autres
ecoles rivales et au moins egales de celle qu'il y represente. Outre
l'ecole americaine, il y a eu l'ecole anglaise, et celle d'une dictature
plus ou moins democratique, a laquelle on peut rapporter, a certains
egards et toute restriction gardee, la Convention et l'Empire.

L'ecole americaine pretend tirer tout du peuple et de l'election
directe. L'ecole anglaise a surtout en vue l'equilibre de certains
pouvoirs, emanes de source differente. L'ecole dictatoriale et
imperialiste (je la suppose eclairee) a pour principe de tout
prendre sur soi et de se croire suffisamment justifiee a faire
administrativement ce qui est de l'interet d'Etat, dans le sens de
l'ordre et de la societe.

Sans avoir a m'expliquer avec detail sur l'etablissement de 1830, ce
qui menerait trop loin et ne serait pas ici en son lieu, il est
evident qu'en 1830 aucune de ces trois formes, americaine, anglaise,
imperialiste, n'a triomphe, et qu'il s'est fait une sorte de compromis
tres-melange entre toutes les trois. Le principe electif qui a ete
jusqu'a faire un roi par des deputes, n'a pas ete alors jusqu'a refaire
des deputes, des mandataires directs de la nation. La chambre des pairs,
bien qu'emondee dans son personnel et atteinte dans sa reproduction
aristocratique, a subsiste, au choix du roi. Ainsi l'ecole americaine
n'a pas ete satisfaite.

L'ecole anglaise, communement dite doctrinaire, l'aurait ete plutot.
Mais il y a si peu d'aristocratie politique en France, que tout point
d'appui manquait de ce cote: il a fallu asseoir le centre de l'equilibre
sur la _classe moyenne_, et faire un peu artificiellement la theorie de
celle-ci, qui pouvait a tous moments ne pas s'y preter. On y a reussi
pourtant assez bien, a l'aide de beaucoup d'habilete sans doute, a
l'aide surtout de toutes les fautes dont le parti oppose etait capable
et auxquelles il n'a pas manque.

L'ecole doctrinaire parait avoir reussi plus qu'aucune dans la solution
politique actuelle; mais c'est beaucoup plus peut-etre dans l'apparence
en effet, et dans la forme, que dans le fond; elle-meme le sait bien et
parait aujourd'hui s'en plaindre, un peu tard. Les habitudes glorieuses
de l'Empire ont laisse dans les moeurs et le caractere de la nation un
pli qu'elles y avaient trouve deja: en temps ordinaire, nulle nation ne
se prete autant a etre gouvernee, a etre administree que la notre, et
n'y voit plus de commodites et moins d'inconvenients. Sous les formes
parlementaires, a travers l'equilibre assez peu complique des pouvoirs
et le jeu suffisamment modere de l'election, il y a une administration
qui fonctionne de mieux en mieux et se perfectionne. Une bonne part des
predilections et de la philosophie de la societe actuelle parait etre
de ce cote. Sans s'inquieter, autant que d'ingenieux publicistes, de
l'endroit precis ou se trouve le ressort actif du mouvement, la majorite
de la societe actuelle, de cette classe ou riche, ou moyenne et
industrielle, sur laquelle on s'est principalement fonde, profite du
mouvement lui-meme: sans faire de si soudaines differences entre ce qui
s'est succede au pouvoir depuis quelques annees, elle semble trouver
qu'en general le principe est le meme et qu'on la sert a peu pres a
souhait.

"Et que mettrez-vous en place de la monarchie legitime?" objectait-on,
quelques mois avant aout 1830, a l'une des plumes les plus vives et les
plus fermes de l'opposition antidynastique d'alors.--"Eh bien! fut-il
repondu, nous mettrons la monarchie administrative[68]." Le mot etait
profond et percant; la forme et les moyens parlementaires demeuraient
sous-entendus.

[Note 68: C'est Armand Carrel en personne qui repondait cela a M.
Cousin.]

Ceci revient a dire que la societe parait se contenter aujourd'hui
d'etre gouvernee en vue principalement de ses interets materiels et de
ses jouissances: que, pour peu qu'on ait envie de le croire, on la peut
juger provisoirement satisfaite sur ses droits, tant la demonstration de
son zele est ailleurs. Et c'est a ce point de vue essentiel qu'on doit
surtout dire que la Revolution francaise est terminee, que ses
resultats sont en partie obtenus, en partie manques, et que l'esprit,
l'_inspiration_ qui l'a soutenue dans sa longue et glorieuse carriere,
fait defaut. Dans la societe civile on est a peu pres en possession
de tous les resultats voulus par la Revolution; dans l'association
politique, il y a beaucoup plus a desirer; mais enfin, si l'on
s'inquietait en ce genre de ce qu'on n'a pas pour l'obtenir, si on le
_desirait_ reellement avec suite et ferveur, si on luttait dans ce but
comme sous la Restauration, l'esprit de la Revolution francaise vivrait
encore, et cette grande ere ne serait pas finie. Or, quels que puissent
etre les regrets amers, silencieux ou exasperes, de quelques individus
fideles a leurs souvenirs, l'inspiration qui, de 89 a 1830, n'avait pas
cesse, sous une forme ou sous une autre, dans les assemblees ou dans
les camps, ou dans la presse et ce qu'on appelait l'_opinion publique_,
d'agir et de pousser, et de vouloir vaincre, cette inspiration s'est
retiree tout d'un coup et a comme expire au moment ou, dans un dernier
eclat, elle devenait victorieuse. D'autres inspirations, d'autres
penchants plus ou moins nobles, sont venus a l'ensemble de la societe,
et, favorises de toutes parts, agrees par les gouvernants comme des
garanties, ils se developpent avec une rapidite presque effrenee, qui
ne permet pas le retour. Sans doute la generosite, l'enthousiasme, le
desinteressement dans l'ordre des affections generales et dans celui de
l'intelligence, ne manqueront jamais au monde, n'y manqueront pas plus
que la corruption, l'egoisme et l'influence masquee de toutes les
roueries. Sans doute chaque generation nouvelle vient verser comme un
rafraichissement de sang vierge et pur dans la masse plus qu'a demi
gatee; les ardeurs s'eteignent et se rallument sans cesse, le flambeau
des esperances et des illusions se perpetue:

  Et, quasi cursores, vitai lampada tradunt.

En un mot, tant que le monde va et dure, il ne saurait etre destitue de
la vie et de l'amour.

Mais aujourd'hui, la meme ou, en dehors des cadres reguliers et du train
regnant de la societe, il y a incontestablement systeme philosophique
eleve, et a la fois chaleur de coeur, de conviction, il n'y a plus suite
directe et immediate des idees de la Revolution francaise. Voyez l'ecole
de ceux qui s'en sont faits les historiens les plus profonds et les
plus religieux, l'ecole de MM. Buchez et Roux; ils comprennent, ils
interpretent a leur maniere, ils etendent et transforment les theories
de leurs plus hardis devanciers. Avec eux, historiens dogmatiques, des
qu'ils prennent la parole en leur propre nom, on se sent entrer dans un
cycle tout nouveau. De meme, lorsqu'on aborde la philosophie religieuse
et sociale de MM. Leroux et Reynaud, les encyclopedistes de nos jours:
ils procedent de la Revolution francaise et de la philosophie du XVIIIe
siecle, assurement; mais de combien d'autres devanciers ils procedent
egalement, et avec quels developpements particuliers et considerables!
C'est autant et plus encore chez eux la noble ambition de fonder, que le
filial dessein de poursuivre.

Ainsi, pour revenir a l'occasion et au point de depart de ces
considerations, La Fayette, venu en tete de la Revolution francaise, est
mort en meme temps qu'elle a fini, et sa vie tout entiere la mesure.

Il a cela de particulier et de singulierement honorable d'y avoir cru
toujours, _avant_ et _pendant_, et meme aux plus desesperes moments; d'y
avoir cru avec calme et avec une fermete sans fougue. Que des hommes de
la _Montagne_, les heros plus ou moins sanglants de cette formidable
epoque, soient demeures fixes jusqu'au bout dans leur conviction et
soient morts la plupart immuables, on le concoit: la foudre, on peut
le dire sans metaphore, les avait frappes: une sorte de coup fatal les
avait saisis et comme immobilises dans l'attitude heroique ou sauvage
qu'avait prise leur ame en cette crise extreme; ils n'en pouvaient
sortir sans que leur caractere moral a l'instant tombat en ruine et en
poussiere. Il n'y avait desormais de repos, de point d'appui pour eux,
que sur ce hardi rocher de leur Caucase. Mais il y a, ce semble, plus de
liberte et plus de merite a rester fixe dans des mesures plus moderees,
ou si c'est un simple effet du caractere, c'est un temoignage de force
non moins rare et dont la proportion constante a sa beaute.

Parmi les contemporains de La Fayette, parmi ceux qui furent des
premiers avec lui sur la breche a l'assaut de l'ancien regime, combien
peu continuerent de croire a leur cause! Mirabeau et Sieyes, ces deux
intelligences les plus puissantes, tournerent court bientot: apres un an
environ de revolution ouverte, Mirabeau etait passe a la conservation,
et Sieyes au silence deja ironique. De M. de Talleyrand, on n'en peut
guere parler en aucun temps en matiere de croyance quelconque; il avait
commence, comme Retz, par l'intime raillerie des choses. Dans les rangs
secondaires, Roederer en etait probablement deja, en 91, a ses idees
_in petto_ de pouvoir absolu eclaire, dont sa vieillesse causeuse et
enhardie par l'Empire nous a fait tout haut confidence. Et entre ceux
qui resterent fideles a leurs convictions, bien peu le furent a leurs
esperances. M. de Tracy croyait toujours a l'excellence de certaines
idees, mais il avait cesse de croire a leur realisation et a leur
triomphe; dans les premieres annees du siecle, et sous les ombrages
d'Auteuil, il confiait tristement a des pages retrouvees apres lui la
demission profonde de son coeur. La Fayette n'a cesse de croire et a
l'excellence de certaines idees et a leur triomphe; il n'a, en aucun
moment, pris le deuil de ses principes; il n'a jamais desespere. Pendant
que le gouvernement imperial s'affermissait, il cultivait sa terre de
Lagrange et _attendait la liberte publique_.

Mais avait-il raison d'y croire? est-ce a lui superiorite d'esprit
autant que superiorite de caractere, d'y avoir cru en un sens qui s'est
trouve a demi illusoire?--Certes, je ne pretendrai pas qu'il n'y ait
eu chez Mirabeau, chez Sieyes, chez Talleyrand, meme chez Roederer, un
grand temoignage d'intelligence dans cette promptitude a entendre les
divers aspects de l'humanite, a s'en souvenir, a deviner, a ressaisir
sitot le dessous de cartes et le revers, a se rendre compte du lendemain
des le premier jour, a ne pas s'en tenir au sublime de la passion qu'ils
avaient (ou non) partagee un moment; a discerner, sous la circonstance
d'exception, l'inevitable et prochain retour de cette perpetuelle
humanite avec ses autres passions, ses infirmites, ses vices et ses
duperies sous les emphases. Malgre la defaveur qui s'attache a cet aveu
dans un temps d'emphase generale et de flatterie humanitaire, il m'est
impossible de n'en pas convenir: tant que nous n'aurons pas une humanite
refaite a neuf, tant que ce sera la meme precisement que tous les grands
moralistes ont penetree et decrite, celle que les habiles politiques
savent,--mais au rebours des moralistes, sans le dire,--il y aura
temoignage, avant tout, d'intelligence a dominer par la pensee les
conjonctures, si grandes qu'elles soient, a s'en tirer du moins et a
s'en isoler en les appreciant, a demeler sous l'ecume diverse les memes
courants, a sentir jouer sous des apparences nouvelles, et qui semblent
uniques, les memes vieux ressorts. Pourtant si c'a ete, avant tout,
chez La Fayette, une superiorite de caractere et de coeur de croire a
l'avenement invincible de certains principes utiles et genereux, ce n'a
pas ete une si grande inferiorite de point de vue; car si ses principes
n'ont pas obtenu toute la part de triomphe qu'il augurait, ils ont
eu une part de triomphe infiniment superieure (au moins a l'heure
de l'explosion) a ce que les autres esprits reputes surtout sagaces
auraient ose leur predire.

Chez les hommes qui jouent un grand role historique, il y a plusieurs
aspects successifs et comme plusieurs plans selon lesquels il les faut
etudier. Le premier aspect qui s'offre, et auquel trop souvent on s'en
tient dans l'histoire, est le cote exterieur, celui du role meme avec
sa parade ou son appareil, avec sa representation. La Fayette a eu si
longtemps un role exterieur, et l'a eu si constant, si _en uniforme_
j'ose dire, qu'on s'est habitue, pour lui plus que pour aucun autre
personnage de la Revolution, a le voir par cet aspect; habit national,
langage et accolade patriotique, drapeau, pour beaucoup de gens La
Fayette n'a ete que cela. Ceux qui l'ont davantage approche et entendu
ont connu un autre homme. Esprit fin, poli, conversation souvent
piquante, anecdotique; et, plus au fond encore, pour les plus intimes,
peinture vive et deshabillee des personnages celebres, revelations et
propos redits sans facon, qui sentaient leur XVIIIe siecle, quelque
chose de ce que les charmantes lettres a sa femme, aujourd'hui publiees,
donnent au lecteur a entrevoir, et de ce que le role purement officiel
ne portait pas a soupconner. Ce cote interieur, chez La Fayette, ne
dejouait pas l'autre, exterieur, et ne le dementait pas, comme il
arrive trop souvent pour les personnages de renom; il y avait accord au
contraire, sur beaucoup de points, dans la continuite des sentiments,
dans la tenue et la dignite serieuse des manieres, et par une simplicite
de ton qui ne devenait jamais de la familiarite. Pourtant ces fonds
de causerie spirituelle, de connaissance du monde et d'experience en
apparence consommee, eussent pu sembler en train d'echapper par un bout
a l'uniforme pretention du role exterieur, si, plus au fond encore, et
sur un troisieme plan, pour ainsi dire, ne s'etait levee, d'accord avec
l'apparence premiere, la conviction inexpugnable, comme une muraille
formee par la nature sur le rocher (_arx animi_). Au pied de cette
conviction nee pour ainsi dire avec lui et qui dominait tout, les
reminiscences railleuses, les desappointements deja tant de fois
eprouves, les experiences faites par lui-meme de la corruption mondaine
et humaine, venaient mourir. Il y avait arret tout court. C'est bien.
Mais a l'abri de la forteresse, et a cote d'une legitime confiance en ce
qui ne perit jamais, en ce qui se renouvelle dans le monde de fervent et
de genereux, ne se glissait-il pas un coin de credulite? Cet homme
qui savait si bien tant de choses et tant d'hommes, et qui les avait
pratiques avec tact, celui-la meme qui racontait si merveilleusement et
par le dessous Mirabeau, Sieyes et les autres, qui leur avait tenu tete
en mainte occasion, qui avait demele le pour et le contre en Bonaparte,
et qui l'a juge en des pages si parfaitement judicieuses[69], ce meme
La Fayette, ne l'avons-nous pas vu dispose a croire au premier venu
soi-disant patriote, qui lui parlait un certain langage? La est le point
faible, tout juste a cote de l'endroit fort. Ce trop de confiance sans
cesse renaissante a l'egard de ceux qu'il n'avait pas encore eprouves,
il l'avait en partie parce qu'il croyait en effet, et en partie
peut-etre parce que c'etait dans son role, dans sa convenance politique
et morale (a son insu), de voir ainsi, de ne pas trop approfondir ce qui
faisait groupe autour du drapeau, son idole; nous y reviendrons. Quoi
qu'il en soit (rare eloge et peut-etre applicable a lui seul entre les
hommes de sa nuance qui ont fourni au long leur carriere), chez La
Fayette le role exterieur et l'inspiration interieure se rejoignaient,
se confirmaient pleinement, constamment; l'homme d'esprit, poli et fin,
interessant a entendre, qu'on rencontrait en l'approchant, ne faisait
qu'une agreable diversion entre le personnage public toujours prochain
et l'interieur moral toujours present, et n'allait jamais jusqu'a
interrompre ni a laisser oublier la communication de l'un a l'autre.

[Note 69: _Mes Rapports avec le premier Consul_, tome V.]

D'ensemble, on peut considerer La Fayette comme le plus precoce, le plus
intrepide et le plus honnete assaillant a la prise d'assaut de l'ancien
regime, des les debuts de 89. Toujours pourtant quelque chose du
chevalier et du galant adversaire, soit qu'il s'elance a la breche en 89
l'epee en main, soit qu'il reparaisse comme le porte-etendard general
de la Revolution en 1830. Un tres-spirituel ecrivain, M. Saint-Marc
Girardin, en louant La Fayette dans les _Debats_ (preuve qu'il est bien
mort), a conjecture que, s'il avait vecu au Moyen Age, il aurait fonde
quelque ordre religieux avec la puissance d'une idee morale fixe. Je
crois que La Fayette, au Moyen Age, aurait ete ce qu'il fut de nos
jours, un chevalier, cherchant encore a sa maniere le triomphe des
droits de l'homme sous pretexte du Saint-Graal, ou bien un croise en
quete du saint tombeau, le bras droit et le premier aide de camp, sous
un Pierre-l'Ermite, c'est-a-dire sous la voix de Dieu, d'une des grandes
croisades.

Cette sorte de vocation chevaleresque du heros republicain, de
l'Americain de Versailles, apparait tout d'abord dans les volumes de
Memoires et de Correspondance publies. C'est en rendant compte de ces
volumes precieux, recueillis avec la plus scrupuleuse piete d'une
famille pour une venerable memoire, qu'il nous sera aise de suivre et
de faire sentir les lignes principales, les traits composants d'un
caractere toujours divers, si simple qu'il soit et si uniforme qu'il
paraisse.

Le premier volume et la moitie du second contiennent tous les faits de
la vie de La Fayette anterieure a 89, la guerre d'Amerique, ses voyages
en Europe au retour; tantot ce sont des recits et des chapitres de
memoires de sa main, tantot ce sont des correspondances qui y suppleent
et les continuent. Cette portion du livre est tres-interessante et
neuve, d'une lecture plus continue et plus coulante que l'intervalle,
d'ailleurs plus connu, de 89 a 92, dans lequel on ne marche qu'a travers
les justifications, rectifications.--On saisit tout d'abord le trait
essentiel, le grand ressort du caractere de La Fayette, et lui-meme
il le met a nu ingenument: "Vous me demandez l'epoque de mes premiers
soupirs vers la gloire et la liberte; je ne m'en rappelle aucune dans
ma vie qui soit anterieure a mon enthousiasme pour les anecdotes
glorieuses, a mes projets de courir le monde pour chercher de la
reputation. Des l'age de huit ans, mon coeur battit pour cette hyene
qui fit quelque mal, et encore plus de bruit, dans notre voisinage _(en
Auvergne)_, et l'espoir de la rencontrer animait mes promenades. Arrive
au college, je ne fus distrait de l'etude que par le desir d'etudier
sans contrainte. Je ne meritai guere d'etre chatie; mais, malgre ma
tranquillite ordinaire, il eut ete dangereux de le tenter, et j'aime
a penser que, faisant en rhetorique le portrait du cheval parfait, je
sacrifiai un succes au plaisir de peindre celui qui, en apercevant la
verge, renversait son cavalier." Ce ne sont pas seulement les ecoliers
de rhetorique, ce sont quelquefois les hommes qui sacrifient un succes,
c'est-a-dire la chose possible, au plaisir de peindre ou de faire une
action d'ou resulte le plus grand honneur a leur role, la plus grande
satisfaction a leurs sentiments.

Des l'adolescence, les liaisons republicaines charment La Fayette; ce
qu'ont ecrit et preche Jean-Jacques, Mably, Raynal, il le fera; lui, le
descendant des hautes classes, il sera le premier champion, le paladin
le plus avance des interets et des passions nouvelles. Le role est beau,
etrange, hasardeux; il est fait pour enlever un jeune et noble coeur.
Au regiment, dans le monde, a son debut, La Fayette est gauche, mal a
l'aise, assez taciturne [70]; il garde le silence, parce qu'en cette
compagnie _il ne pense et n'entend guere de choses qui lui paraissent
meriter d'etre dites_. Il observe et il medite; sa pensee franchit les
espaces, et va se choisir, par dela les mers, une patrie. "A la premiere
connaissance de cette querelle (anglo-americaine), mon coeur, dit-il,
fut enrole, et je ne songeai plus qu'a joindre mes drapeaux."

[Note 70: Sur ce La Fayette de 1775, qui essaie du _bon air_ et y
reussit peu, il faut voir la Notice placee en tete de la _Correspondance
entre Mirabeau et le comte de La Marck_ (1851), Tome I, page 62.]

Il n'a pas vingt ans, il s'echappe sur un vaisseau qu'il frete, a
travers toutes sortes d'aventures. Apres sept semaines de hasards dans
la traversee, il aborde l'immense continent, et, en sentant le sol
americain, son premier mot est un serment de vaincre ou de perir avec
cette cause. Rien de sincere et d'enlevant comme ce depart, cette
arrivee; c'est le debut heroique du poeme et de la vie, la candeur qu'on
n'a qu'une fois. Plus tard, en avancant, tout cela se complique, se
derange ou s'arrange a dessein, se gate toujours.

A peine debarque, il court vers Washington: la majeste de la taille et
du front le lui designe comme chef autant que les qualites profondes.
La Fayette s'attache a lui, et devient le disciple du grand homme.
Washington parait bien grand, en effet, au milieu de cette guerre
difficile, qui se traine sur de vastes espaces, pleine de miseres, de
lenteurs, de revers, entravee par les rivalites et les jalousies soit du
Congres, soit des autres generaux: "Simple soldat, dit excellemment La
Fayette en le caracterisant, il eut ete le plus brave; citoyen obscur,
tous ses voisins l'eussent respecte. Avec un coeur droit comme son
esprit, il se jugea toujours comme les circonstances. En le creant
expres pour cette revolution, la nature se fit honneur a elle-meme,
et, pour montrer son ouvrage, elle le placa de maniere a faire echouer
chaque qualite, si elle n'eut ete soutenue de toutes les autres." Il y a
dans ces Memoires bien des endroits de cette sorte, qu'on dirait avoir
ete ecrits par une plume historique profonde et familiere avec tous les
replis.

Blesse presque des son arrivee a la deroute de la Brandy-wine, La
Fayette ecrit, pour la rassurer, a madame de La Fayette ces charmantes
lettres qui ont ete si remarquees pour la coquetterie gracieuse du ton,
_mon cher coeur_, et pour l'agreable assaisonnement que ce fin langage
du XVIIIe siecle apporte a la sincerite republicaine des sentiments. En
d'autres endroits, c'est le ton republicain et philosophique qui devient
piquant en se melant a certaines habitudes legeres et en les voulant
exprimer. On sourit de lire a propos d'un eloge des moeurs americaines:
"Livrees a leur menage, les femmes en goutent, en procurent toutes les
douceurs. C'est aux filles qu'on parle amour; leur coquetterie est
aimable autant que decente. Dans les mariages de hasard qu'on fait a
Paris, la fidelite des femmes repugne souvent a la nature, a la raison,
on pourrait presque dire aux principes de la justice." Ces _principes de
la justice_ qui viennent la tout d'un coup pour auxiliaires aux mille
et une infideles liaisons du beau monde d'alors, datent le siecle a
ce moment autant que ces jolies tendresses conjugales qui traversent
l'Atlantique, comme en zephyrs, d'un air si degage.

Le Congres avait decide une expedition dans le Canada, et en avait
charge La Fayette. On esperait mener comme on le voudrait ce commandant
de vingt-un ans; l'on desirait surtout le separer de Washington. La
Fayette fut prudent et jugea la situation: comme on n'avait dispose
aucun moyen, l'expedition manqua, ne se commenca point; mais La Fayette
souffrit de tant de bruit pour rien; il craignait la risee, ecrit-il
a Washington: "J'avoue, mon cher general, que je ne puis maitriser la
vivacite de mes sentiments, des que ma reputation et ma gloire sont
touchees. Il est vraiment bien dur que cette portion de mon bonheur,
_sans laquelle je ne puis vivre_, se trouve dependre de projets que j'ai
connus seulement lorsqu'il n'etait plus temps de les executer. Je vous
assure, mon ami cher et venere, que je suis plus malheureux que je
ne l'ai jamais ete." Nous saisissons l'aveu: La Fayette, avant tout,
possede a un haut degre l'amour de l'estime, le besoin de l'approbation,
le respect de soi-meme; ce qui est bien a lui, c'est, dans cette affaire
du Canada et dans plusieurs autres, d'avoir sacrifie son desir de noble
gloire personnelle a un sentiment d'interet public. Pourtant on
decouvre en ce point la raison pour laquelle La Fayette n'etait pas un
_gouvernant_ et n'aurait pas eu cette capacite. Il etait une nature trop
individuelle, trop chevaleresque pour cela; occupe sans doute de la
chose publique, mais aussi de sa ligne, a lui, a travers cette chose.
Nous l'en louons plus que nous ne l'en blamons. Il n'y a pas trop
d'hommes publics qui aient ce defaut-la, de penser constamment a l'unite
et a la purete de leur ligne.

Washington, le sage et le clairvoyant, comprend bien que c'est la
l'endroit sensible et faible de son cher eleve; il le rassure, en nous
confirmant l'honorable source du mal: "Je m'empresse de dissiper toutes
vos inquietudes; elles viennent d'une sensibilite peu commune pour tout
ce qui touche votre reputation." Pareil debat se renouvelle en diverses
circonstances. Lorsque l'escadre francaise sous d'Estaing, apres avoir
brillamment paru a Rhode-Island, fut contrainte, apres un combat et un
orage, de se retirer sans plus de tentative, il y eut grande colere dans
le peuple de Boston et parmi les milices. Le mot de _trahison_, si cher
aux masses emues, circulait; un general americain, Sullivan, cedant a la
passion, mit a l'ordre du jour que les _allies les avaient abandonnes_.
La Fayette, dans cette position delicate, se conduisit a merveille; il
exigea de Sullivan que l'ordre du matin fut retracte dans celui du soir;
il ne souffrit pas qu'on dit devant lui un seul mot contre l'escadre.
Le point d'honneur qui d'ordinaire, dans la carriere de La Fayette, se
confondit avec le culte de la popularite, ici s'en separait, et il fut
pour le point d'honneur au risque de perdre sa popularite. Tout cela est
bien; mais ecoutons Washington, appreciant, sans s'etonner, la nature
humaine sous les diverses formes de gouvernement, et n'etant pas
idolatre ni dupe de cette forme plus libre, pour laquelle il combat et
qu'il prefere: "Laissez-moi vous conjurer, mon cher marquis, de ne pas
attacher trop d'importance a d'absurdes propos tenus peut-etre sans
reflexion et "dans le premier transport d'une esperance trompee. Tous
ceux qui raisonnent reconnaitront les avantages que nous devons a
la flotte francaise et au zele de son commandant; mais, dans un
gouvernement libre et republicain, vous ne pouvez comprimer la voix
de la multitude; chacun parle comme il pense, ou pour mieux dire sans
penser, et par consequent juge les resultats sans remonter aux causes...
C'est la nature de l'homme que de s'irriter de tout ce qui dejoue une
esperance flatteuse et un projet favori, et c'est une folie trop commune
que de condamner sans examen."

Comme complement et correctif de ce jugement de Washington sur les
gouvernements republicains, il convient de rapprocher ce passage d'une
lettre de lui a La Fayette, ecrite plusieurs annees apres (25 juillet
1785): il s'agit de la necessite qui se faisait generalement sentir a
cette epoque, parmi les negociants du continent americain, d'accorder au
Congres le pouvoir de statuer sur le commerce de l'Union: "Ils sentent
la necessite d'un pouvoir regulateur, et l'absurdite du systeme qui
donnerait a chacun des Etats le droit de faire des lois sur cette
matiere, independamment les uns des autres. Il en sera de meme, apres
un certain temps, sur tous les objets d'un commun interet. Il est
a regretter, je l'avoue, qu'il soit toujours necessaire aux Etats
democratiques de _sentir_ avant de pouvoir _juger_. C'est ce qui fait
que ces gouvernements sont lents. Mais a la fin le peuple revient au
vrai." Oui, au vrai en tout ce qui le touche directement comme interet.
En ce qui est du reste, il n'y a aucune necessite, et il y a meme
tres-peu de chances pour que le vrai triomphe parmi le grand nombre et
pour qu'on s'en soucie[71].

[Note 71: Ce n'est point par occasion et par accident que Washington
exprime cette idee sur les tatonnements et les _a-peu-pres_ qui sont
la loi du regime democratique; il y revient en maint endroit dans ses
lettres a La Fayette, et non pas evidemment sans dessein. Ainsi encore a
propos des tiraillements interieurs qui, apres la conclusion de la
paix et avant l'etablissement de la Constitution federale, allaient a
deconsiderer l'Amerique aux yeux de l'Europe attentive et surtout des
cours mefiantes: "Malheureusement pour nous, ecrit Washington (10 mai
1786), quoique tous les recits soient fort exageres, notre conduite leur
donne quelque fondement. C'est un des inconvenients des gouvernements
democratiques, que le peuple, qui ne juge pas toujours et se trompe
frequemment, est souvent oblige de subir une experience, avant d'etre en
etat de prendre un bon parti. Mais rarement les maux manquent de porter
avec eux leur remede. Toutefois, on doit regretter que les remedes
viennent si lentement, et que ceux qui voudraient les employer a temps
ne soient pas ecoutes avant que les hommes aient souffert dans leurs
personnes, dans leurs interets, dans leur reputation." Washington,
persuade de l'avantage du gouvernement democratique avec ces reserves,
me convaincrait plus, je l'avoue, que La Fayette persuade de
l'excellence de la forme sans reserve.]

La Fayette en etait a ses illusions. Je sais la part qu'il faut faire au
feu de la jeunesse, et lui-meme, quand il revient, pour la raconter, sur
cette epoque, il semble parler de quelque exces que l'age aurait tempere
et gueri. Mais c'est a la fois bon gout et une autre sorte d'illusion
que de faire par endroits bon marche de soi-meme dans le passe; quand on
a un trait vivement prononce dans la jeunesse, il est rare qu'il ne dure
pas, qu'il ne revienne pas en se creusant, bien qu'on veuille le croire
efface[72]. Il en est de meme de certaines idees si ancrees qu'elles
semblent moins tenir a l'intelligence qu'au caractere. D'ailleurs La
Fayette, comme chacun sait et comme Charles X le disait agreablement
(qui se connaissait en immuabilite), La Fayette est un des hommes qui
jusqu'a la fin ont le moins change.

[Note 72: Se rappeler la belle Epitre morale de Pope sur le
_caractere des hommes_, et le passage si vrai sur la _passion maitresse
et dominante_.]

Je ne puis m'empecher, chemin faisant, de relever encore en La Fayette
tout ce qui se denote dans le sens precedent, tout ce que trahit, en
chaque occasion, son ame avide d'estime et honorablement chatouilleuse.
Des que la France se declare pour l'Amerique, il pense a quitter les
drapeaux americains pour rejoindre ceux de son pays: "J'avais fait le
projet, ecrit-il au duc d'Ayen, aussitot que la guerre se declarerait,
d'aller me ranger sous les etendards francais; j'y etais pousse par la
crainte que l'ambition de quelque grade, ou l'amour de celui dont je
jouis ici, ne parussent etre les raisons qui m'avaient retenu. Des
sentiments si peu patriotiques sont bien loin de mon coeur."Mais il
ne lui suffit pas que ces sentiments soient loin de son coeur; il ne
saurait souffrir qu'on les lui put attribuer. Tel est le La Fayette
primitif, avant que les lecons si positives de la Revolution francaise
et l'exemple des egarements de l'opinion soient venus le moderer a la
surface bien plus que le modifier profondement. Les anciens chevaliers,
les gentilshommes francais avaient pour culte l'honneur. Chevalier et
gentilhomme, La Fayette eut, autant qu'aucun, cet ideal delicat; mais
il arriva au moment ou il allait y avoir confusion et transformation
de l'idole de l'honneur en cette autre idole de la popularite, et il
devanca ce moment. Au lieu de viser, comme les simples et fideles
gentilshommes, a la bonne opinion de ses pairs, il visa a la bonne
opinion de tout le monde, de ce qu'on appelait le peuple, c'est-a-dire
de ses pairs aussi; il y avait, certes, de la nouveaute et de la
grandeur d'ame dans cette ambition, dut-il y entrer quelque meprise.
Quand il revient pour la premiere fois d'Amerique, La Fayette, recu,
complimente a la cour, exile pour la forme, est fete a Paris. Les
ministres le consultent, les femmes l'embrassent[73], la reine lui
fait avoir le regiment de Royal-dragons. Cependant on se lasse, comme
toujours; les baisers cessent: "Les temps sont un peu changes, ecrit-il
(trois ou quatre ans apres), mais il me reste ce "que j'aurais choisi,
la _faveur populaire_ et la tendresse des personnes que j'aime." Cette
faveur populaire, qui sonnait si flatteusement a son oreille, et qui
representait pour lui ce qu'etait l'honneur a un Bayard, fut jusqu'a la
fin son idole favorite. Il la sacrifia dans certains cas a ce qu'il crut
de son devoir et de ses serments (ce qui est tres-meritoire); mais, par
une sorte d'illusion propre aux amants, il ne crut jamais la sacrifier
tout entiere ni la perdre sans retour; il mourut bien moins en la
regrettant qu'en la croyant posseder encore.

[Note 73: Les annees en s'ecoulant permettent bien des choses. Le duc
de Laval, parlant de M. de La Fayette et de ses bonnes fortunes dans
sa jeunesse, disait en begayant et de l'air le plus serieux: "M. de La
Fayette a eu madame de Simiane; et madame de Simiane! ce n'etait pas
chose facile: ne l'avait pas qui voulait!" Il paraissait faire plus de
cas de lui pour cette conquete que pour toutes celles de 89.]

Dans cette meme guerre d'Amerique, a son second voyage (1780), La
Fayette arrive a Boston, precedant de peu l'escadre francaise qui amene
les troupes de M. de Rochambeau; c'est un secours qu'il a obtenu de
Versailles a l'insu de l'Amerique et par son credit personnel. Mais le
corps francais est peu considerable; pendant toute la campagne de 1780,
M. de Rochambeau croit devoir rester a Rhode-Island. La Fayette s'en
impatiente et lui ecrit tout naturellement: "Je vous l'avouerai en
confidence, au milieu d'un pays etranger, mon amour-propre souffre de
voir les Francais bloques a Rhode-Island, et le depit que j'en ressens
me porte a desirer qu'on opere." Il y avait mele quelque premiere
vivacite envers M. de Rochambeau, qu'il retracte. Rochambeau lui repond,
et on remarque cette phrase, qui va juste a l'adresse de ce meme
sentiment d'honorable susceptibilite auquel nous avons vu deja
Washington repondre: "C'est toujours bien fait, mon cher marquis, de
croire les Francais invincibles; mais je vais vous confier un grand
secret d'apres une experience de quarante ans: Il n'y en a pas de plus
aises a battre, quand ils ont perdu la confiance en leur chef; et ils
la perdent tout de suite, quand ils ont ete compromis a la suite de
l'ambition particuliere et personnelle." La Fayette alors se retourne
vers Washington, et sollicite de lui une certaine expedition dont
il precise les bases, qui aurait de l'eclat, dit-il, des avantages
probables pour le moment et un immense pour l'avenir; qui, enfin, si
elle ne reussit pas, n'entraine pas de suites fatales. Washington
repond: "Il est impossible, mon cher marquis, de desirer plus ardemment
que je ne fais, de terminer cette campagne par un coup heureux; mais
nous devons plutot consulter nos moyens que nos desirs, et ne pas
essayer d'ameliorer l'etat de nos affaires par des tentatives dont le
mauvais succes les ferait empirer. Il faut deplorer que l'on ait mal
compris notre situation en Europe; mais, pour tacher de recouvrer notre
reputation, nous devons prendre garde de la compromettre davantage."
On voit que chacun reste dans son role; mais ces roles divers se
reproduisent trop frequemment dans la suite des evenements, pour qu'on
les puisse attribuer a la seule difference des ages. Or, ce qui est du
caractere persiste, se recouvre peut-etre, mais se creuse assurement
plutot que de diminuer, avec l'age. Le premier mobile de La Fayette est
l'_opinion_ dans le sens honorable, la gloire dans le sens antique,
le _los_ honnete. On peut acquerir plus tard de l'experience, de
l'habilete, de la finesse; on en acquiert, c'est inevitable; chacun a la
sienne en avancant dans la vie et a force de se mesurer aux epreuves.
Mais cette experience acquise, il est rare qu'on ne l'emploie pas
autour de sa qualite premiere fondamentale, qu'on ne la mette pas
preferablement au service de son premier tour de caractere, quand il
est decisif et dominant. J'essaie de saisir et d'indiquer dans ses
fondements l'idee qui est devenue la vie meme de La Fayette et qui
est le mot de son role: la plus grande faveur populaire entourant et
couronnant aussi constamment que possible la plus grande vertu civique.
Cette conciliation en soi est assez difficile, et La Fayette l'a assez
bien atteinte pour qu'on ne puisse s'etonner que, la premiere jeunesse
passee, il s'y soit mele chez lui un peu d'art, un art toujours noble.

Dans cette premiere partie des Memoires et de la vie de La Fayette, a
cote de la jeune, enthousiaste et pure figure du disciple, est celle du
maitre, du veritable grand homme d'Etat republicain, de Washington.
A lire les details de la lutte commencante et les vicissitudes si
prolongees, si tiraillees, on comprend, a moins d'avoir un systeme de
philosophie de l'histoire preexistant, combien la destinee de l'Amerique
du Nord etait liee a lui, et combien, un homme manquant, il pouvait de
ce cote ne pas se former d'empire.--On parlait de Washington: "C'est
un bien grand homme, disais-je, et les Memoires du general La Fayette
montrent que sans lui la revolution d'Amerique aurait pu de reste ne pas
reussir."--"Oui, repondit un philosophe,[74] il etait bien necessaire;
mais quand les choses sont mures, ces sortes d'hommes necessaires se
rencontrent toujours."--A la bonne heure! aurait-on pu repliquer; mais
n'est-ce pas que, lorsqu'ils ne se presentent point, on aime a croire
que c'est que les choses et les idees n'etaient pas encore mures?

[Note 74: M. le duc de Broglie.]

On connaissait deja quelques-unes des principales lettres de Washington
a La Fayette, que ce dernier avait communiquees; elles ont un genre de
beaute simple, sensee, calme, majestueuse, religieuse, qui eleve l'ame
et mouille par moments l'oeil de larmes. "Nous sommes a present, ecrit
Washington a La Fayette (avril 1783), un peuple independant, et nous
devons apprendre la tactique de la politique. Nous prenons place parmi
les nations de la terre, et nous avons un caractere a etablir. Le temps
montrera comment nous aurons su nous en acquitter. Il est probable, du
moins je le crains, que la politique locale des Etats interviendra trop
dans le plan de gouvernement qu'une sagesse et une prevoyance degagees
de prejuges auraient dicte plus large, plus liberal; et nous pourrons
commettre bien des fautes sur ce theatre immense, avant d'atteindre a
la perfection de l'art..." Mais la lettre tout a fait monumentale et
historique est celle qui a pour date: _Mount-Vernon_, 1er _fevrier_
1784, aussitot apres la resignation du commandement: "Enfin, mon cher
marquis, je suis a present un simple citoyen sur les bords du Potomac, a
l'ombre de ma vigne et de mon figuier..." On est dans Plutarque, on est
a la fois dans la realite moderne. Washington ne fut pas laisse trop
longtemps a l'ombre de son figuier. Appele en 1789 a la presidence, il
fut le premier a fonder, a pratiquer le gouvernement au sein du pays
qu'il avait deja sauve et fonde dans son existence meme. Homme unique
dans l'histoire jusqu'a ce jour, homme de gouvernement, de pouvoir, de
direction nationale et sociale, et en meme temps homme de liberte, d'une
integrite morale inalterable. Depuis et avant Cesar jusqu'a Napoleon,
tout ce qui a brille et influe en tete des nations, grand roi ou grand
ministre, n'a songe et n'est parvenu a reussir qu'a l'aide d'une dose de
machiavelisme plus ou moins mal dissimulee, tellement qu'on est en
droit de se demander si le contraire est possible et si l'entiere vertu
n'apporte pas son obstacle, son echec avec elle. On n'a pour opposer
veritablement a cette triste vue que le nom de Washington, qui
va rejoindre a travers les siecles ces noms presque fabuleux des
Epaminondas et des heros de la Grece. Il est vrai que Washington, grand
homme qui parait avoir ete de nature a pouvoir suffire a toutes les
situations, n'a eu a operer que chez des nations encore simples, au
sein d'une societe en quelque sorte elementaire. Qu'aurait-il pu,
qu'aurait-il refuse de faire dans un premier role, au sein d'une vieille
nation brillante et corrompue? En disant _non_ a certains moyens,
n'aurait-il pas abdique le pouvoir des le second jour? Nul n'est en
mesure de demontrer le contraire; l'autorite de ce bel et unique exemple
reste donc en dehors, a part, une exception non concluante, et je ne
puis dire de la vie de Washington ce que le poete a dit de la chute d'un
grand coupable politique:

  Abstulit hunc tandem Rufini poena tumultum
  Absolvitque Deos.[75]

[Note 75: En repassant pourtant l'histoire, je m'arrete avec
meditation sur ces grands noms consolateurs de Charlemagne et de saint
Louis; et s'ils n'emportent pas la balance, ils empechent le desespoir.]

En 1784, La Fayette en est deja a son troisieme voyage d'Amerique: ce
voyage de 1784, au commencement de la paix, fut un triomphe touchant
et merite qui ouvre pour lui cette serie de marches unanimes et de
processions populaires, dont il fut si souvent le heros et le drapeau.
De retour en Europe, les annees suivantes se passerent pour lui
en succes de toutes sortes, en voyages dans les diverses cours,
tres-amusants et qu'il raconte a ravir, en projets politiques et en
applications serieuses de son metier de republicain. La Fayette partage
et devance le mouvement irresistible et confiant qui poussait la societe
d'alors vers une revolution universelle. Ce qui me frappe, ce n'est pas
tant qu'il croie, comme les plus habiles engages dans le premier moment,
a l'excellence des moyens nouveaux et a leur efficacite immediate.
Cela pourtant va un peu loin; Washington le sent, et, a propos de ses
louables efforts pour la rehabilitation civile des Protestants, il lui
ecrit, des 1785, ces paroles d'une intention plus generale: "Mes
voeux les plus ardents accompagneront toujours vos entreprises; mais
souvenez-vous, mon cher ami, que c'est une partie de l'art militaire que
de reconnaitre le terrain avant de s'y engager trop avant. On a souvent
plus fait par les approches en regle que par un assaut a force ouverte.
Dans le premier cas, vous pouvez faire une bonne retraite; dans le
second, vous le pouvez rarement si vous etes repousse." Mais, encore une
fois, cet entrainement enthousiaste a ete trop manifeste chez tous ceux
qui ont pris part au premier assaut contre l'ancien regime, pour qu'en
le remarquant chez La Fayette on y voie alors autre chose qu'un surcroit
d'emulation civique et de zele, une intrepidite d'avant-garde avec les
dehors du sang-froid. Ce qui me frappe donc, c'est la suite, c'est la
persistance plus intrepide de sa foi aux memes moyens generaux, et sa
meconnaissance prolongee de ce qu'avait de special le caractere de la
nation francaise par opposition a l'americaine. Que La Fayette, en 87,
a l'epoque de l'Assemblee des notables, se trouvant chez le duc
d'Harcourt, gouverneur du Dauphin, avec une societe qui discutait quels
livres d'histoire il fallait mettre dans les mains du jeune prince, ait
dit: "Je crois qu'il ferait bien de commencer son histoire de France
a l'annee 1787," le mot est juste et piquant dans la situation, et
d'accord avec le voeu universel d'alors, dont c'etait une redaction
vivement abregee. Mais en rayant toute une histoire de rois, on ne raye
pas aussi aisement un caractere de peuple. Et comment le La Fayette
de 89 a 91, le general de la force armee a Paris, le La Fayette des
insurrections qu'il contenait a peine, des faubourgs qu'il ne commandait
qu'en les conduisant, comment ce La Fayette n'a-t-il pas senti sous lui
et au poitrail de son cheval le meme peuple orageux et mobile, heroique
et.. mille autres choses a la fois, peuple de la Ligue et de la Fronde,
peuple de l'entree de Henri IV et de l'entree de Louis XVI, peuple
des _Trois Jours_, je le sais, mais aussi de bien des jours assez
dissemblables, j'ose le croire? Or ce peuple-la de Paris n'etait
lui-meme qu'une des varietes de la grande nation. On oublie trop, en
traitant, soit avec les individus, soit avec les nations, ce qui est du
fond de leur caractere; a la faveur de quelques compliments de forme, ou
resonnent les mots d'_honorable_, de _loyal_, on aime de part et d'autre
a se dissimuler cela; c'est comme quelque chose d'immuable au fond et de
fatal; il semble que ce soit desagreable et humiliant de se l'avouer.
Homme et nation, on suppose volontiers qu'on se convertit du tout au
tout. Or, le caractere d'une nation, modifiable tres-lentement a travers
les siecles, toujours tres-particulier, est moins changeable encore que
celui d'un individu, lequel lui-meme ne se change guere. Plus il y a
grand nombre, et moins il y a chance a la lutte de la volonte morale
contre le penchant, plus il y a fatalite et triomphe de la force
naturelle. Le caractere, quelquefois masque chez les nations, comme chez
les individus, par les moments de grande passion, reparait toujours
apres[76].

[Note 76: Lord Chesterfield en son temps disait a Montesquieu:
"Vous autres Francais, vous savez elever des barricades, mais pas de
barrieres."]

La Fayette, non-seulement d'abord, mais continuellement et jusqu'a la
fin, a paru negliger dans la question sociale et politique cet _element
constant_, ou du moins tres-peu variable, donne par la nature et
l'histoire, a savoir, le caractere de la nation francaise. Il n'a
jamais vu ou voulu voir que l'homme en general, et non pas l'homme des
moralistes, celui de La Rochefoucauld et de La Bruyere, mais l'homme des
droits, l'homme abstrait. En juillet 1815, entre Waterloo et la seconde
rentree des Bourbons, il prit le plus grand interet[77], comme on sait, a
la Declaration de la Chambre des representants. "Cette piece admirable,
ecrit-il avec raison en s'y reconnaissant, presente ce que la France a
voulu constamment depuis 89 et ce qu'elle voudra toujours jusqu'a ce
qu'elle l'ait obtenu." Et il ajoute: "Ceux qui accusent les Francais de
legerete devraient penser qu'au bout de vingt-six ans de revolution ils
se retrouvent dans les memes dispositions qu'ils manifesterent a son
commencement." Mais, en supposant que les Francais de 1815 aient ete
assez unanimes sur cette Declaration avec la Chambre des representants
(ce que rien ne prouve) pour ne pas etre accuses de legerete, n'etait-ce
donc pas trop deja, au point de vue de La Fayette, qu'apres avoir ete
les Francais de 89, ils eussent ete ceux du Directoire, ceux du 18
brumaire, du couronnement et des pompes idolatriques de l'Empire? N'en
voila-t-il pas plus qu'il ne fallait pour croire encore au vieux defaut
national, a la legerete? On trouvera peut-etre que j'insiste trop sur
cette illusion de La Fayette, sur cette vue obstinee et incomplete,
selon laquelle il ne cessait de decouper dans l'etoffe ondoyante de
l'homme et du Francais l'exemplaire uniforme de son citoyen. Mais, dans
l'etude du caractere, j'_injecte_ de mon mieux, pour la dessiner aux
regards, la veine ou l'artere principale. Je veux tout dire, d'ailleurs,
de ma pensee: tout n'etait pas illusoire dans cette vue perseverante,
et, pour mieux aboutir a sa fin, il fallait peut-etre ainsi qu'elle se
resserrat. La Fayette avait attache de bonne heure son honneur et son
renom au triomphe de certaines idees, de certaines verites politiques;
cela etait devenu sa mission, son role special, dans les divers actes de
notre grand drame revolutionnaire, de reparaitre droit et fixe avec
ces articles ecrits sur le meme drapeau. Qu'a defaut de triomphe on
ne perdit pas de vue drapeau et articles inscrits, avec lesquels il
s'identifiait, c'est ce qu'il voulait du moins. Ce qu'il avait declare
en 89, il le rappelle donc et le maintient en 1800, il le proclame en
1815, il le deploie encore en 1830; et, en definitive, aout 1830 en
a realise assez, dans la lettre sinon dans l'esprit, pour que sa vue
perseverante ait ete justifiee historiquement. Dans sa longue et ferme
attente, tout ce qui pouvait etre etranger au triomphe du drapeau, et en
amoindrir ou en retarder l'inauguration, La Fayette ne le voyait pas,
et peut-etre il ne le desirait pas voir. Son langage etait fait a son
dessein. Un precepte qu'il ne faut jamais perdre de vue en politique,
c'est, quelque idee qu'on ait des hommes, d'avoir l'air de les respecter
et de faire estime de leur sens, de leur caractere; on tire par la d'eux
tout le bon parti possible; et si l'on y veut mettre cette louable
intention, on les peut mouvoir dans le sens de leurs meilleurs
penchants. La Fayette, qui s'etait voue, comme a une specialite, au
triomphe de quelques principes genereux, a pu ne dire dans sa longue
carriere et ne paraitre connaitre de la majorite des hommes, meme apres
l'experience, que ce qui convenait au noble but ou il les voulait
porter. C'a ete une des conditions de son role, en le definissant comme
je viens de le faire; et si c'en a ete un des moyens, il n'a rien eu que
de permis.

[Note 77: Il y aurait pris la plus grande part, s'il n'avait ete en
ce moment a Haguenau: il y adhera tres-vivement a son retour.]

En m'exprimant de la sorte, en toute liberte, je n'ai pas besoin de
faire remarquer combien le point de vue du politique et celui du
moraliste sont inverses, l'un songeant avant tout aux resultats et au
succes, l'autre remontant sans cesse aux motifs et aux moyens.

Sans pretendre suivre en detail La Fayette dans son personnage
politique a dater de 89, j'aurai pourtant a parcourir ses Memoires
pour l'appreciation de quelques-uns de ses actes, pour le releve de
quelques-uns de ses portraits anecdotiques ou de ses jugements. Mais
aujourd'hui j'aime mieux tirer par anticipation, des trois derniers
volumes non publies, et qui vont tres-prochainement paraitre, de belles
pages d'un grand ton historique, qui succedent a de tres-interessants et
tres-varies recits, le tout composant un chapitre intitule _Mes rapports
avec le premier Consul_. Cet ecrit, commence avant 1805, a la priere du
general Van Ryssel, ami de La Fayette, ne fut acheve qu'en 1807 et resta
dedie au patriote hollandais, mort dans l'intervalle. Ces pages, datees
de Lagrange, meditees et tracees a une epoque de retraite, d'oubli et
de parfait desinteressement, loin des rumeurs de l'idole populaire, y
gagnent en elevation et en etendue. J'en extrais toute la conclusion[78]:

[Note 78: Malgre la longueur, je n'ai pas voulu priver le lecteur de
cette reproduction textuelle; les citations decoupees par la critique
dessinent l'homme mieux que si l'on renvoyait au livre. La bonne
critique n'est souvent qu'une bordure.--Et puis, en me livrant tout a
l'heure a mon extreme analyse, je comptais bien en corriger a temps
l'impression, en recouvrir la minutie un peu severe, par l'effet de ce
large morceau, devenu en tout necessaire au complement de ma pensee et a
la proportion de mon jugement.]

    "Guerre et politique, voila deux champs de gloire ou Bonaparte
    exerce une grande superiorite de combinaisons et de caractere; non
    qu'il me convienne comme a ses flatteurs de lui attribuer cette
    force nationale primitive qui naquit avec la Revolution et qui,
    indomptable sous les chefs les plus mediocres, valut tant de
    triomphes aux grands generaux, ou que je voulusse oublier quand et
    par qui furent faites la plupart des conquetes qui ont fixe les
    limites de la France; mais, parmi tant de capitaines qui ont releve
    la gloire de nos armes, il n'en est aucun qui puisse presenter un si
    brillant faisceau de succes militaires. Personne, depuis Cesar, n'a
    autant montre cette prodigieuse activite de calcul et d'execution
    qui, au bout d'un temps donne, doit assurer a Bonaparte l'avantage
    sur ses rivaux. Permettons-lui, sous ce rapport, d'en vouloir un
    peu a la philosophie moderne qui tend a desenchanter le monde du
    prestige des conquetes, et qui, modifiant l'opinion de l'Europe et
    le ton de l'histoire, fait demander quelles furent les vertus d'un
    heros, et de quelle maniere la victoire influa sur le bien-etre des
    nations.

    "Ce n'est pas non plus dans les nobles regions de l'interet general
    qu'il faut chercher la politique de Bonaparte. Elle n'a d'objet,
    comme on l'a dit, que _la construction de lui-meme_; mais le feu
    sombre et devorant d'une ambition bouillante et neanmoins dirigee
    par de profonds calculs a du produire de grandes conceptions, de
    grandes actions, et augmenter l'eclat et l'influence de la nation
    dont il a besoin pour commander au monde. Ce monde etait d'ailleurs
    si pitoyablement gouverne, qu'en se trouvant a la tete d'un
    mouvement revolutionnaire dont les premieres impulsions furent
    liberales et les deviations atroces, Bonaparte, dans sa marche
    triomphante, a necessairement amene au dehors des innovations
    utiles, et en France des mesures reparatrices, au lieu de la
    demagogie feroce dont on avait craint le retour. Beaucoup de
    persecutions ont cesse, beaucoup d'autres ont ete redressees; la
    tranquillite interieure a ete retablie sur les ruines de l'esprit
    de parti; et si l'on suivait les derniers resultats de l'influence
    francaise en Europe, on verrait qu'il s'exerce continuellement une
    force de choses nouvelle qui, en depit de la tendance personnelle du
    chef, rapproche les peuples vaincus des moyens d'une liberte future.

    "Il est assez remarquable que ce puissant genie, maitre de tant
    d'Etats, n'ait ete pour rien dans les causes premieres de leur
    renovation. Etranger aux mutations de l'esprit public du dernier
    siecle, il me disait: "Les adversaires de la Revolution n'ont rien a
    me reprocher; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune."

    "Cette fortune date du siege de Toulon; le general Carteaux lui
    ecrivait alors en style du temps: "A telle heure, six chevaux de
    poste, ou la mort." Il me racontait un jour comment des bandes de
    brigands deguenilles arrivaient de Paris dans des voitures dorees,
    pour former, disait-on, l'esprit public. Denonce lui-meme avec sa
    famille, apres le 9 thermidor, comme terroriste, il vint se plaindre
    de sa destitution; mais Barras l'avait distingue a Toulon et
    l'employa au 13 vendemiaire: "Ah! disait-il a Junot en voyant passer
    ceux qu'il allait combattre, si ces gaillards-la me mettaient a leur
    tete, comme je ferais sauter les representants!" Il epousa ensuite
    madame de Beauharnais et eut le commandement d'Italie. Son armee
    devint l'appui des jacobins, en opposition aux troupes d'Allemagne,
    qu'on appelait _les Messieurs_; les campagnes a jamais celebres de
    cette armee couvrirent de lauriers chaque echelon de la puissance
    du chef. On connait son influence sur le 18 fructidor, qui porta le
    dernier coup aux assemblees nationales; Bonaparte n'en dit pas
    moins, a son retour, dans un discours d'apparat, que "cette annee
    commencait l'ere des gouvernements representatifs." Les partis
    opprimes esperaient qu'il allait modifier la rigueur des temps; il
    ne tenta rien pour eux ni pour lui. Contrarie dans une conference
    avec les Directeurs, il offrit sa demission La Revelliere et Rewbell
    l'accepterent, Barras la lui rendit, et le vainqueur de l'Italie se
    crut heureux de courir les cotes pour etre hors de Paris, et d'etre
    envoye de France en Egypte, ou il emmena la fleur de nos armees. Ses
    idees se tournerent alors vers l'Asie, dont l'ignorante servitude,
    comme il l'a souvent dit depuis, flattait son ambition. Arrete a
    Saint-Jean-d'Acre par Philippeaux, son ancien camarade, il regagna
    l'Egypte ou, apprenant les revers de nos armees en Europe, et apres
    avoir recu une lettre de son frere Joseph portee par un Americain,
    il s'embarqua secretement pour retourner en France; mais il
    n'y arriva que lorsque nos drapeaux etaient redevenus partout
    victorieux.

    "Cependant sa fortune ne l'abandonnait pas. Un des tristes resultats
    de tant de violences precedentes avait ete la necessite generalement
    reconnue d'un coup d'Etat de plus pour sauver la liberte et l'ordre
    social. Plusieurs projets analogues au 18 brumaire furent proposes
    en quelque sorte au rabais, quoique sans fruit, a divers generaux.
    On y distinguait surtout le besoin de chacun de ne chercher des
    secours que la ou les souvenirs du passe trouveraient une sanction.
    Au nom de Bonaparte, toute attente se tourna vers lui. Rayonnant de
    gloire, plus imposant par son caractere que par sa moralite, doue de
    qualites eminentes, vante par les jacobins lorsqu'ils croyaient le
    moins a son retour, il offrait a d'autres le merite d'avoir prefere
    la republique a la liberte, Mahomet a Jesus-Christ, l'Institut au
    generalat; on lui savait gre ailleurs de ses egards pour le pape, le
    clerge et les nobles, d'un certain ton de prince et de ces gouts de
    cour dont on n'avait pas encore mesure la portee. Le Directoire,
    divise, deconsidere, le laissa d'autant plus facilement arriver, que
    Barras le regardait encore comme son protege, et que Sieyes esperait
    en faire son instrument. Il n'eut plus, des lors, qu'a se decider
    entre les partis, leurs offres, ses promesses, et, parmi ceux qui se
    mirent en avant, tout bon citoyen eut fait le meme choix que lui. On
    peut s'etonner que, dans la journee de Saint-Cloud, Bonaparte ait
    paru le plus trouble de tous; qu'il ait fallu pour le ranimer un
    mot de Sieyes, et, pour enlever ses troupes, un discours de Lucien;
    mais, depuis ce moment, tous ses avantages ont ete combines, saisis
    et assures avec une suite et une habilete incomparables.

    "Ce n'est pas, sans doute, cette absolue prevoyance de tous les
    temps, cette creation precise de chaque evenement, auxquelles
    le vulgaire aime a croire comme aux sorciers. Les plus vils
    usurpateurs, et jusqu'a Robespierre, en ont eu momentanement le
    renom; mais, en se livrant a l'ambition "d'aller, comme il disait
    lui-meme a Lally, toujours en avant, et le plus loin possible," ce
    qui rappelle le mot de Cromwell, Bonaparte a reuni au plus haut
    degre quatre facultes essentielles: calculer, preparer, hasarder
    et attendre. Il a tire le plus grand parti de circonstances
    singulierement convenables pour ses moyens et ses vues, du degout
    general de la popularite, de la terreur des emotions civiles, de la
    preponderance rendue a la force militaire, ou il porte a la fois le
    genie qui dirige les troupes et le ton qui leur plait; enfin, de la
    situation des esprits et des partis qui laissait craindre aux uns
    la restauration des Bourbons, aux autres la liberte publique, a
    plusieurs l'influence des hommes qu'ils ont hais ou persecutes,
    a presque tous un mouvement quelconque, et l'obligation de se
    prononcer. Tout cela ne lui donnait, a la verite, la preference
    de personne, mais lui assurait, suivant l'expression de madame de
    Stael, "les secondes voix de tout le monde." Il a plus fait encore:
    il s'est empare avec un art prodigieux des circonstances qui lui
    etaient contraires; il a profite a son gre des anciens vices et des
    nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions
    de l'Europe; il s'est mele, par ses emissaires, a toutes les
    coalitions, a tous les complots dont la France ou lui-meme pouvaient
    etre l'objet; au lieu de les divulguer ou de les arreter, il a su
    les encourager, les faire aboutir utilement pour lui, hors de propos
    pour ses ennemis, les dejouant ainsi les uns par les autres, se
    faisant de toutes personnes et de toutes choses des instruments et
    des moyens d'agrandissement ou de pouvoir.

    "Bonaparte, mieux organise pour le bonheur public et pour le sien,
    eut pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinees
    du monde et se placer a la tete du genre humain. On doit plaindre
    l'ambition secondaire qu'il a eue, dans de telles circonstances,
    de regner arbitrairement sur l'Europe; mais, pour satisfaire cette
    manie geographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a
    fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et
    physiques, il a fallu appliquer tout le genie du machiavelisme a la
    degradation des idees liberales et patriotiques, a l'avilissement
    des partis, des opinions et des personnes; car celles qui se
    devouent a son sort n'en sont que plus exposees a cette double
    consequence de son systeme et de son caractere; il a fallu joindre
    habilement l'eclat d'une brillante administration aux sottises,
    aux taxes et aux vexations necessaires a un plan de despotisme, de
    corruption et de conquete, se tenir toujours en garde contre
    l'independance et l'industrie, en hostilite contre les lumieres, en
    opposition a la marche naturelle de son siecle; il a fallu chercher
    dans son propre coeur a se justifier le mepris pour les hommes, et
    dans la bassesse des autres a s'y maintenir; renoncer ainsi a
    etre aime, comme par ses variations politiques, philosophiques et
    religieuses, il a renonce a etre cru; il a fallu encourir la
    malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit
    d'etre mecontents de lui, de ceux qu'il a rendus mecontents
    d'eux-memes, de ceux qui, pour le maintien et l'honneur des bons
    sentiments, voient avec peine le triomphe des principes immoraux; il
    a fallu enfin fonder son existence sur la continuite du succes, et,
    en exploitant a son profit le mouvement revolutionnaire, oter aux
    ennemis de la France et se donner a lui-meme tout l'odieux de ces
    guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l'etablissement de
    sa puissance et de sa famille.

    "Quel sera pour lui pendant sa vie, et surtout dans la posterite, le
    resultat definitif du defaut d'equilibre entre sa tete et son coeur?
    Je suis porte a n'en pas bien augurer; mais je n'ai voulu, dans cet
    apercu de sa conduite, qu'expliquer de plus en plus la mienne; elle
    ne peut etre imputee a aucun sentiment de haine ou d'ingratitude.
    J'avais de l'attrait pour Bonaparte; j'avoue meme que, dans mon
    aversion de la tyrannie, je suis plus choque encore de la soumission
    de tous que de l'usurpation d'un seul. Il n'a tenu qu'a moi de
    participer a toutes les faveurs compatibles avec son systeme.
    Beaucoup d'hommes ont concouru a ma delivrance: le Directoire qui
    ordonna de nous reclamer; les Directeurs et les ministres qui
    recommanderent cet ordre; le collegue plenipotentiaire qui s'en
    occupa; certes, autant que lui, tant d'autres qui nous servirent de
    leur autorite, de leur talent, de leur devouement; il n'en est
    point a qui j'aie temoigne avec autant d'eclat et d'abandon une
    reconnaissance sans bornes, sans autres bornes du moins que mes
    devoirs envers la liberte et la patrie. Pret, en tous temps et en
    tous lieux, a soutenir cette cause avec qui et contre qui que ce
    soit, j'eusse mieux aime son influence et sa magistrature que toute
    autre au monde: la s'est arretee ma preference. Les voeux qu'il
    m'est penible de former a son egard se tourneraient en imprecations
    contre moi-meme, s'il etait possible qu'aucun instant de ma vie
    me surprit, dans les intentions anti-liberales auxquelles il a
    malheureusement prostitue la sienne."

On ne doit pas separer de ce morceau l'eloquente dedicace qui le
termine:

    "J'en atteste vos manes, o mon cher Van Ryssel! a chaque pas de
    votre honorable carriere, trop courte pour notre affection et nos
    regrets, mais longue par les annees, par les services, par les
    vertus; en paix, en guerre, en revolution, puissant, proscrit ou
    reintegre, vous n'avez jamais cesse d'etre le plus noble et le
    plus fidele observateur de la justice et de la verite! Apres avoir
    partage, au 18 brumaire, ma joie et mon espoir, vous ne tardates pas
    a reconnaitre la funeste direction du nouveau gouvernement, et le
    droit que j'avais de ne pas m'y associer; Bonaparte perdit
    par degres l'estime et la bienveillance d'un des plus dignes
    appreciateurs du patriotisme et de la vraie gloire; et cependant,
    avant d'oter a la Hollande jusqu'au nom de republique, la fortune
    semble avoir attendu, par respect, qu'elle eut perdu le plus grand
    et le meilleur de ses citoyens. C'est donc a votre memoire que je
    dedie cette lettre commencee autrefois pour vous. Et pourquoi ne
    croirais-je pas l'ecrire sous vos yeux, lorsque c'est au souvenir
    religieux de quelques amis, plus qu'a l'opinion de l'univers
    existant, que j'aime a rapporter mes actions et mes pensees, en
    harmonie, j'ose le dire, avec une telle consecration?"

J'ai parle du role et de ce qui s'y glisse inevitablement de factice
a la longue, meme pour les plus vertueux; mais ici la solitude est
profonde, la rentree en scene indefiniment ajournee; au sein d'une
agriculture purifiante, dans le sentiment triste et serein de
l'abnegation, en presence des amis morts, tout inspire la conscience et
l'affranchit; ces pages du prisonnier d'Olmuetz devenu le cultivateur
de Lagrange ont un accent fidele des males et simples paroles de
Washington; elles feront aisement partager a tout lecteur quelque chose
de l'emotion qui les dicta.


II

Ce fut une brillante epoque dans la vie de La Fayette que les annees qui
s'ecoulerent depuis la fin de la guerre d'Amerique jusqu'a l'ouverture
des Etats-generaux. Jeune et celebre, deja plein d'actions,
chevaleresque parrain de treize republiques, il parcourait et etudiait
l'Europe, les cours absolues, assistait aux revues et aux soupers du
grand Frederic, et, de retour en France, par ses liaisons, par ses
propos, par son attitude a l'Assemblee des notables, poussait hardiment
a des reformes, dont le seul mot, etonnement de la cour, electrisait le
public, et que rien ne compromettait encore. Pourtant cet intervalle de
jouissance, de repos et de preparation, eut son terme, et La Fayette,
a ses risques et perils dut rentrer dans la pratique active des
revolutions. Il est age de trente-deux ans en 89. Tout ce qui precede
n'a ete qu'un prelude; le plus serieux et le plus mur commence; la
gloire, jusque-la si pure et incontestee, du jeune general va subir de
terribles epreuves. Il s'agit, en effet, de la France et d'une vieille
monarchie, d'une cour a laquelle La Fayette est lie par sa naissance,
par des devoirs ou du moins par des egards obliges. De toutes parts il
s'agit pour lui de garder une difficile et presque impossible mesure,
d'etre republicain sans abjurer tout a fait son respect au trone, d'etre
du peuple sans insulter chez les autres ni en lui le gentilhomme. Or, La
Fayette, dans une telle complication que chaque pensee aisement acheve,
s'engagea sans hesiter, tout en droiture et comme naturellement. Si on
le prend a l'entree et a l'issue, on trouve que, somme toute et sauf
l'examen de detail, il s'en est tire, quant aux principes generaux et
quant a la tenue personnelle, a son honneur, a l'honneur de sa cause et
de sa morale en politique.

Ce n'est pas a dire qu'en aucun de ces difficiles moments ni lui ni son
cheval n'aient bronche.

Je ne discuterai pas les principaux faits de la vie de La Fayette depuis
89 jusqu'a sa sortie de France en aout 92; de telles discussions,
rebattues pour les contemporains, redeviendraient plus fastidieuses a
la distance ou nous sommes places; c'est a chaque lecteur, dans une
reflexion impartiale, a se former son impression particuliere. Les
reproches dont sa conduite a ete l'objet portent en double sens. Les uns
l'ont accuse de ne s'etre pas suffisamment oppose aux exces populaires
dans la nuit du 6 octobre, le 22 juillet precedent lors du massacre de
Foulon, et en d'autres circonstances; les autres l'ont, au contraire,
accuse, lui et Bailly, de sa resistance aux mouvements populaires
dans les derniers temps de l'Assemblee constituante, notamment de la
proclamation et de l'execution de la loi martiale au Champ-de-Mars,
le 17 juillet 91. Le fait est qu'apres la grande insurrection du 14
juillet, qui fondait l'Assemblee nationale, La Fayette n'en voulut plus
d'autres; mais qu'avant d'en venir a les combattre, a les reprimer, il
se preta quelquefois, pour les mitiger, a les conduire. Il y a bien
des annees, qu'enfant j'entendais raconter a l'un des gardes nationaux
presents aux journees des 5 et 6 octobre, le detail que voici, et qui
est a la fois une particularite et une figure. Le tocsin avait sonne
des le matin du 5 octobre, Paris etait en insurrection, les faubourgs
debouchaient en colonnes pressees, l'on criait: _A Versailles! a
Versailles!_ La Fayette, qui devait prendre la tete de la marche,
ne partait pas. Durant la matinee entiere et jusque tres-avant dans
l'apres-midi, sous un pretexte ou sous un autre, il avait tenu bon,
faisant la sourde oreille aux menaces comme aux exhortations. Bref,
apres des heures de fluctuation houleuse, tous les delais expires et la
foule ne se contenant plus, La Fayette a cheval, au quai de la Greve,
en tete de ses bataillons, ne bougeait encore, quand un jeune homme,
sortant du rang et portant la main a la bride de son cheval, lui dit:
"Mon general, jusqu'ici vous nous avez commandes; mais maintenant
c'est a nous de vous conduire...;" et l'ordre: _En avant!_ jusqu'alors
vainement attendu, s'echappa.

Le temoin veridique, de qui le mot m'est venu, n'en avait entendu que la
lettre, et n'en saisissait ni le poetique ni le figuratif. Depuis,
j'ai souvent repasse en esprit, comme le revers et l'ombre de bien des
ovations, cette humble image du commandant populaire[79]. Et celui-ci
etait le plus probe, le plus inflexible, passe une certaine ligne; il ne
cedait ici qu'en vue surtout de maintenir et de moderer. Si l'on ne
peut dire de lui qu'une fois la Revolution engagee, il ait domine les
evenements, s'il les a trop suivis ou (ce qui revient au meme) precedes
dans le sens de tout a l'heure, il en a ete l'instrument et le
surveillant le plus actif, le plus integre, le plus desinteresse; quand
ils ont voulu aller trop loin, a un certain jour, il leur a dit _non_,
et les a laisses passer sans lui, au risque d'en etre ecrase le premier;
en un mot, il a fait ses preuves de vertu morale. Mais a ce debut, il
y eut de longs moments d'acheminement, d'embarras, de composition
inevitable. L'indulgence qu'on a en revolution pour les moyens est
singuliere, tant que vos opinions ne sont pas depassees.

[Note 79: Au chant XXI de _l'Iliade_, Achille est represente
s'enfuyant a toutes jambes devant le Scamandre furieux et deborde:
"Comme lorsqu'un irrigateur, remontant sur la colline a une source aux
eaux noires, en veut amener le courant a travers les jeunes plants et
les enclos: tenant la houe en main, il aplanit l'obstacle et ouvre la
rigole ou l'eau court a l'instant: tous les cailloux s'entre-choquent
et s'agitent, le flot precipite resonne sur la pente, et _devance
celui meme qui le veut conduire_." Tels les chefs du peuple dans les
revolutions: qu'on aille au fond de cette comparaison gracieuse, on a la
leur image et comme leur devise.]

Au 22 juillet 89, La Fayette fit tout ce qui etait humainement possible
pour sauver Foulon et Berthier; le lendemain, il deposait a l'hotel de
ville son epee de commandant, fonde sur ce que les executions sanglantes
et illegales de la veille l'avaient trop convaincu _qu'il n'etait pas
l'objet d'une confiance universelle_; il ne consentit a la reprendre que
sur les instances les plus flatteuses et apres des temoignages unanimes.
Mais son impression sur ces attentats et quelques autres pareils qui,
ainsi qu'il le dit, ont trompe son zele et profondement afflige son
coeur, son impression d'honnete homme n'atteignit pas alors sa vue
politique, et ne detruisit pas du coup le charme qui ne cessa que plus
tard, lorsque le 10 aout dechira le rideau. Des prisons de Magdebourg,
en juin 93, La Fayette ecrivait a la princesse d'Henin: "Le nom de mon
malheureux ami La Rochefoucauld se presente toujours a moi... Ah! voila
le crime qui a profondement ulcere mon coeur! La cause du peuple ne
m'est pas moins sacree; je donnerais mon sang goutte a goutte pour elle;
je me reprocherais chaque instant de ma vie qui ne serait pas uniquement
devoue a cette cause; _mais le charme est detruit_..." Et plus loin il
parle encore de l'injustice du peuple, qui, sans diminuer son devouement
a cette cause, a detruit pour lui cette _delicieuse sensation du sourire
de la multitude_. Ainsi, avant le 10 aout, avant la proscription et le
massacre de ses amis, et meme apres que Foulon eut ete dechire devant
ses yeux et malgre ses efforts, avec les circonstances qu'on peut lire
dans les _Memoires_ de Ferrieres, le charme subsistait encore pour La
Fayette; il fallait que La Rochefoucauld fut massacre a Gisors pour que
l'attrait de la multitude s'evanouit, et pour qu'elle cessat (au moins
dans un temps) de lui sourire. Tous les reproches adresses a La
Fayette au sujet de ces journees du 22 juillet, des 5 et 6 octobre, me
paraissent aujourd'hui abandonnes ou refutes, et ils se reduisent a
cette remarque morale, laquelle porte sur la nature humaine encore plus
que sur lui.

Quant aux reproches en sens oppose, et pour avoir defendu la
Constitution et la royaute de 91 contre les emeutes, ils ne s'adressent
pas a la moralite de La Fayette, qui ne faisait que suivre entre la cour
infidele et les factions orageuses la ligne etroite de son serment. On
peut seulement se demander si, en s'enfermant comme il le fit dans la
Constitution de 91 sans issue, il ne devoua pas sa personne et son
influence a une honorable impossibilite. Je crois que La Fayette, dans
les excellents exposes qu'il donne de la situation revolutionnaire aux
divers moments, de 89 a 92, s'exagere, en general, la pratique possible
de la Constitution. Il a beau faire, il a beau en justifier la mesure et
les bases, analyser et qualifier a merveille les divers partis qui s'y
opposent et les hommes qui figurent pour et contre, toujours l'un des
deux elements essentiels a son ordre de choses lui echappe: toujours,
d'un cote, la cour conspire et ne veut pas se rallier; toujours d'un
autre cote, la foule et les factions ne peuvent pas avoir confiance et
ne veulent pas s'arreter. Il s'agissait en 91, pour le gros de la nation
active et pour les generations survenantes, de bien autre chose que de
la Constitution meme. Une cour restait a bon droit suspecte: la fuite
du 20 juin et les revelations subsequentes l'ont assez convaincue
d'incompatibilite. Le grand mouvement de 89 avait remue toutes les
opinions, exalte tous les sentiments; on se precipitait de toutes parts
dans l'amour du bien public, comme sur une proie; les generations qui
n'avaient pas donne en 89 etaient avides de mettre la main aussi a
quelque chose: on etait lance, et chacun allait rencherissant. La
Fayette (dans ses _Souvenirs en sortant de prison_[80]) remarque, il est
vrai, qu'on a pousse un peu loin le fatalisme dans les jugements sur la
Revolution francaise, et cette observation, chez lui precoce, anterieure
aux systemes historiques d'aujourd'hui, bien autrement fatalistes,
rentre trop dans ce que je crois vrai pour que je ne cite pas ses
paroles: "De meme, dit-il, qu'autrefois l'histoire rapportait tout a
quelques hommes, la mode aujourd'hui est de tout attribuer a la force
des choses, a l'enchainement des faits, a la marche des idees: on
accorde le moins possible aux influences individuelles. Ce nouvel
extreme, indique par Fox dans son ouvrage posthume, a le merite de
fournir a la philosophie de belles generalites, a la litterature des
rapprochements brillants, a la mediocrite une merveilleuse consolation.
Personne ne connait et ne respecte plus que moi la puissance de
l'opinion, de la culture morale et des connaissances politiques; je
pense meme que, dans une societe bien constituee, l'homme d'Etat n'a
besoin que de probite et de bon sens; mais il me parait impossible
de meconnaitre, surtout dans les temps de trouble et de reaction, le
rapport necessaire des evenements avec les principaux moteurs. Et, par
exemple, si le general Lee, qui n'etait qu'un Anglais mecontent, avait
obtenu le commandement donne au grand citoyen Washington, il est
probable que la revolution americaine eut fini par se borner a un traite
avantageux avec la mere-patrie..." Il continue de la sorte a eclaircir
sa pensee par des exemples. Mais en 91, pour revenir au point en
question, ou etait l'homme de la circonstance, et y avait-il un homme
dirigeant? Avec sa methode et son caractere, La Fayette ne l'eut jamais
ete; il s'usait honorablement a maintenir l'ordre ou a moderer le
desordre, a servir la cour malgre elle, a, retenir Louis XVI dans la
lettre de la Constitution; il s'est toujours livre, nous dit-il lui-meme
(et, a dater de cette epoque, je crois le mot exact), _aux moindres
esperances_ d'obtenir, dans la recherche et la pratique de la liberte,
le concours paisible des autorites existantes. Ainsi faisait-il alors
religieusement et sans grande perspective. Autour de lui c'etaient des
masses, des clubs, une Assemblee finissante; on retombait dans la force
des choses[81].

[Note 80: Tome IV.]

[Note 81: Sur La Fayette et sa conduite en ces annees difficiles, il
est essentiel de consulter le _Memorial de Gouverneur Morris_ (edition
francaise, tome I, pages 267, 274, 288, 302, 338, en un mot presque a
chaque page). Morris, en s'y donnant les avantages de la prevoyance
et de la prudence, comme il arrive toujours dans les memoires, fait
pourtant ressortir incontestablement l'impossibilite du role tente par
La Fayette. Il se trouve que l'Americain tient mieux compte que
le gentilhomme des difficultes et des empechements de notre vieux
monde.--Depuis la publication de la _Correspondance de Mirabeau et du
comte de La Marck_, on a toute la conduite de La Fayette eclairee par le
revers.]

Apres la Constitution juree et la cloture de l'Assemblee constituante,
La Fayette se retire en Auvergne pendant les derniers mois de 91; mais
cette retraite a Chavaniac ne saurait ressembler a celle de Washington a
Mount-Vernon; car rien n'est acheve et tout recommence. Il est mis a
la tete d'une armee des le commencement de 92. De la frontiere ou il
travaille a organiser la defense, il ecrit, le 16 juin, a l'Assemblee
legislative, et, apres le 20 juin, quittant son armee a l'improviste, il
parait a la barre de cette Assemblee pour la rappeler a l'esprit de la
Constitution, a la Declaration des droits violee chaque jour. Il veut
faire deux guerres a la fois, contre l'invasion prussienne et contre la
Revolution croissante: c'est trop. Il retourne a son camp sans avoir
rien obtenu que les honneurs de la seance: le 10 aout va lui porter la
reponse. A cette nouvelle, il met son armee en insurrection, mais
en insurrection passive; il proclame et il attend; mais il attend
vainement. L'exemple ne se propage pas, les autres armees se soumettent,
et La Fayette, voyant que le pays ne repond mot, ne songe qu'a
s'annuler, dans l'interet, non pas de la liberte qui n'existe plus,
dit-il, mais de la patrie, qu'il s'agit toujours de sauver; il passe
la frontiere avec ses aides de camp, non sans avoir pourvu a la surete
immediate de ses troupes.

Que cette conduite toute chevaleresque et civique soit jugee peu
politique, je le concois; elle est d'un autre ordre. Politiquement,
cette maniere de faire ne saurait entrer dans l'esprit de ceux qui ne la
sentent pas deja par le coeur. Lord Holland, venu en France pendant la
paix d'Amiens, causait de La Fayette avec le ministre Fouche; celui-ci,
au milieu d'expressions bienveillantes, taxait La Fayette d'avoir fait
une grande faute, et il se trouva que cette faute etait, non, comme lord
Holland l'avait d'abord compris, de s'etre declare contre le 10 aout,
mais de n'avoir pas, quelques mois plus tot, renverse l'Assemblee,
retabli le pouvoir royal et saisi le gouvernement. Sans etre Fouche, on
peut remarquer, au point de vue politique et du succes, que, dans de
telles circonstances, la demonstration de La Fayette, ainsi limitee,
devait demeurer inefficace; que proclamer le droit et attendre, l'arme
au bras, une manifestation honnete, puis, s'il ne vient rien, se
retirer, c'est compter sans doute plus qu'il ne faut sur la force morale
des choses; comme si, a part certains moments uniques et qui, une fois
vus, ne se retrouvent pas, rien se faisait tout seul dans les nations;
comme s'il ne fallait pas, dans les crises, qu'un homme y mit la
main, et fit et fit faire a tous meme les choses justes et bonnes, et
_libres_.

Mais La Fayette (et voila ce qui importe), en allant au dela, n'etait
plus le meme; il sortait de l'esprit de sa ligne, de sa fidelite a ses
serments, de sa religion publique; il tombait dans la classe des hommes
a 18 brumaire. Que cette tache eut ete, ou non, en rapport avec ses
forces, c'est ce que je n'examine point. Le premier obstacle etait
dans la morale meme qu'il professait, dans son respect pour la liberte
d'autrui, dans l'idee la plus fondamentale et la plus sacree de sa
politique. Au-dessus de l'utilite immediate et disputee qu'il eut pu
apporter au pays par une intervention en armes, il y avait pour lui,
homme de conviction, quelque chose de bien plus considerable dans
l'avenir. Si l'idee de liberte n'etait pas engloutie sans retour, s'il
devait y avoir pour elle, comme il ne cessait de l'esperer, reveil,
purification et triomphe, ce n'etait qu'au prix de cette attente, de
cette abnegation, de ce respect temoigne par quelqu'un (ne fut-ce qu'un
seul!) envers la liberte de tous, meme egaree et enchainee. Il eut cette
idee, et elle est grande; elle est digne en elle-meme de tout ce que
l'antiquite peut offrir de stoique au temps des triumvirs, et elle a de
plus l'inspiration sociale, qui est la beaute moderne. En passant la
frontiere, dans les prisons de Magdebourg, de Neisse et d'Olmuetz, plus
tard dans son isolement de Lagrange sous l'Empire, il se disait: "Il y a
donc quelque utilite dans ma retraite, puisqu'elle affiche et entretient
l'idee que la liberte n'est pas abandonnee sans exception et sans
retour."

Par sa sortie de France en 92, la vie politique de La Fayette durant
notre premiere Revolution se dessine nettement, et elle devient
l'exemplaire-modele en son espece. Il a pu dire, apres sa delivrance
d'Olmuetz, ce qu'on redit volontiers avec lui apres les passions
eteintes: "_Le bien et le mal de la Revolution paraissaient, en general,
separes par la ligne que j'avais suivie_." Son nom, que j'aime a trouver
de bonne heure honore dans un iambe d'Andre Chenier, a passe, depuis
quarante ans deja, en circulation, comme la medaille la mieux frappee et
la plus authentique des hommes de 89.

La gloire et le malheur de ces medailles trop courantes est d'etre comme
les monnaies qui bientot s'usent; on n'en veut plus; mais l'histoire
vient, et de temps en temps, par quelque aspect nouveau, les refrappe et
les ravive.

Le titre d'homme de 89, dont La Fayette nous offre la personnification
equestre et en relief, reste lui-meme le plus honorable, non-seulement
en politique, mais en tous les genres et dans toutes les carrieres. En
toutes choses il y a, j'oserai dire, l'homme de 89, le girondin et
le jacobin; je ne parle pas de la nature des opinions, mais de leur
caractere et de leur allure; ce sont la comme trois familles d'esprits;
on les retrouve plus ou moins partout ou il y a mouvement d'idees.
L'homme de 89, c'est-a-dire d'audace et d'innovation, mais avec limites
et garanties, avec circonspection passe son 14 juillet, et avec arret
devant les 10 aout, l'esprit sans prejuges, courageux, qui apporte au
monde sa part d'innovation et de decouverte, mais qui ne pretend pas
le detruire tout entier pour le refaire; qui ouvre sa breche, mais qui
reconnait bien vite, en avancant, de certaines mesures imposees par le
bon sens et par le fait, par l'honnetete et par le gout; qui n'abjure
pas dans les mecomptes, mais se ralentit seulement, se resserre, et
attend aux endroits impossibles, sans forcer, sans renoncer...: qu'on
acheve le portrait, que je craindrais de faire trop vague en le tracant
dans cette generalite. Veut-on des noms? en philosophie Locke en est,
Descartes lui-meme n'en sort pas: j'y mets Andre Chenier en poesie.

Il y a une classe d'esprits girondins; cela est plus audacieux, plus
temeraire; ils sont plus percants et plus etroits; ils vont d'abord aux
extremes, mais ils reculent a un certain moment: une certaine honnetete
de gout, de sentiment, les tient, les saisit et les sauve. On trouve, en
les considerant dans leur entier, bien des inconsequences et de fausses
voies, mais aussi des sillons lumineux, des saillies franches, des
traces sinceres: moins honorables que les precedents, ils sont plus
interessants et touchants; l'imagination les aime; je les vois surtout
romanesques et poetiques. Une limite plus ou moins rapprochee, non
douteuse pourtant, les separe de ce que j'appellerai les esprits
_jacobins_; ils ont marche ensemble dans un temps, mais la qualite,
la trempe est autre. Ces derniers (et je ne parle point du tout de la
politique, mais de la litterature, de la poesie, de la critique) se
trouvent nombreux de nos jours; on pourrait croire que c'est une espece
nouvelle qui a pullule. Rien ne les effraye ni ne les rappelle; _de plus
en plus fort!_ de l'audace, puis de l'audace et encore de l'audace,
c'est la le secret a la fois et l'affiche. Dans leur hardiesse
d'erudition (s'ils sont erudits) et leur intrepidite de systeme, ils
remuent, ils levent sans doute ca et la des idees que des chemins plus
ordinaires n'atteindraient pas; mais le plus souvent a quel prix! dans
quel entourage! tout en eprouvant du respect pour la force eminente de
quelques-uns en cette famille d'esprits, j'avoue ne sentir que du degout
pour les incroyables gageures, les motions a outrance et l'impudeur
native de la plupart. Des noms paraitraient necessaires peut-etre pour
preciser, mais le present est trop riche et le passe trop pauvre en
echantillons. Seulement, et comme apercu, pour un Joseph de Maistre
combien de Linguets!

Oh! meme en simple revolution de litterature, heureux qui n'a ete que de
89 et qui s'y tient! c'est la belle cocarde. Girondin, passe encore; on
en revient avec honneur, sauf amendement et judicieuse inconsequence;
mais de 93, jamais!

Pourtant revenons aux grandes choses, au general La Fayette, a
ses _Memoires_ et a sa vie.--Independamment des recits et de la
correspondance qui represente sa vie politique de 89 a 92, on trouve a
cet endroit de la publication divers morceaux critiques de la plume du
general sur les memoires ou histoires de la Revolution; il y controle et
y rectifie successivement certaines assertions de Sieyes, de Necker,
de Ferrieres, de Bouille, de Mounier, de madame Roland, ou meme de
M. Thiers. Le ton de ces observations, bien moins polemiques
qu'apologetiques, se recommande tout d'abord par une moderation digne, a
laquelle, en des temps de passion et d'injure, c'est la premiere loi de
quiconque se respecte de ne jamais deroger. Sieyes, si haut place qu'il
fut dans sa propre idee et dans celle des autres, n'a pas toujours fait
de la sorte. La Notice ecrite par lui sur lui-meme (1794), et que La
Fayette discute, est, ainsi que celui-ci la qualifie avec raison, plus
acre que vraie sur bien des points. Sieyes dedie ironiquement sa
Notice _a la Calomnie_, mais lui-meme n'y epargne pas les imputations
calomnieuses ou injurieuses contre son ancien collegue a la
Constituante, pour lors prisonnier de la Coalition. La Fayette prend
avec reserve et dignite sa revanche de ces aigreurs, et il triomphe
legitimement a la fin, lorsque, sans cesser de se contenir, il s'ecrie:

"Il n'appartient point a mon sujet d'examiner la troisieme epoque de
la vie politique de Sieyes [82]. Je suis encore plus loin de chercher a
attaquer ses moyens de justification, et je me suis contente d'admirer
les pages eloquentes ou il nous peint le regne de l'anarchie et de la
Terreur. A Dieu ne plaise que je cherche a appuyer l'horrible accusation
de complicite avec Robespierre, dont il est si justement indigne! a Dieu
ne plaise que je me permette d'y croire! mais il est une observation que
je dois faire, parce qu'elle est commandee par mon amour inalterable
pour la liberte, par le sentiment profond que j'ai des devoirs d'un
citoyen, et surtout d'un representant francais. L'accusation dont on a
voulu souiller Sieyes est inique; elle est fausse, et neanmoins il a
merite qu'on la fit. Je ne parle pas de cet ancien propos: "_Ce n'est
pas la noblesse qu'il faut detruire, mais les nobles_," propos que
la calomnie peut avoir invente; je ne parle pas d'autres inductions,
peut-etre aussi mensongeres, que la haine, la jalousie, et meme le
malheur peuvent avoir ou controuvees ou exagerees; je parle de sa
_simple assiduite aux seances qui, bien loin d'etre utile_ [83], ne put
qu'etre funeste a la chose publique, lorsque le silence d'un homme tel
que lui semblait autoriser les decrets contre lesquels il ne s'elevait
pas. Vingt-deux girondins, la plupart ses amis, ont peri sur l'echafaud
pour s'etre opposes a ces decrets. Plusieurs autres, et nommement
Condorcet, ont expie des torts precedents par une proscription cruelle,
fruit de leur resistance, et par une mort plus cruelle encore. Il n'y a
pas jusqu'a Danton et Desmoulins qui n'aient eu l'honneur de mourir pour
s'opposer a Robespierre. Tallien et Bourdon, en parlant contre l'infame
loi du 22 prairial, ont merite les benedictions attachees a la journee
du 9 thermidor; et Sieyes, le Sieyes de 1789, constamment assis pendant
toute la duree de la Convention a deux places de Robespierre, a, par son
timide et complaisant silence, merite... _d'en etre oublie_[84]!"

[Note 82: Sieyes avait divise sa vie politique depuis 89 en trois
epoques. "Durant toute la tenue de l'Assemblee legislative jusqu'a
l'ouverture de la Convention, il est reste completement etranger a toute
action politique. C'est le troisieme intervalle." (_Notice de Sieyes sur
lui-meme_.) ]

[Note 83: Apres un tableau du regne de la Terreur, Sieyes ajoutait:
"Que faire, encore une fois, dans une telle nuit? attendre le jour.
Cependant cette sage determination n'a pas ete tout a fait celle de
Sieyes. Il a essaye plusieurs fois d'Etre utile, autrement que par sa
simple assiduite aux seances." (_Notice de Sieyes sur lui-meme_.) ]

[Note 84: On a beaucoup parle de Sieyes dans ces derniers temps;
sa mort l'a remis en scene. M. Mignet, dans un equitable Eloge, l'a
caracterise. Pourtant la forme meme de l'eloge academique interdisait
certains jugements et certaines revelations. On trouvera le personnage
au complet dans ces Memoires de La Fayette, surtout dans la lettre a M.
de Maubourg (tome V), ecrite a la veille du 18 brumaire. Il y a la, sur
Sieyes, a la page 103, un admirable portrait. Moi-meme je trouve, dans
des notes fidelement recueillies aupres d'un des hommes (M. Daunou) qui
ont le mieux connu, pratique et penetre Sieyes, la page suivante, que
j'apporte ici comme tribut a cette haute memoire historique. Le temps
des paralleles en regle est passe; mais, sans y faire effort, combien de
Sieyes a La Fayette le contraste saute aux yeux frappant!

"Sieyes a vecu plusieurs annees dans l'intimite de Diderot et de la
plupart des philosophes du XVIIIe siecle. Envoye tres-souvent de
Chartres a Paris pour les affaires du diocese ou du chapitre, il
jouissait de la capitale en amateur spirituel, en dilettante, et il
passait a Chartres, dans ses courts retours, pour un grand devot, parce
qu'il etait serieux. Il s'etait fait de 28 a 30,000 livres de benefices,
grosse fortune pour le temps. Il aimait beaucoup et goutait la musique,
la metaphysique aussi, on le sait, et pas du tout le travail, a
proprement parler. Quoiqu'il eut le talent et l'art d'ecrire, c'etait,
vers la fin, Des Renaudes qui lui faisait ses rares discours. Il lisait
meme tres-peu, et sa bibliotheque usuelle se composait a peu pres en
tout d'un Voltaire complet, qu'il recommencait avec lenteur sitot qu'il
l'avait fini, comme M. de Tracy faisait aussi volontiers; et il disait
que _tous les resultats etaient la_. Reduit d'abord a 6,000 livres par
l'Assemblee constituante, il en avait pris son parti, et etait reste
patriote. Plus tard, reduit a 1,000 livres par un decret, de la
Convention, il dit ce jour-la, en sortant, a un collegue en qui il avait
confiance: "6,000 livres, passe; mais 1,000, cela est trop peu. Que
veut-on que je fasse? Je n'ai rien..." Il avait l'accent meridional de
Frejus, mais point l'accent rude et rauque comme Raynouard; il avait
l'_esprit doux_. Il ne s'ouvrait qu'a ceux dont il se savait compris:
des qu'il s'etait apercu qu'on ne le suivait pas, qu'on ne l'entendait
pas, il se refermait, et c'en etait fait pour la vie. Dans les comites,
qu'il meprisait assez, il ne se communiquait pas, se levait apres le
premier quart d'heure, se promenait de long en large, et si on le
pressait de questions: "Qu'en pensez-vous, citoyen Sieyes?" il repondait
en gasconnant: "Mais oui, ce n'est pas mal." A propos de la Constitution
de l'an III, on ne put tirer de lui autre chose; et quand l'un
des membres du comite, qui avait sa confiance, alla le consulter
confidentiellement, piece en main, pour obtenir un avis plus intime,
Sieyes dit: "Hein! hein! il y a de l'instinct." Dans les diners, quand
il le voulait et qu'il n'y avait pas de mauvais visage qui le renfoncat,
il etait le plus charmant convive, et soigneux meme de plaire a tous.
Toute la derniere moitie de sa vie se passa dans son fauteuil, dans la
paresse, dans la richesse, dans la meditation ironique, dans le mepris
des hommes, dans l'egoisme, dans le nepotisme. Il etait fait pour etre
cardinal sous Leon X. Exile, il vecut a la lettre, comme le rat de la
fable, dans son fromage de Hollande. Quand ce fou d'abbe Poulle tenta
de l'assassiner chez lui, rue Neuve-Saint-Roch, et lui tira un coup de
pistolet qui lui perca la main, plusieurs collegues de la Convention
l'allaient voir et lui tenir compagnie dans les soirees; on parlait des
affaires publiques, des projets renaissants, des esperances meilleures:
"Eh! oui, disait Sieyes, faites; oui, pour qu'on vous tire aussi un
coup de pistolet comme cela." L'ambassade de Berlin acheva son reste de
republicanisme. Avant le 18 brumaire, il comprit tout ce que Bonaparte
etait et allait faire. Directeur, il retint un jour seul, apres un grand
diner, un membre des Cinq-Cents, republicain des plus probes: "Voyez,
lui dit-il, vous et vos amis, si vous voulez vous entendre avec _lui_,
car s'il ne le fait avec vous, il le fera avec d'autres; il le fera avec
les jacobins, il le fera avec le diable. Mais il vaut mieux que ce soit
avec vous qu'il marche, et lui-meme l'aimerait mieux; et puis, vous
pourrez un peu le retenir..." Quand Bonaparte lui fit ce fameux cadeau
de terre qui l'engloutit, le message arriva a l'assemblee aux mains de
Daunou, alors president. Celui-ci, tout effraye pour Sieyes, en dit un
mot a l'oreille aux quelques amis republicains, et il fut convenu de ne
pas donner lecture de la piece sans le consulter. Apres la seance, on
alla chez lui; on lui exposa le tort qu'il se ferait en acceptant, le
don de cette sorte; que c'etait un tour de Bonaparte pour le decrier,
pour l'absorber; qu'il valait mieux, s'il y tenait, faire voter la chose
comme recompense publique. Sieyes repartit alors: "Et moi, je vous dis
que, si ca ne se fait pas ainsi, ca ne se fera pas du tout." On vit
alors sa pensee; le lendemain ses amis patriotes voterent contre la
proposition, mais ils etaient peu nombreux et elle passa.--A l'Institut,
Sieyes, dans les premiers temps, prenait assez volontiers la parole sur
des sujets de metaphysique et de philosophie, a propos des lectures de
Cabanis et de Tracy, jamais en matiere de science politique: c'etait un
point, sur lequel ses idees arretees, _plus ou moins justes ou bizarres,
mais a coup sur profondes_, ne souffraient pas de discussion." (Voir sur
Sieyes un article essentiel au tome V des _Causeries du Lundi_.)

Je ne crois pas m'etre trop eloigne de La Fayette en tout ceci; il me
semble plutot avoir multiplie les points de vue autour de lui, et il n'y
perd pas.]

La Fayette n'a pas de peine a faire ressortir les contradictions de
conduite en sens divers de Mounier et des anglicans, de madame Roland
et des girondins; en general, toutes les contradictions et les
inconsequences des divers personnages qui n'ont pas suivi sa ligne
exacte sont parfaitement demelees par lui, et rapprochees avec une
moderation de ton qui n'exclut pas le piquant. La Fayette s'y complait
evidemment; il y revient en chaque occasion; il nous rappelle que,
parmi les republicains du 10 aout, Condorcet avait alors oublie sa
note facheuse sur le mot _Patrie_ du _Dictionnaire philosophique_
de Voltaire: "Il n'y a que trois manieres politiques d'exister, _la
monarchie, l'aristocratie et l'anarchie_." Il se souvient que, parmi ces
memes republicains, Claviere, deux ans auparavant, avait mis dans la
tete de Mirabeau, dont il etait le conseil, de soutenir le _veto absolu_
du roi comme indispensable; que Sieyes, un an auparavant, publiait
encore, par une lettre aux journaux, que, _dans toutes les hypotheses,
il y avait plus de liberte dans la monarchie que dans la republique_. On
trouve, de temps a autre, dans ces Memoires de La Fayette, de petites
collections et de jolis resumes, en une demi-page, de ces inconsequences
de tout le monde; il va en denicher, des inconsequences, jusque dans
de petites Notices litteraires publiees par d'excellents et purs
republicains, mais qui ne sont pas tout a fait de 89: il eut ete plus
indulgent de les celer. Il se trouve, en definitive, presente, lui et
son parti, comme le seul consequent (c'est tout simple), et lui-meme
comme le plus consequent de son parti. Il s'en applaudit, c'est sa
pretention de _Grandisson_, comme on l'a dit, et plus frequemment
manifestee qu'il n'importerait au lecteur. Il vaudrait mieux le moins
demontrer de soi et laisser les autres conclure. Je suis un peu effraye
par moments, je l'avoue, de cette unite et de cette perpetuite de
raison, cela fait douter; quelques fautes de loin en loin rendraient
confiance. On en est un peu impatiente du moins; car chacun est, au
fond, s'il n'y prend garde, comme ce paysan d'Aristide.

Tout en profitant avec plaisir, comme lecteur, de ces instructives et
continuelles confrontations, j'aime mieux La Fayette insistant sur les
inconsequences operees par corruption. Son livre apprend ou rappelle,
sur ce chapitre des fonds secrets, quelques chiffres curieux par leur
emploi. J'omets vite Mirabeau, dont on voudrait absoudre la conscience
du meme mouvement par lequel on salue son genie et sa gloire; mais
Danton, mais Dumouriez, mais Barrere, on ose compter avec eux. Sur
Dumouriez, du reste, il ecrit de belles et judicieuses pages. Quand
je dis _belles_, on entend bien qu'il ne peut etre question de talent
litteraire; mais l'habitude du bon langage se retrouve naturellement
sous cette plume simple; les recits, les reflexions abondent en manieres
de dire heureuses, moderees, et qui portent. L'ecrit intitule _Guerre
et Proscription_ finit par ces mots: "Dumouriez, reconcilie avec les
girondins, eut le commandement de l'armee de La Fayette. L'entree des
ennemis le tira d'affaire; il prit devant eux une tres-bonne position.
Dumouriez, qui n'avait joue jusqu'alors que des roles subalternes, se
montra fort superieur a ce qu'on devait attendre de lui. Il deploya
beaucoup de talent, des vues etendues, et l'on jugea pendant quelque
temps de son patriotisme par ses "Succes."--En ce temps de grandes
phrases, je me sens de plus en plus touche de ce qui n'est que _bien
dit_.

A partir de 92 jusqu'en 1814, la portion de ces Memoires, qui ne
comprend pas moins d'un volume, est d'un interet et d'une nouveaute
qu'on doit precisement a l'intervalle du role politique actif. Les cinq
annees de prison attachent par tous les caracteres de beaute morale, de
constance civique, et meme d'entrain chevaleresque; les lettres a madame
d'Henin, ecrites avec de la suie et un cure-dent, sont legeres comme
au bon temps, semillantes, puis tout d'un coup attendries. Emprisonne,
odieusement reduit a toutes les privations, parce que _son existence est
declaree incompatible avec la surete des Gouvernements_, La Fayette ne
cesse un seul instant d'etre a la hauteur de sa cause. Quand on lui fait
d'abord demander quelques conseils sur l'etat des choses en France, il
se contente de repondre que _le roi de Prusse est bien impertinent_. Les
mauvais traitements viennent, et le martyre se prolonge, se raffine:
"Comme ces mauvais traitements, dit-il, n'effleurent pas ma sensibilite
et flattent mon amour-propre, il m'est facile de rester a ma place et de
sourire de bien haut a leurs procedes comme a leurs passions." Il ajoute
en plaisantant: "Quoiqu'on m'ait ote avec une singuliere affectation
quelques-uns des moyens de me tuer, je ne compte pas profiter de
ceux qui me restent, et je defendrai ma propre constitution aussi
constamment, mais vraisemblablement avec aussi peu de succes que la
constitution nationale." Il repond encore a ceux qui lui enlevent
couteaux et fourchettes, _qu'il n'est pas assez prevenant pour se tuer_.
En arrivant a Olmuetz, on lui confisque quelques livres que les Prussiens
lui avaient laisses, notamment le livre de _l'Esprit_ et celui du _Sens
commun_; sur quoi La Fayette demande poliment _si le Gouvernement les
regarde comme de contrebande_. Il exige de ses amis du dehors qu'on ne
parle jamais pour lui, dans quelque occasion et pour quelque interet que
ce soit, que d'une maniere conforme a son caractere et a ses principes,
et il ne craint pas de pousser jusqu'a l'exces ce que madame de Tesse
appelle _la faiblesse d'une grande passion_. L'heroisme domestique,
l'attendrissement de famille, mais un attendrissement toujours contenu
par le sentiment d'un grand devoir, penetre dans la prison avec madame
de La Fayette. Cette noble personne ecrit, a son tour, a madame d'Henin:
"Je suis charmee que vous soyez contente de ma correspondance avec la
cour (de Vienne), et du maintien du prisonnier; il est vrai que le
sentiment du mepris a garanti son coeur du malheur de hair. Quels
qu'aient ete les raffinements de la vengeance et les choix expres de la
cour, vous savez que sa maniere en general est assez imposante...."
Une telle facon d'endurer le martyre politique vaut bien celle de
l'excellent Pellico[85].

[Note 85: Chez celui-ci, en effet, l'humilite chretienne, au-dessus
de laquelle, comme beaute morale, il n'y a rien, a pourtant pris la
forme d'une ame plus tendre et douce que vigoureuse, et, plus qu'il
n'etait necessaire a l'angelique attitude de la victime, ce que
j'appelle _le genereux humain_ y a peri. Ce genereux humain eclate
dans tout son ressort chez La Fayette captif, et non sans un auguste
sentiment de deisme qui y fait ciel. Madame de La Fayette introduit
a cote le christianisme pratique, fervent, mais un christianisme qui
accepte et qui veut le genereux.]

Dans un ecrit intitule _Souvenirs au sortir de prison_[86], La Fayette
recapitule et rassemble ses propres sentiments muris, ses jugements des
hommes au moment de la delivrance, et la situation sociale tout entiere:
c'est une piece historique bien ferme et de la plus reelle valeur. On
l'y voit, et en general dans tous ses ecrits et toutes ses lettres de 97
a 1814 on le voit appreciant les choses sans illusion, les penetrant,
les analysant en tous sens avec sagacite, et ne se preoccupant
exclusivement d'aucune forme politique. Il serait pret volontiers a se
rallier a la Constitution de l'an III: "Les malheurs arrives sous le
regime republicain de l'an III, dit-il, ne peuvent rien prejuger contre
lui, puisqu'ils tiennent a des causes tout autres que son organisation
constitutionnelle." Pourtant, a peine delivre par l'intervention du
Directoire, il a a s'exprimer sur les mesures de fructidor, et sa
premiere parole est pour les reprouver. Car ce qu'il veut avant tout,
c'est l'esprit et la pratique de la liberte, de la justice: "Quel
scandale, nous dit-il en propres termes, bien qu'a demi-voix [87],
si j'avais avoue que, dans l'organisation sociale, je ne tiens
indispensablement qu'a la garantie de certains droits publics et
personnels; et que les variations du pouvoir executif, compatibles
avec ces droits, ne sont pour moi qu'une combinaison secondaire!" De
Hambourg, du Holstein, de la Hollande, ou successivement il sejourne
avant sa rentree en France, toutes ses lettres si vives, si genereuses,
et respirant, pour ainsi dire, une seconde jeunesse, expriment en cent
facons, a travers leur seve, les dispositions mures et les opinions
rassises qu'on a droit d'attendre de l'experience d'une vie de quarante
ans. Il se refuse a rentrer par un biais dans les choses publiques:
"Rien, ecrit-il (octobre 1797) a un ami qui semblait l'y pousser, rien
n'a ete si public que ma vie, ma conduite, mes opinions, mes discours,
mes ecrits. Cet ensemble, soit dit entre nous, en vaut bien un autre;
tenons-nous-y, sans caresser l'opinion quelconque du moment. Ceux qui
veulent me perfectionner dans un sens ou dans un autre ne peuvent s'en
tirer qu'avec des erreurs, des inconsequences et des repentirs. J'ai
fait beaucoup de fautes sans doute, parce que j'ai beaucoup agi, et
c'est pour cela que je ne veux pas y ajouter ce qui me parait fautif..
Il en resulte qu'a moins d'une tres-grande occasion de servir a ma
maniere la liberte et mon pays, ma vie politique est finie. Je serai
pour mes amis plein de vie, et pour le public une espece de tableau de
_museum_ ou de livre de bibliotheque." Jamais, sans doute, son coeur
ne se sentit plus jeune; les exces qui ont degoute de la liberte les
_demi-amateurs,_ etant encore plus opposes a cette sainte liberte que
le despotisme, ne l'ont pas gueri, lui, de son ideal amour; mais il
apprecie la societe, son egoisme, son peu de ressort genereux. Il est
curieux de l'entendre en maint endroit; un moraliste ne dirait pas
autrement ni mieux: "Comme l'egoisme public, ecrit-il a madame de Tesse
(Utrecht, 1799), se manifeste en poltronnerie pour ne pas faire le bien
malgre les gouvernants, et en amour-propre pour ne le jamais faire avec
eux, il en resulte que les hommes qui ont le pouvoir ne sont point
interesses a en faire un bon usage, et que tous les autres mettent leur
pretention civique a ne se meler de rien.." Il observe avec beaucoup de
finesse qu'on a tellement abuse des mots et perverti les idees, que la
nation (a cette date de 1799) se croit anti-republicaine sans l'etre; il
la compare toujours, dit-il, aux paysans de son departement _a qui on
avait persuade, jusqu'a ce qu'ils l'eussent entendu, qu'ils etaient
aristocrates_. Les remedes qu'il proposerait sont modestes, de simples
palliatifs, les seuls qu'il croie _proportionnes_, dit-il encore, _a
l'etat present de l'estomac national_.

[Note 86: Tome IV.]

[Note 87: Souvenirs au sortir de prison.]

La spirituelle et bonne madame de Tesse a beau, comme d'habitude, le
chicaner agreablement sur sa disposition a l'espoir; qui ne le croirait
gueri? Il lui repond d'Utrecht, a propos des _imbroglios_ d'intrigues
croisees qui remplirent l'intervalle du 30 prairial au 18 brumaire: "Je
suis persuade que les anciens et les nouveaux jacobins combattent, comme
dans les tournois, avec des armes ensorcelees; et tout me confirme que
les insurrections ne sont plus pour un regime libre, mais, au contraire,
pour le plus bete et le plus absolu despotisme. Il ne me reste donc pour
esperer qu'un _je ne sais quoi_ dont vous n'aurez pas de peine a faire
rien du tout." Pourtant l'aimable _cousine_ (comme il appelle sa tante)
ne se tient pas pour convaincue, et, du fond de son Holstein, elle le
moralise toujours. La Fayette est alors en Hollande; on parle d'une
invasion prussienne; il la croit combinee avec la France et ne s'en
inquiete; elle, madame de Tesse, un peu peureuse comme madame de Sable,
avec laquelle, par l'esprit, elle a tant de rapports, lui ecrit de
ne pas compter sur ce sang-froid qui pourrait bien l'abuser en ses
jugements. Dans le plus tendre petit billet, elle lui cite et lui
applique cette pensee de Vauvenargues: "Nous prenons quelquefois pour
le sang-froid une passion serieuse et concentree qui fixe toutes les
pensees d'un esprit ardent et le rend insensible aux autres choses."
Madame de Tesse a-t-elle donc tout a fait tort? La Fayette est-il
completement gueri et tempere, rompu, sinon dans ses convictions, du
moins dans ses vues du dehors? L'experience a-t-elle agi? A lire ce
qu'il a ecrit de 97 a 1814, on le dirait.

Mais ce qu'on ecrit, ce qu'on dit de plus judicieux, de plus fin, dans
les intervalles de l'action, ne prouve pas toujours; on ne saurait
conclure de toutes les qualites de l'ecrivain historien, de l'homme
sorti de la scene et qui la juge, a celles de ce meme homme en action
et en scene. Il y a la une difference essentielle; et c'est ce qui
nous doit rendre fort humbles, fort circonspects, nous autres simples
ecrivains, quand nous jugeons ainsi a notre aise des personnages
d'action. On decouvre, on analyse le vrai a l'endroit meme ou l'on agira
a cote, si l'on a occasion d'agir. C'est le caractere encore plus que
l'intelligence qui decide alors, et qui reprend le dessus; au fait et a
l'oeuvre, on retombe dans de certains plis. Combien de fois n'ai-je
pas entendu tel personnage celebre nous faire, comme le plus piquant
moraliste (completement a son insu ou pas tout a fait peut-etre),
l'histoire de son defaut, de ce qui dans l'action l'avait fait echouer
toujours! C'est, apres tout, le vieux mot du poete: _Video meliora
proboque, deteriora sequor_. Salluste, l'incomparable historien, avait
eu, a ce qu'il parait, une assez mechante conduite politique; de nos
jours, Lemontey, un de nos plus excellents historiens philosophes[88], en
a eu une pitoyable. La Rochefoucauld, qui analysait si bien toutes les
causes et les intentions, avait toujours eu dans l'action un _je ne sais
quoi_, comme dit Retz, qui lui avait fait echec. L'action est d'un ordre
a part.

[Note 88: Voir son _Histoire de la Regence_.]

Ces reserves que je pose, je ne me permets de les appliquer a La Fayette
lui-meme qu'avec reserve. Je crois avec madame de Tesse que sa faculte
d'esperer persista toujours un peu disproportionnee aux circonstances,
et que, par instants contenue, elle reprenait les devants au moindre
jour qui s'ouvrait. C'est cet homme qui jugeait si nettement l'etat de
la societe en 1799, qui, dans son admirable lettre a M. de Maubourg,
desormais acquise a l'histoire[89], apres un vigoureux trace des partis,
continuait ainsi: "Voila, mon cher ami, le _margouillis_ national au
milieu duquel il faut pecher la liberte dont personne ne s'embarrasse,
parce qu'on n'y croit pas plus qu'a la pierre philosophale.....," et qui
ajoutait: "Je suis persuade que, s'il se fait en France quelque chose
d'heureux, nous en serons..... Il y a dans la multitude tant de legerete
et de mobilite, que la vue des honnetes gens, de ses anciens favoris, la
disposerait a reprendre ses sentiments liberaux;" eh bien! c'est ce meme
homme qui, en 1815, a peine rentre dans l'action, s'etonnait qu'on put
accuser les Francais de _legerete_[90], et les en disculpait. J'insiste,
parce que c'est ici le noeud du caractere de La Fayette; mais voici un
trait encore. En 1812, le 4 juillet, de Lagrange, il ecrit a Jefferson;
c'etait le trente-sixieme anniversaire de la proclamation de
l'independance americaine, _de ce grand jour_, dit-il, _ou l'acte et
l'expression ont ete dignes l'un de l'autre_: "Ce double souvenir aura
ete heureusement renouvele dans votre paisible retraite par la nouvelle
de l'extension du bienfait de l'independance a toute l'Amerique
(les divers Etats de l'Amerique du Sud venaient de proclamer leur
independance). Nous avons eu le plaisir de prevoir cet evenement et
la bonne fortune de le preparer." Ainsi, La Fayette se felicite de
l'emancipation de l'Amerique du Sud, et il ne songe a aucune restriction
dans son espoir. Que repond Jefferson? ce que Washington eut repondu;
il modere prudemment la joie de son ami: "Je me joins sincerement a vos
voeux pour l'emancipation de l'Amerique du Sud. Je doute peu qu'elle
ne parvienne a se delivrer du joug etranger; mais le resultat de mes
observations ne m'autorise pas a esperer que ces provinces soient
capables d'etablir et de conserver un gouvernement libre..." Et il
continue l'expose vrai du tableau. La Fayette y adhere sans doute,
mais il n'y avait pas songe le premier. Nous surprenons la le grand
emancipateur _quand meme_!

[Note 89: Tome V, page 99.]

[Note 90: Tome V, page 476.]

Apres cela, cette part faite a un certain pli tres-creuse du caractere
de La Fayette, je crois que l'experience pour lui ne fut pas vaine, et
qu'il y eut de ce cote un autre pli en sens oppose, non moins creuse
peut-etre, et dont son role officiel a dissimule la profondeur. Lorsque,
apprenant la mort de son ami La Rochefoucauld, il ecrivait de sa prison
que _le charme_ etait detruit et que _le sourire_ de la multitude
n'avait plus pour lui de delices, il allait trop loin, il oubliait
l'effet du temps qui cicatrise; le sourire, plus tard, a ses yeux
est encore revenu. Pourtant on l'a vu depuis, en chaque circonstance
decisive, se mefier apres le premier moment, et malgre sa bonne
contenance, n'etre pas fache d'abreger. Il n'a pas tout a fait tenu ni
du tenir ce qu'il ecrivait a madame de La Fayette (30 octobre 1799):
"Quant a moi, chere Adrienne, que vous voyez avec effroi pret a rentrer
dans la carriere publique, je vous proteste que je suis peu sensible a
beaucoup de jouissances dont je fis autrefois trop de cas. Les besoins
de mon ame sont les memes, mais ont pris un caractere plus serieux, plus
independant des cooperateurs et du public dont j'apprecie mieux les
suffrages. Terminer la Revolution a l'avantage de l'humanite, influer
sur des mesures utiles a mes contemporains et a la posterite, retablir
la doctrine de la liberte, consacrer mes regrets, fermer des "blessures,
rendre hommage aux martyrs de la bonne cause, seraient pour moi des
jouissances qui dilateraient encore mon coeur; mais je suis plus degoute
que jamais, je le suis invinciblement de prendre racine dans les
affaires publiques; je n'y entrerais que pour un coup de collier, comme
on dit, et rien, rien au monde, je vous le jure sur mon honneur, par
ma tendresse pour vous et par les manes de ce que nous pleurons, ne me
persuadera de renoncer au plan de retraite que je me suis forme et dans
lequel nous passerons tranquillement le reste de notre vie." Mais s'il
est loin de les avoir tenues a la lettre, il semble s'etre toujours
souvenu de ces paroles et ne s'etre jamais trop departi du sentiment
qu'il y exprime. Si l'on excepte, en effet, sa longue campagne
politique sous la Restauration, durant laquelle il combattit a son rang
d'opposition avancee, comme c'etait le devoir de tous les amis des
libertes publiques, il ne parut jamais en tete et hors de ligne que pour
un _coup de collier_. Et alors, comme on l'a vu en 1830, il avait une
hate extreme de se decharger: Qu'on en finisse, et que les droits de
l'humanite soient saufs!--C'est ainsi que son experience acquise se
concilia du mieux qu'elle put avec son inalterable faculte d'esperer et
avec sa foi morale et sociale persistante.

On trouvera dans la lettre a M. de Maubourg, dont je ne saurais assez
signaler l'interet et l'importance, l'_arriere-pensee_ finale de
La Fayette (si je l'ose appeler ainsi), et l'explication de son
_prenez-y-garde_ dans ces moments decisifs ou, plus tard, il s'est
trouve a portee de tout. Cette lettre demontre de plus, a mes yeux, que
ce qui arriva, a partir du 8 aout 1830, ne dejoua pas l'idee interieure
de La Fayette autant que lui-meme le crut et le ressentit. Il
ecrivait en 1799: "Les uns esperent que la persecution m'aura un peu
aristocratise; les autres m'identifient a la royaute constitutionnelle,
et les republicains disent qu'a present je serai pour la republique
comme j'etais pour elle dans les Etats-Unis. Mais toutes ces idees ne
sont que secondaires, parce que reellement "la masse nationale n'est
ni royaliste, ni republicaine, ni rien de ce qui demande une reflexion
politique; elle est contre les jacobins, contre les conventionnels,
contre ceux qui regnent depuis que la republique a ete etablie; elle
veut etre debarrassee de tout cela, fut-ce par la contre-revolution,
mais prefere s'arreter a quelque chose de constitutionnel; elle sera si
contente d'un etat de choses supportable, qu'elle trouverait ensuite
mauvais qu'on voulut la remuer pour quoi que ce fut." Il ecrivait
encore a cette date: "Tout est bon, excepte la monarchie
aristocratico-arbitraire et la republique despotique." Il est vrai qu'en
1830 son coeur devait etre redevenu plus exigeant; les annees de lutte,
sous la Restauration, lui avaient fait croire a une forte et stable
reconstitution d'esprit public; ce n'etait plus comme en ce temps
de 1799, ou il disait: _nos amis_ (les constitutionnels) _qu'il est
impossible de faire sortir de leur trou_. Ici tout le monde etait en
ligne. Cette Restauration, contre les exces de laquelle on s'entendait
si bien, me fait l'effet d'avoir ete le plus prolonge et le plus
illusoire des rideaux. Quand il se dechira, tout ce qui n'etait uni
qu'en face se rompit du coup. La Fayette, en 1799, ecrivait a merveille
sur les perils du dehors qu'on exagerait: "Dans tout ce qui regarde
l'opposition aux etrangers, il y a toujours un moment ou notre nation
semble rebondir et derange toutes les esperances de la politique." Il
avait pu oublier en 1830, au lendemain des trois jours, cette maxime
inverse et qui n'est pas moins vraie, que, dans tout ce qui concerne la
pratique interieure et l'organisation serieuse des garanties, il y a
toujours un moment ou notre nation, si pres qu'elle en soit, echappe et
deconcerte toutes les esperances du patriotisme. Pourtant, encore une
fois, la lettre a M. de Maubourg et celles qu'il ecrivait a cette epoque
me prouvent que La Fayette se serait resigne, en 1799, a quelque chose
de semblable a l'ordre actuel, ou meme de moins bien, et qu'entre ce
qu'on a et lui il n'y a, au fond, que de ces nuances qui se perdent et
se regagnent constitutionnellement. Cela n'empeche pas qu'on ne l'ait
vu, a un certain moment, mecontent de l'oeuvre a laquelle il avait aide;
il se crut joue, il se repentit. La conclusion, nullement politique, et
toute morale, que j'en veux tirer, c'est que la realisation d'un ordre
reve est toujours inferieure a l'ideal, meme le plus modere, qu'on s'en
faisait; que les imperfections et les insuffisances, non-seulement des
hommes, mais des principes, se font sentir et sortent de toutes parts le
jour ou le monde est a eux, et que nulle fin humaine, en aboutissant,
ne repondra a la promesse des precurseurs. S'ils etaient la, comme La
Fayette, pour la juger, ils la jugeraient avortee, ou bien, pour se
faire illusion encore, ils la jugeraient ajournee; ils attendraient,
pour clore a souhait, je ne sais quel _cinquieme acte_, qui, en venant,
ne clorait pas davantage. Ainsi l'homme, sur le debris et la pauvrete
de son triomphe, meurt mecontent. Je ne veux pas rire: mais La Fayette,
desappointe en mourant, me fait exactement l'effet de Boileau. Oui,
Boileau, de son vivant, triomphe: il est repute legislateur a satiete;
son _Art poetique_ a force de loi; la _Declaration des Droits_ n'a pas
mieux tue les privileges que ce programme du Parnasse n'a tue l'ancien
mauvais gout. Eh bien! Boileau mourant croit tout perdu et manque; il en
est a regretter les Pradons du temps de sa jeunesse, qu'il appelle des
_soleils_ en comparaison des rimeurs nouveaux. En quoi Boileau a tort
et raison en cela, je ne le recherche pas pour le moment; je reprendrai
cette these ailleurs. Comme resultat, mon idee est que le voeu de
Boileau, comme celui de La Fayette, n'avait qu'en partie manque; en
gros, et pour d'autres que lui, le but semblait atteint et l'objet
obtenu. Mais je m'arrete; je ne voudrais pas avoir l'air badin, ni
paraitre rien rabaisser dans mes comparaisons. On pardonnera aux
habitudes litteraires, si je rapporte ainsi les grandes choses aux
petites, et les politiques aux rimeurs, qui me sont guere dans l'Etat
que des _joueurs de quille_, comme disait Malherbe.

La rentree de La Fayette en France apres le 18 brumaire, son attitude au
milieu des partis des lors simplifies, ses reponses aux avances du chef
comme a celles de la minorite opposante, tout cela est raconte avec un
interet superieur et plus qu'anecdotique, dans l'ecrit intitule
_Mes Rapports avec le premier Consul_, dont j'ai precedemment cite
l'eloquente conclusion. On voit, dans ces recits de conversations,
a quel degre La Fayette a le propos historique, le mot juste de la
circonstance et comme la replique a la scene. Un jour, causant avec
Bonaparte, a Morfontaine chez Joseph, il s'apercut que les questions
du Consul tendaient a lui faire etaler ses campagnes d'Amerique: "Ce
furent, repondit-il en coupant court, les plus grands interets de
l'univers decides par des rencontres de patrouilles." Il a beaucoup de
ces mots-la, soit au balcon populaire et en _plein vent_, comme il dit,
soit dans le salon.

Son role, ou plutot l'absence de tout role, a cette epoque du Consulat
et de l'Empire, est dictee par un tact politique et moral des plus
parfaits. Quand on demandait a Sieyes ce qu'il avait fait pendant la
Terreur, il repondait: _J'ai vecu_. La Fayette pouvait plus a bon droit
et plus a haute voix repondre, et il repondait: "Ce que j'ai fait durant
ces douze annees? _je me suis tenu debout_." C'etait assez, c'etait
unique, au milieu des prosternations universelles. Il avait beau
s'ensevelir a Lagrange, dans une vie de fermier et de patriarche, on le
savait la; Bonaparte ne le perdit jamais de l'oeil un instant: "Tout
le monde en France est corrige, disait-il un jour dans une sortie
au Conseil d'Etat, il n'y a qu'un seul homme qui ne le soit pas, La
Fayette! il n'a jamais recule d'une ligne. Vous le voyez tranquille; eh
bien! je vous dis, moi, qu'il est tout pret a recommencer." La Fayette
(et lui-meme le dit presque en propres termes) s'appliqua a se conserver
sous l'Empire comme un exemplaire de la vraie doctrine de la liberte,
exemplaire precieux et a peu pres unique, sans tache et sans _errata_,
avec le _Victrix causa Diis_ pour epigraphe. Ce sont la de ces volumes
qui, comme ceux des _Vies_ de Plutarque, ne sont jamais depareilles,
meme quand on n'en a qu'un.

Les vertus de famille, la bonte morale et l'excellence du coeur pour
tout ce qui l'approchait, ont, par endroits, leur expression touchante
dans ces Memoires, et les pieux editeurs, en y apportant la discretion
et la pudeur qui marquent les affections les plus sacrees, n'ont
cependant pu ni du supprimer, en fait d'intimite, tous les temoignages.
Sans craindre d'abonder moi-meme, je veux citer en entier la belle
lettre de janvier 1808, a M. de Maubourg, sur la mort de madame de La
Fayette. Par son devouement, son heroisme conjugal et civique durant la
prison d'Olmuetz, cette noble personne appartient aussi a l'histoire; on
a lu d'ailleurs avec un agrement imprevu les piquantes et gracieuses
lettres adressees a _mon cher coeur_, au premier depart pour
l'Amerique[91]; en voici la contre-partie pathetique et funebre:

"Je ne vous ai pas encore ecrit, mon cher ami, du fond de l'abime de
malheur ou je suis plonge... j'en etais bien pres lorsque je vous
ai transmis les derniers temoignages de son amitie pour vous, de sa
confiance dans vos sentiments pour elle. On vous aura deja parle de la
fin angelique de cette incomparable femme. J'ai besoin de vous en parler
encore; ma douleur aime a s'epancher dans le sein du plus constant
et cher confident de toutes mes pensees au milieu de foules ces
vicissitudes ou souvent je me suis cru malheureux; mais, jusqu'a
present, vous m'avez trouve plus fort, que mes circonstances;
aujourd'hui, la circonstance est plus forte que moi.

[Note 91: Elles avaient ete citees de preference par la plupart des
journaux.]

"Pendant les trente-quatre annees d'une union ou sa tendresse, sa boule,
l'elevation, la delicatesse, la generosite de son ame, charmaient,
embellissaient, honoraient ma vie, je me sentais si habitue a tout
ce qu'elle etait pour moi, que je ne le distinguais pas de ma propre
existence. Elle avait quatorze ans et moi seize lorsque son coeur
s'amalgama a tout ce qui pouvait m'interesser. Je croyais bien l'aimer,
avoir besoin d'elle; mais ce n'est qu'en la perdant que j'ai pu demeler
ce qui reste de moi pour la suite d'une vie qui avait paru livree a tant
de distractions, et pour laquelle neanmoins il n'y a plus ni bonheur,
ni bien-etre possible. Le pressentiment de sa perte ne m'avait jamais
frappe comme le jour ou, quittant Chavaniac, je recus un billet alarmant
de madame de Tesse; je me sentis atteint au coeur. George fut effraye
d'une impression qu'il trouvait plus forte que le danger. En arrivant
tres-rapidement a Paris, nous vimes bien qu'elle etait fort malade; mais
il y eut des le lendemain un mieux que j'attribuai un peu au plaisir de
nous revoir...

"Voila bien des souvenirs que j'aime a deposer dans votre sein, mon cher
ami; mais il ne nous reste que des souvenirs de cette femme adorable
a qui j'ai du un bonheur de tous les instants, sans le moindre nuage.
Quoiqu'elle me fut attachee, je puis le dire, par le sentiment le
plus passionne, jamais je n'ai apercu eu elle la plus legere nuance
d'exigence, de mecontentement, jamais rien qui ne laissat la plus libre
carriere a toutes mes entreprises; et si je me reporte au temps de notre
jeunesse, je retrouverai en elle des traits d'une delicatesse, d'une
generosite sans exemple. Vous l'avez toujours vue associee de coeur et
d'esprit a mes sentiments, a mes voeux politiques, jouissant de tout ce
qui pouvait etre de quelque gloire pour moi, plus encore de ce qui me
faisait, comme elle le disait, connaitre tout entier; jouissant surtout
lorsqu'elle me voyait sacrifier des occasions de gloire a un bon
sentiment.--Sa tante, madame de Tesse, me disait hier: "Je n'aurais
jamais cru qu'on put etre aussi fanatique de vos opinions et aussi
exempte de l'esprit de parti." En effet, jamais son attachement a notre
doctrine n'a un instant altere son indulgence, sa compassion, son
obligeance pour les personnes d'un autre parti; jamais elle ne fut
aigrie par les haines violentes dont j'etais l'objet, les mauvais
procedes et les propos injurieux a mon egard, toutes sottises
indifferentes a ses yeux du point ou elle les regardait et ou sa bonne
opinion de moi voulait bien me placer.--Vous savez comme moi tout ce
qu'elle a ete, tout ce qu'elle a fait pendant la Revolution. Ce n'est
pas d'Etre venue a Olmuetz, comme l'a dit Charles Fox, "sur les ailes du
devoir et de l'amour," que je veux la louer ici, mais c'est de n'etre
partie qu'apres avoir pris le temps d'assurer, autant qu'il etait en
elle, le bien-etre de ma tante et les droits de nos creanciers; c'est
d'avoir eu le courage d'envoyer George en Amerique.--Quelle noble
imprudence de coeur a rester presque la seule femme de France compromise
par son nom, qui n'ait jamais voulu en changer[92]! Chacune de ses
petitions ou reclamations a commence par ces mois: _La femme La
Fayette_. Jamais cette femme, si indulgente pour les haines de parti,
n'a laisse passer, lorsqu'elle etait sous l'echafaud, une reflexion
contre moi sans la repousser, jamais une occasion de manifester mes
principes sans s'en honorer et dire qu'elle les tenait de moi; elle
s'etait preparee a parler dans le meme sens au tribunal, et nous avons
tous vu combien cette femme si elevee, si courageuse dans les grandes
circonstances, etait bonne, simple, facile dans le commerce de la vie,
trop facile meme et trop bonne, si la veneration qu'inspirait sa vertu
n'avait pas compose de tout cela une maniere d'etre tout a fait a part.
C'etait aussi une devotion a part que la sienne. Je puis dire que,
pendant trente-quatre ans, je n'en ai pas eprouve un instant l'ombre de
gene; que toutes ses pratiques etaient sans affectation subordonnees a
mes convenances; que j'ai eu la satisfaction de voir mes amis les plus
incredules aussi constamment accueillis, aussi aimes, aussi estimes,
et leur vertu aussi completement reconnue que s'il n'y avait pas eu de
difference d'opinions religieuses; que jamais elle ne m'a exprime autre
chose que l'espoir qu'en y reflechissant encore, avec la droiture de
coeur qu'elle me connaissait, je finirais par etre convaincu. Ce qu'elle
m'a laisse de recommandations est dans le meme sens, me priant de lire,
pour l'amour d'elle, quelques livres, que certes j'examinerai de nouveau
avec un veritable recueillement: et appelant sa religion, pour me la
faire mieux aimer, _la souveraine liberte_, de meme qu'elle me citait
avec plaisir ce mot de Fauchet: "Jesus-Christ mon seul maitre."--On a
dit qu'elle m'avait beaucoup preche; ce n'etait pas sa maniere.--Elle
m'a souvent exprime, dans le cours de son delire, la pensee qu'elle
irait au ciel; et oserai-je ajouter que cette idee ne suffisait pas pour
prendre son parti de me quitter? Elle m'a dit plusieurs fois: "Cette
vie est courte, troublee... reunissons-nous en Dieu, passons ensemble
l'eternite." Elle m'a souhaite et a nous tous la _paix du Seigneur_.

[Note 92: La plupart des femmes d'emigres avaient, en 1793, rempli la
formalite d'un divorce simule, pour mettre a l'abri une portion de leur
fortune.]

"Quelquefois on l'entendait prier dans son lit. Il y eut, une des
dernieres nuits, quelque chose de celeste a la maniere dont elle recita
deux fois de suite, d'une voix forte, un cantique de Tobie applicable a
sa situation, le meme qu'elle avait recite a ses filles en apercevant
les clochers d'Olmuetz[93]. Voila comment cet ange si tendre a parle dans
sa maladie, ainsi que dans les dispositions qu'elle avait faites il y a
quelques annees, et qui sont un modele de tendresse, de delicatesse et
d'eloquence du coeur.

[Note 93: Voici le texte du cantique recite par madame de La Fayette
a l'aspect d'Olmuetz, quand elle vint partager la captivite du general au
mois d'octobre 1795: "Seigneur, vous etes grand dans l'eternite, votre
regne s'etend dans tous les siecles, vous chatiez et vous sauvez, vous
conduisez: les hommes jusqu'au tombeau, et vous les en ramenez, et nul
ne se peut soustraire a votre puissante main. Rendez graces au Seigneur,
enfants d'Israel, et louez-le devant les nations, parce qu'il vous a
ainsi disperses parmi les peuples qui ne le connaissent point, afin que
vous publiiez ses miracles, et que vous leur appreniez qu'il n'y en a
point d'autre que lui qui soit le Dieu tout-puissant. C'est lui qui noua
a chaties a cause de nos iniquites, et c'est lui qui nous sauvera pour
signaler sa misericorde. Considerez donc la maniere dont il nous a
traites, benissez-le avec crainte et avec tremblement, et rendez hommage
par vos oeuvres au Roi de tous les siecles. Pour moi je le benirai dans
cette terre ou je suis captive, etc." (Tobie, chap. XIII, v. 2, 3, 4, 5,
6 et 7.)]

"Vous parlerai-je du plaisir sans cesse renaissant que me donnait une
confiance entiere en elle, jamais exigee, recue au bout de trois mois
comme le premier jour, justifiee par une discretion a toute epreuve,
par une intelligence admirable de tous les sentiments, les besoins, les
voeux de mon coeur; et tout cela mele a un sentiment si tendre, a une
opinion si exaltee, a un culte, si j'ose dire, si doux et si flatteur,
surtout de la personne la plus parfaitement naturelle et sincere qui ait
jamais existe?

"C'est lundi que cette angelique femme a ete portee, comme elle l'avait
demande, aupres de la fosse ou reposent sa grand'mere, sa mere et sa
soeur, confondues avec seize cents victimes[94]; elle a ete placee
a part, de maniere a rendre possibles les projets futurs de notre
tendresse. J'ai reconnu moi-meme ce lieu lorsque George m'y a conduit
jeudi dernier, et que nous avons pu nous agenouiller et pleurer
ensemble.

[Note 94: Dans le cimetiere de Piepus.]

"Adieu, mon cher ami; vous m'avez aide a surmonter quelques accidents
bien graves et bien penibles auxquels le nom de malheur peut etre donne
jusqu'a ce qu'on ait ete frappe du plus grand des malheurs du coeur:
celui-ci est insurmontable; mais, quoique livre a une douleur profonde,
continuelle, dont rien ne me dedommagera; quoique devoue a une pensee,
un culte hors de ce monde (et j'ai plus que jamais besoin de croire
que tout ne meurt pas avec nous), je me sens toujours susceptible
des douceurs de l'amitie... Et quelle amitie que la votre, mon cher
Maubourg!

"Je vous embrasse en son nom, au mien, au nom de tout ce que vous avez
ete pour moi depuis que nous nous connaissons."

La Fayette rentre en scene en 1815, et, a part deux ou trois annees de
retraite encore au commencement de la seconde Restauration, on peut dire
qu'il ne quitte plus son role actif jusqu'a sa mort. Un ecrit assez
considerable et inacheve[95] expose la situation publique et sa propre
attitude en 1814 et 1815. En la faisant bien comprendre dans son
ensemble, il reste un point auquel il reussit difficilement a nous
accoutumer: c'est lorsqu'aux Cent-Jours, et Bonaparte arrivant sur
Paris, La Fayette, qui s'est rendu a une conference chez M. Laine,
propose de defendre la capitale contre le grand ennemi; il se trouve
seul de cet avis energique avec M. de Chateaubriand. Mais M. de
Chateaubriand, c'est tout simple, en proposant de mourir en armes,
s'il le fallait, autour du trone des Bourbons, voyait pour l'idee
monarchique, dans ce sang noblement verse, une semence glorieuse et
feconde; il motivait son opinion dans des termes approchants et avec cet
eclat qu'on concoit de sa bouche en ces heures emues. La Fayette, qui
raconte ce detail et qui rappelle les chevaleresques paroles sur ce
sang fidele d'ou la monarchie renaitrait un jour, ne peut s'empecher
d'ajouter: "Constant (_Benjamin Constant qui etait de la conference_) se
mit a rire du dedommagement qu'on m'offrait." Et, en effet, la position
de La Fayette en ce moment, au pied du trone des Bourbons, parait bien
fausse, surtout lorsqu'on a lu le jugement qu'il portait d'eux pendant
1814. Je ne dis pas que sa situation eut ete plus vraie en se ralliant
a Bonaparte; pourtant je le concevrais mieux: il n'y aurait rien eu du
moins qui pretat a rire.

[Note 95: Tome V.]

Carnot, je le sais, n'avait pas les memes engagements que La Fayette,
ni les memes scrupules solennels de liberte; mais en ces crises de
1814-1815, sa conduite envers Bonaparte repond bien mieux, en fait, et
sans marchander, a l'instinct national et revolutionnaire.

Une remarque encore sur le factice, deja signale, qui s'introduit dans
ces roles individuels en politique. Si Benjamin Constant n'avait pas ete
la fort a propos pour eclater de rire (ce qui est bien de lui) sur le
point comique au milieu de la circonstance sombre, l'homme d'esprit chez
La Layette se serait contente de sourire tout bas, et on ne l'aurait pas
su.

Cet instant d'embarras a part, la conduite de La Fayette rentre bien
vite dans sa rectitude incontestee, et elle se rapporte, durant toute la
Restauration, a des sympathies generales trop partagees et encore trop
recentes pour qu'il ne soit pas superflu de rien developper ici. Rentre
a la Chambre elective en 1818, il vit le parti _liberal_ se former, et,
autant qu'aucun chef d'alors, il y aida. C'etait, apres tout, cette meme
masse moyenne et flottante de laquelle il ecrivait en 1799: "La partie
plus ou moins pensante de la nation ne fut jamais contre-revolutionnaire
qu'en desespoir de toute autre maniere de se debarrasser de la tyrannie
conventionnelle, pour laquelle on a bien plus de degout encore.
Donnez-lui des institutions liberales, un regime consequent et
d'honnetes gens, vous la verrez revenir a leurs idees des premieres
annees de la Revolution, avec moins d'enthousiasme pour la liberte, mais
avec une crainte de la tyrannie et un amour de la tranquillite qui lui
fera detester tout remuement aristocrate ou jacobin." L'enthousiasme
meme semblait revenu, depuis 1815, sous le coup de tant de sentiments
et d'interets sans cesse froisses; on s'organisait pour la defense on
esperait et on avait confiance dans l'issue, precisement en raison
des exces contraires. Il y avait, comme en defi de l'oppression, un
universel rajeunissement. Nul, en ces annees, ne fut plus jeune que le
general La Fayette. Ne le fut-il pas trop quelquefois? N'alla-t-il pas
bien loin en certaines tentatives prematurees, comme dans l'affaire de
Belfort[96]? Nos vieilles ardeurs sont trop d'accord avec les siennes
la-dessus pour que notre triste impartialite d'aujourd'hui y veuille
regarder de plus pres. C'etaient de beaux temps, apres tout, si l'on ne
se reporte qu'aux sentiments eprouves, des temps ou l'instinct de la
lutte ne trompait pas. Quels souvenirs pour ceux qui les ont recus
dans leur fraicheur, que ce voyage d'Amerique en 1824, et cet hymne de
Beranger qui le celebrait!

  Jours de triomphe, eclairez l'univers!

[Note 96: Tome VI, page 135 et suiv.]

Mais les exposer seulement au grand air d'aujourd'hui, c'est presque les
fletrir, ces souvenirs, tant le mouvement general est loin, tant les
generations survenantes y deviennent de plus en plus etrangeres par
l'esprit, tant l'ironie des choses a ete complete!

De sorte qu'en ce temps bizarre il faut s'arreter devant le double
inconvenient de parler aux uns d'un sujet par trop connu, et aux autres
de sentiments parfaitement ignores.

La seconde moitie du sixieme et dernier volume est consacree a la
Revolution de Juillet et aux annees qui suivent: independamment des
actes publics et des discours de La Fayette, on y donne toute une partie
de correspondance qui ne laisse aucun doute sur ses dernieres pensees
politiques; les suppressions, commandees aux editeurs par la discretion
et la convenance, n'en affaiblissent que peu sensiblement l'amertume.
Cette derniere partie de la vie de La Fayette, si honorable toujours,
est pourtant celle qu'il y aurait peut-etre le plus lieu d'epiloguer
politiquement, a quelque point de vue qu'on se place, soit du sein de
l'ordre actuel, soit du dehors. C'est celle, a coup sur, qui a le plus
nui dans la vague impression publique, et en double sens contraire, a la
memoire de l'illustre citoyen, et qui a contribue a jeter sur l'ensemble
de sa carriere une teinte generale ou l'ancien attrait a pali. Mais, ne
voulant pas approfondir, il serait peu juste d'insister. Assez d'autres
prendront les Memoires uniquement par cette queue desagreable. Le plus
grand malheur du general a ete de survivre (ne fut-ce que de quelques
jours) a la grande Revolution qu'il representait depuis quarante et
un ans; en ne tombant pas precisement avec elle, il a fait a son tour
l'effet de ceux qui s'obstinent a prolonger ce qui est use et en
arriere. Le public est ingrat; si belle, si soutenue qu'ait ete la
piece donnee a son profit, il ne veut pas que la derniere scene soit
trainante, et que l'acteur principal demeure, en se croyant encore
indispensable, lorsque le gros du drame est fini. Beranger, dans son
role de poete politique, l'a senti a point; il a su se derober pour se
renouveler peut-etre. La Fayette ne l'a pu; son nom, vers la fin, de
plus en plus affiche, tiraille par les partis, a un peu _deteint_, comme
son vieux et noble drapeau. Cela reviendra. Une lecture attentive de ces
Memoires, si on la peut obtenir d'un public passablement indifferent,
est faite pour retablir et rehausser l'idee du personnage historique
dans la grandeur et la continuite de sa ligne principale, avec tous les
accompagnements non moins certains, et beaucoup plus varies qu'on ne
croirait, d'esprit, de jugement ouvert et circonspect, de finesse
serieuse, de bonne grace et de bon gout. Eclairee par ces excellents
Memoires, l'histoire du moins, c'est-a-dire le public definitif, s'en
souviendra.

Aout 1838.



M. DE FONTANES


I

On a remarque dans la suite des familles que souvent le fils, ne
ressemble pas a son pere, mais que le petit-fils rappelle son aieul, le
petit-neveu son grand-oncle, en un mot que la ressemblance parfois saute
une ou deux generations, pour se reproduire (on ne saurait dire comment)
avec une fidelite et une purete singuliere clans un rejeton eloigne.
Il en est de meme, en grand, dans la famille humaine et dans la suite
inepuisable des esprits. Il y a de ces retours a distance, de ces
correspondances imprevues. Un siecle illustre disparait; le glorieux
talent qui le caracterisait le mieux, et dans les nuances les plus
accomplies, meurt, en emportant, ce semble, son secret; ceux qui le
veulent suivre alterent sa trace, les autres la brisent en se jetant de
propos delibere dans des voies toutes differentes: on est en plein dans
un siecle nouveau qui lui-meme decline et va s'achever. Tout d'un coup,
apres ce long espace et cette interruption qui semble definitive, un
talent reparait, en qui sourit une douce et chaste ressemblance avec
l'aieul litteraire. Il ressemble, sans le vouloir, sans y songer, et
par une originalite native: dans le fond des traits, dans le tour des
lignes, a travers la couleur palie, on reconnait plus que des vestiges.
C'est le rapport de M. de Fontanes a Racine; il est de cette famille, et
il s'y presente a nous comme le dernier.

Plus la figure litteraire est simple, douce, pure, elegante, sensible
sans grande passion, plus il devient precieux d'en etudier de pres
l'originalite au sein meme de cette ressemblance. Si le poete n'a pas
fait assez, s'il a trop neglige d'elever ou d'achever son monument, cela
s'explique encore et doit sembler tout naturel; c'est qu'un instinct
secret lui disait: "La grande place est remplie, l'aieul la tient. Il
suffit que moi, qui viens tard, je ne sois pas indigne de lui, que je
l'honore par mon gout dans un siecle bien different deja, et que jamais
du moins je n'aie fausse son lointain et superieur accord par mes
accents."

Dans cette sobriete et cette paresse meme du poete, se retrouve donc un
sentiment touchant, modeste, et qu'on peut dire pieux. Je n'invente pas:
M. de Fontanes le nourrissait en son coeur et l'a exprime en plus d'un
endroit. Dans son ode sur la litterature _de l'Empire_, rappelant les
modeles du grand Siecle, beaucoup moins meconnus et moins offenses alors
par les doctrines que par les oeuvres du jour, il se borne, lui, pour
toute ambition, au role de Silius, a celui de Stace disant a sa muse:

  ......Nec tu divinam Aeneida tenta,
  Sed longe sequere, et vestigia semper adora!
  De Virgile ainsi, dans Rome,
  Quand le gout s'etait perdu,
  Silius a ce grand homme
  Offrait un culte assidu;
  Sans cesse il nommait Virgile;
  Il venait, loin de la ville,
  Sur sa tombe le prier;
  Trop faible, helas! pour le suivre,
  Du moins il faisait revivre
  Ses honneurs et son laurier.

Et il avait autrement droit de se rendre ce temoignage, et de se dire
ainsi l'adorateur domestique de Racine, que Silius pour Virgile.

Mais rien n'est tout a fait simple dans la nature des choses, et il ne
faut pas, en tirant du personnage l'idee essentielle, ne voir en lui que
cette idee. Dernier parent de Racine, et adorateur du XVIIe siecle,
M. de Fontanes est pourtant du sien; il en est par les genres qu'il
accepte, par ceux meme qu'il veut renouveler; il en est par certaines
teintes philosophiques et sentimentales qui font melange a l'inspiration
religieuse, par certaines faiblesses et langueurs de son style poetique
elegant; mais, hatons-nous d'ajouter, il en est surtout par le gout
rapide, par le ton juste, par l'expression nette et simple, par tout
ce que le XVIIIe siecle avait conserve de plus direct du XVIIe, et
que Voltaire y avait transmis en l'aiguisant. De plus, M. de Fontanes
n'etait pas etranger au notre. Contraire aux nouveautes ambitieuses, il
ne resistait pourtant pas a celles qui s'appuyaient de quelque titre
legitime, de quelque juste accord dans le passe. Sur quelques-uns de
ces points d'innovation, il devient lui-meme la transition et la nuance
d'intervalle, comme il convient a un esprit si modere. Par ses pieces
elegiaques et religieuses, par _la Chartreuse_ et _le Jour des Morts_,
il devancait de plus de trente ans et tentait le premier dans les vers
francais le genre d'harmonieuse reverie; il semblait donner la
note intermediaire entre les choeurs d'_Esther_ et les premieres
_Meditations_. Mais surtout, a cette epoque critique de 1800, par son
amitie, par sa sympathique et active alliance avec M. de Chateaubriand,
il entrait dans la meilleure part du nouveau siecle; il s'y melait dans
une suffisante et memorable mesure. Le dernier des classiques donnait le
premier les mains avec une joie genereuse a la consecration de la Muse
enhardie, et lui-meme il s'eclairait du triomphe. Tels, durant les etes
du pole, les derniers rayons d'un soleil finissant s'unissent dans un
crepuscule presque insensible a la plus glorieuse des nouvelles aurores!

Pour nous, appele aujourd'hui a parler de M. de Fontanes, nous ne
faisons en cela qu'accomplir un desir deja bien ancien. Quelle qu'ait
ete l'apparence bien contraire de nos debuts, nous avons toujours, dans
notre liberte d'esprit, distingue, a la limite du genre classique, cette
figure de Fontanes comme une de celles qu'il nous plairait de pouvoir
approcher, et, dans le voile d'ombre qui la couvrait deja a demi, elle
semblait nous promettre tout bas plus qu'elle ne montrait. Sensible
(par pressentiment) a l'outrage de l'oubli pour les poetes, nous nous
demandions si tout avait peri de cette muse discrete dont on ne savait
que de rares accents, si tout en devait rester a jamais epars, comme, au
vent d'automne, des feuilles d'heure en heure plus egarees. L'idee nous
revenait par instants de voir recueillis ces fragments, ces restes,
_disjecti membra poetoe_, de savoir ou trouver enfin, ou montrer l'urne
close et decente d'un chantre aimable qui fut a la fois un dernier-venu
et un precurseur. C'etait donc deja pour nous un caprice et un choix de
gout, une inconstance de plus si l'on veut, mais j'ose dire aussi une
piete de poesie, avant d'etre, comme aujourd'hui, un honneur[97].

[Note 97: Cette Notice a ete ecrite en vue de l'edition des Oeuvres.]

Louis de Fontanes naquit a Niort, le 6 mars 1737, d'une famille
ancienne, mais que les malheurs du temps et les persecutions religieuses
avaient fait dechoir. L'etoile du berceau de madame de Maintenon semble
avoir jete quelque influence de gout, d'esprit et de destinee sur le
sien. La famille Fontanes, autrefois etablie dans les Cevennes (comte
d'Alais), y avait possede le fief d'_Apennes_ ou _des Apennes_, dont le
nom lui etait reste (Fontanes des Apennes): un village y portait aussi
le nom de _Fontanes_. Mais, a l'epoque ou naquit le poete, ce n'etaient
plus la que des souvenirs. Sa famille, comme protestante, ne vivait,
depuis la revocation de l'Edit de Nantes, que d'une vie precaire,
errante et presque clandestine. Son grand-pere, son pere meme etaient
protestants; il ne le fut pas. Sa mere, catholique, avait, en se
mariant, exige que ses fils ou filles entrassent dans la communion
dominante.

Les premieres annees de cet enfant a l'imagination tendre et sensible
furent tres-penibles, tres-sombres. Son frere aine avait etudie au
college des Oratoriens de Niort; mais lui, le second, sans doute a cause
de la gene domestique, fut confie d'abord a un simple cure de village,
ancien oratorien, le Pere Bory, par malheur outre janseniste. Le digne
cure, au lieu de tirer parti de cette jeune ame volontiers heureuse,
sembla s'attacher a la noircir de terreurs: il envoyait son eleve a la
nuit close, seul, invoquer le Saint-Esprit dans l'eglise; il fallait
traverser le cimetiere, c'etaient des transes mortelles. M. de Fontanes
y prit le sentiment terrible du religieux; pourtant l'imagination etait
peut-etre plus frappee que le coeur. Le cure ne se bornait pas aux
impressions morales, il y ajoutait souvent les duretes physiques; et le
pauvre enfant, pousse a bout, s'echappait, un jour, pour s'aller faire
mousse a La Rochelle: on le rattrapa. M. de Fontanes, en sauvant
l'esprit religieux, conserva toute sa vie l'aversion des dogmes durs
qui avaient contriste son enfance. S'il defendit le calvinisme dans son
discours qui eut le prix a l'Academie, c'etait au nom de la tolerance,
par un sentiment de convenance domestique et d'equite civile; mais il
n'en separa jamais dans sa pensee les longs malheurs que lui avait dus
sa famille, de mome qu'il associait l'idee de jansenisme au souvenir de
ses propres douleurs. Dans son _Jour des Morts_, il a grand soin de nous
dire de son humble pasteur:

  Il ne reveille pas ces combats des ecoles,
  Ces tristes questions qu'agiterent en vain
  Et Thomas, _et Prosper_, et Pelage et Calvin.

Une telle enfance menait naturellement M. de Fontanes a placer son ideal
chretien dans la religion de Fenelon.

Ses etudes se firent ainsi de neuf ans a treize, en ce village appele
La Foye-Mongeault, entre Niort et La Rochelle. Il ne les termina point
pourtant sans suivre ses hautes classes aux Oratoriens de Niort,
d'ou sortait son frere aine; et celui-ci, poete lui-meme, dans leurs
promenades aux environs de la ville et le long des bords de la fontaine
Du Vivier, l'initiait deja au jeu de la muse. Il perdit ce frere cheri
en 1772. Puis, dans l'intervalle de la mort de son pere (1774) a celle
de sa mere, qui arriva un an apres, il alla sejourner en Normandie, aux
Andelys, y apprit l'anglais par occasion, y recueillit, dans ses courses
reveuses, de fraiches impressions poetiques, que sa _Foret de Navarre_
et son _Vieux Chateau_ nous ont rendues. Venu a Paris vers 1777, il y
commenca des liaisons litteraires. Je ne parle pas de Dorat, singulier
patron, qu'il se trouva tout d'abord connaitre et cultiver plus qu'il ne
semble naturel d'apres le peu d'unisson de leurs esprits. Il aimait a
raconter qu'a la seconde annee de ce sejour, se promenant avec Ducis,
ils rencontrerent Jean-Jacques, bien pres alors de sa fin. Ducis, qui
le connaissait, l'aborda, et, avec sa franchise cordiale, reussissant a
l'apprivoiser, le decida a entrer chez un restaurateur. Apres le repas,
il lui recita quelques scenes de son _Oedipe chez Admete_, et lorsqu'il
en fut a ces vers ou l'antique aveugle se rend temoignage:

  .......Ecoutez-moi, grands Dieux!
  J'ose au moins sans terreur me montrer a vos yeux.
  Helas! depuis l'instant ou vous m'avez fait naitre,
  Ce coeur a vos regards n'a point deplu peut-etre.
  Vous frappiez, j'ai gemi. J'entrerai sans effroi
  Dans ce cercueil trompeur qui s'enfuit loin de moi.
  Vous savez si ma voix, toujours discrete et pure,
  S'est permis contre vous le plus leger murmure;
  C'est un de vos bienfaits que, ne pour la douleur,
  Je n'aie au moins jamais profane mon malheur[98]!

[Note 98: Acte III, scene IV.]

Jean-Jacques, qui avait jusque-la garde le silence, sauta au cou de
Ducis, en s'ecriant d'une voix caverneuse: "Ducis, je vous aime!" M. de
Fontanes, temoin muet et modeste de la scene, en la racontant apres des
annees, croyait encore entendre l'exclamation solennelle.

Il ne vit Voltaire que de loin, couronne a la representation d'_Irene_;
mais il n'eut pas le temps de lui etre presente. Son frere aine
(Marcellin de Fontanes), mort, je l'ai dit, en 1772, a l'age de vingt
ans, et doue lui-meme de grandes dispositions poetiques, avait compose
une tragedie qu'il avait adressee a Voltaire, aussi bien qu'une epitre
dejeune homme, et il avait recu une de ces lettres datees de Ferney, qui
equivalaient alors a un brevet ou a une accolade.

Fontanes eut le temps de voir beaucoup d'Alembert: laissons-le
dire la-dessus: "Tout homme, ecrit-il au _Mercure_ a propos de
Beaumarchais[99], tout homme qui a fait du bruit dans le monde a deux
reputations: il faut consulter ceux qui ont vecu avec lui, pour savoir
quelle est la bonne et la veritable. Linguet, par exemple, representait
d'Alembert comme un homme diabolique, comme _le Vieux de la Montagne_.
J'avais eu le bonheur d'etre eleve a l'Oratoire par un des amis de ce
philosophe, et je l'ai beaucoup vu dans ma premiere jeunesse. Il etait
difficile d'avoir plus de bonte et d'elevation dans le caractere. Il
se fachait, a la verite, comme un enfant, mais il s'apaisait de meme.
Jamais chef de parti ne fut moins propre a son metier." Toutes ces
relations precoces, ces comparaisons multipliees et contradictoires
expliquent bien et preparent la moderation de Fontanes dans ses
jugements, sa science de la vie, son insouciance de l'opinion, et ne
rendent que plus remarquable le maintien de ses affections religieuses.
Il ecrivait ce mot sur d'Alembert, et il allait tout a l'heure appuyer
M. de Bonald.

[Note 99: Mercure, fructidor an VIII.]

L'_Almanach des Muses_ de 1778 nous donne les premieres nouvelles
litteraires du poete. On y lit de lui une piece composee a seize ans,
qui a pour titre _le Cri de mon Coeur_, et un fragment d'un _Poeme sur
la Nature et sur l'Homme_, qui sort deja des simples essais juveniles.
Ce _Cri de mon Coeur_ ne serait qu'une boutade adolescente sans
consequence, s'il ne nous representait assez bien toutes les impressions
accumulees de l'enfance douloureuse de Fontanes. La mort de son frere
aine, celle de son pere et de sa mere, qui l'ont frappe coup sur coup,
achevent d'egarer son ame. Il s'ecrie contre l'existence; il va presque
jusqu'a la maudire:

  Monarque universel, que peut-etre j'outrage,
  Pardonne a mes soupirs; je connais mon erreur.
  Pour un jeune arbrisseau que tourmente l'orage,
  Dois-tu suspendre la fureur?

  D'un pas toujours egal, la Nature insensible
  Marche, et suit les decrets avec tranquillite.
  Audacieux enfant contre elle revolte,
  Je me debats en vain sous le bras inflexible
  De la Necessite.

Il s'arrete un moment aux projets les plus sinistres et les envisage
sans effroi:

  Terre, ou va s'engloutir ma depouille fragile,
  Terre, qui l'entretiens de la cendre des morts,
  O ma mere, a ton fils daigne ouvrir un asile,!
  Heureux, si dans ton sein doucement je m'endors!
  Sous la tombe, du moins, l'infortune est tranquille.

Mais a l'instant la terre s'entr'ouvre, l'Ombre de son pere en sort et
le rappelle a la raison, a la constance, a la vertu, lui montre une
soeur cherie qui lui reste, et l'invite aux beaux-arts, a la poesie
noblement consolatrice. Ce _Cri de mon Coeur_ semble avoir exhale en une
fois toute cette ferveur troublee de la jeune ame de Fontanes, et on
n'en retrouvera plus trace desormais dans son talent pur, tendre,
melancolique, et moins ardent que sensible[100].

[Note 100: Je veux etre tout a fait exact: outre cette meme piece du
_Cri de mon Coeur_, le _Journal des Dames_ de 1777 (par consequent un
peu anterieur a l'_Almanach des Muses_ de 1778) contenait une lettre
de Fontanes a Dorat, toujours dans ce ton exalte qui contraste
singulierement avec les idees desormais attachees en sens divers a ces
deux noms de Dorat et de Fontanes. En voici quelques passages:

"Monsieur, je m'etais promis de cacher avec soin les faibles essais de
mon enfance, et de ne cultiver les lettres que pour me consoler de
mes malheurs. C'etait au fond d'un desert, et non dans le sein dela
capitale, que j'avais resolu de vivre. La solitude convient mieux a
l'infortune qui veut au moins se plaindre en liberte, que ces prisons
fastueuses ou des esclaves imitent les travers et les vices d'autres
esclaves, ou le vrai sage ne peut faire un pas sans colere ou sans
pitie.. Je me suis dit de bonne heure: Tu es malheureux, tu es sans
appui, tu es trop fier pour ramper; vegete donc dans une retraite
ignoree. Paris n'est, pas fait pour toi.

Si l'amour de la poesie me forcait, malgre moi, de lui sacrifier
quelques heures, je ne peignais que mes douleurs ou les tableaux de la
campagne que j'avais sous les yeux. Je me contentais de repandre mes
plaintes dans des vers toujours dictes par mon coeur.. J'ai eu pour
atelier le bord des mers, les forets, le sommet des montagnes. Je n'ai
trace que des scenes lugubres, analogues a ma situation. Ma poesie
doit avoir des traits un peu sauvages et peut-etre barbares.. Quand
je portais les yeux sur Paris, j'etais effraye des perils ou je
m'exposerais en m'y montrant. Un homme de dix-huit ans, ignorant l'art,
de l'intrigue et de l'adulation, pouvait-il esperer, en effet, d'etre
accueilli dans la republique des lettres?.. Ainsi, me disais-je, coulons
dans le silence des jours deja trop agites, et dont, (ma faible sante
l'annonce) le terme heureusement sera court.

Tel etait le plan que je m'etais forme. Je vous vis alors, et je compris
qu'il y avait plusieurs classes dans la litterature, etc."

Ce titre sentimental de la piece, _le Cri de mon Coeur_, fut donne par
Dorat lui-meme; Fontanes, quand il y resongeait depuis, en rougissait
toujours.]

L'_Almanach des Muses_ de 1780 le fit plus hautement connaitre, en
publiant _la Foret de Navarre_. Ce petit poeme descriptif, vu a sa date,
avait de la fraicheur et de la nouveaute. L'auteur, en y developpant
une peinture deja touchee dans _la Henriade_, y faisait preuve de son
admiration pour Voltaire et de son amour pour Henri IV, deux traits
essentiels qui ne le quitterent jamais. Il y marquait par un vers
d'eloge sa deference a Delille, deja celebre depuis 1770; mais, meme a
cette heure de jeunesse premiere, il semblait plus sobre, plus modere
en hardiesse que ce maitre brillant. On remarquait, a travers les
exclamations descriptives d'usage, bien des vers heureux et simples, de
ces vers trouves, qui peignent sans effort:

  Le poete aime l'ombre, il ressemble au berger....
  L'oiseau se fait, perche sur le rameau qui dort....
  Foulant de hauts gazons respectes du faucheur....
  Ils ne sont plus ces jours ou chaque arbre divin
  Enfermait sa Dryade et son jeune Sylvain,
  Qui versaient en silence a la tige alteree
  La seve a longs replis sous l'ecorce egaree.

Il n'y avait pas abus de coupes, quelques-unes pourtant assez neuves,
quelques jets un peu libres, que plus tard son ciseau, en y revenant,
supprima:

  Quel calme universel! je marche: l'ombre immense,
  L'ombre de ces ormeaux dont les bras etendus
  Se courbent sur ma tete en voutes suspendus,
  S'entasse a chaque pas, s'elargit, se prolonge,
  _Croit toujours_; et mon coeur dans l'extase se plonge.

Enfin, quelque chose de senti inspirait le tout.

Garat, rendant compte de l'_Almanach des Muses_ dans le _Mercure_ (avril
1780), s'arreta longuement sur le poeme de Fontanes, et le critiqua avec
une severite indirecte et masquee, qui put sembler piquante dans les
habitudes du temps. Il fait bien ressortir l'absence de plan, les
contradictions entre l'appareil didactique et certaines formes convenues
d'enthousiasme: _Que de tableaux divers!...A pas lents je m'egare_. Oui,
a pas lents. Mais il ne va pas au fond. Quand il en vient au style, il
frappe encore plus au hasard et souligne quelques-uns des vers que nous
citions precisement a titre de beaute. Fontanes fut tres-sensible a
l'article de Garat, et faillit en etre decourage a cette entree dans la
carriere. La plus sure preuve de l'impression profonde qu'il en recut,
c'est que trente-sept ans apres, lorsqu'il fixa la redaction derniere de
_la Foret de Navarre_, il tint compte dans sa refonte de presque toutes
les critiques de detail, meme de celles ou Garat avait tort. Voila de la
sensibilite de poete, mais bien modeste et docile.

Garat, que nous trouvons ainsi au debut de Fontanes, et qui, nonobstant
son article severe, d'ailleurs tres-convenable, fut et resta lie avec
lui dans les annees qui precederent la Revolution, Garat, plus age de
plusieurs annees, nous offre a certains egards, et en fait de destinee
litteraire, le pendant du poete dans le camp oppose, dans les rangs
philosophiques: grand talent de prosateur, s'essayant d'abord aux eloges
academiques, se dispersant en tout temps aux journaux, puis intercepte
brusquement par la Revolution et desormais lance a tous les souffles de
l'orage; exemple deplorable et frappant du danger de ne se recueillir
sur rien, et, avec des facultes superieures, de ne laisser qu'une
memoire eparse, bientot naufragee! Durant la Revolution, soit sous
la Terreur, soit apres Fructidor, Fontanes crut avoir beaucoup a se
plaindre de lui, et il rompit tout rapport avec un adversaire au moins
indiscret, qui se figurait peut-etre, dans son sophisme d'imagination,
continuer simplement envers le proscrit politique l'ancienne polemique
litteraire. Mais, sans faire injure a aucune memoire, et dans
l'eloignement ou l'on est de leur tombe, on ne peut s'empecher de
pousser le rapprochement: Garat, avec plus de verve et bien moins de
gout, louant Desaix et Kleber, comme Fontanes louait Washington; Garat
se flattant toujours d'elever le monument metaphysique dont on ne sait
que la brillante preface, comme Fontanes se flattait de l'achevement
de _la Grece sauvee_; mais, avec une imagination trop vive chez un
philosophe, Garat n'etait pas poete, et l'avantage incomparable de
Fontanes, pour la duree, consiste en ce point precis: il lui suffit de
quelques pieces qu'on sait par coeur pour sauver son nom.

A leur date, _la Chartreuse_ et _le Jour des Morts_, deja un peu passes,
mais a maintenir dans la suite des tons et des nuances de la poesie
francaise; sans date, et de tous les instants, les _Stances a une jeune
Anglaise_, l'ode a une _jeune Beaute_, ou celle du _Buste de Venus_; en
un mot, le flacon scelle qui contient la goutte d'essence; voila ce
qui surnage, c'est assez. Les metaphysiciens echoues n'ont pas de ces
debris-la.

Dans les premiers temps de son sejour a Paris, Fontanes travailla
beaucoup, et il concut, ebaucha ou meme executa des lors presque
tous les ouvrages poetiques qu'il n'a publies que plus tard et
successivement. Un vers de la premiere _Foret de Navarre_ nous apprend
qu'il avait deja traduit a ce moment (1779) l'_Essai sur l'Homme_
de Pope, qui ne parut qu'en 1783. Une elegie de Flins, dediee a
Fontanes[101], nous le montre, en 1782, comme ayant termine deja son
poeme de _l'Astronomie_, qui ne fut publie qu'en 1788 ou 89, et comme
poursuivant un poeme en six chants sur _la Nature_, qui ne devait point
s'achever. _La Chartreuse_ paraissait en 1783, et on citait presque dans
le meme temps _le Jour des Morts_, encore inedit, d'apres les lectures
qu'en faisait le poete. Ainsi, en ces courtes annees, les oeuvres se
pressent. Tous les temoignages d'alors, les articles du _Mercure_, une
epitre de Parny a Fontanes[102], nous montrent celui-ci dans la situation
a part que lui avaient faite ses debuts, c'est-a-dire comme cultivant
la grande poesie et aspirant a la gloire severe. Mais bientot la vie
de Paris et du XVIIIe siecle, la vie de monde et de plaisir le prit et
insensiblement le dissipa. Il voyait beaucoup les gens de lettres a la
mode, Barthe, Rivarol; il dinait chaque semaine chez le chevalier de
Langeac, son ami (encore aujourd'hui vivant), qui les reunissait. Et
qui ne voyait-il pas, qui n'a-t-il pas connu au temps de cette jeunesse
liante, de d'Alembert a Linguet, de Berquin a Mercier, de Florian a
Retif; tous les etages de la litterature et de la vie? Par moments, soit
inquietude d'ame reveuse et reprise de poesie, soit blessure de coeur,
soit necessite plus vulgaire, et, comme dit Andre Chenier:

[Note 101: _Almanach des Muses_.]

[Note 102: _Almanach des Muses_, 1782.]

  Quand ma main imprudente a tari mon tresor,

il sentait le besoin de se derober. Il se retirait a Poissy en hiver;
il se faisait ermite, et se vouait a l'etude entre son Tibulle et son
Virgile. Mais cela durait peu. Les amis heureux le desiraient, le
rappelaient. Un voyage en Suisse, vers 1787, auparavant un autre voyage
de deux mois en Angleterre, ne tardaient point a le leur rendre. La
prosperite pourtant ne venait pas. Si c'etait la saison des plaisirs,
c'etait aussi celle des rudes epreuves:

  Redis-moi du malheur les lecons trop ameres,

a-t-il ecrit plus tard parlant a sa muse secrete et en songeant a ce
temps. Ainsi se passerent pour lui, trop au hasard sans doute, les
annees faciles et fecondes. La Revolution le surprit, et dans l'Epitre
a M. de Boisjolin, en 1792, jetant un regard en arriere, a la veille de
plus grands orages, il pouvait dire avec un regret senti:

  Tu m'as trop imite: les plaisirs, la mollesse,
  Dans un piege enchanteur ont surpris ta faiblesse.
  La gloire en vain promet des honneurs eclatants:
  Un souris de l'amour est plus doux a vingt ans;
  Mais a trente ans la gloire est plus douce peut-etre.
  Je l'eprouve aujourd'hui. J'ai trop vu disparaitre
  Dans quelques vains plaisirs aussitot echappes
  Des jours que le travail aurait mieux occupes.
  Oh! dans ces courts moments consacres a l'etude,
  Combien je cherissais ma docte solitude!...

C'est en cet intervalle de 1780 a 1792 qu'il convient d'examiner dans
son premier jour Fontanes: il prend place alors; sa vraie date est la.
On a pour habitude, dans les jugements vagues et dans les _a-peu-pres_
courants, de faire de lui, a proprement parler, un poete de _l'Empire_.
Il ne se jugeait pas tel lui-meme; il n'estimait guere, on le verra, la
litterature de cette epoque; il n'y faisait qu'une exception eclatante,
et s'y effacait volontiers. Il fut orateur de l'Empire, mais le poete
chez lui etait anterieur [103].

[Note 103: Je trouve dans l'_Esprit des Journaux_, aout 1787, une
_Epitre_ en vers _a M. de Fontanes,_ attribuee a un M. de C..., qui
n'est autre que Castera. La piece est tres-mediocre, mais il en ressort
evidemment que Fontanes etait a cette date un personnage litteraire a
qui l'on demandait une sorte de patronage.

  Et le mortel heureux dont l'amitie sacree,
  Cher Fontanes, par vous se verra celebree,
  Est certain que son nom, des muses respecte,
  Volera dans vos chants a la posterite.

]

La traduction de l'_Essai sur l'Homme_, si perfectionnee depuis, mais
deja fort estimable, et enrichie de son excellent discours preliminaire,
parut pour la premiere fois en 1783, et valut a l'auteur un article de
La Harpe, adresse sous forme de lettre au _Mercure [104]_. Un article de
La Harpe, c'etait la consecration officielle d'un talent. Le critique
insistait beaucoup, en louant M. de Fontanes, sur la marche imposante et
soutenue de sa phrase poetique, et _cet art de couper le vers sans le
reduire a la prose, et de varier le rhythme sans le detruire, deux
choses_, dit-il, _si differentes, et qu'aujourd'hui l'ignorance et
le mauvais gout confondent si souvent_. Il louait avant tout dans
le traducteur, et recommandait avec raison aux jeunes ecrivains
_l'ensemble_ et _le tissu_ du style, qu'on sacrifiait des lors a l'effet
du detail; il s'elevait a plusieurs reprises contre les metaphores
accumulees et les figures nebuleuses: "Ce n'est pas, ajoutait-il, a M.
de Fontanes que cet avis s'adresse, il en a trop rarement besoin; mais
les verites communes ne peuvent pas etre perdues aujourd'hui; il faut
bien les opposer aux nouvelles extravagances des nouvelles doctrines:

[Note 104: Septembre 1783.--La Harpe envoya son article sous forme de
_lettre_, parce qu'il s'etait retire de la redaction du _Mercure_ des
1779. C'avait ete une resolution presque solennelle. La guerre qu'il
faisait depuis quelques annees aux novateurs, aux rimeurs hasardeux,
etait devenue si vive, qu'elle les ameuta contre lui, et il y eut ligue
pour le forcer a quitter le jeu. Injures, calomnies, menaces, tout fut
employe, a ce qu'il semble. A la mort de Voltaire, comme aux funerailles
d'un monarque absolu, il y eut redoublement de sedition litteraire;
le nom du mort etait invoque contre un disciple trop faible pour son
heritage; on se plaisait a remarquer que le grand homme _ne l'avait pas
mis sur son testament_. Bref, la place n'etait plus tenable. La Harpe
fit pourtant bonne et courageuse contenance; il prepara en secret sa
piece des _Muses rivales_, qui repondait a certaines inculpations, et la
fit jouer sans qu'on sut a l'avance qu'elle etait de lui. Le succes
fut grand, et, le lendemain de ce triomphe, il declara se retirer
du _Mercure:_ il abdiqua, mais en vainqueur. Ce fut un des grands
evenements de ce temps-la. Puis, comme tous ceux qui abdiquent, il ne
tarda pas a se repentir, et revint dans la suite de plus belle a ces
querelles de journaux qu'il maudissait et qui etaient sa vie.]

  "Un tronc jadis sauvage adopte sur sa tige
  Des fruits dont sa vigueur hale l'heureux prodige[105];

"_Hater le prodige des fruits_ est une metaphore tres-obscure. C'est
peut-etre la seule fois que l'auteur s'est rapproche du style a la mode,
et Dieu me preserve de le lui passer!" On cherche a qui peut avoir
trait, en somme, cette vehemence de La Harpe; ce n'est pas meme a
Delille, c'est tout au plus a quelques-uns de ses imitateurs, a je ne
sais quoi d'enorme aux environs de Roucher ou de Dorat. A la distance ou
nous sommes, au degre d'heresie ou nous ont pousses le temps et l'usage,
cela fuit[106].

[Note 105: _Essai sur l'Homme_, dans la premiere edition.]

[Note 106: Dans son assez bonne Epitre au comte de Schowaloff qui est
destinee a celebrer son abdication du _Mercure_ et comme sa retraite a
_Salone_, La Harpe, faisant une sortie contre le pittoresque a la mode,
disait en des vers dont l'a-propos semble d'hier et nous va au coeur:

  Que dis-je? en ses exces Le delire exalte
  Porta plus loin l'audace et la perversite:

]

Fontanes se tenait sans effort dans les memes principes que La Harpe:
en traduisant Pope, le sage Pope, il ne l'approuvait pas toujours. Il
blame, des les premiers vers de son auteur, ces metaphores redoublees,
selon lesquelles _l'homme est tour a tour un labyrinthe, un jardin, un
champ, un desert_, et n'y voit que manque de gout, de precision et de
clarte. Quand il rencontre ce vers tout petillant:

  In folly's cup still laughs the bubble, joy,

_la joie, cette bulle d'eau, rit dans la coupe de la folie_, il le
supprime. Il est bien plus que l'abbe Delille de l'ecole directe de
Boileau et de Racine.

Il est mieux que de l'ecole, il est du sentiment tendre et de
l'inspiration emue de ce dernier dans _la Chartreuse_ et dans _le Jour
des Morts_. Racine jeune, Racine deja revenu d'Uzes et a la veille
d'_Andromaque_, Racine ne au XVIIIe siecle, ayant beaucoup lu, au lieu
de _Theagene et Chariclee_, l'Epitre de Colardeau, et se promenant, non
pas a Port-Royal, mais au Luxembourg, aurait pu ecrire _la Chartreuse_.

La maniere litteraire a beau changer; les formes du style.

  Racine et Despreaux ont vu leur gloire _usee_,
  Et par des ecoliers leur langue meprisee.
  Voltaire _au seul hasard a du quelques beaux vers_;
  Ses succes, soixante ans, ont trompe l'univers.
  Il n'existe en effet qu'une seule science:
  C'est des mots discordants la bizarre alliance,
  Des tropes entasses le chaos monstrueux.
  L'ignoble barbarisme, aujourd'hui fastueux,
  Est le trait de la force et le fruit de l'etude,
  Et sait donner au vers une noble _attitude_.
  Veut-on que notre metre, en sa marche arrete,
  De la mesure antique ait la variete?
  Substituez alors (la ressource est aisee)
  Au rhythme poetique une prose brisee.
  Enfin sachez frapper le dernier coup de l'art:
  Que de tous ses rayons Phebus vous illumine;
  Et, faute d'egaler la langue de Racine,
  Osez ressusciter le jargon de Ronsard.

Rien n'est donc nouveau, ni l'audace, ni le cri d'alarme, ni l'injure
dans un sens et dans l'autre; ne nous attachons qu'au talent, ont beau
se renouveler, se vouloir rajeunir, et, meme en n'y reussissant pas
toujours, faire palir du moins la couleur des styles precedents; les
idees, sinon la pratique, en matiere de gout et d'art severe, ont beau
s'elever, s'affermir, s'agrandir, je le crois, par une comparaison plus
studieuse et plus etendue: il est des impressions heureuses, faciles,
touchantes, qui, dans de courtes productions, tirent leur principal
interet du coeur, et qui durent sous un crayon un peu efface. La lecture
de _la Chartreuse_, si l'on a l'imagination sensible, et si l'on n'a pas
l'esprit barre par un systeme, cette lecture melodieuse et plaintive,
faite a certaine heure, a demi-voix, produira toujours son effet,
emouvra encore et finira par meler vos pleurs a ceux du poete:

  Cloitre sombre, ou l'amour est proscrit par la Ciel,
  Ou l'instinct le plus cher est le plus criminel,
  Deja, deja ton deuil plait moins a ma pensee!
  L'imagination, vers les murs elancee,
  Chercha leur saint repos, leur long recueillement;
  Mais mon ame a besoin d'un plus doux, sentiment.
  Ces devoirs rigoureux font trembler ma faiblesse.
  Toutefois, quand le temps, qui detrompe sans cesse,
  Pour moi des passions detruira les erreurs,
  Et leurs plaisirs trop courts souvent meles de pleurs;
  Quand mon coeur nourrira quelque peine secrete;
  Dans ces moments plus doux, et si chers au poete,
  Ou, fatigue du monde, il veut, libre du moins,
  Et jouir de lui-meme et rever sans temoins;
  Alors je reviendrai, Solitude tranquille,
  Oublier dans ton sein les ennuis de la ville,
  Et retrouver encor, sous ces lambris deserts,
  Les memes sentiments retraces dans ces vers.

De tels vers, pour la couleur melancolique a la fois et transparente,
etaient dignes contemporains des belles pages des _Etudes de la Nature_.

_Le Jour des Morts_ offre plus de composition que _la Chartreuse_; c'est
moins une meditation, une reverie, et davantage un tableau. Il dut
plaire plus vivement peut-etre aux contemporains; il a plus passe
aujourd'hui. Le XVIIIe siecle y a jete de ses couleurs de convention. Ce
cure de village, _rustique Fenelon_, qu'on n'ose pas appeler _cure_, et
qui n'est que _pasteur, mortel respecte, homme sacre, ce pretre ami des
lois et zele sans abus_, qui n'ose faire parler la colere celeste contre
le mal, et qui ne sait qu'_adoucir la tristesse_ par _l'esperance_, est
un de ces chretiens comme on aimait a se les figurer a la date de _la
Chaumiere indienne_. On se demande si le poete partage absolument
l'esprit du spectacle qu'il nous retrace avec tant d'emotion. A un
endroit de la premiere version du _Jour des Morts_, il etait question
de _destin_[107]. Plus d'un vers reste en desaccord avec le dogme; ainsi,
lorsqu'il s'agit, d'apres Gray, de ces morts obscurs, de ces Turenne
peut-etre et de ces Corneille inconnus:

  Eh bien! si de la foule autrefois separe,
  Illustre dans les camps ou sublime au theatre,
  Son nom charmait encor l'univers idolatre,
  Aujourd'hui son sommeil en serait-il plus doux?

dernier vers charmant, imite de La Fontaine avant sa conversion; mais
depuis quand la mort, pour le chretien, est-elle un doux sommeil et le
cercueil un oreiller? En somme, la religion du _Jour des Morts_ est une
religion toute d'imagination, de sensibilite, d'attendrissement (le mot
revient sans cesse); c'est un christianisme affectueux et flatte, a
l'usage du XVIIIe siecle, de ce temps meme ou l'abbe Poulle, en
chaire, ne designait guere Jesus-Christ que comme _le Legislateur des
chretiens_. Ici, ce mode d'inspiration, plus acceptable chez un poete,
cette onction sans grande foi, et pourtant sincere, s'exhale a chaque
vers, mais elle se declare surtout admirablement dans le beau morceau de
la piece au moment de l'elevation pendant le sacrifice:

[Note 107: Dans une eglise de Naples, a Sainte-Claire, je crois, se
voit un elegant tombeau de jeune fille par Jean de Nola, avec des vers
latins; tombeau grec, epitaphe paienne:

  ..........................................
  At nos perpetui gemitus, tu, nata, sepulchri
  Esto haeres, ubi sic impia fata volunt.

Cet _impia fata_ dans une eglise catholique ne choque personne.]

  O moment solennel! ce peuple prosterne,
  Ce temple dont la mousse a couvert les portiques,
  Ses vieux murs, son jour sombre, et ses vitraux gothiques;
  Cette lampe d'airain, qui, dans l'antiquite,
  Symbole du soleil et de l'eternite,
  Luit devant le Tres-Haut, jour et nuit suspendue;
  La majeste d'un Dieu parmi nous descendue;
  Les pleurs, les voeux, l'encens, qui montent vers l'autel,
  Et de jeunes beautes, qui, sous l'oeil maternel,
  Adoucissent encor par leur voix innocente
  De la religion la pompe attendrissante;
  Cet orgue qui se tait, ce silence pieux,
  L'invisible union de la terre et des cieux,
  Tout enflamme, agrandit, emeut l'homme sensible;
  Il croit avoir franchi ce monde inaccessible,
  Ou, sur des harpes d'or, l'immortel seraphin
  Aux pieds de Jehovah chante l'hymne sans fin.
  C'est alors que sans peine un Dieu se fait entendre:
  Il se cache au savant, se revele au coeur tendre;
  Il doit moins se prouver qu'il ne doit se sentir.

Il y avait longtemps a cette date que la poesie francaise n'avait
module de tels soupirs religieux. Jusqu'a Racine, je ne vois guere, en
remontant, que ce grand elan de Lusignan dans _Zaire_. M. de Fontanes
essayait, avec discretion et nouveaute, dans la poesie, de faire
echo aux accents epures de Bernardin de Saint-Pierre, ou a ceux de
Jean-Jacques aux rares moments ou Jean-Jacques s'humilie. Son grand tort
est de s'etre distrait sitot, d'avoir recidive si peu.

Dans _le Jour des Morts_, il s'etait souvenu de Gray et de son
_Cimetiere de Campagne_; il se rapproche encore du melancolique Anglais
par un _Chant du Barde_:[108] tous deux reveurs, tous deux delicats et
sobres, leurs noms aisement s'entrelaceraient sous une meme couronne.
Gray pourtant, dans sa veine non moins avare, a quelque chose de plus
curieusement brillant et de plus hardi, je le crois. Les deux ou trois
perles qu'on a de lui luisent davantage. Celles de Fontanes, plus
radoucies d'aspect, ne sont peut-etre pas de qualite moins fine: le
chantre plaintif du _College d'Eton_ n'a rien de mieux que ces simples
_Stances a une jeune Anglaise_.

[Note 108: _Almanach des Muses_, 1783.--Fontanes, dans son voyage a
Londres, d'octobre 1785 a janvier 1780, vit beaucoup le poete Mason, ami
et biographe de Gray. Les filles d'un ministre, chez qui il logeait, lui
chantaient d'anciens airs ecossais: "Il est tres-vrai, ecrit-il dans une
lettre de Londres a son ami Jouhert, que plusieurs hymnes d'Ossian ont
encore garde leurs premiers airs. On m'a repete son apostrophe a la
lune. La musique ne ressemble a rien de ce que j'ai entendu. Je ne doute
pas qu'on ne la trouvat tres-monotone a Paris: je la trouve, moi, pleine
de charme. C'est un son lent et doux, qui semble venir du rivage eloigne
de la mer et se prolonger parmi des tombeaux."]

Une affinite naturelle poussait Fontanes vers les poetes anglais: on
doit regretter qu'il n'ait pas suivi plus loin cette veine. Il avait
bien plus nettement que Delille le sentiment champetre et melancolique,
qui distingue la poesie des Gray, des Goldsmith, des Cowper: son
imagination, ou tout se terminait, en aurait tire d'heureux points de
vue, et aurait importe, au lieu du descriptif diffus d'alors, des scenes
bien touchees et choisies. Mais il aurait fallu pour cela un plus vif
mouvement d'innovation et de decouverte que ne s'en permettait Fontanes.
Il cotoya la haie du _cottage_, mais il ne la franchit pas. L'anglomanie
qui gagnait le detourna de ce qui, chez lui, n'eut jamais ete que juste.
De son premier voyage en Angleterre, il rapporta surtout l'aversion de
l'opulence lourde, du faste sans delicatesse, de l'art a prix d'or, le
degout des parcs anglais, de ces ruines factices, et de cet inculte
arrange qu'il a combattu dans son _Verger_. De l'ecole francaise en
toutes choses, il ne haissait pas dans le menagement de la nature les
allees de Le Notre et les directions de La Quintinie, comme, dans la
recitation des vers, il voulait la melopee de Racine. En se gardant de
l'abondance brillante de Delille, il negligea la libre fraicheur des
poetes anglais paysagistes, desquels il semblait tout voisin. Son
descriptif, a lui, est plutot ne de l'Epitre de Boileau a _Antoine_.

Son etude de Pope et son projet d'un poeme sur _la Nature_ le
conduisirent aisement a son Essai didactique _sur l'Astronomie_: M. de
Fontanes n'a rien ecrit de plus eleve. Je sais les inconvenients du
genre: on y est presse, comme disait en son temps Manilius, entre la
gene des vers et la rigueur du sujet:

  .....Duplici circumdalus aestu
  Carminis et rerum........

Il faut exprimer et chanter, sous la loi du rhythme, des lois celestes
que la prose, dans sa liberte, n'embrasse deja qu'avec peine. Comme si
ces difficultes ne se marquaient pas assez d'elles-memes, le poete, dans
sa marche logique et methodique, dans sa penible entree en matiere et
jusque dans ce titre d'_Essai_, n'a rien fait pour les dissimuler. Mais
combien ce defaut peu evitable est rachete par des beautes de premier
ordre! et, d'abord, par un style grave, ferme, soutenu, un peu
difficile, mais par la-meme pur de toute cette monnaie poetique
effacee du XVIIIe siecle, par un style de bon aloi, que Despreaux eut
contre-signe a chaque page, ce qu'il n'eut pas fait toujours, meme pour
le style de M. de Fontanes. Cette fois, l'auteur, penetre de la majeste
de son sujet, n'a nulle part flechi; il est egal par maint detail, et
par l'ensemble il est superieur aux Discours en vers de Voltaire; il
atteint en francais, et comme original a son tour, la perfection de Pope
en ces matieres, concision, energie:

  Vers ces globes lointains qu'observa Cassini,
  Mortel, prends ton essor; monte par la pensee,
  Et cherche ou du grand Tout la borne fut placee.
  Laisse apres toi Saturne, approche d'Uranus;
  Tu l'as quitte? poursuis: des astres inconnus,
  A l'aurore, au couchant, partout sement ta route;
  Qu'a ces immensites l'immensite s'ajoute.
  Vois-tu ces feux lointains? Ose y voler encor:
  Peut-etre ici, fermant ce vaste compas d'or
  Qui mesurait des cieux les campagnes profondes,
  L'eternel Geometre a termine les mondes.
  Atteins-les: vaine erreur! Fais un pas; a l'instant
  Un nouveau lieu succede, et l'univers s'etend.
  Tu t'avances toujours, toujours il t'environne.
  Quoi! semblable au mortel que sa force abandonne,
  Dieu, qui ne cesse point d'agir et d'enfanter,
  Eut dit: "Voici la borne ou je dois m'arreter!"

Cette grave et stricte poesie s'anime heureusement, par places, d'un
sentiment humain, qui repose de l'aspect de tant de justes orbites et
repand une piete toute _virgilienne_ a travers les spheres:

Tandis que je me pends en ces reves profonds, Peut-etre un habitant de
Venus, de Mercure, De ce globe voisin qui blanchit l'ombre obscure,
Se livre a des transports aussi doux que les miens. Ah! si nous
rapprochions nos hardis entretiens! Cherche-t-il quelquefois ce globe de
la terre, Qui, dans l'espace immense, en un point se resserre? A-t-il
pu soupconner qu'en ce sejour de pleurs Rampe un etre immortel qu'ont
fletri les douleurs?

Et tout ce qui suit.--Le style, dans le detail, arrive quelquefois a un
parfait eclat de vraie peinture, a une expression entiere et qui emporte
avec elle l'objet: on compte ces vers-la dans notre poesie classique,
meme dans Racine, qui en offre peut-etre un moins grand nombre que
Boileau:

  Quand la lune arrondie en cercle lumineux
  Va, de son frere absent, nous reflechir les feux,
  Il[109] vous dira pourquoi, d'un crepe enveloppee,
  _Par l'ombre de la terre elle palit frappee_.

[Note 109: Cassini.]

En terminant cet Essai qui est devenu un _chant_ ou du moins un
_tableau_, le poete invite de plus hardis que lui a l'etude entiere et a
la celebration de la nature et des cieux: il se rappelle tout bas ce que
Virgile se disait au debut du troisieme livre des Georgiques:

  Omnia jam vulgala: quis aut Eurysthea durum,
  Aut illaudati nescit Busiridis aras?
  Cui non dictus Hylas puer?......
  ........................................
  ... Tentanda via est, qua me quoque possim
  Tollere humo, victorque virum volitare per ora.

  Faut-il offrir toujours, sur la scene epuisee,
  Des tragiques douleurs la pompe trop usee?
  Des sentiers moins battus s'ouvrent devant nos pas.[110]

[Note 110: On pourrait aussi croire que le poete s'est ressouvenu de
Manilius, qui exprime la meme pensee en maint endroit de son poeme des
_Astronomiques_, et s'y complait particulierement au debut du livre II.
Apres avoir enumere les differents genres de poesie, ce successeur,
souvent rival, de Lucrece, ajoute:

  Omne genus rerum doctae cecinere Sorores:
  Omnis ad accessus Heliconis sernita trita est,
  Et jam confusi manant de fontibus amnes,
  Nec capiunt haustum turbamque ad nota ruentem:
  Integra quaeramus rorantes prata per herbas.

Pourtant Fontanes semble s'etre tenu uniquement a Virgile, a Lucrece, et
n'avoir pas assez pris en consideration le poeme de Manilius, duquel
il eut pu s'inspirer pour agrandir et feconder son _Essai_. Une fois
seulement il s'est rencontre directement avec lui, mais peut-etre par
identite d'objet plutot que par imitation:

  Soleil, ce fut un jour de l'annee eternelle.
  Aux portes du Chaos Dieu s'avance et t'appelle!
  Le noir Chaos s'ebranle, et, de ses flancs ouverts,
  Tout ecumant de feux, tu jaillis dans les airs.
  De sept rayons premiers ta tete est couronnee:
  L'antique nuit recule, et par toi detronee.
  Craignant de rencontrer ton oeil victorieux,
  Te cede la moitie de l'empire des cieux.

Et Manilius, au livre Ier, passant en revue les differentes origines
possibles du monde, soit l'absence d'origine, l'eternite, soit la
creation du sein du Chaos, dit avec une precision qui certes a aussi sa
beaute:

  Seu permixta Chaos rerum primordia quondam
  Discrevit partu, mundumque enixa nitentem
  Fugit in infernas caligo puisa tenebras.

Ce _recul_ de l'ombre primitive, aussitot le monde et la lumiere
enfantes, est rendu a merveille.--En feuilletant ces livres de Manilius,
ou les noms des constellations amenent d'interessants episodes, comme
celui d'Andromede, et ou les reveries astrologiques n'etouffent pas tant
de beaux passages inspires par le pantheisme, par l'idee de la parente
de l'homme avec le ciel et par la conscience sublime des hauts mysteres,
on concoit un grand poeme dont, en effet, celui de Fontanes ne serait,
que l'_essai_.]


Mais nul poete depuis n'a tente ces hauts sentiers, et les descriptifs
moins que les autres. Cet _Essai sur l'Astronomie_, qui n'a pas ete
classe jusqu'ici comme il le merite, pourrait presque sembler, par sa
juste et belle austerite, une critique en exemple, une contre-partie et
un contre-poids que Fontanes aurait voulu opposer aux exces et aux abus
de l'ecole envahissante.

Il a laisse du pur descriptif lui-meme; sa _Maison rustique_ (l'ancien
_Verger_ refondu) n'est pas autre chose. N'oublions pas pourtant que ce
_Verger_, qui parut en 1788, fort court et un peu presse entre notes
et preface, etait encore une protestation indirecte contre la manie du
jour, un _sous-amendement_ respectueux au poeme des _Jardins_. Fontanes
se sauvait dans le verger pour faire de la opposition, pour jeter en
quelque sorte son caillou de derriere les saules. Il s'elevait fort
contre ces colifichets soi-disant champetres, contre cette negligence
acquise a grands frais,

  Ou la simplicite n'est qu'un luxe de plus.

Ermenonville, avec son _Temple de la Philosophie_ et sa _Tour de
Gabrielle_, ne trouvait pas grace absolument devant son gout sans
fadaise. L'ouvrage d'un Allemand, Hirschfeld, sur les jardins et les
paysages, lui fournissait surtout matiere a gaiete. Le professeur
d'esthetique avait conseille au bout du verger un etang, d'ou monterait
en choeur le cri des grenouilles, effectivement si harmonieux de loin le
soir, dans la tranquillite des airs. Mais cette harmonie, qui sentait
trop Aristophane, et que Jean-Baptiste Rousseau n'avait pas rehabilitee,
ne revenait guere a Fontanes, non plus que l'etang bourbeux. Il prenait
de la occasion pour se jeter sur le germanisme en litterature, et il en
prevoyait des lors, il en combattait les consequences en tout genre,
avec une vivacite qui prouve encore moins sa prevention extreme que sa
promptitude de coup d'oeil et d'avant-gout. Quand vint madame de Stael,
elle le trouva tout arme a l'avance et tres-averti.

On voit que M. de Fontanes n'etait pas un homme de revolution; aussi la
notre de 89 ne l'enleva point d'un entier elan. A trente ans passes, sa
situation restee si precaire semblait le pousser en avant: sa moderation
d'esprit le retint. Il partagea pourtant avec presque toute la France le
premier mouvement et les esperances de l'aurore de 89; l'on a meme un
chant de lui sur la fete de la Federation en 90. Mais ce fut sa limite
extreme. Des le commencement de 90, il participait avec son ami Flins a
la redaction d'un journal, _le Moderateur_, qui remplissait son titre.
On distingue difficilement les articles de Fontanes dans cette feuille,
qui d'ailleurs a peu vecu; et comme il n'y a que l'esprit general qui
en soit remarquable, il importe peu de les distinguer. _Le Moderateur_
suit, avec moins de verve et d'audace, la ligne d'Andre Chenier. J'aime
a y voir[111] le chevalier de Pange, cet autre Andre, loue pour ses
_Reflexions sur la Delation et sur le Comite des Recherches_. On y
devine, a quelques mots jetes ca et la, combien Fontanes jugeait le
moment peu favorable aux vers; et il n'etait pas homme a s'armer de
l'iambe. Des ebauches de tragedies qu'il concut alors, _Thrasybule,
Thamar, Mazaniel_, n'eurent pas de suite et n'aboutirent qu'a quelques
scenes. Il quitta Paris peu apres, et, retire a Lyon, il adressait de la
cette gracieuse et un peu jeune Epitre a Boisjolin.[112] Un grand calme,
un sourire d'imagination y regne. Il a retrouve les champs, il a repris
l'etude, et le voila qui resonge a la belle gloire. Dans les conseils
qu'il donne, lui-mome il se peint, et, a cette lenteur de poesie qu'il
exprime si merveilleusement, on reconnait son propre talent d'abeille:

[Note 111: Numero du 13 fevrier 1790.]

[Note 112: M. de Boisjolin, traducteur de _la Foret de Windsor_ dans
sa jeunesse, et redacteur du Mercure avant 89, longtemps sous-prefet
a Louviers mais qui n'a pas cesse d'aimer les lettres. Il est proche
parent de nos poetes Deschamps du _Cenacle_, l'aimable Emile et le grave
Antony. (1838.)]

  Comme on voit, quand l'hiver a chasse les frimas,
  Revoler sur les Heurs l'abeille ranimee,
  Qui six mois dans sa ruche a langui renfermee,
  Ainsi revole aux champs, Muse, fille du Ciel!
  De poetiques fleurs compose un nouveau miel;
  Laisse les vils frelons qui te livrent la guerre
  A la hate et sans art petrir un miel vulgaire;
  Pour toi, saisis l'instant: marque d'un oeil jaloux
  Le terrain qui produit les parfums les plus doux;
  Reposant jusqu'au soir sur la tige choisie,
  Exprime avec lenteur une douce ambroisie,
  Epure-la sans cesse, et forme pour les cieux
  Ce breuvage immortel attendu par les Dieux.

Je suis porte a placer alors la premiere inspiration de _la Grece
sauvee_; je conjecture que l'_Anacharsis_ de l'abbe Barthelemy, dont
l'impression sur lui fut si vive, et qu'il celebra dans une epitre, lui
en donna idee par contre-coup. Son poeme de _la Grece sauvee_, en effet,
eut ete pour la couleur le contemporain du _Voyage d'Anacharsis_,
comme sa _Chartreuse_ et son _Jour des Morts_ etaient bien des elegies
contemporainesdes _Etudes de la Nature_. Arrive a trente-cinq ans, et
songeant a se recueillir enfin dans une oeuvre, Fontanes se disait sans
doute un peu pour lui-meme ce qu'il ecrivait a l'abbe Barthelemy:

  Tandis que le troupeau des ecrivains vulgaires
  Se fatigue a chercher des succes ephemeres,
  Et, dans sa folle ambition,
  Prete une oreille avide a tous les vents contraires
  De l'inconstante opinion,
  Le grand homme, puisant aux sources etrangeres,
  Trente ans medite en paix ses travaux solitaires;
  Au pied du monument qu'il fut lent a finir
  Il se repose enfin, sans voir ses adversaires,
  Et l'oeil fixe sur l'avenir.

Mais, au moment ou il reportait son regard vers l'ideal avenir, les
orages s'amoncelaient et ne laissaient plus d'horizon. Fontanes se maria
a Lyon en 92. Cette union, dans laquelle il devait constamment trouver
tant de vertu, de devouement et de merite, fut presque aussitot entouree
des plus affreuses images. Le siege de Lyon commenca. Madame de Fontanes
accoucha de son premier enfant dans une grange, au moment ou elle fuyait
les horreurs de l'incendie. Les bombes des assiegeants tombaient souvent
pres du berceau, que le pere dut plus d'une fois changer de place. Il
revint a Paris en novembre 93, pour y vivre oublie, lorsque les deputes
de Lyon, de _Commune-Affranchie_, charges de denoncer a la Convention
de Robespierre les horreurs de Collot-d'Herbois et de Fouche, qui avait
fait regretter Couthon, lui vinrent demander d'ecrire leur discours. Il
l'ecrivit dans la matinee du 20 decembre; le brave Changeux le lut le
jour meme a la barre, d'une voix sonore.[113]

[Note 113: Un premier incident d'_etiquette_ signala leur presence au
sein de la Convention: dans le _Moniteur_ du 2 nivose an II, qui rend
compte de la seance du 30 frimaire, on lit que les petitionnaires se
presenterent a la barre _le chapeau sur la tete_. Couthon s'en formalisa
et, interrompant Changeux, demanda que tout petitionnaire fut tenu
d'oter son chapeau en paraissant devant les representants du peuple.
Robespierre prit la parole, et, tout en approuvant Couthon, excusa
benignement l'intention des petitionnaires. Ceux-ci donc oterent leur
chapeau, et Changeux commenca.]

L'effet sur la Convention fut grand. On a compare cet energique langage
a celui du paysan du Danube en plein Senat romain. L'art pourtant, qui
se derobait, y etait d'autant moins etranger. Fontanes avait adroitement
emprunte et prodigue les formes sacramentelles du jour: "Une grande
Commune a merite l'indignation nationale: mais qu'avec l'aveu de ses
egarements vous parvienne aussi l'expression de ses douleurs et de son
repentir! Ce repentir est vrai, profond, unanime; il a devance le
moment de la chute des traitres qui nous ont egares." Mais toute cette
phraseologie obligee de _peuple magnanime_ et de _traitres_ n'etait
qu'une precaution oratoire pour amener la Convention a entendre face a
face ceci:

"Les premiers deputes (_apres le siege de Lyon_) avaient pris un arrete,
a la fois juste, ferme et humain: ils avaient ordonne que les chefs
conspirateurs perdissent seuls la tete, et qu'a cet effet on instituat
deux Commissions qui, en observant les formes, sauraient distinguer
le conspirateur du malheureux qu'avaient entraine l'aveuglement,
l'ignorance et surtout la pauvrete. Quatre cents tetes sont tombees dans
l'espace d'un mois, en execution des jugements de ces deux Commissions.
De nouveaux juges ont paru et se sont plaints que le sang ne coulat
point avec assez d'abondance et de promptitude. En consequence, ils ont
cree une Commission revolutionnaire, composee de sept membres, chargee
de se transporter dans les prisons et de juger, en un moment, le grand
nombre de detenus qui les remplissent. A peine le jugement est-il
prononce, que ceux qu'il condamne sont exposes en masse au feu du canon
charge a mitraille. Ils tombent les uns sur les autres frappes "par la
foudre, et, souvent mutiles, ont le malheur de ne perdre, a la premiere
decharge, que la moitie de leur vie. Les victimes qui respirent encore,
apres avoir subi ce supplice, sont achevees a coups de sabres et de
mousquets. La pitie meme d'un sexe faible et sensible a semble un crime:
deux femmes ont ete trainees au carcan pour avoir implore la grace
de leurs peres, de leurs maris et de leurs enfants. On a defendu la
commiseration et les larmes. La nature est forcee de contraindre ses
plus justes et ses plus genereux mouvements, sous peine de mort. La
douleur n'exagere point ici l'exces de ses maux; ils sont attestes par
les proclamations de ceux qui nous frappent. Quatre milles tetes sont
encore devouees au meme supplice; elles doivent etre abattues avant la
fin de frimaire. Des suppliants ne deviendront point accusateurs: leur
desespoir est au comble, mais le respect en retient les eclats;
ils n'apportent dans ce sanctuaire que des gemissements et non des
murmures."

Les murmures, les fremissements eclaterent; ce furent un moment ceux de
la pitie. Il est vrai qu'ils durerent peu. En vain Camille Desmoulins
hasarda dans son _Vieux Cordelier_ quelques maximes tardives d'humanite.
Collot-d'Herbois accourut de Lyon et se justifia.. On mit en arrestation
les envoyes lyonnais; on se demandait qui les avait inspires, qui avait
pu faire a la Convention, par leur bouche, cette etrange et pathetique
surprise. Garat eut le bon gout de deviner et la legerete de nommer
Fontanes.[114]

[Note 114: Il le nomma au sein du Comite de surete generale.--On
peut voir au tome XXX de l'_Histoire parlementaire de la Revolution
francaise_, pages 381, 382, 392 et suivantes, les details des deux
seances de la Convention, 20 et 21 decembre, et la discussion du chiffre
vrai des mitrailles.]

Celui-ci ne fut pas arrete, ou du moins il ne le fut que durant trois
fois vingt-quatre heures, et par megarde, comme s'etant trouve dans la
voiture de M. de Langeac, son ami, a qui on en voulait. Il put obtenir
d'etre relache avant qu'on insistat sur son nom. Il quitta Paris et
passa le reste de la Terreur cache a Sevran, pres de Livry, chez
madame Dufrenoy, et aussi aux Andelys, qu'il revit alors, comme nous
l'attestent les vers touchants, et un peu faibles, de son _Vieux
Chateau_.

Dans ce petit poeme et dans quelques autres pieces qui le suivent en
date, comme _les Pyrenees_, le style de M. de Fontanes, il faut le dire,
se detend sensiblement, ne se tient plus a cette ferme hauteur qu'avait
marquee l'_Essai sur l'Astronomie_. La facilite facheuse du XVIIIe
siecle l'emporte. Chaque maniere (meme la bonne, la meilleure, si l'on
veut) est voisine d'un defaut. Quand les poetes de l'epoque classique
n'y prennent pas garde, ils deviennent aisement prosaiques et
languissants, comme les autres de l'ecole contraire tendent tres-vite,
s'ils ne se soignent, au boursoufle, au bigarre, ou a l'obscur. L'_Art
poetique_ de Boileau, bien autrement _poetique_ par l'execution que par
les preceptes; les preceptes et la pratique courante de Voltaire, a
force de soumettre la poesie a la meme raison que la prose et au pur bon
sens, allaient a remplacer l'inspiration et l'expression poetique par
ce qui n'en doit etre que la garantie et la limite. On s'est jete
aujourd'hui dans un exces tout contraire, et l'image tient le de du
style poetique, comme c'etait la raison precedemment. Mais ni la raison,
a proprement parler, ni l'image, en ceci, ne doivent regir. L'expression
en poesie doit etre incessamment produite par l'idee actuelle, soumise a
l'harmonie de l'ensemble, par le sentiment emu, s'animant, au besoin, de
l'image, du son, du mouvement, s'aidant de l'abstrait meme, de tout ce
qui lui va, se creant, en un mot, a tout instant sa forme propre et
vive, ce que ne fait pas la pure raison. Mais, cela dit, et meme dans ce
poeme du _Vieux Chateau_, ou le style de Fontanes est si peu ce que le
style poetique devrait etre toujours, une creation continue; meme la,
de douces notes se font entendre; ces negligences, ces repetitions
d'_aime_, _d'amour_,--d'_amant_, qui reviennent tant de fois a la
derniere page, ont leur grace touchante: le secret de l'ame se trahit
mieux en ces temps de langueur du talent. Or, ce qu'on suit dans cette
serie, aujourd'hui complete, des poesies de Fontanes, soit durant les
Terreurs de 93 et de 97, soit plus tard aux annees de sa pompe et de
ses grandeurs, c'est le courant d'une ame d'honnete homme, d'une ame
affectueuse et excellente, qui se conserve jusqu'au bout et ne tarit
pas; les poesies qu'on publie, meme les moins vives, en sont la
biographie la plus intime, trop longtemps derobee. Elles me semblent une
source couverte, discrete, familiere, trop rare seulement, qui bruissait
a peine sous le marbre des degres imperiaux, qui cherchait par amour les
gazons caches, et qui, depuis _la Foret de Navarre_ jusqu'a l'ode _sur
la Statue de Henri IV_, dans tout son cours voile ou apparent, ne cessa
d'etre fidele a certains echos cheris.

On a donc publie de lui _le Vieux Chateau_, le poeme des _Pyrenees_, en
vue de sa biographie d'ame, sinon de leur merite meme, et quoique ce
soit un peu comme si l'on publiait pour la premiere fois _le Voyageur_
de Goldsmith apres que Byron est venu.

La Terreur passee, Fontanes put reparaitre, et son nom le designa
aussitot a d'honorables choix dans l'oeuvre de reconstruction sociale
qui s'essayait. Il se trouva compris sur la liste de l'Institut national
des la premiere formation[115], et fut nomme, comme professeur de
belles-lettres, a l'Ecole centrale des Quatre-Nations. Dans deux
discours de lui, prononces en seance publique au nom des autres
professeurs, on trouve deja l'exemple de cette maniere qui lui est
propre, comme orateur, de savoir insinuer ses opinions sous le couvert
solennel. Dans la seance d'installation, parlant des legislateurs de
l'antiquite et de l'importance qu'ils attachaient a l'education, il
s'exprimait ainsi: "Les legislateurs anciens regardaient cet art comme
le premier de tous, et comme le seul en quelque sorte. Ils ont fait des
systemes de moeurs plus que des systemes de lois. Quand ils avaient cree
des habitudes et des sentiments dans l'esprit et dans l'ame de leurs
concitoyens, ils croyaient leur tache presque achevee. Ils confiaient la
garde de leur ouvrage au pouvoir de l'imagination plutot qu'a celui du
raisonnement, aux inspirations du coeur humain plutot qu'aux ordres
des lois, et l'admiration des siecles a consacre le nom de ces grands
hommes. Ils avaient tant de respect pour la toute-puissance des
habitudes, qu'ils menagerent meme d'anciens prejuges peu compatibles en
apparence avec un nouvel ordre de choses. La Grece et Rome, en passant
de l'empire des rois sous celui des archontes ou des consuls, ne virent
changer ni leur culte, ni le fond de leurs usages et de leurs moeurs.
Les premiers chefs de ces republiques se persuaderent, sans doute,
qu'un mepris trop evident de l'autorite des siecles et des traditions
affaiblirait la morale en avilissant la vieillesse aux yeux de
l'enfance; ils craignirent de porter trop d'atteinte a la majeste des
temps et a l'interet des souvenirs.

[Note 115: Il le dut surtout a la proposition et a l'instance
genereuse de Marie-Joseph Chenier, qui, dans un camp politique oppose,
sut toujours etre juste pour un ecrivain qui honorait la meme ecole
litteraire.]

"La marche de l'esprit moderne a ete plus hardie. Les lumieres de
la philosophie ont donne plus de confiance aux fondateurs de notre
republique. Tout fut abattu; tout doit etre reconstruit[116]."

[Note 116: Une grande partie de ce paragraphe a ete replacee, depuis,
dans l'_Eloge de Washington_.]

Dans un autre discours de _rentree_, il maintenait, contrairement au
prejuge regnant, la preeminence du siecle de Louis XIV, et des grands
siecles du gout en general, non-seulement a titre de _gout_, mais aussi
a titre de philosophie:

"Chez les Latins, si vous exceptez Tacite, les auteurs qu'on appelle du
second age, inferieurs pour l'art de la composition, les convenances,
l'harmonie et les graces, ont aussi bien moins de substance et de
vigueur, de vraie philosophie et d'originalite, que Virgile, Horace,
Ciceron et Tite-Live. La France offre les memes resultats. A l'exception
de trois ou quatre grands modernes qui appartiennent encore a demi au
siecle dernier, vous verrez que Racine, Corneille, La Fontaine, Boileau,
Moliere, Pascal, Fenelon, La Bruyere et Bossuet, ont repandu plus
d'idees justes et veritablement profondes que ces ecrivains a qui on a
donne l'orgueilleuse denomination de _penseurs_, comme si on n'avait pas
su penser avant eux avec moins de faste et de recherche."

La theorie litteraire de Fontanes est la; son originalite, comme
critique, consiste, sur cette fin du XVIIIe siecle, a declarer fausse
l'opinion accreditee, "si agreable, disait-il, aux sophistes et aux
rheteurs, par laquelle on voudrait se persuader que les siecles du
gout n'ont pas ete ceux de la philosophie et de la raison." C'etait
proclamer, au nom des Ecoles centrales, precisement le contraire de ce
que Garat venait de precher aux Ecoles normales. Il devancait dans sa
chaire et preparait honorablement la critique litteraire renouvelee, que
le _Genie du Christianisme_ devait bientot illustrer et propager avec
gloire. Ainsi, en parlant un jour des moeurs heroiques de _l'Odyssee_,
il les comparait aux moeurs des patriarches, et rapprochait Eliezer et
Rebecca de Nausicaa. Vite on le denonca la-dessus dans un journal
comme contre-revolutionnaire, et on l'y accusa de recevoir des rois de
_grosses sommes_ pour professer de telles doctrines.

Fontanes ne se renfermait pas, a cette epoque, dans son enseignement;
il prenait par sa plume une part plus active et plus hasardeuse au
mouvement reactionnaire et, selon lui, reparateur, dont M. Fievee, l'un
des acteurs lui-meme, nous a trace recemment le meilleur tableau[117].
Nous le trouvons, avec La Harpe et l'abbe de Vauxcelles, l'un des trois
principaux redacteurs du journal _le Memorial_; et, dans sa mesure
toujours polie, il poussait comme eux au ralliement et au triomphe des
principes et des sentiments que le 13 vendemiaire n'avait pas intimides,
et qu'allait frapper tout a l'heure le 18 fructidor.

[Note 117: Dans l'_Introduction_ qui precede sa _Correspondance_ avec
Bonaparte.]

C'etait, durant les mois qui precederent cette journee, une grande
polemique universelle, dans laquelle se signalaient, parmi les
_monarchiens_, La Harpe, Fontanes, Fievee, Lacretelle, Michaud, ecrivant
soit dans _le Memorial_, soit dans _la Quotidienne_, dans _la Gazette
francaise_; et, parmi les republicains, Garat, Chenier, Daunou, dans les
journaux intitules _la Clef du Cabinet, le Conservateur_; Roederer dans
le _Journal de Paris_; Benjamin Constant deja dans des brochures.
Le role de Fontanes, au milieu de cette presse animee, devient fort
remarquable: la moderation ne cesse pas d'etre son caractere et fait
contraste plus d'une fois avec les virulences et les gros mots de
ses collaborateurs. Il est pour l'accord des lois et des moeurs, des
principes religieux et de la politique, pour le retour des traditions
conservatrices, et (ce qui etait rare, ce qui l'est encore) il n'en
violait pas l'esprit en les prechant. A part les jacobins, il ne hait ni
n'exclut personne: "Des gens qui ne se sont jamais vus, dit-il (28 aout
1797), se battent pour des opinions et croient se detester; ils seraient
bien etonnes quelquefois, en se voyant, de ne trouver aucune raison de
se hair. Tel adversaire conviendrait mieux au fond que tel allie." En
fait de croyances religieuses, il exprime partout l'idee qu'elles sont
necessaires aux societes humaines comme aux individus, qu'elles seules
remplissent une place qu'a leur defaut envahissent mille tyrans ou mille
fantomes; et, a propos des superstitions des incredules, il rappelle
de belles paroles que Bonnet lui adressait en sa maison de Genthod,
lorsqu'il l'y visitait en 1787: "Il faut laisser des aliments sains
a l'imagination humaine, si on ne veut pas qu'elle se nourrisse
de poisons[118]." Je trouve, dans ce meme _Memorial_, un parfait et
incontestable jugement de Fontanes sur Mirabeau[119], et un autre, bien
impartial, sur La Fayette, qu'on croyait encore prisonnier a Olmuetz[120]:
s'il exprime simplement une honorable compassion pour le general, il n'a
que des paroles d'admiration pour son heroique epouse; de meme qu'en un
autre endroit il sait allier a une expression peu flattee sur l'ancien
ministre Roland un hommage rendu a l'esprit superieur et aux graces
naturelles de madame Roland, avec laquelle il avait eu occasion de
passer quelques jours pres de Lyon, en 1791. Enfin, nous trouvons
Fontanes (sa ligne de parti etant donnee) aussi sage, aussi juste, aussi
parfait de gout qu'on le peut souhaiter envers les personnes, envers
toutes... excepte une seule: je veux parler de madame de Stael. Car il
la toucha malicieusement bien avant les fameux articles du _Mercure_ en
1800. A plusieurs reprises, dans _le Memorial_, elle revient sous
sa plume: en s'attaquant a une brochure de Benjamin Constant[121], il
n'hesite pas a la reconnaitre aux endroits les plus vifs, les plus
heureux, et c'est pour l'en louer avec une ironie cavaliere que
dorenavant, a son egard, il ne desarmera plus. Le piquant des premieres
escarmouches fut tel, des ce temps du _Memorial_[122], que plusieurs
lettres de reclamations anonymes lui arriverent. En declarant le tort de
M. de Fontanes, on sent le besoin de se l'expliquer.

[Note 118: _Memorial_ du 1er juillet 1797, article sur les
francs-macons et les illumines.--Fontanes, dans son voyage a Geneve,
avait ete introduit naturellement pres de Bonnet par M. de Fontanes,
pasteur et professeur, qui etait d'une branche de sa famille restee
calviniste et Refugiee.]

[Note 119: 11 et 12 aout.]

[Note 120: 13 juillet.]

[Note 121: 20 juin.]

[Note 122: Article du 22 juillet et numero du 1er septembre.]

Fontanes, comme Racine, comme beaucoup d'ecrivains d'un talent doux,
affectueux, tendre, avait tout a cote l'epigramme facile, aceree.
Chez lui la goutte de miel lent et pur etait gardee d'un aiguillon
tres-vigilant. S'il ne montrait d'ordinaire que de la sensibilite dans
le talent, il portait de la passion dans le gout. Il etait, ai-je dit,
de l'ecole francaise en tout point: et en effet, tout ce qui, a
quelque degre, tenait au germanisme, a l'anglomanie, a l'ideologie, a
l'economisme, au jansenisme, tout ce qui sentait l'outre, l'obscur,
l'emphatique, se liait dans son esprit par une association rapide et
invincible; il voyait de tres-loin et tres-vite: son imagination faisait
le reste. En somme, toutes les antipathies qu'on se figure que Voltaire
aurait eues si vives durant la Revolution et de nos jours, Fontanes les
a eues et nous les represente, et non par routine ni par tradition, mais
bien vives, bien senties, bien originales aussi; il etait ne tel. De la
famille de Racine par le coeur et par les vers, il touchait a Voltaire
par l'esprit et par le ton courant. Tres-aisement son tact fin
tressaillait offense, irrite: son accent se faisait moqueur; et, en meme
temps, sa veine de poete sensible, et son imagination plutot riante,
n'en souffraient pas. Qu'on approuve ou non, il faut convenir que tout
cela constitue en M. de Fontanes un ensemble bien varie et qui se tient,
une nature, un homme enfin.

Or, il n'aimait pas les femmes savantes, les femmes politiques, les
femmes philosophes. S'il ne faisait des lors que prevoir et redouter ce
qui s'est emancipe depuis, il doit sembler, comme, au reste, en un bon
nombre de ses jugements, beaucoup moins etroit que prompt. En admirateur
du XVIIe siecle, il permettait sans doute a madame de Sevigne ses
lettres, a madame de La Fayette ses tendres romans; il aurait passe a
madame de Stael ses _Lettres sur Jean-Jacques_, comme probablement
il tolerait ses vers d'elegie chez madame Dufrenoy; mais c'etait la
l'exception et l'extreme limite. Une celebrite plus active, l'influence
politique surtout, et l'expression metaphysique, le revoltaient chez une
femme, et lui paraissaient tellement sortir du sexe, qu'a lui-meme il
lui arriva, cette fois, de l'oublier. Madame de Stael ne se vengea qu'en
retrouvant a l'instant son role de femme, qu'on l'accusait d'abandonner,
et en le marquant par la bonne grace superieure et inalterable de ses
reponses[123].

[Note 123: Elle prit soin, par exemple, de citer un vers du _Jour des
Morts_ au liv. IV, chap. III, de _Corinne_.]

Pour revenir au _Memorial_, l'ensemble de la redaction de Fontanes dans
cette feuille nous montre un esprit des lors aussi mur en tout que
distingue, qui ne reviendra plus sur ses impressions, et qui, dans la
science de la vie, est maitre de ses resultats. La connaissance de cette
redaction est precieuse en ce qu'elle nous le revele, a cette epoque
d'entiere independance, essentiellement tel, au fond, qu'il se
developpera plus tard dans ses roles publics et officiels; avec tous ses
principes, ses sentiments, ses aversions meme; journaliste louant deja
Washington[124] dans le sens ou, orateur, il le celebrera devant le
premier Consul; attaquant deja madame de Stael, avant qu'on le puisse
soupconner par la de vouloir complaire a quelqu'un.

[Note 124: _Memorial_, 22 aout 1797.]

Mais le pressentiment le plus notable de Fontanes, a cette date, est son
gout declare pour le general Bonaparte, alors conquerant de l'Italie.
Le 15 aout 1797, il lui adresse, dans _le Memorial_, une lettre trop
piquante de verve et trop percante de pronostic, pour qu'on ne la
reproduise pas. C'est un de ces petits chefs-d'oeuvre de la presse
politique, comme il s'en est tant depense et perdu en France depuis _la
Satire Menippee_ jusqu'a Carrel: sauvons du moins cette page-la. Le
bruit venait de se repandre dans Paris qu'une revolution republicaine
avait eclate a Rome et y avait change la forme du gouvernement.

"A BONAPARTE.

"Brave general,

"_Tout a change et tout doit changer encore_, a dit un ecrivain
politique de ce siecle, a la tete d'un ouvrage fameux.

Vous hatez de plus en plus l'accomplissement de cette prophetie de
Raynal. J'ai deja annonce que je ne vous craignais pas, quoique vous
commandiez quatre-vingt mille hommes et qu'on veuille nous _faire peur_
en votre nom. Vous aimez la gloire, et cette passion ne s'accommode pas
de petites intrigues, et du role d'un conspirateur subalterne auquel
on voudrait vous reduire. Il me parait que vous aimez mieux monter au
Capitole, et cette place est plus digne de vous. Je crois bien que votre
conduite n'est pas conforme aux regles d'une morale tres-severe; mais
l'heroisme a ses licences: et Voltaire ne manquerait pas de vous dire
que vous faites votre metier d'illustre brigand comme Alexandre et comme
Charlemagne. Cela peut suffire a un guerrier de vingt-neuf ans.

"Je me promenerais, je le repete, avec la plus grande securite, dans
votre camp peuple de braves comme vous, et je conviens qu'il serait fort
agreable de vous voir de pres, de suivre votre politique, et meme de la
deviner quand vous garderiez le silence.

"Savez-vous que, dans mon coin, je m'avise de vous preter de grands
desseins? Ils doivent, si je ne me trompe, changer les destinees de
l'Europe et de l'Asie.

"Toute mon imagination fermente depuis qu'on m'annonce que Rome a change
son gouvernement. Cette nouvelle est prematuree sans doute; mais elle
pourra bien se realiser tot ou tard.

"Vous aviez montre pour la vieillesse et le caractere du chef
de l'Eglise des egards qui vous avaient honore. Mais peut-etre
esperiez-vous alors que la fin de sa carriere amenerait plus vite le
denoument prepare par vos exploits et votre politique. Les Transteverins
se sont charges de servir votre impatience, et le Pape, dit-on, vient
de perdre toute sa puissance temporelle; je m'imagine que vous
transporterez le siege de la nouvelle republique lombarde au milieu de
cette Rome pleine d'antiques souvenirs, et qui pourra s'instruire encore
sous vous a l'art de conquerir le reste de l'Italie. "On pretend qu'a ce
propos le ministre Acton disait naguere au roi de Naples:--_Sire, les
Francais ont deja la moitie du pied dans la botte. Encore un coup, et
ils l'y feront entrer tout entier_.--Acton pourrait bien avoir raison:
qu'en dites-vous?

"Mais je soupconne encore de plus vastes combinaisons. Le theatre de
l'Italie est deja trop etroit pour la grandeur de vos vues. Je reve
souvent a vos correspondances avec les anciens peuples de la Grece, et
meme avec leurs pretres, avec leurs _papas_; car, en habile homme, vous
avez soin de ne pas vous brouiller avec les opinions religieuses.

"Une insurrection des Grecs contre les Turcs qui les oppriment est
un evenement tres-probable, si on vous laisse faire, et si
Aubert-Dubayet[125] vous seconde. L'insurrection peut se communiquer
facilement aux janissaires, et l'histoire ottomane est deja pleine des
revolutions tragiques dont ils furent les instruments.

[Note 125: Ambassadeur a Constantinople.]

"Ainsi, je ne serais point etonne que vous eussiez concu le projet hardi
de planter a la fois l'etendard francais sur les murs du Vatican et sur
les tours du Serail, dans la capitale des Etats chretiens et dans celle
de Mahomet. Ce serait, il faut en convenir, une etrange maniere de
renouveler l'empire d'Orient et celui d'Occident. Mais vous m'avez
accoutume aux prodiges, et ce qu'il y a de plus invraisemblable est
toujours ce qui s'execute le plus facilement depuis l'origine de la
Revolution francaise.

"Que dire alors du ministre ottoman et de celui de Sa Saintete, qui sont
recus le meme jour au Directoire, qui se visitent fraternellement, et
qui s'amusent a l'Opera francais, a nos jardins de Bagatelle et
de Tivoli, tandis qu'on s'occupe en secret du sort de Rome et de
Constantinople?

"En verite, brave General, vous devez bien rire quelquefois, du haut de
votre gloire, des cabinets de l'Europe et des dupes que vous faites.

"Vous preparez de memorables evenements a l'histoire. Il faut l'avouer,
si les rentes etaient payees, et si on avait de l'argent, rien ne serait
plus interessant au fond que d'assister aux grands spectacles que vous
allez donner au monde. L'imagination s'en accommode fort, si l'equite en
murmure un peu.

"Une seule chose m'embarrasse dans votre politique. Vous creez partout
des constitutions republicaines. Il me semble que Rome, dont vous
pretendez ressusciter le genie, avait des maximes toutes contraires.
Elle se gardait d'elever autour d'elle des republiques rivales de la
sienne. Elle aimait mieux s'entourer de gouvernements dont l'action
fut moins energique, et flechit plus aisement sous sa volonte.
Souvenons-nous de ces vers d'une belle tragedie:

  Ces lions, que leur maitre avait rendus plus doux,
  Vont reprendre leur rage et s'elancer sur nous;
  ...............................................
  Si Rome est libre enfin, c'est fait de l'Italie, etc.

"Mais peut-etre avez-vous la-dessus, comme sur tout le veste, votre
arriere-pensee, et vous ne me la direz pas.

"J'ai cru pouvoir citer des vers dans une lettre qui vous est adressee:
vous aimez les lettres et les arts. C'est un nouveau compliment a vous
faire. Les guerriers instruits sont humains; je souhaite que le meme
gout se communique a tous vos lieutenants qui savent se battre aussi
bien que vous. On dit que vous avez toujours _Ossian_ dans votre poche,
mome au milieu des batailles: c'est, en effet, le chantre de la valeur.
Vous avez, de plus, consacre un monument a Virgile dans Mantoue, sa
patrie. Je vous adresserai donc un vers de Voltaire, en le changeant un
peu:

  J'aime fort les heros, s'ils aiment les poetes.

"Je suis un peu poete; vous etes un grand capitaine. Quand vous serez
maitre de Constantinople et du Serail, je vous promets de mauvais vers
que vous ne lirez pas, et les eloges de toutes les femmes, qui vaudront
mieux que les vers pour un heros de votre age. Suivez vos grands
projets, et ne revenez surtout a Paris que pour y recevoir des fetes et
des applaudissements. F."

Si Bonaparte lut la lettre (comme c'est tres-possible), son gout pour
Fontanes doit remonter jusque-la[126].

[Note 126: Les Memoires du savant botaniste de Candolle, recemment
publies (1862), contiennent une anecdote singuliere sur Fontanes,
laquelle se rapporte a cette epoque voisine de fructidor. Sortant du
Lycee ou il avait entendu une lecon de La Harpe et revenant a pied avec
Fontanes, de Candolle ne put s'empecher de lui exprimer son etonnement
du discours violent de La Harpe et de ce qu'il avait l'air d'y
applaudir: "Ne vous y trompez pas, lui aurait dit Fontanes; notre but
n'est pas de retablir la puissance des pretres, mais il faut frapper
l'opinion publique de l'utilite d'une religion, et ensuite nous avons
l'intention de pousser la France au protestantisme." De Candolle,
qui croit avoir eu a se plaindre plus tard de Fontanes Grand-Maitre,
triomphe de la contradiction. Mais Fontanes, en 1797, etait en effet
vaguement et politiquement religieux plutot que catholique, et, parlant
a un protestant, il dit la une de ces choses en l'air qui traversent
l'imagination d'un poete et dont sans doute il ne se souvenait pas le
lendemain. Il est possible aussi que de Candolle, en se ressouvenant,
ait trop precise le dire de Fontanes. ]

Le 18 fructidor, en frappant le journaliste, eut pour effet, par
contre-coup, de reveiller en Fontanes le poete, qui se dissipait trop
dans cette vie de polemique et de parti. Laissant madame de Fontanes a
Paris, il se deroba a la deportation par la fuite, quitta la France,
passa par l'Allemagne en Angleterre, et y retrouva M. de Chateaubriand,
qu'il avait deja connu en 89. C'est a l'illustre ami de nous dire en ses
_Memoires_ (et il l'a fait) cette liaison etroitement nouee dans l'exil,
ces entretiens a voix basse au pied de l'abbaye de Westminster, ces
doubles confidences du coeur et de la muse; et puis les longs regards
ensemble vers _cette Argos dont on se ressouvient toujours, et qui,
apres avoir ete quelque temps une grande douceur, devient une grande
amertume_. Fontanes n'hesita pas un seul instant a reconnaitre l'etoile
a ce jeune et large front. Quand d'autres spirituels emigres, le
chevalier de Panat et ce monde leger du XVIIIe siecle, paraissaient
douter un peu de l'astre prochain du jeune officier breton, tout reveur
et sauvage, Fontanes leur disait: "Laissez, messieurs, "patience!
il nous passera tous." Et a son jeune ami il repetait: "Faites-vous
illustre." M. de Chateaubriand, a son tour, lui rendait en conseils et
en encouragements ce qu'il en recevait; et quand Fontanes, apres avoir
repris vivement a la Grece sauvee, semblait en d'autres moments s'en
distraire, son ami l'y ramenait sans cesse: "Vous possedez le plus beau
talent poetique de la France, et il est bien malheureux que votre
paresse soit un obstacle qui retarde la gloire. Songez, mon ami,
que les annees peuvent vous surprendre, et qu'au lieu des tableaux
immortels que la posterite est en droit d'attendre de vous, vous ne
laisserez peut-etre que quelques cartons. C'est une verite indubitable
qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde: vous le possedez cet art
qui s'assied sur les ruines des empires, et qui seul sort tout entier
du vaste tombeau qui devore les peuples et les temps. Est-il possible
que vous ne soyez pas touche de tout ce que le Ciel a fait pour vous,
et que vous songiez a autre chose qu'a la Grece sauvee?" Ainsi au poete
melancolique, delicat, pur, eleve, noble, mais un peu desabuse, parlait
l'ardent poete avec grandeur.

Ces paroles, tombant dans les heures fecondes du malheur, faisaient une
vive et salutaire impression sur Fontanes, et, durant le reste de sa
proscription, on le voit tout occupe de son monument. Son imagination se
passionnait en ces moments extremes; il ressaisissait en idee la gloire.
Il quitta l'Angleterre pour Amsterdam, revint a Hambourg, sejourna a
Francfort-sur-le-Mein; ses lettres d'alors peignent plus vivement son
ame a nu et ses gouts, du fond de la detresse. Il manquait des livres
necessaires, n'avait pour compagnon qu'un petit Virgile qu'il avait
achete pres de la Bourse, a Amsterdam; il lui arrivait de rencontrer
chez d'honnetes fermiers du Holstein les _Contes moraux_ de Marmontel,
mais il n'avait pu trouver un Plutarque dans toute la ville de Hambourg
(que n'allait-il tout droit a Klopstock?); et dans ces pays ou son genre
d'etudes etait peu goute, il s'estimait comme Ovide au milieu d'une
terre barbare. Tant de souffrance etait peu propre a le reconcilier avec
l'Allemagne. A travers les mille angoisses, il travaillait a sa _Grece
sauvee_, et, comme il l'ecrit, _s'y jetait a corps perdu_. Enviant le
sort de Lacretelle et de La Harpe, qui du moins vivaient caches en
France (et La Harpe l'avait ete quelque temps chez madame de Fontanes
meme), il songeait impatiemment a rentrer: "Je viens de lire une partie
du decret; quelque severe qu'il soit, je persiste dans mes idees. Je
me cacherai, et je travaillerai au milieu de mes livres. Je n'ai plus
qu'un tres-petit nombre d'annees a employer pour l'imagination, je veux
en user mieux que des precedentes. Je veux finir mon poeme. Peut-etre
me regrettera-t-on quand je ne serai plus, si je laisse quelque
monument apres moi..." Son cri perpetuel, en ecrivant a madame de
Fontanes et a son ami Joubert, etait: "Ne me laissez point en Allemagne;
un coin et des livres en France!... Je ne veux que terminer dans une
"cave, au milieu des livres necessaires, mon poeme commence. Quand il
sera fini, ils me fusilleront, si tel est leur bon plaisir." Un jour,
apprenant qu'au nombre des lieux d'exil pour les deportes, on avait
designe l'ile de Corfou, ce ciel de la Grece tout d'un coup lui sourit:
"J'ai ete vivement tente d'ecrire a cet effet au Directoire: je ne vois
pas qu'il put refuser a un poete deporte, qui mettrait sous ses yeux
"plusieurs chants (_il y avait donc des lors plusieurs chants_) d'un
poeme sur la Grece, un exil a Corfou, puisqu'il y veut envoyer d'autres
individus frappes par le meme decret. Ceci vous parait fou. Mais
songez-y bien: qu'est-ce qui n'est pas mieux que Hambourg?" Durant
toute cette proscription, Fontanes, luttant contre le flot, et cherchant
a tirer son epopee du naufrage, me fait l'effet de Camoens qui souleve
ses _Lusiades_ d'un bras courageux: par malheur, la _Grece sauvee_ ne
s'en est tiree qu'en lambeaux.

Mais, oserai-je le dire? ce furent moins ces rudes annees de l'orage qui
lui furent contraires, que les longs espaces du calme retrouve et des
grandeurs.

Au plus fort de sa lutte et de sa souffrance, et chantant la Grece en
automne, le long des brouillards de l'Elbe, ou en hiver, _enferme dans
un poele_, comme dit Descartes, Fontanes ecrivait a son ami de Londres
qu'il ne serait heureux que lorsque, rentre dans sa patrie, il lui
aurait prepare _une ruche et des fleurs a cote des siennes_; et l'ami
poete lui repondait: "Si je suis la seconde personne a laquelle vous
ayez trouve quelques rapports d'ame avec vous (_l'autre personne
etait M. Joubert_), vous etes la premiere qui ayez rempli toutes les
conditions que je cherchais dans un homme. Tete, coeur, caractere, j'ai
tout trouve en vous a ma guise, et je sens desormais que je vous suis
attache pour la vie.... Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose
qui parle au coeur dans une liaison commencee par deux Francais
malheureux loin de la patrie? Cela ressemble beaucoup a celle de
_Rene_ et d'_Outougami_: nous avons jure dans un _desert_ et sur des
_tombeaux_." Ainsi se croisaient dans un poetique echange les souvenirs
de l'Atlantique et ceux de l'Hymette, les antiques et les nouvelles
images.

Le 18 brumaire trouva Fontanes deja rentre en France, et qui s'y tenait
d'abord cache. Je conjecture que _la Maison rustique_, transformation
heureuse de l'ancien _Verger_, est le fruit aimable de ce premier
printemps de la patrie. Il ne tarda pourtant pas a vouloir eclaircir sa
situation, et il adressa au Consul la lettre suivante, dont la noblesse,
la vivacite et, pour ainsi dire, l'attitude s'accordent bien avec
la lettre de 1797, et qui ouvre dignement les relations directes de
Fontanes avec le grand personnage.

"A BONAPARTE.

"Je suis opprime, vous etes puissant, je demande justice. La loi du 22
fructidor m'a indirectement compris dans la liste des ecrivains deportes
en masse et sans jugement. Mon nom n'y a pas ete rappele. Cependant
j'ai souffert, comme si j'avais ete legalement condamne, trente mois
de proscription. Vous gouvernez, et je ne suis point encore libre.
Plusieurs membres de l'Institut, dont j'etais le confrere avant le
18 fructidor, pourront vous attester que j'ai toujours mis, dans mes
opinions et mon style, de la mesure, de la decence et de la sagesse.
J'ai lu, dans les seances publiques de ce meme Institut, des fragments
d'un long poeme qui ne peut deplaire aux heros, puisque j'y celebre les
plus grands exploits de l'antiquite. C'est dans cet ouvrage, dont je
m'occupe depuis plusieurs annees, qu'il faut chercher mes principes,
et non dans les calomnies des delateurs subalternes qui ne seront plus
ecoutes. Si j'ai gemi quelquefois sur les exces de la Revolution, ce
n'est point parce qu'elle m'a enleve toute ma fortune et celle de ma
famille,[127] mais parce que j'aime passionnement la gloire de ma patrie.
Cette gloire est deja en surete, grace a vos exploits militaires. Elle
s'accroitra encore par la justice que vous promettez de rendre a tous
les opprimes. La voix publique m'apprend que vous n'aimez point les
eloges. Les miens auraient l'air trop interesses dans ce moment pour
qu'ils fussent dignes de vous et de moi. D'ailleurs, quand j'etais
libre, avant le 18 fructidor, on a pu voir, dans le journal auquel je
fournissais des articles, que j'ai constamment parle de vous comme la
renommee et vos soldats. Je n'en dirai pas plus. L'histoire vous a
suffisamment appris que les grands capitaines ont toujours defendu
contre l'oppression et l'infortune les amis des arts, et surtout les
poetes, dont le coeur est sensible et la voix reconnaissante.

12 nivose an VIII."

[Note 127: La fortune de madame de Fontanes fut perdue dans le siege
et l'incendie de Lyon: une maison qu'elle possedait fut ecrasee par les
bombes; des recouvrements qui lui etaient dus ne vinrent jamais.]

On ne s'etonne plus, quand on connait cette lettre, qu'un mois apres le
premier Consul ait songe a Fontanes pour le charger de prononcer l'eloge
funebre de Washington aux Invalides (20 pluviose, 9 fevrier 1800).

Fontanes le composa en trente-six heures, dans toute la verve de sa
limpide maniere. Ce noble discours remplit-il toutes les intentions du
Consul? A coup sur, l'orateur y remplit ses propres intentions les plus
cheres. Une parole moderee, pacifique, compatissante, pieuse au sens
antique, s'y faisait entendre devant les guerriers. C'etait, dans ce
_Temple de Mars_, quelque chose de ce bienfaisant esprit de Numa, dont
parle Plutarque, qui allait s'insinuant comme un doux vent a travers
l'Italie, et s'ouvrant les coeurs, le lendemain des jours sauvages de
Romulus: "Elles ne sont plus enfin ces pompes barbares, aussi contraires
a la politique qu'a l'humanite, ou l'on prodiguait l'insulte au malheur,
le mepris a de grandes ruines et la calomnie a des tombeaux." Attestant
les Ombres du grand Conde, de Turenne et de Catinat, presentes sous
ce dome majestueux, l'orateur les reunissait en idee a celle du heros
liberateur: "Si ces guerriers illustres n'ont pas servi la meme cause
pendant leur vie, la meme renommee les reunit quand ils ne sont plus.
Les opinions, sujettes aux caprices des peuples et des temps, les
opinions, partie faible et changeante de notre nature, disparaissent
avec nous dans le tombeau: mais la gloire et la vertu restent
eternellement." Il insistait sur Catinat; il faisait ressortir l'estime
plus forte encore que la gloire; la moderation, la simplicite, le
desinteressement, toutes les vertus patriarcales, couronnant et appuyant
le triomphe des armes en Washington. En face de _ces hommes prodigieux
qui apparaissent d'intervalle en intervalle avec le caractere de la_
_grandeur et de la domination_, il proclamait, comme _non moins utile
au gouvernement des Etats qu'a la conduite de la vie, le bon sens_ trop
meprise, cette qualite que nous presente le heros americain dans un
degre superieur, et qui _donne plus de bonheur que de gloire a ceux qui
la possedent comme a ceux qui en ressentent les effets_: "Il me semble
que, des hauteurs de ce magnifique dome, Washington crie a toute la
France: Peuple magnanime, qui sais si bien honorer la gloire, j'ai
vaincu pour l'independance; mais le bonheur de ma patrie fut le prix de
cette victoire. Ne te contente pas d'imiter la premiere moitie de
ma vie: c'est la seconde qui me recommande aux eloges de la
posterite."--Une allusion delicate, rapide, naturellement amenee, allait
jusqu'a offrir aux manes de Marie-Antoinette, devant tous ces temoins
qu'il y associait, un commencement d'expiation.

Si, d'ailleurs, on voulait chercher dans ce discours a inspiration
genereuse et clemente, qui remplit eloquemment son objet, une etude
approfondie de Washington, et le detail creuse de son caractere, on
serait moins satisfait; on ne demandait pas cela alors; l'orateur,
dans sa justesse qui n'excede rien, s'est tenu au premier aspect de la
physionomie connue: et puis Washington, dans sa bouche, n'est qu'un beau
pretexte. Si l'on voulait meme y chercher aujourd'hui de ces traits de
forme qui devinent et qui gravent le fond, ce genie d'expression qui
cree la pensee, cette nouveaute qui demeure, on courrait risque de
n'etre plus assez juste pour la rapidite, le gout, la mesure, la
nettete, l'elevation sans effort, l'eclat suffisant, le nombre, tout cet
ensemble de qualites appropriees, dont la reunion n'appartient qu'aux
maitres.

Cette noble harangue de bienvenue, qui ouvrait, pour ainsi dire, le
siecle sous des auspices auxquels il allait sitot mentir, ouvrait
definitivement la seconde moitie de la carriere de M. de Fontanes.
S'il avait ete contrarie sans cesse et battu par le flot montant de la
Revolution, il arriva haut du premier jour avec le reflux. Nous n'avons
plus qu'un moment pour le trouver encore simple homme de lettres: il est
vrai que ce court moment ne fut pas perdu et va nous le montrer sous un
nouveau jour. M. de Fontanes, que nous savons poete, devient un critique
au _Mercure_.


II

Il l'etait deja par le discours qui precede l'_Essai sur l'Homme_: mais,
ici, il ne se renfermera plus dans un jugement forme a loisir sur
des oeuvres passees et deja classees: c'est a la critique actuelle,
polemique, irritable, qu'il met la main. Dans ce rapide detroit de
l'entree du siecle, il se lance avec decision; d'une part il nie, de
l'autre il accueille; il va proclamer avec eclat M. de Chateaubriand, il
repousse d'abord madame de Stael.

Dans le premier numero du _Mercure_ regenere parut son premier _extrait_
contre le livre de _la Litterature_: on vient de voir sa disposition
de longue date envers l'auteur. J'ai moi-meme analyse en detail et
apprecie, dans un travail sur madame de Stael,[128] cette polemique de
Fontanes. Ne voulant pas imiter un estimable et du reste excellent
biographe, qui, dans la _Vie de Fenelon_, est pour Fenelon contre
Bossuet, et qui, dans la _Vie de Bossuet_, passe a celui-ci contre
Fenelon, je n'ai rien a redire ni a modifier. Seulement, tout ce qui
precede explique mieux, de la part de Fontanes, cette spirituelle et
eclatante malice de 1800; en etendant le tort sur un plus grand espace,
je l'allege d'autant en ce point-la. Qu'y faire d'ailleurs? On relira
toujours, en les blamant, les deux articles de Fontanes contre madame
de Stael, comme on relit les deux petites lettres de Racine contre
Port-Royal: et Racine a de plus contre lui ce que M. de Fontanes n'a
pas, l'ingratitude.

[Note 128: Voir le volume de _Portraits de Femmes_.]

Des la fin de son premier extrait sur le livre de madame de Stael,
Fontanes y opposait et citait quelques fragments du _Genie du
Christianisme_, non encore publies, et que son ami lui avait adresses de
Londres. M. de Chateaubriand arrivait lui-meme en France au mois de mai
1800, et s'appreta a publier. Fontanes, dont les conseils retarderent
l'apparition de tout l'ouvrage et determinerent le courageux auteur
a une entiere retouche[129], soutint de son presage heureux
l'avant-courriere _Atala_[130]; il appuya surtout, par deux extraits[131],
le _Genie du Christianisme_ qui se lancait enfin: son suffrage frappait
juste plutot que fort, comme il convient a un ami. La critique, en une
main habile et puissante, a ce moment decisif de la sortie, est comme ce
dieu _Portunus_ des anciens, qui poussait le vaisseau hors du port:

  Et pater ipse manu magna Portunus euntem
  Impulit....

[Note 129: Un jour, dans une des discussions vives qui deciderent de
la refonte du _Genie du Christianisme_, Fontanes dit a Chateaubriand une
de ces paroles qui sifflent et volent au but comme une fleche: "Vous
pouvez vous mettre a la tete du siecle qui se leve, et vous vous
traineriez a la queue du siecle qui s'en va!"]

[Note 130: _Mercure_, germinal an IX.]

[Note 131: _Mercure_, germinal et fructidor an X.]

On a relu depuis longtemps les articles de Fontanes, recueillis a la
suite du _Genie du Christianisme_: pareils encore a ces barques de
pilote, qui, apres avoir guide le grand vaisseau a la sortie perilleuse,
sont ensuite reprises a son bord et traversent par lui l'Ocean.

Je trouve quelques renseignements bien precis sur ce moment litteraire
decisif ou parut le _Genie du Christianisme_. L'attention publique etait
grandement eveillee par les fragments donnes au _Mercure_, puis, en
dernier lieu, par _Atala_. Le parti philosophique, irrite, se tenait a
l'affut; le parti religieux se serrait, s'etendait, s'animait comme
a une victoire. M. de Bonald venait au corps de bataille, M. de
Chateaubriand ne se considerait qu'a l'avant-garde; La Harpe, vieilli,
etait en tete de l'artillerie; mais on craignait tout bas que, pour le
cas present, _ses lingots, d'un trop gros calibre_, ne portassent pas
tres-loin. Fontanes servit la piece en sa place; le coup porta. Dans
une seule journee le libraire Migneret vendait pour _mille ecus_, et il
parlait deja d'une seconde edition; la premiere etait tiree a quatre
mille exemplaires. La Harpe ne connut d'abord le livre que par le
premier extrait de Fontanes; il envoya aussitot chercher l'auteur par
Migneret. Il etait hors de lui: "Voila de la critique, voila de la
litterature! Ah! messieurs les philosophes, vous avez affaire a forte
partie! voici deux hommes: le jeune homme (_c'etait Fontanes_) est
mon eleve, c'est moi qui l'ai annonce." Et il ajoutait que Fontanes
finissait l'antique ecole, et que Chateaubriand en commencait une
nouvelle. Il etait meme de l'avis de celui-ci contre Fontanes en
faveur du merveilleux chretien reprouve par Boileau. Il passait, sans
marchander, sur les hardiesses, sur les incorrections premieres: "Bah!
bah! ces gens-la ne voient pas que cela tient a la nature meme de votre
talent. Oh! laissez-moi faire, je les ferai crier, je serre dur!" La
passion, enlevait ainsi le vieux critique au-dessus de ses propres
theories; sa personnalite pourtant, son _moi_ revenait a travers tout,
et percait dans sa trompette. Il s'echauffa si fort a son monologue,
qu'il tomba a la fin en une espece d'etourdissement.

Outre les articles de critique active, Fontanes donna au _Mercure_[132] un
morceau sur Thomas, dans lequel l'elegance la plus parfaite exprime les
plus incontestables jugements. Il n'y a rien de mieux en cette maniere;
c'est du La Harpe fini et perfectionne, et plus que cela; pour une
certaine rapidite de gout, c'est du Voltaire. Ainsi, voulant dire de
Thomas qu'il savait rarement saisir dans un sujet les points de vue les
plus simples et les plus feconds, le critique ajoute: "Il pensait en
detail, si l'on peut parler ainsi, et ne s'elevait point assez haut pour
trouver ces idees premieres qui font penser toutes les autres."

[Note 132: Germinal an X.]

Mais Fontanes n'etait deja plus un homme prive. Quelque temps employe
sous Lucien au ministere de l'interieur[133], puis nomme depute au Corps
legislatif, il fut bientot designe par les suffrages de ses collegues au
choix du Consul pour la presidence. Poete d'avant 89, critique de 1800,
il va devenir orateur imperial. La meme distinction le suit partout:
son nom y gagne et s'etend. Toutefois ces palmes entrecroisees se
supplantent un peu et se nuisent. Ce qui augmenta sa consideration de
son vivant ne saurait servir egalement sa gloire.

[Note 133: Voir sur Fontanes a Morfontaine et au Plessis-Chamant,
dans la societe des freres et des soeurs de Bonaparte, les _Souvenirs
historiques_ de M. Meneval, tome I, pages 29, 33.]

  J'irais plus haut peut-etre au Temple de Memoire,
  Si dans un genre seul j'avais use mes jours,

a dit La Fontaine, lequel pourtant n'etait ni Recteur ni president
d'aucun Conseil sous Louis XIV.

Un avantage demeure, et il est grand: le caractere historique remplace
a distance l'interet litteraire palissant. Il n'est pas indifferent,
devant la posterite, d'avoir figure au premier rang dans le cortege
imperial et d'y avoir compte par sa parole. Ces discours, presentes dans
de sobres echantillons, suffisent a marquer l'epoque qu'ils ornerent, et
ou ils parurent d'accomplis temoignages de contenance toujours digne, de
flatterie toujours decente, et de reserve parfois hardie. M. de Fontanes
n'avait nullement partage les idees de la fin du XVIIIe siecle sur la
perfectibilite indefinie de l'humanite, et la Revolution l'avait plus
que jamais convaincu de la decadence des choses, du moins en France. Il
l'a dit dans une belle ode:

  Helas! plus de bonheur eut suivi l'ignorance!
  Le monde a paye cher la douteuse esperance
  D'un meilleur avenir;
  Tel mourut Pelias, etouffe par tendresse
  Dans les vapeurs du bain dont la magique ivresse
  Le devait rajeunir.

Apres le bain de sang, apres les triumvirs et leurs proscriptions, que
faire? qu'esperer? Le siecle d'Auguste eut ete l'ideal; mais, pour la
gloire des lettres, ce siecle d'Auguste, en France, etait deja passe
avec celui de Louis XIV. Ainsi desormais c'etait, au mieux, un siecle
d'Auguste sans la gloire des lettres, c'etait un siecle des Antonins,
qui devenait le meilleur espoir et la plus haute attente de Fontanes.
Son imagination, grandement seduite par le glorieux triomphateur, y
comptait deja. L'assassinat du duc d'Enghien lui tua son Trajan. Il
continua pourtant de servir, enchaine par ses antecedents, par ses
devoirs de famille, par sa moderation meme. Il etait _monarchiste_ par
gout, par principe: "Un pouvoir unique et permanent convient seul aux
grands Etats," disait-il; sa plus grande peur etait l'anarchie. Il resta
donc attache au seul pouvoir qui fut possible alors, s'efforcant en
toute occasion, et dans la mesure de ses paroles ou meme de ses actes,
de lui insinuer, a ce pouvoir trop ensanglante d'une fois, mais non pas
desespere, la paix, l'adoucissement, de l'humaniser par les lettres, de
le spiritualiser par l'infusion des doctrines sociales et religieuses:

  Graecia capta ferum victorem cepit...

Quand on lit aujourd'hui cette suite de vers ou se decharge et s'exhale
son arriere-pensee, l'ode sur _l'Assassinat du Duc d'Enghien_, l'ode sur
_l'Enlevement du Pape_, on est frappe de tout ce qu'il dut par moments
souffrir et contenir, pour que la surface officielle ne trahit rien au
dela de ce qui etait permis. Si l'on ne voyait ses discours publics que
de loin, on n'en decouvrirait pas l'accord avec ce fond de pensee, on
n'y sentirait pas les intentions secretes et, pour ainsi dire, les
nuances d'accent qu'il y glissait, que le maitre saisissait toujours,
et dont il s'irrita plus d'une fois; on serait injuste envers Fontanes,
comme l'ont ete a plaisir plusieurs de ses contemporains, qui,
serviteurs aussi de l'Empire, n'ont jamais su l'etre aussi decemment que
lui[134].

[Note 134: Ils ont ete odieux sous le couvert d'autrui, et avec tout
le fiel de la haine, dans l'histoire dite de _l'abbe de Montgaillard_:
on ne craint pas d'indiquer de telles injures, que detruit l'exces meme
du venin et que leur grossierete fletrit.]

Pour nous, qui n'avons jamais eu affaire aux rois ni aux empereurs de ce
monde, mais qui avons eu maintes fois a nous prononcer devant ces autres
rois, non moins ombrageux, ou ces _pretendants_ de la litterature, nous
qui savons combien souvent, sous notre plume, la louange apparente n'a
ete qu'un conseil assaisonne, nous entrerons de pres dans la pensee de
M. de Fontanes, et, d'apres les renseignements les plus precis, les
plus divers et les mieux compares, nous tacherons de faire ressortir, a
travers les vicissitudes, l'esprit d'une conduite toujours honorable, de
marquer, sous l'adresse du langage, les intentions d'un coeur toujours
genereux et bon.

M. de Fontanes fut president du Corps legislatif depuis le commencement
de 1804 jusqu'au commencement de 1810; en tout, six fois porte par ses
collegues, six fois nomme par Napoleon; mais, comme tel, il cessa de
plaire des 1808, et son changement fut decide. Deja, tout au debut, la
mort du duc d'Enghien avait amene une premiere et violente crise. Le 21
mars 1804, de grand matin, Bonaparte le fit appeler, et, le mettant sur
le chapitre du duc d'Enghien, lui apprit brusquement l'evenement de la
nuit. Fontanes ne contint pas son effroi, son indignation. "Il s'agit
bien de cela! lui dit "le Consul Fourcroy va clore apres-demain le Corps
legislatif; dans son discours il parlera, comme il doit, du complot
reprime; il faut, vous, que, dans le votre, vous y repondiez; il le
faut."--"Jamais!" s'ecria Fontanes; et il ajouta que, bien loin de
repondre par un mot d'adhesion, il saurait marquer par une nuance
expresse, au moins de silence, son improbation d'un tel acte. A cette
menace, la colere faillit renverser Bonaparte; ses veines se gonflaient,
il suffoquait: ce sont les termes de Fontanes, racontant le jour meme
la scene du matin a M. Mole, de la bienveillance de qui nous tenons
le detail dans toute sa precision[135]. En effet, deux jours apres (3
germinal), Fourcroy, orateur du gouvernement, alla clore la session
du Corps legislatif, et, dans un incroyable discours, il parla des
_membres_ de cette FAMILLE DENATUREE "qui auraient voulu noyer la France
dans son sang pour pouvoir regner sur elle; mais s'ils osaient souiller
de leur presence notre sol, s'ecriait l'orateur, la volonte du Peuple
francais est qu'ils y trouvent la mort!" Fontanes repondit a Fourcroy:
dans son discours, il n'est question d'un bout a l'autre que du Code
civil qu'on venait d'achever, et de l'influence des bonnes lois: "C'est
par la, disait-il (et chaque mot, a ce moment, chaque inflexion de voix
portait), c'est par la que se recommande encore la memoire de Justinien,
_quoiqu'il ait merite de graves reproches_." Et encore: "L'epreuve de
l'experience va commencer: qu'ils (_les legislateurs du Code civil_) ne
craignent rien pour leur gloire: tout ce qu'ils ont fait de juste et de
raisonnable demeurera eternellement; car la raison et la justice sont
deux puissances indestructibles qui survivront a toutes les autres[136]."
Il y a plus: le lendemain (4 germinal), Fontanes, a la tete de la
deputation du Corps legislatif, porta la parole devant le Consul, a
qui l'assemblee, en se separant, venait de decerner une statue comme a
l'auteur du Code civil (singuliere et sanglante coincidence); il disait:
"Citoyen premier Consul, un empire immense repose depuis quatre ans sous
l'abri de votre puissante administration. La sage uniformite de vos lois
en va reunir de plus en plus tous les habitants." Le discours parut dans
le _Moniteur_, et, au lieu de _la sage uniformite_ DE VOS LOIS, on y
lisait DE VOS MESURES. Qu'on n'oublie toujours pas le duc d'Enghien
fusille quatre jours auparavant: le Consul esperait, par cette fraude,
confisquer a la _mesure_ l'approbation du Corps legislatif et de son
principal organe. Fontanes, indigne, courut au _Moniteur_, et exigea un
_erratum_ qui fut insere le 6 germinal, et qu'on y peut lire imprime en
aussi petit texte que possible. Cela fait, il se crut perdu; de meme
qu'il avait de ces premiers mouvements qui sont de l'honnete homme avant
tout, il avait de ces crises d'imagination qui sont du poete. En ne le
jugeant que sur sa parole habile, on se meprendrait tout a fait sur le
mouvement de son esprit et sur la vivacite de son ame. Quoi qu'il en
soit, il avait quelque lieu ici de redouter ce qui n'arriva pas. Mais
Bonaparte fut profondement blesse, et, depuis ce jour, la fortune de
Fontanes resta toujours un peu barree par son milieu. Nous sommes si
loin de ces temps, que cela aura peine a se comprendre; mais, en effet,
si comble qu'il nous paraisse d'emplois et de dignites, certaines
faveurs imperiales, alors tres-haut prisees, ne le chercherent jamais.
Que sais-je? dotation modique, pas le grand cordon; ce qu'on appelait
_les honneurs du Louvre_, qu'il eut jusqu'a la fin a titre de senateur,
mais que ne conserva pas madame de Fontanes des qu'il eut cesse d'etre
president du Corps legislatif: l'_errata_ du _Moniteur_, au fond, etait
toujours la.

[Note 135: Ceci confirme et complete sur un point la Notice de
M. Roger, qui nous complete nous-meme sur quelques autres
points.--Aujourd'hui que M. Roger n'est plus, nous nous permettrons
d'ajouter que sa Notice est d'ailleurs tout empreinte d'une couleur
royaliste exageree et retroactive; elle sent l'homme de parti. M. Roger
n'a jamais ete que cela.]

[Note 136: A la facon dont les auteurs de l'_Histoire parlementaire de
la Revolution francaise_ parlent de ce discours (tome XXXIX, page 59),
on voit qu'au sortir des couleurs fortes et tranchees des epoques
anterieures, ils n'ont pas pris la peine d'entrer dans les nuances, ni
de les vouloir distinguer.]

Un autre _errata_ s'ajouta ensuite au premier, nous le verrons; et, meme
en plein Empire, a dater d'un certain moment, il pouvait dire tout bas a
sa muse intime dans ses tristesses _de l'Anniversaire_:

  De tant de voeux trompes fais rougir mon orgueil!

Pourtant Fontanes continua, durant quatre annees, de tenir sans
apparence de disgrace la presidence du Corps legislatif. Propose a
chaque session par les suffrages de ses collegues, il etait choisi
par l'Empereur. La situation admise, on avait en lui par excellence
l'orateur bienseant. Les discours qu'il prononcait a chaque occasion
solennelle tendaient a insinuer au conquerant les idees de la paix et de
la gloire civile, mais enveloppees dans des redoublements d'eloges qui
n'etaient pas de trop pour faire passer les points delicats. Napoleon
avait un vrai gout pour lui, pour sa personne et pour son esprit; et
lui-meme, a ces epoques d'Austerlitz et d'Iena, avait, malgre tout, et
par son imagination de poete, de tres-grands restes d'admiration pour un
tel vainqueur. Mais un orage se forma: Napoleon etait en Espagne, et
de la il eut l'idee d'envoyer douze drapeaux conquis sur l'armee
d'Estramadure au Corps legislatif, comme _un gage de son estime_.
Fontanes, en tete d'une deputation, alla remercier l'Imperatrice:
celle-ci, prenant le _gage d'estime_ trop au serieux, repondit
qu'elle avait ete tres-satisfaite de voir que le premier sentiment de
l'Empereur, dans son triomphe, eut ete pour _le Corps qui representait
la Nation_. La-dessus une note, arrivee d'Espagne comme une fleche,
et lancee au _Moniteur_, fit une maniere d'_errata_ a la reponse
de l'Imperatrice, un _errata_ injurieux et sanglant pour le Corps
legislatif, qu'on remettait a sa place de _consultatif_[137]. Fontanes
sentit le coup, et dans la seance de cloture du 31 decembre 1808,
c'est-a-dire quinze Jours apres l'offense, au nom du Corps blesse,
repondant aux orateurs du Gouvernement, et n'epargnant pas les
felicitations sur les trophees du vainqueur de l'Ebre, il ajouta: "Mais
les paroles dont l'Empereur accompagne l'envoi de ses trophees meritent
une attention particuliere: il fait participer a cet honneur les
Colleges electoraux. Il ne veut point nous separer d'eux, et nous l'en
remercions. Plus le Corps legislatif se confondra dans le peuple, plus
il aura de veritable lustre; il n'a pas besoin de distinction, mais
d'estime et de confiance..." Et la phrase, en continuant, retournait
vite a l'eloge; mais le mot etait dit, le coup etait rendu. Napoleon le
sentit avec colere, et des lors il resolut d'eloigner Fontanes de la
presidence. L'etablissement de l'Universite, qui se faisait, en cette
meme annee, sur de larges bases, lui avait deja paru une occasion
naturelle d'y porter Fontanes comme Grand-Maitre, et il songea a l'y
confiner; car, si courrouce qu'il fut a certains moments, il ne se
fachait jamais avec les hommes que dans la mesure de son interet et de
l'usage qu'il pouvait faire d'eux. Il dut pourtant, faute du candidat
qu'il voulait lui substituer[138], le subir encore comme president du
Corps legislatif durant toute l'annee 1809. Fontanes, toujours president
et deja Grand-Maitre, semblait cumuler toutes les dignites, et il etait
pourtant en disgrace positive.

[Note 137: Mais il faut donner le texte meme, l'incomparable texte de
cette Note inseree au _Moniteur_ du 15 decembre 1808, et qui resume,
comme une charte, toute la theorie politique de l'Empire:

Plusieurs de nos journaux ont imprime que S. M. l'Imperatrice, dans sa
reponse a la deputation au Corps legislatif, avait dit qu'elle etait
bien aise de voir que le premier sentiment de l'Empereur avait ete pour
le Corps legislatif, qui represente la Nation.

"S. M. l'Imperatrice n'a point dit cela: elle connait trop bien nos
Constitutions, elle sait trop bien que le premier representant de la
Nation, c'est l'Empereur; car tout pouvoir vient de Dieu et de la
Nation.

"Dans l'ordre de nos Constitutions, apres l'Empereur est le Senat; apres
le Senat, est le Conseil d'Etat; apres le Conseil d'Etat, est le Corps
legislatif; apres le Corps legislatif, viennent chaque tribunal et
fonctionnaire public dans l'ordre de ses attributions; car, s'il y avait
dans nos Constitutions un Corps representant la Nation, ce Corps serait
souverain; les autres ne seraient rien, et ses volontes seraient tout.

"La Convention, meme le Corps legislatif (_l'Assemblee legislative_),
ont ete representants. Telles etaient nos Constitutions alors. Aussi le
President disputa-t-il le fauteuil au Roi, se fondant sur ce principe,
que le President de l'Assemblee de la Nation etait avant les Autorites
de la Nation. Nos malheurs sont venus en partie de cette exageration
d'idees. Ce serait une pretention chimerique, et meme criminelle, que de
vouloir representer la Nation avant l'Empereur.

"Le Corps legislatif, improprement appele de ce nom, devrait etre appele
Conseil legislatif, puisqu'il n'a pas la faculte de faire les lois, n'en
ayant pas la proposition. Le Conseil legislatif est donc la reunion
des mandataires des Colleges electoraux. On les appelle deputes des
departements, parce qu'ils sont nommes par les departements...."

Le reste de la Note ne fait que ressasser les memes idees, la meme
logique, et dans le meme ton. Cet injurieux bulletin arriva a travers
le vote de je ne sais quelle loi fort innocente (une portion du Code
d'instruction criminelle, je crois), qui essuya du coup plus de
quatre-vingts boules noires; ce qui, de memoire de Corps legislatif, ne
s'etait guere vu.]

[Note 138: M. de Montesquiou, qui ne fut nomme qu'en 1810.]

Il s'y croyait autant et plus que jamais, lorsque, dans l'automne de
1809, une lettre du marechal Duroc lui notifia que l'Empereur l'avait
designe pour le voyage de Fontainebleau; c'etait, a une certaine
politesse pres, comme les _Fontainebleau_ et les _Marly_ de Louis XIV,
et le plus precieux signe de la faveur souveraine. Il se rendit a
l'ordre, et, dans la galerie du chateau, apres le defile d'usage,
l'Empereur, repassant devant lui, lui dit: _Restez_; et quand ils furent
seuls, il continua: "Il y a longtemps que je vous boude, vous avez du
vous en apercevoir; j'avais bien raison." Et comme Fontanes s'inclinait
en silence, et de l'air de ne pas savoir: "Quoi! vous m'avez donne un
soufflet a la face de l'Europe, et sans que je pusse m'en facher... Mais
je ne vous en veux plus;... c'est fini."

Durant cette annee 1809, Fontanes, comme Grand-Maitre, avait eu a
lutter contre toutes sortes de difficultes et de degouts: de perpetuels
conflits, soit avec le ministre de l'interieur, duquel il se voulait
independant, soit avec Fourcroy, reste directeur de l'instruction
publique, et qui ne pouvait se faire a l'idee d'abdiquer, allaient
rendre intolerable une situation dans laquelle la bienveillance
imperiale ne l'entourait plus. Il offrait vivement sa demission: "D'un
cote, ecrivait-il, je vois un ministre qui surveille l'instruction
publique, de l'autre un conseiller d'Etat qui la dirige; je cherche la
place du Grand-Maitre, et je ne la trouve pas." Il recidiva cette offre
pressante de demission jusqu'a trois fois. La troisieme (c'etait sans
doute apres le voyage de Fontainebleau), l'Empereur lui dit: "Je
n'en veux pas, de votre demission; s'il y a quelque chose a faire,
exposez-le-moi dans un memoire; j'en prendrai connaissance moi-meme; j'y
repondrai." La rentree ouverte de Fontanes dans les bonnes graces du
chef aplanit des lors beaucoup de choses.

Des septembre 1808, et aussitot qu'il avait ete nomme Grand-Maitre,
Fontanes avait songe a faire de l'Universite l'asile de bien des hommes
honorables et instruits, battus par la Revolution, soit membres du
clerge, soit debris des anciens Ordres, des Oratoriens, par exemple,
pour lesquels il avait conserve une haute idee et une profonde
reconnaissance. Ces noms, suivant lui (et il les presentait de la sorte
a l'Empereur), etaient des garanties pour les familles, des indications
manifestes de l'esprit social et religieux qu'il s'agissait de
restaurer. A cette idee generale se joignait chez lui une inspiration de
bonte et d'obligeance infinie pour les personnes, qui faisait dans le
detail sa direction la plus ordinaire. Il penchait donc pour un Conseil
de l'Universite tres-nombreux, et il aurait voulu tout d'abord en
remplir les places avec des noms que designaient d'autres services. Ce
n'etait pas l'avis de l'Empereur, toujours positif et special. Nous
possedons la-dessus une precieuse Note, qui rend les paroles memes
prononcees par Napoleon dans une conversation avec M. de Fontanes
a Saint-Cloud, le lundi 19 septembre 1808: nous la reproduisons
religieusement. Patience! Le cote particulier de la question va vite
s'agrandir en meme temps que se creuser sous son coup d'oeil. Ce n'est
pas seulement de l'administration en grand, c'est de la nature humaine
eclairee par un Machiavel ou un La Rochefoucauld empereur.

"Dans une premiere formation, tous les esprits different. Mon opinion
est qu'il ne faut pas nommer pendant plusieurs annees les conseillers
ordinaires.

"Il faut attendre que l'Universite soit organisee comme elle doit
l'etre.

"Trente conseillers dans une premiere formation ne produiraient que
desordre et qu'anarchie.

"On a voulu que cette tete opposat une force d'inertie et de resistance
aux fausses doctrines et aux systemes dangereux.


"Il ne faut donc composer successivement cette tete que d'hommes qui
aient parcouru toute la carriere et qui soient au fait de beaucoup de
choses.

"Les premiers choix sont en quelque sorte faits comme on prend des
numeros a la loterie.

"Il ne faut pas s'exposer aux chances du hasard. Dans les premieres
seances d'un Conseil ainsi nomme, je le repete, tous les esprits
different; chacun apporte sa theorie et non son experience.

"On ne peut etre bon conseiller qu'apres une carriere faite.

"C'est pourquoi j'ai fait moi-meme voyager mes conseillers d'Etat
avant de les fixer aupres de moi. Je leur ai fait amasser beaucoup
d'observations diverses avant d'ecouter les leurs.

"Les inspecteurs, dans ce moment, sont donc vos ouvriers les plus
essentiels. C'est par eux que vous pouvez voir et toucher toute votre
machine. Ils rapporteront au Conseil beaucoup de faits et d'experience,
et c'est la votre grand besoin. Il faut donc les faire courir a franc
etrier dans toute la France, et leur recommander de sejourner au moins
quinze jours dans les grandes villes. Les bons jugements ne sont que la
suite d'examens repetes.

"Souvenez-vous que tous les hommes demandent des places.

"On ne consulte que son besoin, et jamais son talent.

"Peut-etre meme vingt conseillers ordinaires, c'est beaucoup; cela
compose la tete du Corps d'elements heterogenes. Le veritable esprit
de l'Universite doit etre d'abord dans le petit nombre. Il ne peut se
propager que peu a peu, que par beaucoup de prudence, de discretion et
d'efforts perseverants.

"... Fontanes, savez-vous ce que j'admire le plus dans le monde?...
C'est l'impuissance de la force pour organiser quelque chose.

"Il n'y a que deux puissances dans le monde, le sabre et l'esprit.

"J'entends par l'esprit les institutions civiles et religieuses... A la
longue, le sabre est toujours battu par l'esprit."

Est-il besoin de faire ressortir tout ce qu'a de prophetique, dans une
telle bouche, cet aveu, ce cri eclatant, soudain, jete la comme en
_post-scriptum_, sans qu'on nous en donne la liaison avec ce qui
precede, sans qu'il y ait eu d'autre liaison peut-etre! vraies paroles
d'oracle!

O vous tous, Puissants, qui vous croiriez forts sans l'esprit,
rappelez-vous toujours qu'en ses heures de miracle, entre Iena et
Wagram, c'est ainsi que le sabre a parle[139].

[Note 139: Contradiction et illusion! En meme temps qu'il proclamait
cette victoire definitive de l'esprit, Napoleon meconnaissait l'esprit
dans sa propre essence, et il croyait que, pour le produire, il suffit
de le commander. Je trouve dans les papiers de Fontanes la note
suivante, dictee par l'Empereur a Bordeaux le 12 avril 1808, et adressee
au ministre de l'interieur. M. Halma, bibliothecaire de l'Imperatrice,
avait demande, par une note a l'Empereur, d'etre nomme le continuateur
de Velly, Villaret et Garnier; il s'etait propose, en outre, pour
continuer l'_Abrege chronologique_ du president Henault. L'Empereur
avait renvoye cette proposition au ministre de l'interieur. M. Cretet
avait repondu que la demande de M. Halma ne pouvait etre accueillie,
par la raison que ce n'etait pas au gouvernement a intervenir dans une
semblable entreprise; qu'il fallait la laisser a la disposition des gens
de lettres, et qu'il convenait de reserver les encouragements pour des
objets d'un plus vaste interet. Informe de cette reponse, l'Empereur
prend feu, et dicte la Note secrete que voici:

"Je n'approuve pas les principes enonces dans la note du ministre de
l'interieur. Ils etaient vrais il y a vingt ans, ils le seront dans
soixante: mais ils ne le sont pas aujourd'hui. Velly est le seul auteur
un peu detaille qui ait ecrit sur l'histoire de France; l'_Abrege
chronologique_ du president Henault est un bon livre classique: il est
tres-utile de les continuer l'un et l'autre. Velly finit a Henri IV, et
les autres historiens ne vont pas au dela de Louis XIV. _Il est de la
plus grande importance_ de s'assurer de l'_esprit_ dans lequel ecriront
les continuateurs. La _jeunesse_ ne peut bien juger les faits que
d'apres la maniere dont ils lui seront presentes. _La tromper_ en lui
retracant des souvenirs, c'est lui preparer des erreurs pour l'avenir.
J'ai charge le ministre de la police de veiller a la continuation de
Millot, et je desire que les deux ministres se concertent pour faire
continuer Velly et le president Henault. Il faut que ce travail soit
confie non-seulement a des auteurs d'un vrai talent, mais encore a des
hommes attaches, qui presentent les faits sous leur veritable point de
vue, et qui preparent une instruction saine, en prenant ces historiens
au moment ou ils s'arretent et en conduisant l'histoire jusqu'en l'an
VIII.

"_Je suis bien loin de compter la depense pour quelque chose_. Il est
meme dans mon intention que le ministre fasse comprendre qu'il n'est
_aucun_ travail qui puisse _meriter davantage_ ma protection.

"Il faut faire sentir a chaque ligne l'influence de la cour de Rome, des
billets de confession, de la revocation de l'Edit de Nantes, du ridicule
mariage de Louis XIV avec madame de Maintenon, etc. Il faut que la
faiblesse qui a precipite les _Valois_ du trone, et celle des _Bourbons_
qui ont laisse echapper de leurs mains les renes du gouvernement,
excitent les memes sentiments.

"On doit etre juste envers Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV,
mais sans etre adulateur. On doit peindre les massacres de _septembre_
et les horreurs de la Revolution du meme pinceau que l'Inquisition et
les massacres des _Seize_. Il faut avoir soin d'eviter toute reaction en
parlant de la Revolution. Aucun homme ne pouvait s'y opposer. Le blame
n'appartient ni a ceux qui ont peri, ni a ceux qui ont survecu. Il
n'etait pas de force individuelle capable de changer les elements et de
prevenir les evenements qui naissaient de la nature des choses et des
circonstances.

"Il faut faire remarquer le desordre perpetuel des finances, le chaos
des assemblees provinciales, les pretentions des parlements, le defaut
de regle et de ressorts dans l'administration; cette France bigarree,
sans unite de lois et d'administration, etant plutot une reunion de
vingt royaumes qu'un seul Etat; de sorte qu'on _respire_ en arrivant
a l'epoque ou l'on a joui des bienfaits dus a l'unite des lois,
d'administration et de territoire. Il faut que la faiblesse constante
du gouvernement sous Louis XIV meme, sous Louis XV et sous Louis XVI,
inspire _le besoin de soutenir l'ouvrage nouvellement accompli_ et la
preponderance acquise. Il faut que le retablissement du culte et des
autels inspire la crainte de l'influence d'un _pretre_ etranger ou d'un
confesseur ambitieux, qui pourraient parvenir a detruire le repos de la
France.

"_Il n'y a pas de travail plus important_. Chaque passion, chaque parti,
peuvent produire de longs ecrits pour egarer l'opinion; mais un ouvrage
tel que Velly, tel que l'_Abrege chronologique_ du president Henault, ne
doit avoir qu'un seul continuateur. Lorsque cet ouvrage, bien fait et
ecrit dans une bonne direction, aura paru, personne n'aura la volonte et
la patience d'en faire un autre, surtout quand, loin d'etre encourage
par la police, on sera _decourage_ par elle.--L'_opinion_ exprimee par
le ministre, et qui, si elle etait suivie, abandonnerait un tel travail
a l'industrie particuliere et aux speculations de quelques libraires,
n'est pas bonne et ne pourrait produire que des resultats facheux.

"Quant a l'individu qui se presente, la seule question a examiner
consiste a, savoir s'il a le talent necessaire, s'il a un bon esprit, et
si l'on peut compter sur les sentiments qui guideraient ses recherches
et conduiraient sa plume."

Tout ce qu'il y a de profondement vrai et de radicalement faux dans
cette Note memorable serait matiere a longue meditation. Napoleon
decrete l'_esprit_ de l'histoire; c'est heureux qu'il ne decrete pas
aussi le talent et la capacite de l'historien. Qu'en dirait Tacite? _Il
faut... il faut..._ Ce Tacite aurait ete _decourage_ par la police. On
a souvent cite une reponse de Napoleon a Fontanes, quand celui-ci
recommandait un jeune homme de haute promesse, en disant: "C'est un beau
talent dans un si beau nom!"--"Eh! pour Dieu! monsieur de Fontanes,
aurait reparti Napoleon, laissez-nous au moins la republique des
lettres!" Je ne sais si le mot a ete dit: il a ete mainte fois repete,
et avec variantes: ce sont de ces citations commodes. Mais de quel cote
donc (cela fait sourire) _la republique des lettres_ etait-elle en
danger, je vous prie?]

M. de Fontanes, en vue des generations survenantes, tendait a faire
entrer dans l'Universite l'esprit moral, religieux, conservateur, et la
plupart de ses choix furent en ce sens. Il proposa ainsi M. de Bonald
a l'Empereur comme conseiller a vie, et, durant plus d'un an, il eut a
defendre la nomination devant l'Empereur impatient, et presque contre M.
de Bonald lui-meme qui ne bougeait de Milhaud. Il eut moins de peine
a faire agreer l'excellent M. Eymery de Saint-Sulpice. Il fit nommer
conseiller encore le Pere Ballan, oratorien, son ancien professeur de
rhetorique; M. Deseze, frere du defenseur de Louis XVI, fut recteur
d'academie a Bordeaux. Ces noms en disent assez sur l'esprit des
choix. Ceux de M. de Fontanes n'etaient pas d'ailleurs exclusifs; sa
bienveillance, par instants quasi naive, les etendait a plaisir, et
lui-meme proposa deux fois a la signature de l'Empereur la nomination de
M. Arnault, assez peu reconnaissant: "Ah! c'est vous, vous, Fontanes,
qui me proposez la nomination d'Arnault, fit l'Empereur a la seconde
insistance; allons, a la bonne heure[140]!" Quand M. Frayssinous vit
interdire ses conferences de Saint-Sulpice, et se trouva momentanement
sans ressources, M. de Fontanes, sur la demande d'une personne amie, le
nomma aussitot inspecteur de l'Academie de Paris. Sa generosite n'eut
pas meme l'idee qu'il put y avoir inconvenient pour lui-meme a venir
ainsi en aide a ceux que l'Empereur frappait. La vie de M. de Fontanes
est pleine de ces traits, et cela rachete amplement quelques faiblesses
publiques d'un langage, lequel encore, si l'on veut bien se reporter au
temps, eut toujours ses reserves et sa decence.

[Note 140: M. Arnault, conseiller de l'Universite et a la fois
secretaire du Conseil, fut a meme de desservir de tres-pres le
Grand-Maitre et de preter secours sous main a la resistance de Fourcroy.
Il faut dire pourtant que, dans les Cent-Jours, devenu president du
Conseil, il se conduisit bien et avec egards pour les amis de M. de
Fontanes dans l'Universite. Il a parle de lui, un peu du bout des
levres, mais avec convenance, dans ses _Souvenirs d'un Sexagenaire_,
tome I, pages 291-292.]

Un jour, a propos des choix trop religieux et royalistes de M. de
Fontanes dans l'Universite, l'Empereur le traita un peu rudement devant
temoins, comme c'etait sa tactique, puis il le retint seul et lui dit en
changeant de ton: "Votre tort, c'est d'etre trop presse; vous allez
trop vite; moi, je suis oblige de parler ainsi pour ces regicides qui
m'entourent. Tenez, ce matin, j'ai vu mon architecte; il est venu me
proposer le plan du _Temple de la Gloire_. Est-ce que vous croyez que je
veux faire un _Temple de la Gloire_...? dans Paris?... Non, je veux une
eglise, et dans cette eglise il y aura une chapelle expiatoire, et l'on
y deposera les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Mais il
me faut du temps, a cause de ces gens (_il disait un autre mot_) qui
m'entourent." Je donne les paroles: les prendra-t-on maintenant pour
sinceres? La politique de Bonaparte etait la: tenir en echec les uns
par les autres. Le dos tourne a Berlier et au cote de la Revolution, il
jetait ceci a l'adresse de Fontanes et des _monarchiens_.

En 1811, dans cet intervalle de paix, il s'occupa beaucoup d'Universite.
Un jour, dans un conseil preside par l'Empereur, Fontanes, en presence
de conseillers d'Etat qu'il jugeait hostiles, eut une prise avec
Regnault de Saint-Jean-d'Angely, et il s'emporta jusqu'a briser une
ecritoire sur la table du conseil. L'Empereur le congedia immediatement:
il rentra chez lui, se jugeant perdu et songeant deja a Vincennes. La
soiree se passa en famille dans des transes extremes, dont on n'a plus
idee sous les gouvernements constitutionnels. Mais, fort avant dans la
soiree, l'Empereur le fit mander et lui dit en l'accueillant d'un air
tout aimable: "Vous etes un peu vif, mais vous n'etes pas un mechant
homme."--Il se plaisait beaucoup a la conversation de Fontanes, et il
lui avait donne les petites entrees. Trois fois par semaine, le soir,
Fontanes allait causer aux Tuileries. Au retour dans sa famille, quand
il racontait la soiree de tout a l'heure, sa conversation si nette, si
pleine de verve, s'animait encore d'un plus vif eclat[141]. Il ne pouvait
s'empecher pourtant de trouver, a travers son admiration, que, dans le
potentat de genie, percait toujours au fond le soldat qui trone, et il
en revenait par comparaison dans son coeur a ses reves de Louis XIV et
du bon Henri, au souvenir de ces vieux rois qu'il disait formes d'un
sang _genereux et doux_.

[Note 141: L'Empereur, dans ces libres entretiens, aimait fort a
parler litterature, theatre, et il attaquait volontiers Fontanes sur ces
points. Un jour qu'on vantait Talma dans un role: "Qu'en pense Fontanes?
dit l'Empereur; il est pour les anciens, lui!"--"Sire, repartit le
spirituel contradicteur, Alexandre, Annibal et Cesar ont ete
remplaces, mais Le Kain ne l'est pas." Cette severite pour Talma est
caracteristique ehez Fontanes, et tient a l'ensemble de ses jugements;
il ne voulait pas qu'on brisat trop le vers tragique, non plus que les
allees des jardins. Il avait vu Le Kain dans sa premiere jeunesse, et en
avait garde une impression incomparable. Il convenait pourtant que, dans
l'_Oreste_ et l'_Oedipe_ de Voltaire, Talma etait superieur a Le Kain;
ce qui, de sa part, devenait le supreme aveu. Faut-il ajouter qu'il en
voulait a Talma d'etre l'objet de je ne sais quelle, phrase de madame de
Stael, ou elle disait qu'il avait dans les yeux l'_apotheose du regard_?
Et puis Talma s'est beaucoup varie sur les dernieres annees, et a grandi
dans des roles modernes. M. de Fontanes, qui s'en tenait aux anciens,
s'irritait surtout qu'on en vint a _causer_ comme de la prose le beau
vers racinien _un peu chante_.--Souvent, dans ces conversations du soir,
l'Empereur indiquait a Fontanes et developpait a plaisir d'etonnants
canevas de tragedies historiques; le poete en sortait tout rempli.]

Ce que nous tachons la de saisir et d'exprimer dans son melange en pur
esprit de verite, ce que Napoleon tout le premier sentait et rendait si
parfaitement lorsqu'il ecrivait de Fontanes a M. de Bassano: "Il veut
de la royaute, mais pas la notre: il aime Louis XIV et ne fait que
consentir a nous," la suite des vers qu'on possede aujourd'hui le dit et
l'acheve mieux que nous ne pourrions. Car le haut dignitaire de l'Empire
ne cessa jamais d'etre poete, et comme ce berger a la cour, que la fable
a chante, et a qui il se compare, il eut toujours sa musette cachee pour
confidente. Eh bien! qu'on lise, qu'on se laisse faire! l'explication,
l'excuse naturelle naitra. Dans ses vers, si les griefs exprimes contre
Bonaparte resterent secrets, les eloges, prodigues tout a cote, ne
devinrent pas publics. S'il se garda bien de divulguer l'_Ode au Duc
d'Enghien_, il s'abstint aussi de publier l'_Ode sur les Embellissements
de Paris_. C'est une consolation pour ceux qui jugent les eloges de ses
discours exageres, de les retrouver dans ses poesies, ou ils ont certes
deux caracteres parfaitement nobles, la conviction et le secret.
Fontanes, sous son manteau d'orateur imperial, n'etait pas une nature
de courtisan et de flatteur, comme on l'a tant cru et dit. Un jour,
l'Empereur lui demandait de lui reciter des vers, il desirait la piece
sur _les Embellissements de Paris_ dont il avait entendu parler:
Fontanes lui recita des vers de _la Grece sauvee_ qui etaient plutot
republicains.--Un affide de l'Empereur vint un jour et lui dit: "Vous
ne publiez rien depuis longtemps, publiez donc des vers, des vers ou il
soit question de l'Empereur: il vous en saurait gre, il vous enverrait
100,000 francs, je gage!" Ces sortes de gratifications etaient d'usage
sous l'Empire, et elles ne venaient jamais hors de propos a cause
des frais enormes de representation qui absorbaient les plus gros
appointements. Fontanes raconta l'insinuation a une personne amie, qui
lui dit: "Vous pourriez publier les vers sur _les Embellissements
de Paris_; ils sont faits, et l'eloge porte juste."--"Oh! je m'en
garderais bien, s'ecria-t-il en se frottant les mains comme un enfant;
ils seraient trop heureux dans les journaux de pouvoir tomber sur le
Grand-Maitre en une occasion qui leur serait permise!"--Il ne publia
donc pas _les Embellissements de Paris_, mais il fit imprimer les
Stances _a M. de Chateaubriand_, lequel etait peu en agreable odeur[142].

[Note 142: Lors du fameux discours de reception que M. de
Chateaubriand ne put prononcer a l'Academie, la contenance de Fontanes
fut d'un ami ferme et fidele. On peut lire, au tome II du _Memorial de
Sainte-Helene_, la scene dont il fut l'objet a cette occasion, car
c'est de lui qu'il s'agit, bien qu'on ne le nomme pas. Dans la suite du
_Memorial_, l'auteur a juge a propos d'en venir a l'injure; mais, comme
preuve, il ne trouve a citer qu'un trait genereux. Esmenard, qui avait
eu, disait-on, de graves torts envers Fontanes, visait a l'Academie. Un
academicien ami court chez celui qu'on croyait offense pour s'assurer du
fait, declarant qu'en ce cas Esmenard n'aurait pas sa voix: "Tout ce que
je puis vous dire, c'est que je lui donne la mienne," repondit Fontanes.
Il a plu a l'auteur du _Memorial_ de voir la-dedans une preuve de
servilite: "_On peut juger de cet homme_, dit-il, _par le fait suivant_.
"A la bonne heure!--Pour completer cet ensemble des relations de
Fontanes avec l'Empereur, il y aurait encore a relever les divers
traits honorables que M. le chevalier Artaud a consignes avec un zele
d'admirateur et d'ami dans son _Histoire de Pie VII_, les courageux et
perseverants conseils qui poussaient a restaurer civilement la religion,
et a honorer ses ministres devant les peuples; ce mot a echappe a
Napoleon dans l'affaire du Sacre: "Il n'y a que vous ici qui ayez le
sens commun." Oserons-nous croire pourtant avec M. Artaud (tome II, page
391) que l'ode sur _l'Enlevement du Pape_ ait ete lue a l'Empereur? Il
ne faut exagerer dans aucun sens.]

Au milieu des affaires et de tant de soins, Fontanes pensait toujours
aux vers; la paresse chez lui, en partie reelle, etait aussi, en partie,
une reponse commode et un pretexte: il travaillait la-dessous. A
diverses reprises, avant ses grandeurs, il avait songe a recueillir et
a publier ses oeuvres eparses; il s'en etait occupe en 89, en 96, et de
nouveau en 1800. Les volumes meme ont ete vus alors tout imprimes entre
ses mains; mais un scrupule le saisit: il les retint, puis les fit
detruire. Si ce fut par pressentiment de sa fortune politique, bien lui
en prit. Il n'eut peut-etre jamais ete Grand-Maitre, s'il eut paru poete
autant qu'il l'etait. Son beau nom litteraire le servit mieux, sans trop
de pieces a l'appui.

Son poeme de _la Grece sauvee_, qu'il avait pousse si vivement durant
les annees de la proscription, ne lui tenait pas moins a coeur dans les
embarras de sa vie nouvelle. Force de renoncer a une gloire poetique
plus prochaine par des publications courantes, il se rejetait en
imagination vers la grande gloire, vers la haute palme des Virgile
et des Homere, et y fondait son recours. Il parlait sans cesse,
dans l'intimite, de ce poeme qu'il avait fait, presque fait,
disait-il;--qu'il faisait toujours! Il en hasardait parfois des
fragments a l'Institut. Il en expliquait a ses amis le plan, par malheur
trop peu fixe dans leur memoire. Une fois, apres avoir passe six
semaines presque sans interruption a Courbevoie, il ecrivit a une
personne amie d'y venir, si elle avait un moment: celle-ci accourut.
Fontanes lui lut un chant tout entier termine. Comme c'etait au matin
et qu'il n'etait ni coiffe ni poudre, sa tete parut plus depouillee de
cheveux, et on le lui dit: "Oh! repondit Fontanes, j'en ai encore perdu
depuis quinze jours; quand je travaille, _ma tete fume!_" Contraste a
relever entre ce feu poetique ardent et ce que de loin on s'est
figure de la veine pure et un peu froide de Fontanes!--Fontanes avait
l'imagination vive, ardente, _primesautiere_, sous son talent
poetique elegant, comme, sous son habilete d'orateur et sa dignite
de representation, il avait une inexperience d'enfant en beaucoup de
choses, une vraie bonhomie et candeur et mene brusquerie de caractere,
le contraire du compasse, comme encore il avait de l'epicurien tout a
cote de son respect religieux et de son affection chretienne; il etait
plein de ces contrastes, le tout formant quelque chose de naif et de
bien sincere.

En composant il n'ecrivait jamais; il attendait que l'oeuvre poetique
fut achevee et parachevee dans sa tete, et encore il la retenait ainsi
en perfection sans la confier au papier. Ses brouillons, quand il s'y
decidait, restaient informes, et ce qu'on a de manuscrits n'est le plus
souvent qu'une dictee faite par lui a des amis, et sur leur instante
priere; plusieurs de ses ouvrages n'ont jamais ete ecrits de sa main.
Je ne connaissais Fontanes que d'apres les quelques vers d'ordinaire
reproduits, et je me rappelle encore mon impression etonnee lorsque
j'entendis, pour la premiere fois, ses odes inedites et d'eloquentes
tirades de _la Grece sauvee_, recitees de memoire, apres des annees, par
une bouche amie et admiratrice, comme par un rhapsode passionne. Cette
derniere tentative des epopees classiques elegantes et polies m'arrivait
oralement et toute vive, un peu comme s'il se fut agi, avant Pisistrate,
d'un antique chant d'Homere.

On s'explique pourtant ainsi comment il a du se perdre bien des portions
de _la Grece sauvee_. Et puis, dans son imagination volontiers riante et
prompte, Fontanes se figurait peut-etre en avoir acheve plus de chants
qu'il n'en tenait en effet. La maniere de travailler, dans l'ecole
classique, ressemblait assez, il faut le dire, a la toile de Penelope:
on defaisait, on refaisait sans cesse; on s'attardait, on s'oubliait aux
_variantes_, au lieu de pousser en avant. On a repare cela depuis: les
immenses poemes humanitaires gagnent aujourd'hui de vitesse les simples
odes d'autrefois. Quoique les idees sur l'epopee proprement dite et
reguliere aient fort muri dans ces derniers temps, et quoique le
resultat le plus net de tant de dissertations et d'etudes soit
apparemment qu'il n'en faut plus faire, on a fort a regretter que
Fontanes n'ait pas donne son dernier mot dans ce genre epique virgilien.
Les beautes males et chastes qui marquent son second chant sur Sparte
et Leonidas, les beautes mythologiques, mystiques et magnifiquement
religieuses du huitieme chant, sur l'initiation de Themistocle aux fetes
d'Eleusis, se seraient reproduites et variees en plus d'un endroit.
Mais, telle qu'elle est, cette epoque inachevee renouvelle le sort et
le naufrage de tant d'autres. Elle est allee rejoindre, dans les limbes
litteraires, les poemes persiques de Simonide de Ceos, de Choerilus de
Samos [143]. De longue main, Eschyle, dans ses Perses, y a pourvu: c'est
lui qui a fait la, une fois pour toutes, l'epopee de Salamine.

[Note 143: Ce Choerilus de Samos disait, au debut de son poeme sur les
guerres persiques, se plaignant des lors de venir trop tard:

O fortunatus quicumque erat illo tempore peritus caotare Musarum
famulus, cum intousum erat adhuc pratum!

Ce contemporain de la guerre du Peloponnese pensait deja comme La
Bruyere a la premiere ligne de ses Caracteres; il sentait tout le poids
d'un grand siecle, de plusieurs grands siecles, comme Fontanes. Il y a
longtemps que la roue tourne et que le cercle toujours recommence.]

Properce, s'adressant en son temps au poete Ponticus, qui faisait une
Thebaide et visait au laurier d'Homere, lui disait (liv. I, eleg. vii):

  Cum tibi Cadmeae dicuntur, Pontice, Thebae
  Armaque fraternae tristia militiae
  Atque, ita sim felix, primo contendis Homero,
  Sint modo fata tuis mollia carminibus....;

ce que je traduis ainsi: "O Ponticus! qui seras, j'en reponds, un autre
Homere, _pour peu que les destins te laissent achever tes grands vers!_"
Et Properce oppose, non sans malice, ses modestes elegies qui prennent
les devants pour plus de surete, et gagnent les coeurs.

Par bonheur, ici, Fontanes est a la fois le Properce et le Ponticus.
Bien qu'on n'ait pas retrouve les quatre livres d'odes dont il parlait
a un ami un an avant sa mort, il en a laisse une suffisante quantite de
belles, de severes, et surtout de charmantes. Il peut se consoler par
ses petits vers, comme Properce, de l'epopee qu'il n'a pas plus
achevee que Ponticus. Quatre ou cinq des sonnets de Petrarque me font
parfaitement oublier s'il a termine ou non son _Afrique_.

Un jour donc que, sur sa terrasse de Courbevoie, Fontanes avait tente
vainement de se remettre au grand poeme, il se rabat a la muse d'Horace;
et, comme il n'est pas plus heureux cette seconde fois que la premiere,
il se plaint doucement a un pecheur qu'il voit revenir de sa poche, les
mains vides aussi:

  Pecheur, qui des flots de la Seine
  Vers Neuilly remontes le cours,
  A ta poursuite toujours vaine
  Les poissons echappent toujours.

  Tu maudis l'espoir infidele
  Qui sur le fleuve t'a conduit,
  Et l'infatigable nacelle
  Qui t'y promene jour et nuit.

  Des deux pecheurs de Theocrite
  Ton sommeil t'offrit le tresor;
  Helas! desabuse trop vite,
  Tu vois s'enfuir le songe d'or.

  Ici, revant sur ma terrasse,
  Je n'ai pas un sort plus heureux:
  J'invoque la muse d'Horace,
  La muse est rebelle a mes voeux.

  Jouet de son humeur bizarre,
  Je dois compatir a tes maux;
  Tiens, que ce faible don repare
  Le prix qu'attendaient tes travaux.

  La nuit vient: vers le toit champetre
  D'un front gai reprends ton chemin,
  Dors content: tes filets peut-etre
  Sous leur poids flechiront demain.

  Demain peut-etre, en cet asile,
  Au chant de l'oiseau matinal,
  Mon vers coulera plus facile
  Que les flots purs de ce canal.

Ainsi, au moment ou il dit que la muse d'Horace le fuit, il la ressaisit
et la fixe dans l'ode la plus gracieuse. Il dit qu'il ne prend rien, et
la maniere dont il le dit devient a l'instant cette fine perle qu'il a
l'air de ne plus chercher. De meme, dans une autre petite ode exquise,
lorsqu'au lieu de se plaindre, cette fois, de son rien-faire, il s'en
console en le savourant:

  Au bout de mon humble domaine,
  Six tilleuls au front arrondi,
  Dominant le cours de la Seine,
  Balancent une ombre incertaine
  Qui me cache aux feux du midi.

  Sans affaire et sans esclavage,
  Souvent j'y goute un doux repos;
  Desoccupe comme un sauvage
  Qu'amuse aupres d'an beau rivage
  Le flot qui suit toujours les flots.

  Ici, la reveuse Paresse
  S'assied les yeux demi-fermes,
  Et, sous sa main qui me caresse,
  Une langueur enchanteresse
  Tient mes sens vaincus et charmes.

  Des feuillets d'Ovide et d'Horace
  Flottent epars sur ses genoux;
  Je lis, je dors, tout soin s'efface,
  Je ne fais rien, et le jour passe;
  Cet emploi du jour est si doux!

  Tandis que d'une paix profonde
  Je goute ainsi la volupte,
  Des rimeurs dont le siecle abonde
  La muse toujours plus feconde
  Insulte a ma sterilite.

  Je perds mon temps s'il faut les croire,
  Eux seuls du siecle sont l'honneur,
  J'y consens: qu'ils gardent leur gloire;
  Je perds bien peu pour ma memoire,
  Je gagne tout pour mon bonheur.

Mais ne peut-on pas lui dire comme a Titus: Il n'est pas perdu, o Poete,
le jour ou tu as dit si bien que tu le perdais!

Dans l'ode _au Pecheur_, un trait touchant et delicat sur lequel je
reviens, c'est le _faible don_ que le poete decu donne a son pauvre
semblable, plus decu que lui: cette obole doit leur porter bonheur a
tous deux. Cet accent du coeur denote dans le poete ce qui etait dans
tout l'homme chez Fontanes, une inepuisable humanite, une facilite
plutot extreme. Jamais il ne laissa une lettre de pauvre solliciteur
sans y repondre; et il n'y repondait pas seulement par un faible don,
comme on fait trop souvent en se croyant quitte: il y repondait de
sa main avec une delicatesse, un raffinement de bonte: _haud
ignara mali_.--On aime, dans un poete virgilien, a entremeler ces
considerations au talent, a les en croire voisines.

Les petites pieces delicieuses, a la facon d'Horace, nous semblent le
plus precieux, le plus sur de l'heritage poetique de Fontanes. Elles
sont la plupart datees de Courbevoie, son Tibur: moins en faveur (somme
toute et malgre le pardon de Fontainebleau) depuis 1809[144], plus libre
par consequent de ses heures, il y courait souvent et y faisait des
sejours de plus en plus goutes. Les Stances _a une jeune Anglaise_, qui
se rapportaient a un bien ancien souvenir, ne lui sont peut-etre venues
que la, dans cette veine heureuse. Purete, sentiment, discretion, tout
en fait un petit chef-d'oeuvre, a qui il ne manque que de nous etre
arrive par l'antiquite. C'est comme une figure grecque, a lignes
extremement simples, une virginale esquisse de la Venuste ou de la
Pudeur, a peine tracee dans l'agate par la main de Pyrgotele. IL en
faut dire autant de l'ode: _Ou vas-tu, jeune Beaute_? Tout y est d'un
Anacreon chaste, sobre et attendri. Fontanes aimait a la reciter aux
nouvelles mariees, lorsqu'elles se hasardaient a lui demander des vers:

[Note 144: La defaveur cessant, il resta un refroidissement au moins
politique, et ce lut un arret definitif de fortune.]

  Ou vas-tu, jeune Beaute?
  Bientot Vesper va descendre;
  Dans cet asile ecarte
  La nuit pourra te surprendre;
  Du haut d'un tertre lointain,
  J'ai vu ton pied clandestin
  Se glisser sous la bruyere:
  Souvent ton oeil incertain
  Se detournait en arriere.

  Mais ton pas s'est ralenti,
  Il s'arrete, et lu chancelles;
  Un bruit sourd a retenti.
  Tu sens des craintes nouvelles:
  Est-ce un faon qui te fait peur?
  Est-ce la voix de ta soeur
  Qui t'appelle a la veillee?
  Est-ce un Faune ravisseur
  Qui souleve la fouillee?

  Dieux! un jeune homme parait,
  Dans ces bois il suit la route,
  T'appelant d'un doigt discret
  Au plus epais de leur voute:
  Il s'approche, et tu souris;
  Diane sous ces abris
  Derobe son front modeste:
  Un doux baiser t'est surpris,
  Les bois m'ont cache le reste.

  Pan, et la Terre, et Sylvain,
  En ont pu voir davantage;
  Jamais ne s'egare en vain
  Une nymphe de ton age.
  Les Zephyrs ont murmure,
  Philomele a soupire
  Sa chanson melodieuse;
  Le ciel est plus azure,
  Venus est plus radieuse.

  Nymphe aimable, ah! ne crains pas
  Que mon indiscrete lyre
  Ose fletrir tes appas
  En publiant ton delire;
  J'aimai: j'excuse l'amour.
  Pars sans bruit: qu'a ton retour
  Nul echo ne te decele,
  Et que jusqu'au dernier jour
  Ton amant te soit fidele!

  Si, perfide a ses serments,
  Helas! il devient volage,
  Du coeur je sais les tourments,
  Et ma lyre les soulage;
  Je chanterai dans ces lieux:
  Des pleurs mouilleront tes yeux
  Au souvenir du parjure,
  Mais ces pleurs delicieux
  D'amour calment la blessure.

Dans cette adorable piece, comme le rhythme sert bien l'intention, et
tout a la fois exprime le malin, le tendre et le melancolique! Comme
cette strophe de neuf vers dejoue a temps et derobe vers la fin la
majeste de la strophe de dix, et la piquant, l'excitant d'une rime
redoublee, la tourne soudain et l'incline d'une chute aimable a
la grace! Fontanes sentait tout le prix du rhythme; il le variait
curieusement, il l'inventait. Dans la touchante piece intitulee _Mon
Anniversaire_[145], il fait une strophe expres conforme a la marche
attristee, resignee et finalement tombante de sa pensee. Il aimait a
employer ce rhythme de cinq vers de dix syllabes, depuis si cher a
Lamartine, et qui n'avait qu'a peine ete traite encore, soit au XVIIe
siecle[146], soit meme au XVIe. Sur les rimes, il a les idees les plus
justes; il en aime la richesse, mais sans recherche opiniatre: "Une
affectation continue de rimes trop fortes et trop marquees donnerait,
pense-t-il[147], une pesante uniformite a la chute de tous les vers."
On dirait qu'il entend de loin venir cette strophe magnifique et
formidable, trop pareille au guerrier du Moyen Age qui marche tout arme
et en qui tout sonne. En garde contre le relachement de Voltaire, il
est, lui, pour l'excellent gout de Racine et de Boileau, _qui font
naitre une harmonie variee d'un adroit melange de rimes, tantot riches
et tantot exactes_. Andre Chenier sur ce point ne pratique pas mieux.

[Note 145: L'idee en est prise d'une epigramme d'Archias de Mitylene,
mais combien embellie!]

[Note 146: Je trouve, au XVIIe siecle, une piece de vers dans ce
rhythme, par un abbe de Villiers, _Stances sur la Vieillesse_ (et tout a
fait seniles), qu'on lit au tome II de la _Continuation des Memoires de
Sallengre_.]

[Note 147: Notes de l'_Essai sur l'Homme_.]

A Courbevoie, dans un petit cabinet au fond du grand, il y avait le
boudoir du poete, le _lectulus_ des anciens: tout y etait simple et
brillant (_simplex munditiis_). Les murs se decoraient d'un lambris en
bois des iles, espece de luxe alors dans sa nouveaute. Une glace _sans
tain_ faisait porte au grand cabinet; la fenetre donnait sur les
jardins, et la vue libre allait a l'horizon saisir les fleches elancees
de l'abbaye de Saint-Denis. En face d'un canape, seul meuble du gracieux
reduit, se trouvait un buste de Venus: elle etait la, l'antique et jeune
deesse, pour sourire au nonchalant lecteur quand il posait son Horace au
_Donec gratus eram_, quand il reprenait son Platon entr'ouvert a quelque
page du _Banquet_. Or, une fois par semaine, le dimanche, M. de Fontanes
avait a diner l'Universite, recteurs, conseillers, professeurs, et il
faisait admirer sa vue, il ouvrait sans facon le pudique boudoir. Mais
le buste de Venus! et dans le cabinet d'un Grand-Maitre! Quelques-uns,
vieux ou jeunes, encore jansenistes ou deja doctrinaires, se
scandaliserent tout bas, et on le lui redit. De la sa petite ode
enchantee:

  Loin de nous, Censeur hypocrite
  Qui blames nos ris ingenus!
  En vain le scrupule s'irrite,
  Dans ma retraite favorite,
  J'ai mis le buste de Venus.

  Je sais trop bien que la volage
  M'a sans retour abandonne;
  Il ne sied d'aimer qu'au bel age;
  Au triste honneur de vivre en sage
  Mes cheveux blancs m'ont condamne.

  Je vieillis; mais est-on blamable
  D'egayer la fuite des ans?
  Venus, sans loi rien n'est aimable;
  Viens de ta grace inexprimable
  Embellir meme le bon sens.

  L'Illusion enchanteresse
  M'egare encor dans tes bosquets;
  Pourquoi rougir de mon ivresse?
  Jadis les Sages de la Grece
  T'ont fait asseoir a leurs banquets.

  Aux graves modes de ma lyre
  Mele des tons moins serieux;
  Phebus chante, et le Ciel admire;
  Mais, si tu daignes lui sourire,
  Il s'attendrit et chante mieux.

  Inspire-moi ces vers qu'on aime,
  Qui, tels que toi, plaisent toujours;
  Repands-y le charme supreme
  Et des plaisirs, et des maux meme,
  Que je t'ai dus dans mes beaux jours.

  Ainsi, quand d'une fleur nouvelle,
  Vers le soir, l'eclat s'est fletri,
  Les airs parfumes autour d'elle
  Indiquent la place fidele
  Ou le matin elle a fleuri.

Nous saisissons sur le fait la contradiction naive chez Fontanes: le
lendemain de cette ode toute grecque, il retrouvait les tons chretiens
les plus serieux, les mieux sentis, en deplorant avec M. de Bonald _la
Societe sans Religion_[148]. Je l'ai dit, l'epicurien dans le poete etait
tout a cote du chretien, et cela si naturellement, si bonnement! il y a
en lui du La Fontaine. Ce cabinet favori nous represente bien sa double
vue d'imagination: tout pres le buste de Venus, la-bas les clochers de
Saint-Denis!

[Note 148: Cette belle ode, dans l'intention du poete, devait etre, en
effet, dediee a l'illustre penseur.]

Ce parfum de simplicite grecque, cet extrait de grace, antique, qu'on
respire dans quelques petites odes de Fontanes, le rapproche-t-il
d'Andre Chenier? Ce dernier a, certes, plus de puissance et de hardiesse
que Fontanes, plus de nouveaute dans son retour vers l'antique; il sait
mieux la Grece, et il la pratique plus avant dans ses vallons retires
ou sur ses sauvages sommets. Mais Andre Chenier, en sa frequentation
meditee, et jusqu'en sa plus libre et sa plus charmante allure, a du
studieux a la fois et de l'etrange; il sait ce qu'il fait, et il
le veut; son effort d'artiste se marque meme dans son triomphe. Au
contraire, dans le petit nombre de pieces par lesquelles il rappelle
l'idee de la beaute grecque (les stances _a une jeune Anglaise_, l'ode
_a une jeune Beaute, au Buste de Venus, au Pecheur_), Fontanes n'a pas
trace d'effort ni de ressouvenir; il a, comme dans la Grece du meilleur
temps, l'extreme simplicite de la ligne, l'oubli du tour, quelque chose
d'exquis et en meme temps d'infiniment leger dans le parfum. Par ces
cinq ou six petites fleurs, il est attique comme sous Xenophon, et pas
du tout d'Alexandrie. Si, dans la comparaison avec Chenier a l'endroit
de la Grece, Fontanes n'a que cet avantage, on en remarquera du moins la
rare qualite. Il y a pourtant des endroits ou il s'essaye directement,
lui aussi, a l'imitation de la forme antique: il y reussit dans l'ode
_au jeune Patre_, et dans quelques autres. Mais les habitudes du style
poetique du XVIIIe et meme du XVIIe siecle, familieres a Fontanes, vont
mal avec cette tournure hardie, avec ce relief heureux et rajeunissant,
ici necessaire, qu'Andre Chenier possede si bien et qu'atteignit meme
Ronsard.

Malgre tout, je veux citer comme un bel echantillon du succes de
Fontanes dans cette inspiration directe et imprevue de l'antique a
travers le plein gout de XVIIIe siecle, la fin d'une ode _contre
l'Inconstance_, qu'une convenance rigoureuse a fait retrancher a sa
place dans la serie des oeuvres: Cette petite piece est de 89. Le
poete se suppose dans la situation de Jupiter, qui, apres maint volage
egarement, revient toujours a Junon. En citant, je me place donc avec
lui au pied de l'Ida, et le plus que je puis sous le nuage d'Homere:

  Que l'homme est faible et volage!
  Je promets d'etre constant,
  Et du noeud qui me rengage
  Je m'echappe au meme instant!

  Insense, rougis de honte!
  Quels faux plaisirs t'ont flatte!
  Les jeux impurs d'Amathonte
  Ne sont pas la Volupte.

  Cette Nymphe demi-nue
  En secret recut le jour
  De la Pudeur ingenue
  Qu'un soir atteignit l'Amour...

  Ce n'est point une Menade
  Qui va, l'oeil etincelant,
  Des Faunes en embuscade
  Braver l'essaim petulant.

  C'est la vierge aimable et pure
  Qui, loin du jour ennemi,
  Laisse echapper sa ceinture
  Et ne cede qu'a demi.

  Si quelquefois on l'offense,
  On la calme sans effort,
  Et sa facile indulgence
  Fait toujours grace au remord...

  Tu sais qu'un jour l'Immortelle
  Qu'Amour meme seconda
  Vers son epoux infidele
  Descendit au mont Ida.

  Jupiter la voit a peine,
  Que les desirs renaissants,
  Comme une flamme soudaine,
  Ont couru dans tous ses sens:

  "Non, dit-il, jamais Europe,
  Lo, Leda, Semele,
  Ceres, Latone, Antiope,
  D'un tel feu ne m'ont brule!

  "Viens..." Il se tait, elle hesite,
  Il la presse avec ardeur;
  Au Dieu qui la sollicite
  Elle oppose la pudeur.

  Un nuage l'environne
  Et la cache a tous les yeux:
  De fleurs l'Ida se couronne,
  Junon cede au Roi des Dieux!

  Leurs caresses s'entendirent,
  L'echo ne fut pas discret,
  Tous les antres les redirent
  Aux Nymphes de la foret.

  Soudain, pleurant leur outrage,
  Elles vont, d'un air confus,
  S'ensevelir sous l'ombrage
  De leurs bois les plus touffus.

La galanterie spirituelle et vive de Parny, et sa mythologie de Cythere,
n'avaient guere accoutume la muse legere du XVIIIe siecle a cette
plenitude de ton, a cette richesse d'accent. Au sein d'un Zephyr qui
semblait sortir d'une toile de Watteau, on sent tout d'un coup une
bouffee d'Homere:

  De fleurs l'Ida se couronne,
  Junon cede au Roi des Dieux!

Fontanes avait aussi ses retours d'Hesiode: il vient de peindre la
_Venus-Junon_; il n'a pas moins rendu, dans un sentiment bien richement
antique, la _Venus-Ceres_, si l'on peut ainsi la nommer; c'est au
huitieme chant de la _Grece sauvee_:

  Salut, Ceres, salut! tu nous donnas des lois;
  Nos arts sont tes bienfaits: ton celeste genie
  Arracha nos aieux au gland de Chaonie;
  Et la Religion, fille des immortels,
  Autour de ta charrue eleva ses autels.
  Par toi changea l'aspect de la nature entiere.
  On dit que Jasion, tout couvert de poussiere,

  Premier des laboureurs, avec loi fut heureux:
  La hauteur des epis vous deroba tous deux;
  Et Plutus, qui se plait dans les cites superbes,
  Naquit de vos amours sur un trone de gerbes.

Ce sont la de ces beautes primitives, abondantes, dignes d'Ascree,
comme Lucrece les retrouvait dans ses plus beaux vers: l'image demi-nue
conserve chastete et grandeur.

Vers 1812, Fontanes vieillissant, et enfin resigne a vieillir, eut dans
le talent un retour de seve verdissante et comme une seconde jeunesse:

  Ce vent qui sur nos ames passe
  Souffle a l'aurore, ou souffle tard.

Ces annees du declin de la vie lui furent des saisons de progres
poetique et de fertilite dans la production: signe certain d'une nature
qui est forte a sa maniere. Qu'on lise son ode sur _la Vieillesse_: il
y a exprime le sentiment d'une calme et fructueuse abondance dans une
strophe toute pleine et comme toute savoureuse de cette douce maturite:

  Le temps, mieux que la science,
  Nous instruit par ses lecons;
  Aux champs de l'experience
  J'ai fait de riches moissons;
  Comme une plante tardive,
  Le bonheur ne se cultive
  Qu'en la saison du bon sens:
  Et, sous une main discrete,
  Il croitra dans la retraite
  Que j'ornai pour mes vieux ans.

S'il n'a pas plus laisse, il en faut moins accuser sa facilite, au fond,
qui etait grande, que sa _main_ trop _discrete_ et sa vue des choses
volontiers decouragee. Ce qui met M. de Fontanes au-dessus et a part de
cette epoque litteraire de l'Empire, c'est moins la puissance que la
qualite de son talent, surtout la qualite de son gout, de son esprit;
et par la il etait plus aisement retenu, degoute, qu'excite. On le voit
exprimer en maint endroit le peu de cas qu'il faisait de la litterature
qui l'environnait. Sous Napoleon, il regrette qu'il n'y ait eu que des
Cherile comme sous Alexandre; sous les descendants de Henri IV, il
regrette qu'il n'y ait plus, de Malherbe: cette plainte lui echappe une
derniere fois dans sa derniere ode. Dans celle qu'il a expressement
lancee contre la litterature de 1812, il ne trouve rien de mieux pour
lui que d'etre un Silius, c'est-a-dire un adorateur respectueux, et a
distance, du culte virgilien et racinien qui se perd. Les soi-disant
classiques et vengeurs du grand Siecle le suffoquent; Geoffroy, dans ses
injures contre Voltaire et sa grossierete fonciere de cuistre, ne lui
parait, avec raison, qu'un violateur de plus. Cette idee de decadence,
si habituelle et si essentielle chez lui, honore plus son gout qu'elle
ne condamne sa sagacite; et si elle ne le rapproche pas precisement de
la litterature qui a suivi, elle le separe, avec distinction de celle
d'alors, dans laquelle il n'excepte hautement que le chantre de
Cymodocee.

Je ne puis m'empecher, en cherchant dans notre histoire litteraire
quelque role analogue au sien, de nommer d'abord le cardinal Du Perron.
En effet, Du Perron aussi, poete d'une ecole finissante (de celle de Des
Portes), eut le merite et la generosite d'apprecier le chef naissant
d'une ecole nouvelle, et, le premier, il introduisit Malherbe pres de
Henri IV. Bayle a appele Du Perron le procureur-general du Parnasse de
son temps, comme qui dirait aujourd'hui le maitre des ceremonies de
la litterature. Fontanes, dont on a dit quelque chose de pareil, lui
ressemblait par son vif amour pour ce qu'on appelait encore tes Lettres,
par sa bienveillance active qui le faisait promoteur des jeunes talents.
C'est ainsi qu'il distingua avec bonheur et produisit la precocite
brillante de M. Villemain. M. Guizot lui-meme, qui commencait gravement
a percer, lui dut sa premiere chaire [149]. Du Perron, comme Fontanes,
etait en son temps un oracle souvent cite, un poete rare et plus
regrette que lu; apres avoir brille par des essais trop epars, lui aussi
il parut a un certain moment quitter la poesie pour les hautes dignites
et la representation officielle du gout a la cour. Il est vrai que
Fontanes, Grand-Maitre, n'ecrivit pas de gros traites sur l'Eucharistie,
et qu'il lui manque, pour plus de rapport avec Du Perron, d'avoir ete
cardinal comme l'abbe Maury. Celui-ci meme semble s'etre veritablement
charge de certains contrastes beaucoup moins dignes de ressemblance.
Pourtant il y a cela encore entre l'hote de Bagnolet et celui de
Courbevoie, que la legerete profane et connue de quelques-uns de leurs
vers ne nuisit point a la chaleur de leurs manifestations chretiennes
et catholiques. Le cardinal Du Perron avait, dans sa jeunesse, ecrit de
tendres vers, tels que ceux-ci, a une infidele:

  M'appeler son triomphe et sa gloire mortelle,
  Et tant d'autres doux noms choisis pour m'obliger,
  Indignes de sortir d'un courage [150] fidele,
  Ou, si soudain apres, l'oubli s'est vu loger!

  Tu ne me verras plus baigner mon oeil de larmes
  Pour avoir eprouve le feu de tes regards;
  Le temps contre tes traits me donnera des armes,
  Et l'absence et l'oubli reboucheront les dards.

  Adieu, fertile esprit, source de mes complaintes,
  Adieu, charmes coulants dont j'etois enchante:
  Contre le doux venin de ces caresses feintes
  Le souverain remede est l'incredulite.

[Note 149: C'est ainsi encore qu'il poussa tres-vivement, par un
article au Journal de l'Empire (8 janvier 1806), et par ses eloges en
tout lieu, au succes du debut tout a fait distingue de M. Mole.]

[Note 150: Courage, coeur.]

Et le theologien vieilli, en les relisant avec pleurs, regrettait aussi,
je le crains, la Deesse aux douces amertumes:

  . . . . . Non est Dea nescia nostri
  Quae dulcem curis miscet amaritiem;

ce qui revient a l'ode de Fontanes:

  Repands-y le charme supreme
  Et des plaisirs, et des maux meme,
  Que je t'ai dus dans mes beaux jours.

Mais c'est bien assez pousser ce parallele pour ceux qui ont un peu
oublie Du Perron. Pour ceux qui s'en souviendraient trop, ne fermons
pas sans rompre. Le Courbevoie de Fontanes se decorait de decence,
s'ennoblissait par un certain air de voisinage avec le sejour de Rollin,
par un certain culte purifiant des hotes de Baville, de Vignai et de
Fresne.

Plus loin encore que Du Perron, et a l'extremite de notre horizon
litteraire, je ne fais qu'indiquer comme analogue de Fontanes pour cette
maniere de role intermediaire, Mellin de Saint-Gelais, elegant et sobre
poete, arme de gout, qui, le dernier de l'ecole de Marot, sut se faire
respecter de celle de Ronsard, et se maintint dans un fort grand etat de
consideration a la cour de Henri II.

M. Villemain, d'abord disciple de M. de Fontanes dans la critique qu'il
devait bientot rajeunir et renouveler, l'allait visiter quelquefois dans
ces annees 1812 et 1813. La chute desormais trop evidente de l'Empire,
l'incertitude de ce qui suivrait, redoublaient dans l'ame de M. de
Fontanes les tristesses et les reveries du declin:

  Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.

Sous le lent nuage sombre, l'entretien delicat et vif n'etait que plus
doux. M. de Fontanes avait souvent passe sa journee a relire quelque
beau passage de Lucrece et de Virgile; a noter sur les pages blanches
intercalees dans chacun de ses volumes favoris quelques reflexions
plutot morales que philologiques, quelques essais de traduction fidele:
"J'ai travaille ce matin, disait-il; ces vers de Virgile, vous savez:

Et varios ponit foetus autumnus, et alte Milis in apricis coquitur
vindemia saxis;

"ces vers-la ne me plaisent pas dans Delille: _les cotes vineuses, les
grappes paresseuses_; voici qui est mieux, je crois:

Et des derniers soleils la chaleur affaiblie Sur les coteaux voisins
cuit la grappe amollie."

Il cherchait par ces sons en i (cuit la grappe amollie) a rendre l'effet
murissant des desinences en is du latin. Sa matinee s'etait passee de la
sorte sur cette douce note virgilienne, dans cet epicureisme du gout. Ou
bien, la serpe en main, soignant ses arbustes et ses fleurs, il avait
peut-etre redit, refait en vingt facons ces deux vers de sa _Maison
rustique_:

  L'enclos ou la serpette arrondit le pommier,
  Ou la treille en grimpant rit aux yeux du fermier;

et ce dernier vers enfin, avec ses r si bien redoubles et rapproches,
lui avait, a son gre, paru sourire.

Ou encore, dans ce verger baigne de la Seine, au bruit de la vague
expirante, il avait exprime amoureusement, comme d'un seul soupir, la
muse de l'antique idylle, Enflant pres de l'Alphee une flute docile; et
ce doux souffle divinement trouve lui avait empli l'ame et l'oreille
presque tout un jour, comme tel vers du Lutrin a Boileau [151].

[Note 151: On peut dire de ces vers, comme de tant de vers bien
frappes de Boileau, ce que Fontanes a dit lui-meme quelque part dans son
_Commentaire_ (imprime) sur J.-B. Rousseau: "Il n'y a pas la ce qu'on
"appelle proprement _harmonie imitative_; mais il existe un rapport
tres-sensible entre le choix des expressions et le caractere de
l'image." On confond un peu tout cela maintenant.]

Insensiblement on parlait des choses publiques. M. Villemain avait ete
charge d'un Eloge de Duroc qui devait le produire pres de l'Empereur. Il
s'y trouvait un portrait de l'aide de camp, piquant, rapide, brillamment
enleve; l'autre jour le delicieux causeur, avec une pointe de raillerie,
nous le recitait encore; rien que ce portrait-la portait avec lui toute
une fortune sous l'Empire; mais y avait-il encore un Empire? Et si M.
Villemain, qui deja, dans sa curiosite eveillee, lisait Pitt, Fox,
venait a en parler, et se rejetait a l'espoir d'un gouvernement libre
et debattu, comme en Angleterre: "Allons, allons, lui disait M. de
Fontanes, vous vous gaterez le gout avec toutes ces lectures. Que
feriez-vous sous un gouvernement representatif? Bedoch vous passerait!"
Mot charmant, dont une moitie au moins reste plus vraie qu'on n'ose
le dire! N'est-ce pas surtout dans les gouvernements de majorite, si
excellents a la longue pour les garanties et les interets, que le gout
souffre et que _les delicats sont malheureux_?

La parole vive, spirituelle, brillante, y a son jeu, son succes, je le
sais bien; mais, tout a cote, la parole pesante y a son poids. Qu'y
faire? On ne peut tout unir. On avance beaucoup sur plusieurs points,
on perd sur un autre; l'utile dominant se passe aisement du fin, et le
Bedoch (puisque Bedoch il y a) ne se marie que de loin avec le Louis
XIV.

Nous en conviendrons d'ailleurs, M. de Fontanes n'aimait point assez
sans doute les difficultes des choses; il n'en avait pas la patience: et
l'on doit regretter pour son beau talent de prose qu'il ne l'ait jamais
applique a quelque grand sujet approfondi. L'_Histoire de Louis XI_
qu'il avait commencee est restee imparfaite; une _Histoire de France_,
dont il parlait beaucoup, n'a guere ete qu'un projet. Lui-meme cite
quelque part Montesquieu, lequel, a propos des lois ripuaires,
visigothes et bourguignonnes, dont il debrouille le chaos, se compare
a Saturne, _qui devore des pierres_. L'estomac de son esprit, a lui,
n'etait pas de cette force-la. Son ami Joubert, en le conviant un peu
naivement a la lecture de Marculphe, avait soin toutefois de ne lui
conseiller que la preface. Son imagination l'avait fait, avant tout,
poete, c'est-a-dire volage.

On est curieux de savoir, dans ce role important et prolonge de Fontanes
au sein de la litterature, soit avant 89, soit depuis 1800, quelle
etait sa relation precise avec Delille. Etait-il disciple, etait-il
rival?--Ayant debute en 1780, c'est-a-dire dix ans apres le traducteur
des Georgiques, Fontanes le considerait comme maitre, et en toute
occasion il lui marqua une respectueuse deference. Mais il est aise
de sentir qu'il le loue plus qu'il ne l'adopte, et que, depuis
la traduction des Georgiques, il le juge en relachement de gout.
D'ailleurs, il appuya l'Homme des Champs dans le Mercure [152]; lorsqu'il
s'agit de retablir l'absent boudeur sur la liste de l'Institut, il prit
sur lui de faire la demarche, et, sans avoir consulte Delille, il se
porta garant de son acceptation. Les choses entre eux en resterent la,
dans une mesure parfaitement decente, plus froide pourtant que ces
temoignages ne donneraient a penser. Delille n'avait qu'un mediocre
empressement vers Fontanes. En poesie et en art, on est dispense d'aimer
ses heritiers presomptifs, et Fontanes a pu parfois sembler a Delille
un heritier collateral, qui aurait ete quelque peu un assassin, si
l'indolent avait voulu. Mais sa poesie craignait le public et la vitre
des libraires plus encore que celle du brillant descriptif ne les
cherchait.

[Note 152: Fructidor an VIII. On y trouve encore un article de lui sur
la nouvelle edition des Jardins, fructidor an IX.]

On peut se faire aujourd'hui une autre question dont nul ne s'avisait
dans le temps: Quelle fut la relation de Fontanes a Millevoye?--Fontanes
est un maitre, Millevoye n'est qu'un eleve. Venu aux Ecoles centrales
peu apres que la proscription de Fructidor en eut eloigne Fontanes,
Millevoye ne put avoir avec lui que des rapports tout a fait rares et
inegaux. Mais la consideration, qui est tant pour les contemporains,
compte bien peu pour la posterite; celle-ci ne voit que les restes du
talent; en recitant _la Chute des Feuilles_, elle songe au _Jour des
Morts_, et elle marie les noms.

Millevoye n'eut jamais ete pour personne un heritier presomptif bien
vivace et bien dangereux: mais Lamartine naissant!... qu'en pensa
Fontanes? Il eut le temps, avant de mourir, de lire les premieres
_Meditations_: je doute qu'il se soit donne celui de les apprecier.
Denue de tout sentiment jaloux, il avait ses idees tres-arretees en
poesie francaise et tres-negatives sur l'avenir. Il admettait la
regeneration par la prose de Chateaubriand, point par les vers: "_Tous
les vers sont faits_, repetait-il souvent avec une sorte de depit
involontaire, _tous les vers sont faits!_" c'est-a-dire il n'y a plus
a en faire apres Racine. Il s'etait trop redit cela de bonne heure a
lui-meme dans sa modestie pour ne pas avoir quelque droit, en finissant,
de le redire sur d'autres dans son impatience.

Mais nous avons anticipe. Les evenements de 1813 remirent politiquement
en evidence M. de Fontanes. Au Senat ou il siegeait depuis sa sortie du
Corps legislatif, il fut charge, d'apres le desir connu de l'Empereur,
du rapport sur l'etat des negociations entamees avec les puissances
coalisees, et sur la rupture de ce qu'on appelle les Conferences de
Chatillon. C'etait la premiere fois que Napoleon consultait ou faisait
semblant. Le rapport concluait, apres examen des pieces, en invoquant
la paix, en la declarant possible et dans les intentions de l'Empereur,
mais a la fois en faisant appel a un dernier elan militaire pour
l'accelerer. Ceux qui avaient toujours present le discours de 1808 au
Corps legislatif, ceux qui, en dernier lieu, partageaient les sentiments
de resistance exprimes concurremment par M. Laine, purent trouver ce
langage faible: Bonaparte dut le trouver un peu froid et bien mele
d'invocations a la paix: dans le temps, en general, il parut digne[153].
1814 arriva avec ses desastres. M. de Fontanes souffrait beaucoup de
cet abaissement de nos armes; il n'aimait guere plus voir en France les
cocardes que la litterature d'outre-Rhin[154]. Sa conduite dans tout ce
qui va suivre fut celle d'un homme honnete, modere, qui cede, mais qui
cede au sentiment, jamais au calcul.

[Note 153: On a, au reste, sur les circonstances de ce rapport, plus
que des conjectures. La _Revue Retrospective_ du 31 octobre 1835 a
publie la _dictee_ de Napoleon par laquelle il tracait a la commission
du Senat et au rapporteur le sens de leur examen et presque les termes
memes du rapport. Les derniers mots de l'indication imperieuse sont:
"Bien devoiler la perfidie anglaise avant de faire un appel au
peuple.--Cette fin doit etre une _philippique_." Malgre l'ordre precis,
la _philippique_ manque dans le rapport de M. de Fontanes, et la
conclusion prend une toute autre couleur, plutot pacifique: l'Empereur
ne put donc etre content. La _Revue Retrospective_, qui fait elle-meme
cette remarque, n'en tient pas assez compte. Apres tout, le rapporteur,
dans le cas present, ne _manoeuvra_ pas tout a fait comme le maitre le
voulait; en obeissant, il eluda.]

[Note 154: Le trait est essentiel chez Fontanes: au temps meme ou
il attaquait le plus vivement le Directoire dans le _Memorial_, il a
exprime en toute occasion son peu de gout pour les armes des etrangers
et pour leur politique: on pourrait citer particulierement un article du
19 aout 1797, intitule: _Quelques verites au Directoire, a l'Empereur et
aux Venitiens_. Par cette maniere d'etre Francais en tout, il restait
encore fidele au Louis XIV.]

Il avait, je l'ai dit, un grand fonds d'idees monarchiques, une horreur
invincible de l'anarchie, un amour de l'ordre, de la stabilite presque
a tout prix, et de quelque part qu'elle vint. Le premier article de sa
charte etait dans Homere:

  .  .  .  .  [Greek: eis choiranos esto,]
  [Greek: eis basileus.]  .  .  .  .  .  .
  Le pire des Etats, c'est l'Etat populaire.

Il disait volontiers comme ce sage satrape dans Herodote: _Puissent les
ennemis des Perses user de la democratie!_ Il croyait cela vrai des
grands Etats modernes, meme des Etats anciens et de ces republiques
grecques qui n'avaient acquis, selon lui, une grande gloire que dans les
moments ou elles avaient ete gouvernees comme monarchiquement sous
un seul chef, Miltiade, Cimon, Themistocle, Pericles. Mais, ce point
essentiel pose, le reste avait moins de suite chez lui et variait au
gre d'une imagination aisement enthousiaste ou effarouchee, que, par
bonheur, fixait en definitive l'influence de la famille. La reputation
officielle ment souvent; il l'a remarque lui-meme, et cela peut surtout
s'appliquer a lui. Ce serait une illusion de perspective que de faire de
M. de Fontanes un politique: encore un coup, c'etait un poete au fond.
Son _dessous de cartes_, le voulez-vous savoir? comme disait M. de
Pomponne de l'amour de madame de Sevigne pour sa fille. En 1805,
president du Corps legislatif, il ne s'occupe en voyage que du poeme
des _Pyrenees_ et des Stances a l'ancien manoir de ses peres. En 1815,
president du College electoral a Niort, il fait les Stances a la
fontaine Du Vivier et aux manes de son frere. Voila le _dessous de
cartes_ decouvert: peu de politiques en pourraient laisser voir autant.

En 1814, au Senat, il signa la decheance, mais ce ne fut qu'avec une
vive emotion, et en prenant beaucoup sur lui; il fallut que M. de
Talleyrand le tint quelque temps a part, et, par les raisons de salut
public, le decidat. On l'a accuse, je ne sais sur quel fondement,
d'avoir redige l'acte meme de decheance, et je n'en crois rien[155]. Mais
il n'en est peut-etre pas ainsi d'autres actes importants et memorables
d'alors, sous lesquels il y aurait lieu a meilleur droit, et sans avoir
besoin d'apologie, d'entrevoir la plume de M. de Fontanes. Cela se
concoit: il etait connu par sa propriete de plume et sa mesure; on
s'adressait a lui presque necessairement, et il rendait a la politique,
dans cette crise, des services de litterateur, services anonymes,
inoffensifs, desinteresses, et auxquels il n'attachait lui-meme aucune
importance. Mais voici a ce propos une vieille histoire.

[Note 155: On croit savoir, au contraire, que la redaction de cet acte
est de Lambrechts.]

On etait en 1778; deux beaux-esprits qui voulaient percer, M. d'Oigny
et M. de Murville, concouraient pour le prix de vers a l'Academie
francaise. Quelques jours avant le terme de cloture fixe pour la
reception des pieces, M. d'Oigny va trouver M. de Fontanes et lui dit:
"Je concours pour le prix, mais ma piece n'est pas encore faite, il y
manque une soixantaine de vers; je n'ai pas le temps, faites-les-moi."
Et M. de Fontanes les lui fit. M. de Murville, sachant cela, accourt a
son tour vers M. de Fontanes: "Ne me refusez pas, je vous en prie,
le meme service." Et le service ne fut pas refuse. On ajoute que les
passages des deux pieces, que cita avec eloge l'Academie, tomberent
juste aux vers de Fontanes.

Ce que M. de Fontanes, poete, etait en 1778, il l'etait encore en 1814
et 1815; l'anecdote, au besoin, peut servir de clef[156].--Les sentiments,
en tout temps publies ou consignes dans ses vers, font foi de la
sincerite avec laquelle, au milieu de ses regrets, il dut accueillir
le retour de la race de Henri IV. Encore Grand-Maitre lors de la
distribution des prix de 1814, il put, dans son discours, avec un cote
de verite qui devenait la plus habile transition, expliquer ainsi
l'esprit de l'Universite sous l'Empire: "Resserree dans ses fonctions
modestes, elle n'avait point le droit de juger les actes politiques;
mais les vraies notions du juste et de l'injuste etaient deposees dans
ces ouvrages immortels dont elle interpretait les maximes. Quand le
caractere et les sentiments francais pouvaient s'alterer de plus en
plus par un melange etranger, elle faisait lire les auteurs qui les
rappellent avec le plus de grace et d'energie. L'auteur du _Telemaque_
et Massillon prechaient eloquemment ce qu'elle etait obligee de taire
devant le Genie des conquetes, impatient de tout perdre et de se perdre
lui-meme dans l'exces de sa propre ambition. En retablissant ainsi
l'antiquite des doctrines litteraires, elle a fait assez voir, non sans
quelque peril pour elle-meme, sa predilection pour l'antiquite des
doctrines politiques.

[Note 156: Fontanes, litterateur, aimait l'anonyme ou meme, le
pseudonyme. Il publia la premiere fois sa traduction en vers du passage
de Juvenal sur Messaline sous le nom de Thomas, et, pour soutenir le
jeu, il commenta le morceau avec une part d'eloges. Il essaya d'abord
ses vers sur _la Bible_ en les attribuant a Le Franc de Pompignan.
Je trouve (dans le catalogue imprime de la bibliotheque de M. de
Chateaugiron) une brochure intitulee _Des Assassinats et des Vols
politiques, ou des Proscriptions et des Confiscations_, par Th. Raynal
(1795), avec l'indication de _Fontanes_, comme en etant l'auteur sous le
nom de Raynal; mais ici il y a erreur: l'ouvrage est de Servan. Dans les
_Petites Affiches_ ou feuilles d'annonces du 1er thermidor an VI, se
trouvent des vers sur une violette donnee dans un bal:

  Adieu, Violette cherie,
  Allez preparer mon bonheur....

La piece est signee _Senatnof_, anagramme de Fontanes. Dans le _Journal
litteraire_, ou il fut collaborateur de Clement, il signait L, initiale
de Louis. Il deviendrait presque piquant de donner le catalogue des
journaux de toutes sortes auxquels il a participe, tantot avec Dorat
(_Journal des Dames_), tantot avec Linguet ou ses successeurs (_Journal
de Politique et de Litterature_), tantot, et je l'ai dit, avec Clement.
Avant d'etre au _Memorial_ avec La Harpe et Vauxcelles, il fut un moment
a la _Clef du Cabinet_ avec Garat. On n'en finirait pas, si l'on voulait
tout rechercher: il serait presque aussi aise de savoir le compte
des journaux ou Charles Nodier a mis des articles, et il y faudrait
l'investigation bibliographique d'un Beuchot. On comprend maintenant ce
que veut dire cette paresse de Fontanes, laquelle n'etait souvent qu'un
pret facile et une dispersion active. Rien d'etonnant, quand il eut
cesse d'ecrire aux journaux, que son habitude de plume le fasse
soupconner derriere plus d'un acte public, dans un temps ou M. de
Talleyrand, avec tout son esprit, ne sut jamais rediger lui-meme deux
lignes courantes.]

Elle s'honore meme des menagements necessaires qu'elle a du garder pour
l'interet de la generation naissante; et, sans insulter ce qui vient de
disparaitre, elle accueille avec enthousiasme ce qui nous est rendu."

Mais, en parlant ainsi, le Grand-Maitre etait deja dans l'apologie et
sur la defensive; les attaques, en effet, pleuvaient de tous cotes. Nous
avons sous les yeux des brochures ultra-royalistes publiees a cette
date, et dans lesquelles il n'est tenu aucun compte a M. de Fontanes
de ses efforts constamment religieux et meme monarchiques au sein de
l'Universite. Enfin, le 17 fevrier 1815, une ordonnance emanee du
ministere Montesquieu detruisit l'Universite imperiale, et, dans la
reorganisation qu'on y substituait, M. de Fontanes etait evince. Il
l'etait toutefois avec egard et dedommagement; on y rendait hommage,
dans le preambule, aux hommes qui avaient sauve les bonnes doctrines au
sein de l'enseignement imperial, et qui avaient su le diriger souvent
contre le but meme de son institution.

L'ordonnance fut promulguee le 21 fevrier, et Napoleon debarquait le 5
mars. Il s'occupait de tout a l'ile d'Elbe, et n'avait pas perdu de vue
M. de Fontanes. En passant a Grenoble, il y recut les autorites, et le
Corps academique qui en faisait partie; il dit a chacun son mot, et
au recteur il parla de l'Universite et du Grand-Maitre:--"Mais, Sire,
repondit le recteur, on a detruit votre ouvrage, on nous a enleve M. de
Fontanes;" et il raconta l'ordonnance recente.--"Eh bien! dit Napoleon
pour le faire parler, et peut-etre aussi n'ayant pas une tres-haute idee
de son Grand-Maitre comme administrateur, vous ne devez pas le regretter
beaucoup, M. de Fontanes: un poete, a la tete de l'Universite!" Mais le
recteur se repandit en eloges[157]. Napoleon crut volontiers que M. de
Fontanes, frappe d'hier et mecontent, viendrait a lui.

[Note 157: Bien que M. de Fontanes ne fut pas precisement un
administrateur, l'Universite, sous sa direction, ne prospera pas moins,
grace a l'esprit conciliant, paternel et veritablement ami des lettres,
qu'il y inspirait. En face de l'Empereur, et particulierement dans
les Conseils d'Universite que celui-ci presida en 1811, et auxquels
assistait concurremment le ministre de l'interieur, M. de Fontanes
arrivant a la lutte bien prepare, tout plein des tableaux administratifs
qu'on lui avait dresses expres et representes le matin meme, etonna
souvent le brusque interrogateur par le positif de ses reponses et par
l'aisance avec laquelle il paraissait posseder son affaire. Son esprit
facile et brillant, peu propre au detail de l'administration, saisissait
tres-vite les masses, les resultats; et c'etait justement, dans la
discussion, ce qui allait a l'Empereur.]

Installe aux Tuileries, il songea a son absence; il en parla. Une
personne intimement liee avec M. de Fontanes fut autorisee a l'aller
trouver et a lui dire: "Faites une visite aux Tuileries, vous y serez
bien recu, et le lendemain vous verrez votre reintegration dans le
_Moniteur_."--"Non, repondit-il en se promenant avec agitation: non,
je n'irai pas. On m'a dit courtisan, je ne le suis pas. A mon age,...
toujours aller de Cesar a Pompee, et de Pompee a Cesar, c'est
impossible!"--Et, des qu'il le put, il partit en poste pour echapper
plus surement au danger du voisinage. Il n'alla pas a Gand, c'eut ete un
parti trop violent, et qu'il n'avait pas pris d'abord: mais il voyagea
en Normandie, revit les Andelys, la foret de Navarre, regretta sa
jeunesse, et ne revint que lorsque les Cent-Jours etaient trop avances
pour qu'on fit attention a lui. Toute cette conduite doit sembler
d'autant plus delicate, d'autant plus naturellement noble, que, sans
compter son grief recent contre le Gouvernement dechu, son imagination
avait ete de nouveau seduite par le miracle du retour; et comme
quelqu'un devant lui s'ecriait, en apprenant l'entree a Grenoble ou a
Lyon: "Mais c'est effroyable! c'est abominable!"--"Eh! oui, avait-il
riposte, et ce qu'il y a de pis, c'est que c'est admirable!"

Nous avons franchi les endroits les plus difficiles de la vie politique
de M. de Fontanes, et nous avons cherche surtout a expliquer l'homme, a
retrouver le poete dans le personnage, sans alterer ni flatter. La pente
qui nous reste n'est plus qu'a descendre. Il alla voir a Saint-Denis
Louis XVIII revenant, qui l'accueillit bien, comme on le peut croire.
Diverses sortes d'egards et de hauts temoignages, le titre de ministre
d'Etat et d'autres ne lui manquerent pas. Il ne fit rien d'ailleurs pour
reconquerir la situation considerable qu'il avait perdue. Il fut, a la
Chambre des pairs, de la minorite indulgente dans le proces du marechal
Ney. Les ferveurs de la Chambre de 1815 ne le trouverent que froid:
monarchien decide en principe, mais modere en application, il inclina
assez vers M. Decazes, tant que M. Decazes ne s'avanca pas trop. Quand
il vit le liberalisme naitre, s'organiser, M. de La Fayette nomme a la
Chambre elective, il s'effraya du mouvement nouveau qu'il imputait a la
faiblesse du systeme, et revira legerement. On le vit, a la Chambre des
pairs, parler, dans la motion Barthelemy, pour la modification de la loi
des elections qu'il avait votee en fevrier 1817, et bientot soutenir,
comme rapporteur, la nouvelle loi en juin 1820. Tout cela lui fait une
ligne politique intermediaire, qu'on peut se figurer, en laissant a
gauche le semi-liberalisme de M. Decazes, et sans aller a droite jusqu'a
la couleur pure du pavillon Marsan.

Non pas toutefois qu'il fut sans rapports directs avec le pavillon
Marsan meme, et sans affection particuliere pour les personnes; mais il
n'eut contribue qu'a moderer.

En 1819, une grande douleur le frappa. M. de Saint-Marcellin, jeune
officier, plein de qualites aimables et brillantes, mais qui ne portait
pas dans ses opinions politiques cette moderation de M. de Fontanes, et
de qui M. de Chateaubriand a dit que son indignation avait l'eclat de
son courage, fut tue dans un duel, a peine age de vingt-huit ans. La
tendresse de M. de Fontanes en recut un coup d'autant plus sensible
qu'il dut etre plus renferme.

M. de Chateaubriand, a l'epoque ou il forma, avec le duc de Richelieu,
le premier ministere Villele, avait voulu retablir la Grande-Maitrise de
l'Universite en faveur de M. de Fontanes. Au moment ou il partait pour
son ambassade de Berlin, il recut ce billet, le dernier que lui ait
ecrit son ami:

"Je vous le repete: je n'ai rien espere ni rien desire, ainsi je
n'eprouve aucun desappointement.

Mais je n'en suis pas moins sensible aux temoignages de votre amitie:
ils me rendent plus heureux que toutes les places du monde."

Les deux amis s'embrasserent une derniere fois, et ne se revirent, plus.
M. de Fontanes fut atteint, le 10 mars 1821, dans la nuit du samedi au
dimanche, d'une attaque de goutte a l'estomac, qu'il jugea aussitot
serieuse. Il appela son medecin, et fit demander un pretre. Le
lendemain, il semblait mieux; apres quelques courtes alternatives,
dans l'intervalle desquelles on le retrouva plus vivant d'esprit et de
conversation que jamais, l'apoplexie le frappa le mercredi soir. Le
pretre vint dans la nuit: le malade, en l'entendant, se reveilla de son
assoupissement, et, en reponse aux questions, s'ecria avec ferveur: _"O
mon Jesus! mon Jesus!"_ Poete du _Jour des Morts_ et de _la Chartreuse_,
tout son coeur revenait dans ce cri supreme. Il expira le samedi 17
mars, a sept heures sonnantes du matin.

A deux reprises, dans la premiere nuit du samedi au dimanche, et dans
celle du mardi au mercredi, il avait brule, etant seul, des milliers
de papiers. Peut-etre des vers, des chants inacheves de son poeme, s'y
trouverent-ils compris. Il etait bien disciple de celui qui vouait au
feu _l'Eneide_.

On doit regretter que les oeuvres de M. de Fontanes n'aient point pu se
recueillir et paraitre le lendemain de sa mort: il semble que c'eut
ete un moment opportun. Ce qu'on a depuis appele le combat romantique
n'etait qu'a peine engage, et sans la pointe de critique qui a suivi.
Dans la clarte vive, mais pure, des premieres _Meditations_, se serait
doucement detachee et fondue a demi cette teinte poetique particuliere
qui distingue le talent de M. de Fontanes, et qui en fait quelque chose
de nouveau par le sentiment en meme temps que d'ancien par le ton. Sa
strophe, accommodee a Rollin, aurait deplore tout haut la ruine du
_Chateau de Colombe_, et note a sa maniere _la Bande noire_, contre
laquelle allait tonner Victor Hugo. Les chants de _la Grece sauvee_
auraient pris soudainement un interet de circonstance, et trouve dans le
sentiment public eveille un echo inattendu.

Aujourd'hui, au contraire, il est tard; plusieurs de ces poesies, qui
n'ont jamais paru, ont eu le temps de fleurir et de defleurir dans
l'ombre: elles arrivent au jour pour la premiere fois dans une forme
deja passee; elles ont manque leur heure. Mais, du moins, il en est
quelques-unes pour qui l'heure ne compte pas, simples graces que
l'haleine divine a touchees en naissant, et qui ont la jeunesse
immortelle. Celles-ci viennent toujours a temps, et d'autant mieux
aujourd'hui que l'ardeur de la querelle litteraire a cesse, et qu'on
semble dispose par fatigue a quelque retour. Quoi qu'il en soit, ce
recueil s'adresse et se confie particulierement a ceux qui ont encore de
la piete litteraire.

C'est une urne sur un tombeau: qu'y a-t-il d'etonnant que quelques-unes
des couronnes de l'autre hier y soient deja fanees? J'y vois une
harmonie de plus, un avertissement aux jeunes orgueils de ce qu'il y a
de sitot perissable dans chaque gloire.

M. de Fontanes represente exactement le type du gout et du talent
poetique francais dans leur purete et leur atticisme, sans melange de
rien d'etranger, gout racinien, fenelonien, grec par instants, toutefois
bien plus latin que grec d'habitude, grec par Horace, latin du temps
d'Auguste, voltairien du siecle de Louis XIV. Je crois pouvoir le dire:
celui qui n'aurait pas en lui de quoi sentir ce qu'il y a de delicat,
d'exquis et d'a peine marque dans les meilleurs morceaux de Fontanes,
le petit parfum qui en sort, pourrait avoir mille qualites fortes et
brillantes, mais il n'aurait pas une certaine finesse legere, laquelle
jusqu'ici n'a manque pourtant a aucun de ceux qui ont excelle a leur
tour dans la litterature francaise. Le temps peut-etre est venu ou
de telles distinctions doivent cesser, et nous marchons (des voix
eloquentes nous l'assurent) a la grande unite, sinon a la confusion, des
divers gouts nationaux, a l'alliance, je le veux croire, de tous les
atticismes. En attendant, M. de Fontanes nous a semble interessant a
regarder de tres-pres. Il etait a maintenir dans la serie litteraire
francaise comme la derniere des figures pures, calmes et sans un
trait d'alteration, a la veille de ces invasions redoublees et de ce
renouvellement par les conquetes. Qu'il vive donc a son rang desormais,
paisible dans ce demi-jour de l'histoire litteraire qui n'est pas tout
a fait un tombeau! Qu'un reflet prolonge du XVIIe siecle, un de ces
reflets qu'on aime, au commencement du XVIIIe, a retrouver au front de
Daguesseau, de Rollin, de Racine fils et de l'abbe Prevost, se ranime en
tombant sur lui, poete, et le decore d'une douce blancheur!

Decembre 1838.

J'ai reparle de Fontanes en mainte page de l'ouvrage intitule:
_Chateaubriand et son Groupe litteraire..._; il est une partie
considerable du sujet.



M. JOUBERT[158]

[Note 158: _Recueil des Pensees_ de M. Joubert, 1 vol. in-8, Paris,
1838. Imprimerie de Le Normant, rue de Seine, 8.--M. Paul Raynal, neveu
de M. Joubert, a depuis publie (1842), en deux volumes et avec un soin
tout a fait pieux, les _Pensees_ plus completes, plus correctes, et un
choix de lettres de son oncle. Je laisse subsister mon premier jugement,
que chacun desormais peut achever et controler.]

Bien que les _Pensees_ de l'homme remarquable, dont le nom apparait dans
la critique pour la premiere fois, ne soient imprimees que pour l'oeil
de l'amitie, et non publiees ni mises en vente, elles sont destinees, ce
me semble, a voir tellement s'elargir le cercle des amis, que le public
finira par y entrer. Parlons donc de ce volume que solennise d'abord au
frontispice le nom de M. de Chateaubriand _editeur_, parlons-en comme
s'il etait deja public: trop heureux si nous hations ce moment et si
nous provoquions une seconde edition accessible a la juste curiosite de
tous lecteurs!

Et qu'est-ce donc que M. Joubert? Quel est cet inconnu tout d'un
coup ressuscite et devoile par l'amitie, quatorze ans apres sa mort?
Qu'a-t-il fait? Quel a ete son role? A-t-il eu un role?--La reponse a
ces diverses questions tient peut-etre a des considerations litteraires
plus generales qu'on ne croit.

M. Joubert a ete l'ami le plus intime de M. de Fontanes et aussi de M.
de Chateaubriand. Il avait de l'un et de l'autre; nous le trouvons un
lien de plus entre eux: il acheve le groupe. L'attention se reporte
aujourd'hui sur M. de Fontanes, et M. Joubert en doit prendre sa part.
Les ecrivains illustres, les grands poetes, n'existent guere sans
qu'il y ait autour d'eux de ces hommes plutot encore essentiels que
secondaires, grands dans leur incomplet, les egaux au dedans par la
pensee de ceux qu'ils aiment, qu'ils servent, et qui sont rois par
l'art. De loin ou meme de pres, on les perd aisement de vue; au sein de
cette gloire voisine, unique et qu'on dirait isolee, ils s'eclipsent,
ils disparaissent a jamais, si cette gloire dans sa piete ne detache un
rayon distinct et ne le dirige sur l'ami qu'elle absorbe. C'est ce rayon
du genie et de l'amitie qui vient de tomber au front de M. Joubert et
qui nous le montre.

M. Joubert de son vivant n'a jamais ecrit d'ouvrage, ou du moins rien
acheve: "_Pas encore_, disait-il quand on le pressait de produire, _pas
encore_, il me faut une longue paix." La paix etait venue, ce semble,
et alors il disait: "Le Ciel n'avait donne de la force a mon esprit que
pour un temps, et le temps est passe." Ainsi, pour lui, pas de milieu:
il n'etait pas temps encore, ou il n'etait deja plus temps. Singulier
genie toujours en suspens et en peine, qui se peint en ces mots: "Le
Ciel n'a mis dans mon intelligence que des rayons, et ne m'a donne pour
eloquence que de beaux mots. Je n'ai de force que pour m'elever, et pour
vertu qu'une certaine incorruptibilite." Il disait encore, en se rendant
compte de lui-meme et de son incapacite a produire: "Je ne puis faire
bien qu'avec lenteur et avec une extreme fatigue. Derriere la force de
beaucoup de gens il y a de la faiblesse. Derriere ma faiblesse il y a de
la force; la faiblesse est dans l'instrument." Mais s'il n'ecrivait pas
de livres, il lisait tous ceux des autres, il causait sans fin de ses
jugements, de ses impressions: ce n'etait pas un gout simplement delicat
et pur que le sien, un gout correctif et negatif de Quintilius et de
Patru; c'etait une pensee hardie, provocante, un essor. Imaginez
un Diderot qui avait de la purete antique et de la chastete
pythagoricienne, _un Platon a coeur de La Fontaine_, a dit M. de
Chateaubriand.

"Inspirez, mais n'ecrivez pas," dit Le Brun aux femmes.--"C'est, ajoute
M. Joubert, ce qu'il faudrait dire aux professeurs (_aux professeurs de
ce temps-la_); mais ils veulent ecrire et ne pas ressembler aux Muses."
Eh bien! lui, il suivait son conseil, il ressemblait aux Muses. Il etait
le public de ses amis, l'orchestre, le chef du choeur qui ecoute et qui
frappe la mesure.

Il n'y a plus de public aujourd'hui, il n'y a plus d'orchestre; les
vrais M. Joubert sont disperses, deplaces; ils ecrivent. Il n'y a plus
de Muses, il n'y a plus de juges, tout le monde est dans l'arene.
Aujourd'hui toi, demain moi. Je te siffle ou je t'applaudis, je te loue
ou je te raille: a charge de revanche! Vous etes orfevre, monsieur
Josse.--Tant mieux, dira-t-on, on est juge par ses pairs.--En
litterature, je ne suis pas tout a fait de cet avis constitutionnel, je
ne crois pas absolument au jury des seuls confreres, ou soi-disant tels,
en matiere de gout. L'alliance offensive et defensive de tous les gens
de lettres, la societe en commandite de tous les talents, ideal que
certaines gens poursuivent, ne me paraitrait pas meme un immense
progres, ni precisement le triomphe de la saine critique.

Serieusement, la plaie litteraire de ce temps, la ruine de l'ancien bon
gout (en attendant le nouveau), c'est que tout le monde ecrit et a
la pretention d'ecrire autant et mieux que personne. Au lieu d'avoir
affaire a des esprits libres, degages, attentifs, qui s'interessent, qui
inspirent, qui contiennent, que rencontre-t-on? des esprits tout
envahis d'eux-memes, de leurs pretentions rivales, de leurs interets
d'amour-propre, et, pour le dire d'un mot, des esprits trop souvent
perdus de tous ces vices les plus hideux de tous que la litterature
seule engendre dans ses regions basses. J'y ai souvent pense, et j'aime
a me poser cette question quand je lis quelque litterateur plus ou moins
en renom aujourd'hui: "Qu'eut-il fait sous Louis XIV? qu'eut-il fait au
XVIIIe siecle?" J'ose avouer que, pour un grand nombre, le resultat de
mon plus serieux examen, c'est que ces hommes-la, en d'autres temps,
n'auraient pas ecrit du tout. Tel qui nous inonde de publications
specieuses a la longue, de peintures assez en vogue, et qui ne sont
pas detestables, ma foi! aurait ete commis a la gabelle sous quelque
intendant de Normandie, ou aurait servi de poignet laborieux a
Pussort. Tel qui se pose en critique fringant et de grand ton, en juge
irrefragable de la fine fleur de poesie, se serait eleve pour toute
litterature (car celui-la eut ete litterateur, je le crois bien) a
raconter dans _le Mercure galant_ ce qui se serait dit en voyage au
dessert des princes. Un honnete homme, ne pour l'_Almanach du
Commerce_, qui aura griffonne jusque-la a grand'peine quelques pages de
statistique, s'emparera d'emblee du premier poeme epique qui aura
paru, et, s'il est en verve, declarera gravement que l'auteur vient de
renouveler la face et d'inventer la forme de la poesie francaise. Je
regrette toujours, en voyant quelques-uns de ces jeunes ecrivains a
moustache, qui, vers trente ans, a force de se creuser le cerveau,
passent du temperament athletique au nerveux, les beaux et braves
colonels que cela aurait faits hier encore sous l'Empire. En un mot, ce
ne sont en litterature aujourd'hui que vocations factices, inquietes et
surexcitees, qui usurpent et font loi. L'elite des connaisseurs n'existe
plus, en ce sens que chacun de ceux qui la formeraient est isole et ne
sait ou trouver l'oreille de son semblable pour y jeter son mot. Et
quand ils sauraient se rencontrer, les delicats, ce qui serait fort
agreable pour eux, qu'en resulterait-il pour tous? car, par le bruit,
qui se fait, entendrait-on leur demi-mot; et, s'ils elevaient la voix,
les voudrait-on reconnaitre? Voila quelques-unes de nos plaies. Au temps
de M. Joubert, il n'en etait pas encore ainsi. Deja sans doute les
choses se gataient: "Des esprits rudes, remarque-t-il, pourvus de
robustes organes, sont entres tout a coup dans la litterature, et ce
sont eux qui en pesent les fleurs." La controverse, il le remarque
aussi, devenait hideuse dans les journaux; mais l'_amenite_ n'avait pas
fui de partout, et il y avait toujours les _belles-lettres_. Lui qui
avait besoin, pour deployer ses ailes, _qu'il fit beau_ dans la societe
autour de lui, il trouvait a sa portee d'heureux espaces; et j'aime a
le considerer comme le type le plus eleve de ces connaisseurs encore
repandus alors dans un monde qu'ils charmaient, comme le plus original
de ces gens de gout finissants, et parmi ces conseillers et ces juges
comme le plus inspirateur.

La classe libre d'intelligences actives et vacantes qui se sont succede
dans la societe francaise a cote de la litterature qu'elles soutenaient,
qu'elles encadraient, et que, jusqu'a un certain point, elles formaient;
cette dynastie flottante d'esprits delicats et vifs aujourd'hui perdus,
qui a leur maniere ont regne, mais dont le propre est de ne pas laisser
de nom, se resume tres-bien pour nous dans un homme et peut s'appeler M.
Joubert.

Ainsi, de meme que M. de Fontanes a ete veritablement le dernier des
poetes classiques, M. Joubert aurait ete le dernier de ces membres
associes, mais non moins essentiels, de l'ancienne litterature, de ces
ecoutants ecoutes, qui, au premier rang du cercle, y donnaient souvent
le ton. Ces deux roles, en effet, se tenaient naturellement, et devaient
finir ensemble.

Mais, pour ne pas trop preter notre idee generale, et, comme on dit
aujourd'hui, notre formule, a celui qui a ete surtout plein de liberte
et de vie, prenons l'homme d'un peu plus pres et suivons-le dans ses
caprices memes; car nul ne fut moins regulier, plus hardi d'elan et plus
excentrique de rayons, que cet excellent homme de gout.

La vie de M. Joubert compte moins par les faits que par les idees.
Joseph Joubert etait ne le 6 mai 1754, a Montignac en Perigord. Ses amis
le croyaient souvent et le disaient ne a Brive, cette patrie du cardinal
Dubois: Montignac ou Brive, il aurait du naitre plutot a Scillonte
ou dans quelque bourg voisin de Sunium. Il fit ses etudes, et
tres-rapidement, dans sa ville natale. Apres avoir, de la, redouble et
professe meme quelque temps aux Doctrinaires de Toulouse, il vint jeune
et libre a Paris, y connut presque d'abord Fontanes des les annees 1779,
1780; une piece de vers qu'il avait lue, un article de journal qu'il
avait ecrit, amenerent entre eux la premiere rencontre qui fut aussitot
l'intimite: il avait alors vingt-cinq ans, a peu pres trois ans de plus
que son ami. Sa jeunesse dut etre celle d'alors: "Mon ame habite un lieu
par ou les passions ont passe, et je les ai toutes connues," nous dit-il
plus tard; et encore: "Le temps que je perdais autrefois dans les
plaisirs, je le perds aujourd'hui dans les souffrances." Les idees
philosophiques l'entrainerent tres-loin: a l'age du retour, il disait:
"Mes decouvertes (et chacun a les siennes) m'ont ramene aux prejuges."
Ce qu'on appelle aujourd'hui le _pantheisme_ etait tres-familier, on a
lieu de le croire, a cette jeunesse de M. Joubert; il l'embrassait dans
toute sa profondeur, et, je dirai, dans sa plus seduisante beaute:
sans avoir besoin de le poursuivre sur les nuages de l'Allemagne, son
imagination antique le concevait naturellement revetu de tout ce premier
brillant que lui donna la Grece: "Je n'aime la philosophie et surtout la
metaphysique, ni quadrupede, ni bipede: je la veux ailee et chantante."

En litterature, les enthousiasmes, les passions, les jugements de M.
Joubert le marquaient entre les esprits de son siecle et en vont faire
un critique a part. Nous en avons une premiere preuve tout a fait
precise par une correspondance de Fontanes avec lui. Fontanes, alors en
Angleterre (fin de 1785), et y voyant le grand monde, cherche a ramener
son ami a des admirations plus moderees sur les modeles d'outre-Manche:
on s'occupait alors en effet de Richardson et meme de Shakspeare a
Londres beaucoup moins qu'a Paris: "Encore un coup, lui ecrit Fontanes,
la patrie de l'imagination est celle ou vous etes ne. Pour Dieu, ne
calomniez point la France a qui vous pouvez faire tant d'honneur." Et
il l'engage a choisir dorenavant dans Shakspeare, mais a, relire toute
_Athalie_. M. Joubert, a cette epoque, suivait avec ardeur ce mouvement
aventureux d'innovation que prechaient Le Tourneur par ses prefaces,
Mercier par ses brochures. Il etait de cette jeunesse _delirante_ contre
qui La Harpe fulminait. Il avait charge Fontanes de prendre je ne
sais quelle information sur le nombre d'editions et de traductions,
a Londres, du _Paysan perverti_, et son ami lui repondait: "Assurez
hardiment que le conte des quarante editions du _Paysan perverti_ est du
meme genre que celui des armees innombrables qui sortaient de Thebes aux
cent portes... Les deux romans francais dont on me parle sans cesse,
c'est _Gil Blas_ et _Marianne_, et surtout du premier." M. Joubert avait
peine a accepter cela. Il se debarrassa vite pourtant de ce qui n'etait
pas digne de lui dans ce premier enthousiasme de la jeunesse; cette boue
des Mercier et des Retif ne lui passa jamais le talon: il realisa de
bonne heure cette haute pensee: "Dans le tempere, et dans tout ce qui
est inferieur, on depend malgre soi des temps ou l'on vit, et, malgre
qu'on en ait, on parle comme tous ses contemporains. Mais dans le beau
et le sublime, et dans tout ce qui y participe en quelque sorte que ce
soit, on sort des temps, on ne depend d'aucun, et, dans quelque siecle
qu'on vive, on peut etre parfait, seulement avec plus de peine en
certains temps que dans d'autres." Il devint un admirable juge du style
et du gout francais, mais avec des hauteurs du cote de l'antique qui
dominaient et deroutaient un peu les perspectives les plus rapprochees
de son siecle.

Bien avant De Maistre et ses exagerations sublimes, il disait de
Voltaire:

"Voltaire a, comme le singe, les mouvements charmants et les traits
hideux."

"Voltaire avait l'ame d'un singe et l'esprit d'un ange."

"Voltaire est l'esprit le plus debauche, et ce qu'il y a de pire, c'est
qu'on se debauche avec lui."

"Il y a toujours dans Voltaire, au bout d'une habile main, un laid
visage."

"Voltaire connut la clarte, et se joua dans la lumiere, mais pour
l'eparpiller et en briser tous les rayons comme un mechant."

Je ne me lasserais pas de citer; et pour le style, pour la poesie
de Voltaire, il n'est pas plus dupe que pour le caractere de sa
philosophie:

"Voltaire entre souvent dans la poesie, mais il en sort aussitot; cet
esprit impatient et remuant ne peut pas s'y fixer, ni meme s'y arreter
un peu de temps."

"Il y a une sorte de nettete et de franchise de style qui tient a
l'humeur et au temperament; comme la franchise au caractere.

"On peut l'aimer, mais on ne doit pas l'exiger.

"Voltaire l'avait, les anciens ne l'avaient pas."

Le style de son temps, du XVIIIe siecle, ne lui parait pas l'unique dans
la vraie beaute francaise:

"Aujourd'hui le style a plus de fermete, mais il a moins de grace;
on s'exprime plus nettement et moins agreablement; on articule trop
distinctement, pour ainsi dire."

Il se souvient du XVIe, du XVIIe siecle et de la Grece; il ajoute avec
un sentiment attique des idiotismes:

"Il y a, dans la langue francaise, de petits mots dont presque personne
ne sait rien faire."

Ce _Gil Blas_, que Fontanes lui citait, n'etait son fait qu'a demi:

"On peut dire des romans de Le Sage, qu'ils ont l'air d'avoir ete ecrits
dans un cafe, par un joueur de dominos, en sortant de la comedie."

Il disait de La Harpe: "La facilite et l'abondance avec lesquelles La
Harpe parle le langage de la critique lui donnent l'air habile, mais il
l'est peu."

Il disait d'_Anacharsis_: "Anacharsis donne l'idee d'un beau livre et ne
l'est pas."

Maintenant on voit, ce me semble, apparaitre, se dresser dans sa hauteur
et son peu d'alignement cette rare et originale nature. Il portait dans
la critique non ecrite, mais parlee, a cette fin du XVIIIe siecle,
quelque chose de l'ecole premiere d'Athenes; l'abbe Arnaud ne lui
suffisait pas et lui semblait malgre tout son esprit et son savoir en
contre-sens perpetuel avec les anciens. Que n'a-t-il rencontre Andre
Chenier, ce jeune Grec contemporain? Comme ils se seraient vite entendus
dans un meme culte, dans le sentiment de la forme cherie! Mais M.
Joubert etait bien autrement platonicien de tendance et idealiste:

"C'est surtout dans la spiritualite des idees que consiste la poesie."

"La lyre est en quelque maniere un instrument aile."

"La poesie a laquelle Socrate disait que les Dieux l'avaient averti de
s'appliquer, doit etre cultivee dans la captivite, dans les infirmites,
dans la vieillesse.

"C'est celle-la qui est les delices des mourants."

"Dieu, ne pouvant pas departir la verite aux Grecs, leur donna la
poesie."

"Qu'est-ce donc que la poesie? Je n'en sais rien en ce moment; mais je
soutiens qu'il se trouve dans tous les mots employes par le vrai poete,
pour les yeux un certain phosphore, pour le gout un certain nectar, pour
l'attention une ambroisie qui n'est point dans les autres mots."

"Les beaux vers sont ceux qui s'exhalent comme des sons ou des parfums."

"Il y a des vers qui, par leur caractere, semblent appartenir au regne
mineral; ils ont de la ductilite et de l'eclat.

"D'autres au regne vegetal; ils ont de la seve. "D'autres enfin
appartiennent au regne animal ou anime, et ils ont de la vie.

"Les plus beaux sont ceux qui ont de l'ame; ils appartiennent aux trois
regnes, mais a la Muse encore plus."

C'est le sentiment de cette _Muse_ qui lui inspirait ces jugements d'une
_concision ornee_, laquelle fait, selon lui, la beaute unique du style:

"Racine:--son elegance est parfaite; mais elle n'est pas supreme comme
celle de Virgile."

"Notre veritable Homere, l'Homere des Francais, qui le croirait? c'est
La Fontaine."

"Le talent de J.-B. Rousseau remplit l'intervalle qui se trouve entre La
Motte et le vrai poete." Quelle place immense, et d'autant plus petite!
ironie charmante!

Et la poesie, la beaute sous toutes les formes, il la sentait:

"Naturellement, l'ame se chante a elle-meme tout ce qui est beau ou tout
ce qui semble tel.

"Elle ne se le chante pas toujours avec des vers ou des paroles
mesurees, mais avec des expressions et des images ou il y a un certain
sens, un certain sentiment, une certaine forme et une certaine couleur
qui ont une certaine harmonie l'une avec l'autre et chacune en soi."

Par l'attitude de sa pensee, il me fait l'effet d'une colonne antique,
solitaire, jetee dans le moderne, et qui n'a jamais eu son temple.

Vieux et blanchissant, il se comparait avec grace a un peuplier: "Je
ressemble a un peuplier; cet arbre a toujours l'air d'etre jeune, meme
quand il est vieux." _Albaque populus_.

M. Joubert, jeune encore en 89, vit arriver la Revolution francaise avec
des esperances vastes comme son amour des hommes. Il persista longtemps
a ne l'envisager que par son cote profitable a l'avenir, et, a travers
tout, regenerateur. Lie avec le conventionnel Lakanal, il eut moyen
d'etre de bon conseil pour les choses de l'instruction publique le
lendemain des jours de terreur et de ruine. Ses idees en philosophie
sociale ne se modifierent que par un contre-coup assez eloigne de
ce moment: au sortir du 9 thermidor, il parait avoir cru encore aux
ressources du gouvernement par (ou avec) le grand nombre: il ecrivait a
Fontanes, qui, cache durant quelques mois, reparaissait au grand jour:
"Je vous vois ou vous etes avec grand plaisir. Le temps permet aux
gens de bien de vivre partout ou ils veulent. La terre et le ciel sont
changes. Heureux ceux qui, toujours les memes, sont sortis purs de tant
de crimes et sains de tant d'affreux perils! Vive a jamais la liberte!"
Noble soupir de delivrance qui s'exhale d'une poitrine genereuse
longtemps oppressee! Le chapitre si remarquable de ses _Pensees_,
intitule _Politique_, nous le montre revenu a l'autre pole, c'est-a-dire
a l'ecole monarchique, a l'ecole de ceux qu'il appelle les sages:
"Liberte! liberte! s'ecriait-il alors comme pour reprimander son premier
cri; en toutes choses point de liberte; mais en toutes choses justice,
et ce sera assez de liberte." Il disait: "Un des plus surs moyens de
tuer un arbre est de le dechausser et d'en faire voir les racines. Il en
est de meme des institutions; celles qu'on veut conserver, il ne faut
pas trop en desenterrer l'origine. Tout commencement est petit" Je dirai
encore cette magnifique pensee qui, dans son anachronisme, ressemble
a quelque _post-scriptum_ retrouve d'un traite de Platon ou a quelque
sentence _doree_ de Pythagore: "La multitude aime la multitude ou la
pluralite dans le gouvernement. Les sages y aiment l'unite.

"Mais, pour plaire aux sages et pour avoir la perfection, il faut que
l'unite ait pour limites celles de sa juste etendue, que ses limites
viennent d'elle; ils la veulent eminente pleine, semblable a un disque
et non pas semblable a un point."

En songeant a ses erreurs, a ce qu'il croyait tel, il ne s'irritait pas;
sa bienveillance pour l'humanite n'avait pas souffert: "Philanthropie et
repentir, c'est ma devise."

Trompe par une ressemblance de nom, nous avons d'abord cru et dit que,
comme administrateur du departement de la Seine, il contribua a la
formation des _Ecoles centrales_; nous avions sous les yeux un discours
qu'un M. Joubert prononca a une rentree solennelle de ces ecoles en l'an
V: ce n'etait pas le notre. La seule fonction publique de M. Joubert
durant la Revolution consista a etre juge de paix a Monugnac ou ses
compatriotes l'avaient rappele; il y resta deux ans, de 90 a 92; puis il
revint a Paris et se maria. Nous le suivons d'assez pres dans les annees
suivantes par de charmantes lettres a Fontanes, son plus vieil ami,
qu'il retrouvait, apres la separation de la Terreur, avec la vivacite
d'une reconnaissance:

"Je melerai volontiers mes pensees avec les votres, lorsque nous
pourrons converser; mais, pour vous rien ecrire qui ait le sens commun,
c'est a quoi vous ne devez aucunement vous attendre. J'aime le papier
blanc plus que jamais, et je ne veux plus me donner la peine d'exprimer
avec soin que des choses dignes d'etre ecrites sur de la soie ou sur
l'airain. Je suis menager de mon encre; mais je parle tant que l'on
veut. Je me suis prescrit cependant deux ou trois petites reveries dont
la continuite m'epuise. Vous verrez que quelque beau jour j'expirerai au
milieu d'une belle phrase et plein d'une belle pensee. Cela est d'autant
plus probable, que depuis quelque temps je ne travaille a exprimer que
des choses inexprimables."

Comme ceci est tout a fait inedit et pourra s'ajouter heureusement a une
reimpression des _Pensees_, je ne crains pas de transcrire: c'est un
regal que de telles pages. M. Joubert continue de s'analyser lui-meme
avec une sorte de delices qui sent son voisin bordelais du XVIe siecle,
le discoureur des _Essais_:

"Je m'occupais ces jours derniers a imaginer nettement comment etait
fait mon cerveau. Voici comment je le concois: il est surement compose
de la substance la plus pure et a de hauts enfoncements; mais ils ne
sont pas tous egaux. Il n'est point du tout propre a toutes sortes
d'idees; il ne l'est point aux longs travaux.

"Si la moelle en est exquise, l'enveloppe n'en est pas forte. La
quantite en est petite, et ses ligaments l'ont uni aux plus mauvais
muscles du monde. Cela me rend le gout tres-difficile et la fatigue
insupportable. Cela me rend en meme temps opiniatre dans le travail,
car je ne puis me reposer que quand j'atteins ce qui m'echappe. Mon ame
chasse aux papillons, et cette chasse me tuera. Je ne puis ni rester
oisif, ni suffire a mes mouvements. Il en resulte (pour me juger en
beau) que je ne suis propre qu'a la perfection. Du moins elle me
dedommage lorsque je puis y parvenir, et, d'ailleurs, elle me repose en
m'interdisant une foule d'entreprises; car peu d'ouvrages et de matieres
sont susceptibles de l'admettre. La perfection m'est analogue, car elle
exige la lenteur autant que la vivacite. Elle permet qu'on recommence et
rend les pauses necessaires. Je veux, vous dis-je, etre parfait. Il n'y
a que cela qui me siee et qui puisse me contenter. Je vais donc me faire
une sphere un peu celeste et fort paisible, ou tout me plaise et me
rappelle, et de qui la capacite ainsi que la temperature se trouve
exactement conforme a la nature et l'etendue de mon pauvre petit
cerveau. Je pretends ne plus rien ecrire que dans l'idiome de ce lieu.
J'y veux donner a mes pensees plus de purete que d'eclat, sans pourtant
bannir les couleurs, car mon esprit en est ami. Quant a ce que l'on
nomme force, vigueur, nerf, energie, elan, je pretends ne plus m'en
servir que pour monter dans mon etoile. C'est la que je residerai quand
je voudrai prendre mon vol; et lorsque j'en redescendrai, pour converser
avec les hommes pied a pied et de gre a gre, je ne prendrai jamais la
peine de savoir ce que je dirai; comme je fais en ce moment ou je vous
souhaite le bonjour."

Il y a sans doute quelque chose de fantasque, d'un peu bizarre si l'on
veut, dans tout cela: M. Joubert est un humoriste en sourire. Mais
meme lorsqu'il y a quelque _affectation_ chez lui (et il n'en est pas
exempt), il n'a que celle qui ne deplait pas parce qu'elle est sincere,
que lui-meme definit comme tenant plus aux mots, tandis que la
_pretention_, au contraire, tient a la vanite de l'ecrivain: "Par l'une
l'auteur semble dire seulement au lecteur: _Je veux etre clair_, ou _je
veux etre exact_, et alors il ne deplait pas; mais quelquefois il semble
dire aussi: _Je veux briller_, et alors on le siffle."

Marie depuis juin 93, retire de temps en temps a Villeneuve-sur-Yonne,
il y conviait son ami et la famille de son ami; il voudrait avoir a
leur offrir, dit-il, une cabane au pied d'un arbre, et il ne trouve de
disponible qu'une chaumiere au pied d'un mur. Il parle la-dessus avec un
frais sentiment du paysage, avec un tour et une coupe dans les moindres
details, qui fait ressembler sa phrase familiere a quelque billet de
Ciceron:

"Cette chaumiere au pied d'un mur est une maison de cure au pied d'un
pont. Vous y auriez notre riviere sous les yeux, notre plaine devant vos
pas, nos vignobles en perspective, et un bon quart de notre ciel sur
votre tete. Cela est assez attrayant.

"Une cour, un petit jardin dont la porte ouvre sur la campagne; des
voisins qu'on ne voit jamais, toute une ville a l'autre bord, des
bateaux entre les deux rives, et un isolement commode; tout cela est
d'assez grand prix, mais aussi vous le payeriez: le site vaut mieux que
le lieu."

Lorsque, revenu de sa proscription de Fructidor, Fontanes fut reinstalle
en France, nous retrouvons M. Joubert en correspondance avec lui. Il le
console, en sage tendre, de la mort d'un jeune enfant:

"Ces etres d'un jour ne doivent pas etre pleures longuement comme des
hommes; mais les larmes qu'ils font couler sont ameres. Je le sens,
quand je songe surtout que votre malheur peut, a chaque instant, devenir
le mien. Je vous remercie d'y avoir songe. Je ne doute pas qu'en cas
pareil vous ne fussiez pret a partager mes sentiments comme je partage
les votres. Les consolations sont un secours qu'on se prete et dont tot
ou tard chaque homme a besoin a son tour."

Il revient de la a sa difficulte d'ecrire, a ses ennuis, a sa sante, a
se peindre lui-meme selon ce faible aimable et qu'on lui pardonne; car,
si occupe qu'il soit de lui, il a toujours _un coin a loger les autres_:
c'est l'esprit et le coeur le plus _hospitaliers_. Il se recite donc en
detail a son ami; il se plaint de son esprit qui le maitrise par acces,
qui le surmene: madame Victorine de Chastenay disait, en effet, de lui
qu'il avait l'air d'une ame qui a rencontre par hasard un corps, et qui
s'en tire comme elle peut. Mais aussi il desarconne parfois cette ame,
cet esprit, ce cavalier intraitable, et alors il vit des mois entiers
_en bete_ (il nous l'assure), sans penser, couche sur sa litiere: "Vous
voyez, poursuit-il, que mon existence ne ressemble pas tout a fait a
la beatitude et aux ravissements ou vous me supposez plonge. J'en ai
quelquefois cependant; et si mes pensees s'inscrivaient toutes seules
sur les arbres que je rencontre, a proportion qu'elles se forment et
que je passe, vous trouveriez, en venant les dechiffrer dans ce pays-ci
apres ma mort, que je vecus par-ci par-la plus Platon que Platon
lui-meme: _Platone platonior._"

Une de ces pensees, par exemple, qui s'inscrivaient toutes seules
sur les arbres, sur quelque vieux tronc bien chenu, tandis qu'il se
promenait par les bois un livre a la main, la voulez-vous savoir? la
voici; elle lui echappe a la fin de cette meme lettre:

"Il me reste a vous dire sur les livres et sur les styles une chose
que j'ai toujours oubliee: achetez et lisez les livres faits par les
vieillards qui ont su y mettre l'originalite de leur caractere et de
leur age. J'en connais quatre ou cinq ou cela est fort remarquable.
D'abord le vieil Homere, mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non
plus du vieil Eschyle: vous les connaissez amplement en leur qualite
de poetes. Mais procurez-vous un peu Vairon, _Maculphi Formuloe_ (ce
Marculphe etait un vieux moine, comme il le dit dans sa preface dont
vous pourrez vous contenter); Cornaro, _de la Vie sobre_. J'en connais,
je crois, encore un ou deux, mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir.
Feuilletez ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne decouvrez
pas visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensees, des esprits
verts, quoique rides, des voix sonores et cassees, l'autorite des
cheveux blancs, enfin des tetes de vieillards. Les amateurs de tableaux
en mettent toujours dans leurs cabinets; il faut qu'un connaisseur en
livres en mette dans sa bibliotheque."--Que vous en semble? Montaigne
dirait-il mieux? Vraie pensee de Socrate touchee a la Rembrandt!

M. Joubert est un esprit delicat avec des pointes frequentes vers le
sublime; car, selon lui, "les esprits delicats sont _tous_ des esprits
nes sublimes, qui n'ont pas pu prendre _l'essor_, parce que, ou des
organes trop faibles, ou une sante trop variee, ou de trop molles
habitudes, ont retenu leurs elans." Charmante et consolante explication!
Quelle delicatesse il met a ennoblir les delicats! Il s'y pique
d'honneur. Ainsi la qualite du cavalier est bien la meme, ce n'est que
le cheval qui a manque.

L'annee 1800 lui amena un de ces cavaliers au complet pour ami. M. de
Chateaubriand arriva d'Angleterre; il y avait d'avance connu M. Joubert
par les recits passionnes de Fontanes; une grande liaison commenca. Les
illustres Memoires ont deja fixe en traits d'immortelle jeunesse cette
petite et admirable societe d'alors, soit au village de Savigny, soit
dans la rue Neuve-du-Luxembourg, Fontanes, M. Joubert, M. de Bonald, M.
Mole, cette brillante et courte union d'un moment a l'entree du siecle,
avant les systemes produits, les renommees engagees, les emplois
publics, tout ce qui separe; cette conversation d'elite, les soirs,
autour de madame de Beaumont, de madame de Vintimille: "Helas! se
disait-on quelquefois en sortant, ces femmes-la sont les dernieres;
elles emporteront leur secret."

M. Joubert n'eut d'autres fonctions, sous l'Empire, que dans
l'instruction publique, inspecteur, puis conseiller de l'Universite par
l'amitie de M. de Fontanes. Il continua de lire, de rever, de causer,
de marcher, baton en main, aimant mieux dans tous les temps faire dix
lieues qu'ecrire dix lignes; de promener et d'ajourner l'oeuvre, etant
de ceux qui sement, et qui ne batissent ni ne fondent: "Quand je luis,
je me consomme."--"J'avais besoin de l'age pour apprendre ce que je
voulais savoir, et j'aurais besoin de la jeunesse pour bien dire ce que
je sais." Au milieu de ces plaintes, sa jeunesse d'imagination rayonnait
toujours sur de longues perspectives:

  De la paix et de l'esperance
  Il a toujours les yeux sereins,

disait de lui Fontanes en chantant sa bienvenue a Courbevoie. Les idees
religieuses prenaient sur cet esprit eleve plus d'empire de jour en
jour. Au sein de l'orthodoxie la plus fervente, il portait de singuliers
restes de ses anciennes audaces philosophiques. A propos de ce beau
chapitre de la _Religion_, qui est de la volee de Pascal, M. de
Chateaubriand a remarque que jamais pensees n'ont excite de plus grands
doutes jusqu'au sein de la foi. Je renvoie au livre; ceux qui en seront
avides et dignes sauront bien se le procurer; ils forceront d'ailleurs
par leur clameur a ce qu'on le leur donne: il est impossible que de tels
elixirs d'ame restent scelles. Il a dit de ce siecle-ci, bien avant
tant de declamations et de redites, et avec le plus sublime accent de
l'humilite penetree qui a foi en la misericorde:

"Dieu a egard aux siecles. Il pardonne aux uns leurs grossieretes, aux
autres leurs raffinements. Mal connu par ceux-la, meconnu par ceux-ci,
il met a notre decharge, dans ses balances equitables, les superstitions
et les incredulites des epoques ou nous vivons.

"Nous vivons dans un temps malade; il le voit. Notre intelligence est
blessee; il nous pardonnera, si nous lui donnons tout entier ce qui peut
nous rester de sain."

Il comprenait la piete, _le plus beau et le plus delie de tous les
sentiments_, comme on a vu qu'il entendait la poesie; il y voyait des
harmonies touchantes avec le dernier age de la vie: "Il n'y a d'heureux
par la vieillesse que le vieux pretre et ceux qui lui ressemblent." Il
s'elevait et cheminait dans ce bonheur en avancant; la vieillesse lui
apparaissait comme purifiee du corps et voisine des Dieux. Il entendait
plus distinctement cette voix de la Sagesse, _qui, comme une voix
celeste, n'est d'aucun sexe_, cette voix, a lui familiere, des Fenelon
et des Platon. "La Sagesse, c'est le repos dans la lumiere!"

Mais, comme critique litteraire, il en faut tirer encore certains mots
qui s'ajouteraient bien au chapitre des _Ouvrages de l'Esprit_ de La
Bruyere, et dont quelques-uns vont droit a nos travers d'aujourd'hui:

"Pour bien ecrire, il faut une facilite naturelle et une difficulte
acquise."

"Il est des mots _amis de la memoire_; ce sont ceux-la qu'il faut
employer. La plupart mettent leurs soins a ecrire de telle sorte, qu'on
les lise sans obstacle et sans difficulte, et qu'on ne puisse en aucune
maniere se souvenir de ce qu'ils ont dit; leurs phrases amusent la voix,
l'oreille, l'attention meme, et ne laissent rien apres elles; elles
flattent, elles passent comme un son qui sort d'un papier qu'on a
feuillete." Ceci s'adresse en arriere a l'ecole de La Harpe, au Voltaire
delaye, et, en general, le peril n'est pas aujourd'hui de tomber dans ce
coulant.

Voici qui nous touche de plus pres: "Avant d'employer un beau mot,
faites-lui une place." Avec la quantite de beaux mots qu'on empile,
sait-on encore le prix de ces places-la?

"L'ordre litteraire et poetique tient a la succession naturelle et libre
des mouvements; il faut qu'il y ait entre les parties d'un ouvrage de
l'harmonie et des rapports, que tout s'y tienne et que rien ne soit
cloue." Maintenant, dans la plupart des ouvrages, les parties ne se
tiennent guere; en revanche (je parle des meilleurs), ce ne sont que
clous marteles et rives, a tete d'or.

A nos poetes lyriques ou epiques, il semble dire: "On n'aime plus que
l'esprit colossal."

A tel qui violente la langue et qui est pourtant un maitre:

"Nous devons reconnaitre pour maitres des mots ceux qui savent _en
abuser_, et ceux qui savent en user; mais ceux-ci sont les rois des
langues, et ceux-la en sont les _tyrans_."--Oui, tyrans! nos Phalaris
ne font-ils pas mugir les pensees dans les mots faconnes et fondus en
taureaux d'airain?

A tel romancier qui reussit une fois sur cent, je dirai avec lui: "Il ne
faut pas seulement qu'un ouvrage soit bon, mais qu'il soit fait par un
bon auteur."

A tel critique herisse et coupe-jarret, a tel autre aisement fatrassier
et sans grace: "Des belles-lettres. Ou n'est pas l'agrement et quelque
serenite, la ne sont plus les belles-lettres.

"Quelque amenite doit se trouver meme dans la critique; si elle en
manque absolument, elle n'est plus litteraire... Ou il n'y a aucune
delicatesse, il n'y a point de litterature."

A aucune en particulier, mais a toutes en general, ce qui ne peut,
certes, blesser personne, dans ce sexe plus ou moins emancipe: "Il est
un besoin d'admirer, ordinaire a certaines femmes dans les siecles
lettres, et qui est une alteration du besoin d'aimer."

Et ces pensees qui semblent dater de ce matin, etaient ecrites il y
a quinze ans au moins, avant 1824, epoque ou mourait M. Joubert, age
d'environ soixante-dix ans[159].

[Note 159: Soixante-dix ans moins trois jours; il mourut le 3 mai. M.
de Chateaubriand dans les _Debats_ du 8 mai, el M. de Bonald dans _la
Quotidienne_ du 24, ont consigne leurs publics regrets.]

Je n'aurais pas fini de sitot, si j'extrayais tout ce qui, chez lui,
s'attache au souvenir et vous suit. Combien de vues fines et profondes
sur les anciens, sur leur genre de beaute, leur moderation decente! "On
parle de leur imagination: c'est de leur gout qu'il faut parler; lui
seul reglait toutes leurs operations, appliquant leur discernement a ce
qui est beau et convenable.

"Leurs philosophes meme n'etaient que de beaux ecrivains dont le gout
etait plus austere."

Paul-Louis Courier les jugeait ainsi. Et sur les formes particulieres
des styles, sur Ciceron qu'on croit circonspect et presque timide, et
qui, par l'expression, est le plus temeraire peut-etre des ecrivains,
sur son eloquence claire, mais qui sort _a gros bouillons et cascades
quand il le faut_; sur Platon, qui _se perd dans le vide_, mais
tellement qu'_on voit le jeu de ses ailes_, qu'on _en entend le bruit_;
sur Platon encore et Xenophon, et les autres ecrivains de l'ecole de
Socrate, qui ont, dans la phrase, les circuits et _les evolutions du vol
des oiseaux_, qui _batissent_ veritablement _des labyrinthes, mais des
labyrinthes en l'air_, M. Joubert est inepuisable de vues et perpetuel
d'images. Ciceron surtout lui revient souvent, comme Voltaire; il le
comprend par tous les aspects et le juge, car lui-meme est un homme de
_par-dela_, plus antique de gout: "La facilite est opposee au sublime.
Voyez Ciceron, rien ne lui manque que l'obstacle et le saut."

"Il y a mille manieres d'appreter et d'assaisonner la parole: Ciceron
les aimait toutes."

"Ciceron est dans la philosophie une espece de lune; sa doctrine a une
lumiere fort douce, mais d'emprunt: cette lumiere est toute grecque. Le
Romain l'a donc adoucie et affaiblie."

Mais je m'apercois que je me rengage.--Nul livre, en resume, ne
couronnerait mieux que celui de M. Joubert cette serie francaise,
ouverte aux _Maximes_ de La Rochefoucauld, continuee par Pascal, La
Bruyere, Vauvenargues, et qui se rejoint, par cent retours, a Montaigne.

Il suffisait, nous disent ceux qui ont eu le bonheur de le connaitre,
d'avoir rencontre et entendu une fois M. Joubert, pour qu'il demeurat a
jamais grave dans l'esprit: il suffit maintenant pour cela, en ouvrant
son volume au hasard, d'avoir lu. Sur quantite de points qui reviennent
sans cesse, sur bien des themes eternels, on ne saurait dire mieux ni
plus singulierement que lui: "Il n'y a pas, pense-t-il, de musique plus
agreable que les _variations_ des airs connus." Or, ses _variations_,
a lui, meriteraient bien souvent d'etre retenues comme definitives.
Sa pensee a la forme comme le fond, elle fait-image et _apophthegme_.
Esperons, a tant de titres, qu'elle aura cours desormais, qu'elle
entrera en echange habituel chez les meilleurs, et enfin qu'il verifiera
a nos yeux sa propre parole: "Quelques mots dignes de memoire peuvent
suffire pour illustrer un grand esprit[160]."

1er Decembre 1838.

[Note 160: J'ajoutais, en terminant, quelques conseils de detail
relatifs a une future reimpression; ils deviennent inutiles a
reproduire, le voeu que j'exprimais ayant ete surabondamment
rempli.--(Voir encore sur M. Joubert un article de moi au tome 1er des
_Causeries du Lundi_, et l'ouvrage intitule: _Chateaubriand et son
Groupe litteraire..._; il revient presque a chaque page.)]



LEONARD[161]

[Note 161: Cet article a ete donne au _Journal des Debats_ (21 avril
1843), avec destination aux victimes du tremblement de terre de la
Guadeloupe: l'humble obole marquee au nom de Leonard revenait de droit a
ses infortunes compatriotes.]

Dans mon gout bien connu pour les poetes lointains et plus qu'a demi
oublies, pour les etoiles qui ont pali, j'avais toujours eu l'idee de
revenir en quelques pages sur un auteur aimable dont les tableaux riants
ont occupe quelques matinees de notre enfance, et dont les vers faciles
et sensibles se sont graves une fois dans nos memoires encore tendres.
Mais, tout en bercant ce petit projet, je le laissais dormir avec tant
d'autres plus graves et qui ont toute chance de ne jamais eclore. Je ne
m'attendais pas que parler de Leonard put redevenir une occasion qu'il
fallut saisir au passage, un rapide et triste a-propos.

C'est un age en tout assez facheux pour le poete entre dans la posterite
(s'il n'est pas decidement du petit nombre des seuls grands et des
immortels) que de devenir assez ancien deja pour etre hors de mode et
paraitre suranne d'elegance, et de n'etre pas assez vieux toutefois
pour qu'on l'aille rechercher a titre de curiosite antique ou de rarete
refleurie. La plupart de nos poetes agreables du XVIIIe siecle se
trouvent aujourd'hui dans ce cas; ils ne sont pas encore passes a l'etat
de poetes du XVIe. Il y a la, pour les noms qui survivent, un age
intermediaire, ingrat, qui ne sollicite plus l'interet et appelle plutot
une severite injuste et extreme, a peu pres comme, pour les vivants, cet
espace assez maussade qui s'etend entre la premiere moitie de la vie
et la vieillesse. On n'a plus du tout la fleur; on n'est pas encore
respecte et consacre. La renommee posthume des poetes a aussi sa
cinquantaine.

Leonard y echappera aujourd'hui. Sa destinee incomplete et touchante,
revenant se dessiner, comme sur un fond de tableau funebre, dans le
malheur commun des siens, rappellera l'interet qu'elle merita d'inspirer
tout d'abord, et nul ici ne s'avisera de reprocher l'indulgence.

Nicolas-Germain Leonard, ne a la Guadeloupe en 1744, vint tres-jeune
en France, y passa la plus grande partie des annees de sa vie, mais il
retourna plusieurs fois dans sa patrie premiere. Absent, il y pensa
toujours; elle exerca sur lui, a distance et a travers toutes les
vicissitudes de fortune, une attraction puissante et pleine de secretes
alternatives. Il mettait le pied sur le vaisseau qui devait l'y ramener
encore, lorsqu'il expira.

Leonard avait dix-huit ans lorsque parut en France (1762) la traduction
des Idylles de Gessner par Huber, laquelle obtint un prodigieux succes
et enflamma beaucoup d'imaginations naissantes. Les journaux, les
recueils du temps, les etrennes et almanachs des Muses furent inondes de
traductions et imitations en vers, d'apres la version en prose. Gessner,
le libraire-imprimeur de Zurich, devint une des idoles de la jeunesse
poetique, comme cet autre imprimeur Richardson pour sa _Clarisse_. De
tels contrastes flattaient les gouts du XVIIIe siecle, qui etait dans
la meilleure condition d'ailleurs pour adorer l'idylle a laquelle ses
moeurs se rapportaient si peu. On eut alors en litterature comme la
monnaie de Greuze. Parmi la foule des noms, aujourd'hui oublies, qui se
firent remarquer par l'elegance et la douceur des imitations, Leonard
fut le premier en date et en talent, Berquin le second. L'idylle, telle
que la donnait Gessner et que la reproduisait Leonard, etait simplement
la pastorale dans le sens restreint du genre. Le genre idyllique, en
effet, peut se concevoir d'une maniere plus etendue, plus conforme, meme
dans son ideal, a la realite de la vie et de la nature. M. Fauriel,
dans les ingenieuses _Reflexions_ qui precedent sa traduction de _la
Partheneide_ de Baggesen, etablit que ce n'est point la condition des
personnages representes dans la poesie idyllique qui en constitue
l'essence, mais que c'est proprement l'accord de leurs actions avec
leurs sentiments, la conformite de la situation avec les desirs
humains, en un mot la rencontre harmonieuse d'un certain etat de calme,
d'innocence et de bonheur, que la nature comporte peut-etre, bien
qu'il soit surtout reserve au reve. Ainsi, dans les grands poemes
non idylliques, chacun sait d'admirables morceaux qu'on peut, sans
impropriete, qualifier d'idylles, et qui sont, meme en ce genre, les
exemples du ton certes le plus eleve et du plus grand caractere. Qu'on
se rappelle dans _l'Odyssee_ l'episode charmant de Nausicaa au sortir
de la plus affreuse detresse d'Ulysse; dans Virgile, la seconde vie des
hommes vertueux sous les ombrages de l'Elysee; dans le Tasse, la fuite
d'Herminie chez les bergers du Jourdain; dans Camoens, l'arrivee de Gama
a l'ile des Nereides; dans Milton, les amours de l'Eden. En tous ces
morceaux, l'emotion se redouble du contraste de ce qui precede ou de ce
qui va suivre, du bruit lointain des combats ou des naufrages, et
du cercle environnant de toutes les calamites humaines un moment
suspendues. Si ideal, si divin que soit le tableau, il garde encore du
reel de la vie.

Le genre idyllique, du moment qu'il se circonscrit, qu'il s'isole et se
definit en lui-meme, devient a l'instant quelque chose de bien moins
eleve et de moins fecond. Il y a lieu pourtant dans les poemes d'une
certaine etendue qui s'y rapportent, dans _Louise_, dans _Hermann
et Dorothee_, a des contrastes menages qui sauvent la monotonie et
eloignent l'idee du factice. Cet ecueil est encore evitable dans les
pieces plus courtes, dans les simples eglogues et idylles proprement
dites, qui, d'ailleurs, permettent bien moins de laisser entrevoir le
revers de la destinee et de diversifier les couleurs; mais Theocrite
bien souvent, et Goldsmith une fois, y ont reussi. Leonard, s'il ne
vient que tres-loin apres eux pour l'originalite du cadre et de la
pensee, pour la vigueur et la nouveaute du pinceau, a su du moins
conserver du charme par le naturel.

Ne sous le ciel des tropiques, au sein d'une nature a part, dont il ne
cessa de se ressouvenir avec amour, il ne semble jamais avoir songe a ce
que le hasard heureux de cette condition pouvait lui procurer de traits
singuliers et nouveaux dans la peinture de ses paysages, dans la
decoration de ses scenes champetres. Parny lui-mome et Bertin, en leurs
elegies, n'ont guere songe a retremper aux horizons de l'Ile-de-France
les descriptions trop affadies de Paphos et de Cythere. En son poeme des
_Saisons_, au chant de l'_Ete_, Leonard disait:

  Quels beaux jours j'ai goutes sur vos rives lointaines,
  Lieux cheris que mon coeur ne saurait oublier!
  Antille merveilleuse, ou le baume des plaines
  Va jusqu'au sein des mers saisir le nautonier!
  Ramene-moi, Pomone, a ces douces contrees....

Toujours _Pomone_. Et plus loin, en des vers d'ailleurs bien elegants,
le poete ajoute:

  Mais ces riches climats fleurissent en silence;
  Jamais un chantre aile n'y porte sa cadence:
  Ils n'ont point Philomele et ses accents si doux,
  Qui des plaisirs du soir rendent le jour jaloux.
  Autour de ces rochers ou les vents sont en guerre,
  Le terrible Typhon a pose son tonnerre....

Passe pour _Philomele_. On peut la rappeler pour dire avec regret que
ces printemps eternels ne l'ont pas. Mais s'il s'agit de ces ouragans
que rien n'egale, pourquoi ne pas laisser le vieux _Typhon_ sous son
Etna? C'est la gloire propre de Bernardin de Saint-Pierre d'avoir, le
premier, reproduit et comme decouvert ce nouveau monde eclatant, d'en
avoir nomme par leur vrai nom les magnificences, les felicites, les
tempetes, dans sa grande et virginale idylle.

Leonard, d'ailleurs, en meme temps qu'il epanchait au sein d'un genre
riant son ame honnete et sensible, etudiait beaucoup et recherchait tout
ce qui pouvait composer et assortir le bouquet pastoral qu'il voulait
faire agreer au public. Il ne se tient pas du tout a Gessner; les
anciens, Tibulle, Properce, lui fournissent des motifs a demi elegiaques
qu'il s'approprie et paraphrase avec une grace affaiblie; il en demande
d'autres a Sapho, a Bion et a Moschus; il en emprunte surtout aux
Anglais, si riches alors en ce genre de tableaux. L'imitation qu'il
a donnee du _Village detruit_, de Goldsmith, a de l'agrement, de
l'aisance; et offre mome une sorte de relief, si on evite de la comparer
de trop pres avec l'original. En un mot, dans cette carriere ouverte au
commencement du siecle par Racine fils et par Voltaire, et suivie si
activement en des sens divers par Le Tourneur et Ducis, par Suard et
l'abbe Arnaud, Leonard a son tour fait un pas; il est de ceux qui
tendent a introduire une veine des litteratures etrangeres modernes dans
la notre. Il represente assez bien chez nous un diminutif de Thompson,
de Collins, ou mieux un Penrose, quelqu'un de ces doux poetes vicaires
de campagne. Mais puisque ce n'est pas, comme chez Andre Chenier, l'art
des combinaisons (_junctura pollens_), le procede savant, la fermete
des tons et des couleurs qu'on espere trouver en lui, on doit preferer
celles de ses pieces ou, a travers les reminiscences de ses modeles,
il nous a donne quelques marques directes et attendrissantes, quelques
temoignages intimes de lui-meme: _l'Ermitage, le Bonheur, les Regrets,
les Deux Ruisseaux_.

Un grand evenement de coeur remplit sa jeunesse et semble avoir decide
de toute sa destinee. Il aima, il fut aime; mais, au moment de posseder
l'objet promis, une mere cruelle et interessee prefera un survenant
plus riche. La jeune fille mourut de douleur, non sans avoir senti fuir
auparavant sa raison egaree; et lui, il passa de longues annees a gemir
amerement en lui-meme, a moduler avec douceur ses regrets. On peut lire
cette histoire sous un voile tres-legerement transparent dans le roman
qu'il a intitule _la Nouvelle Clementine_. De plus, ses vers a chaque
instant la rappellent et en empruntent une teinte melancolique, une
note plaintive et bien vraie. Il chante Arpajon et les bords de l'Orge,
temoins des serments, et les bosquets de Romainville ou les lilas lui
disaient d'esperer. _Felicite passee pour ne plus revenir!_ c'est le
refrain de romance qu'il emprunte au vieux Bertaut et qu'il approprie a
sa peine. Il ne vit plus desormais, il attend l'heure du soir, la fin de
la journee, le moment de la reunion future avec ce qu'il a perdu.

  Un seul etre me manque et tout est depeuple,

il dit a peu pres cela, comme l'a dit le chantre d'Elvire, mais il ne
cesse de le repeter, de le croire. Les grands poetes ont en eux de
puissantes et aussi de cruelles ressources de consolation; leur ame,
comme une terre fertile, se renouvelle presque a plaisir, et elle
retrouve plusieurs printemps. Celui qui fit _Werther_ domine sa propre
emotion et semble, du haut de son genie, regarder sa sensibilite un
moment brisee, comme le rocher qui surplombe regarde a ses pieds l'ecume
de la cascade insensee. Le poete plus faible est souvent aussi, le
dirai-je? plus sincere, plus vrai. Il prend au serieux la poesie,
l'elegie; il la pratique, il en vit, il en meurt: c'est la une bien
grande faiblesse, j'en conviens, mais c'est humain et touchant.

Une des plus jolies idylles de Leonard est celle des _Deux Ruisseaux_,
bien connue sans doute, mais qui merite d'etre citee encore, eclairee
comme elle l'est ici par la connaissance que nous avons de son secret
douloureux:

  Daphnis prive de son amante
  Conta cette fable touchante
  A ceux qui blamaient ses douleurs:
  Deux Ruisseaux confondaient leur onde,
  Et sur un pre seme de fleurs
  Coulaient dans une paix profonde.
  Des leur source, aux memes deserts
  La meme pente les rassemble,
  Et leurs voeux sont d'aller ensemble
  S'abimer dans le sein des mers.
  Faut-il que le destin barbare
  S'oppose aux plus tendres amours?
  Ces Ruisseaux trouvent dans leur cours
  Un roc affreux qui les separe.
  L'un d'eux, dans son triste abandon,
  Se dechainait contre sa rive,
  Et tous les echos du vallon
  Repondaient a sa voix plaintive.
  Un passant lui dit brusquement:
  Pourquoi sur cette molle arene
  Ne pas murmurer doucement?
  Ton bruit m'importune et me gene.
  --N'entends-tu pas, dit le Ruisseau,
  A l'autre bord de ce coteau,
  Gemir la moitie de moi-meme?
  Poursuis ta route, o voyageur!
  Et demande aux Dieux que ton coeur
  Ne perde jamais ce qu'il aime.

La protection du marquis de Chauvelin, homme de beaucoup d'esprit et
poete agreable lui-meme, valut a Leonard un emploi diplomatique qui le
retint pendant dix annees environ (1773-1783), tantot comme secretaire
de legation, tantot meme comme charge d'affaires aupres du
Prince-Eveque de Liege. Le pays etait beau, les fonctions mediocrement
assujettissantes; il parait les avoir remplies avec, plus de conscience
et d'assiduite que de gout. Je dois aux communications parfaitement
obligeantes de M. Mignet, des renseignements plus precis sur cette
epoque un peu disparate de la vie de Leonard. Il eut l'honneur d'etre
trois fois charge d'affaires durant l'absence de son ministre, M.
Sabatier de Cabre; la premiere depuis le 18 novembre 1775 jusqu'au
21 juin 1777; la seconde depuis le 16 mars jusqu'au 9 aout 1778; la
troisieme depuis le 9 janvier jusqu'au 8 decembre 1782. C'est a ce
moment que, le marquis de Sainte-Croix ayant succede comme ministre
plenipotentiaire a M. Sabatier, Leonard se retira et rentra en France.
Gretry, dans le meme temps, arrivait a Liege, et y recevait des ovations
patriotiques que la correspondance de M. de Sainte-Croix mentionne et
que Leonard eut ete heureux d'enregistrer.

Les depeches de celui-ci, adressees a M. de Vergennes et conservees
au depot des Affaires etrangeres, sont au nombre de soixante; plus de
depeches en tout que d'idylles. On s'apercoit aisement, en y jetant les
yeux, que le poete diplomate redouble d'efforts, et que, novice en cela
peut-etre, il s'applique a justifier par son zele la distinction dont
il est honore. Les affaires de la France avec le Prince et les Etats
de Liege etaient necessairement tres-petites; affaires surtout de
libellistes a poursuivre et de deserteurs a reclamer. Pourtant, par
Liege, on avait les communications libres tant avec la Basse-Allemagne,
dont cet Etat faisait partie, qu'avec la Hollande, dont les Pays-Bas
autrichiens nous tenaient separes. L'interet des Pays-Bas etait
de mettre un mur entre la France et Liege pour fermer cette voie
d'ecoulement a notre commerce. La France, au contraire, cherchait a
faciliter le passage. Aussi presque toutes les depeches de Leonard
roulent sur l'execution de certaines routes et chaussees, de certains
canaux qui avaient ete stipules par un traite recent. Il faut voir comme
le tendre auteur des _Deux Ruisseaux_ s'y evertue. Le Prince-Eveque a
l'air d'etre bien dispose pour la France; mais il ne fait pas de ses
Etats ce qu'il veut. Ceux-ci tachent de tirer de Versailles un secours
d'argent pour les routes demandees. Le chancelier ou chef du ministere
du prince est au fond moins favorable que son maitre. Il s'agit de
penetrer ses vues, de s'assurer que le secours, si on le donne, sera
bien affecte a l'emploi promis. Il y a la un autre _M. de Leonard_ qui
n'est pas le notre, mais une espece d'ingenieur du Prince, et qu'il
s'agit de capter en tout honneur: une boite d'or avec portrait de Sa
Majeste parait produire un effet merveilleux.

A travers cela, et dans les intervalles apres tout assez monotones,
l'occupation favorite de Leonard etait la composition d'un roman
sentimental intitule _Lettres de deux Amants de Lyon_ (Therese et
Faldoni), qu'il ne publia qu'a son retour, en France et qui eut dans
le temps un succes de larmes. Sous une forme detournee, il y caressait
encore le souvenir de ses propres douleurs. L'epigraphe qu'il emprunte a
Valere-Maxime declare tout d'abord sa pensee: "Du moment qu'on s'aime
de l'amour a la fois le plus passionne et le plus pur, mieux vaut mille
fois se voir unis dans la mort que separes dans la vie."

Je crois pouvoir rapporter aussi a ce sejour de Liege la jolie piece
intitulee _le Nouveau Philemon_, ou figurent

  Deux ermites voisins des campagnes belgiques.

C'est une variante et un peu une parodie de la metamorphose du _Philemon
et Baucis_ de La Fontaine. On dirait qu'un grain de gaiete flamande s'y
fait sentir. Une versification familiere et charmante, tout a fait digne
de Gresset, amene, en se jouant, de spirituels details dans un ton de
malice adoucie. On y voit quelle devait etre la nuance d'esprit de
l'aimable auteur, quand il s'egayait.

Quelques idylles et poesies champetres, composees en ces memes annees,
s'ajouterent a une nouvelle et assez jolie edition que donna Leonard
(La Haye, 1782). Cette publication litteraire amena un petit incident
diplomatique, un cas d'etiquette que je ne veux pas omettre; et, puisque
je suis aux sources officielles, voici _in extenso_ la grave depeche du
ministre plenipotentiaire, Sabatier de Cabre, au comte de Vergennes (2
janvier 1782):

"M. Leonard avait presente la nouvelle edition de ses _Pastorales_
au Prince-Eveque, qui fait autant de cas de sa personne que de ses
ouvrages. Son Altesse me prevint hier qu'elle lui destinait une
tres-belle tabatiere d'or emaille, et me dit qu'elle allait le faire
appeler pour la lui offrir devant moi. Je representai au prince que M.
Leonard ne pouvait la recevoir sans votre aveu. Il me parut peine du
delai qu'entrainerait cette delicatesse qu'il juge outree, puisque c'est
seulement a titre de poete distingue qu'il s'acquitte envers lui du
plaisir qu'il a du a la lecture de ses Idylles.

"Comme il insistait vivement, j'imaginai de lui proposer de garder
moi-meme en depot la tabatiere, jusqu'a ce que M. Leonard et moi
eussions eu l'honneur de vous ecrire et de vous demander si vous trouvez
bon qu'il l'accepte. Cet expedient a satisfait Son Altesse, a qui M.
Leonard a exprime toute sa reconnaissance. J'ai ajoute qu'elle devait
etre bien persuadee du regret que j'avais de retarder le bonheur que
gouterait M. Leonard, en se parant des temoignages flatteurs de ses
bontes et de son estime."

M. de Vergennes repondit qu'il ne voyait aucun inconvenient au cadeau,
et la tabatiere fut remise. Une tabatiere pour des idylles! Le XVIIIe
siecle ne concevait rien de plus galant que ce prix-la:

  ........Pocula ponam
  Fagina, caelatum divini opus Alcimedontis[162].

[Note 162: La tabatiere etait alors le meuble indispensable,
l'ornement de contenance, la source de l'esprit, _fons leporum_. Quand
on reconcilia l'abbe Delille et Rivarol a Hambourg dans l'emigration,
ils n'imaginerent rien de mieux que d'echanger leurs tabatieres. Le
Prince-Eveque de Liege aurait bien pu dire a Berquin et a Leonard:
"_Et vitula tu dignus et hic..._ Vous etes dignes tous les deux de la
tabatiere. "Leonard, sur la fin de son sejour a Liege, dut connaitre le
jeune baron de Villenfagne qui aimait la litterature, qui se fit editeur
des _oeuvres choisies_ du baron de Walef (1779), et qui a depuis
publie deux volumes de _Melanges_ (1788 et 1810) sur l'histoire et la
litterature tant liegeoises que francaises. J'y ai cherche vainement le
nom de Leonard; mais on y lit ce jugement sur le Prince-Eveque, alors
regnant: "La Societe d'emulation a pris naissance sous Welbruck; on le
determina a s'en declarer le protecteur, mais il fit peu de chose pour
consolider cet etablissement. Welbruck etait un prince aimable et leger,
qui ne cherchait qu'a, s'amuser, et qui n'a paru favoriser un instant
les belles-lettres et les arts que pour imiter ce qu'il voyait faire a
presque tous les souverains de l'Europe." (_Melanges_, 1810, page 62.)
Nous voila edifies, mieux que nous ne pouvions l'esperer, sur le Leon X
de l'endroit. La _Biographie universelle_ (article _Welbruck_) lui est
plus favorable. (Voir dans le _Bulletin du Bibliophile belge_, tome IV,
page 241, une Notice sur Leonard par M. Ferd. Henaux, 1847.)]

Cependant la chaine doree, si legere qu'elle parut, allait peu a l'ame
habituellement sensible et reveuse, et, pour tout dire, a l'ame malade
de Leonard; plus d'une fois il y fait allusion en ses vers, et toujours
pour temoigner la gene secrete et pour accuser l'empreinte. Il
regrettait cette chere liberte, comme il disait,

  Aux dieux de la faveur si follement vendue.

Son voeu de poete et de creole se reportait par dela les mers, vers ce
berceau natal des Antilles, qui lui semblait receler pour son
existence fatiguee le dernier abri du bonheur. Lui-meme, en des vers
philosophiques, nous a confesse avec grace le faible de son inconstance:

  Mais le temps meme a qui tout cede
  Dans les plus doux abris n'a pu fixer mes pas!
  Aussi leger que lui, l'homme est toujours, helas!
  Mecontent de ce qu'il possede
  Et jaloux de ce qu'il n'a pas.
  Dans cette triste inquietude
  On passe ainsi la vie a chercher le bonheur:
  A quoi sert de changer de lieux et d'habitude,
  Quand on ne peut changer son coeur?

Revenu de Liege a Paris au commencement de 1783, il partit l'annee
suivante pour les colonies, ou il passa trois annees, apres lesquelles
on le retrouve a Paris en 1787, pret a repartir de nouveau pour la
Guadeloupe, mais cette fois avec le titre de lieutenant general de
l'Amiraute et de vice-senechal de l'ile. Ainsi la sirene des tropiques
l'appelait et le repoussait tour a tour. Des qu'il s'en eloignait,
elle reprenait a ses veux tout son charme: telle l'Ile-de-France pour
Bernardin de Saint-Pierre, qui de pres l'aima peu, et qui ne nous l'a
peinte si belle que de souvenir. Mais pour Leonard, c'etait plus. Il
semblait en verite que la patrie fut pour lui la Guadeloupe quand il
etait en France, et la France quand il etait a la Guadeloupe. Celle des
deux patries qu'il retrouvait devenait vite son exil; le mal du pays en
lui ne cessait pas. _Romoe Titur amem ventosus, Tibure Romam_. En ses
meilleurs jours, il est pareil encore a ce pasteur de Sicile, dont il
emprunte la chanson a Moschus, et auquel il se compare: si la mer est
calme, le voila qui convoite le depart et le voyage aux iles Fortunees;
mais, des que le vent s'eleve, il se reprend au rivage, a aimer les
bruits du pin sonore et l'ombre sure du vallon.

Chacun, plus ou moins, est ainsi; chacun a son reve, sa patrie d'au
dela, son ile du bonheur. Plus heureux peut-etre quand on n'y aborde
jamais! on y croit toujours. Pour Leonard, cette ile avait un nom; il y
alla, il en revint, il y retourna pour en revenir encore. Dans cette ame
imbue des idees philanthropiques de son siecle, les desappointements
furent grands, on le concoit, surtout lorsqu'il eut a exercer des
fonctions austeres, a maintenir et a distribuer la justice. Ses
fonctions diplomatiques elles-memes ne l'y avaient guere prepare. Lui
dont tout le code semblait se resumer d'un mot: _Et moi aussi, je suis
pasteur en Arcadie_, il se trouve brusquement transforme en Minos,
siegeant, glaive en main, sur un tribunal. La revolution de 89 ne manqua
pas d'avoir la-bas son contre-coup, et de susciter des tentatives
d'anarchie. Leonard faillit etre assassine; il parait meme qu'il
n'echappa que blesse. Degoute encore une fois et de retour en France
au printemps de 1792, il exhalait a l'ombre du bois de Romainville
ses tristesses dernieres, en des stances qui rappellent les plus doux
accents de Chaulieu et de Fontanes; elles sont peu connues, et la
generation nouvelle voudra bien me pardonner de les citer assez au long,
car ce qui est du coeur ne vieillit pas.

  Enfin je suis loin des orages!
  Les Dieux ont pitie de mon sort!
  O mer, si jamais tu m'engages
  A fuir les delices du port,

  Que les tempetes conjurees,
  Que les flots et les ouragans
  Me livrent encore aux brigands,
  Desolateurs de nos contrees!

  Quel fol espoir trompait mes voeux
  Dans cette course vagabonde!
  Le bonheur ne court pas le monde;
  Il faut vivre ou l'on est heureux.

  Je reviens de mes longs voyages
  Charge d'ennuis et de regrets,
  Fatigue de mes gouts volages,
  Vide des biens que j'esperais.

  Dieux des champs! Dieux de l'innocence!
  Le temps me ramene a vos pieds;
  J'ai revu le ciel de la France,
  Et tous mes maux sont oublies.

  Ainsi le pigeon voyageur,
  Demi-mort et trainant son aile,
  Revient, blesse par le chasseur,
  Au toit de son ami fidele.

  Devais-je au gre de mes desirs
  Quitter ces retraites profondes?
  Avec un luth et des loisirs
  Qu'allais-je faire sur les ondes?

  Qu'ai je vu sous de nouveaux cieux?
  La soif de l'or qui se deplace,
  Les crimes souillant la surface
  De quelques marais desastreux.

  Souvent les Nymphes pastorales
  Me l'avaient dit dans leur courroux:
  "Aux regions des Cannibales
  "Que vas-tu chercher loin de nous?..."

  Combien de fois dans ma pensee
  J'ai dit, les yeux baignes de pleurs:
  Ne verrai-je plus les couleurs
  Du dieu qui repand la rosee?

  Les voila, ces jonquilles d'or,
  Ces violettes parfumees!
  Jacinthes que j'ai tant aimees,
  Enfin je vous respire encor!

  Quelle touchante melodie!
  C'est Philomele que j'entends.
  Que ses airs, oublies longtemps,
  Flattent mon oreille attendrie!

  J'ai vu le monde et ses miseres;
  Je suis las de les parcourir.
  C'est dans ces ombres tutelaires,
  C'est ici que je veux mourir!

  Je graverai sur quelque hetre:
  Adieu fortune, adieu projets!
  Adieu rocher qui m'as vu naitre!
  Je renonce a vous pour jamais.

  Que je puisse cacher ma vie
  Sous les feuilles d'un arbrisseau,
  Comme le frele vermisseau
  Qu'enferme une lige fleurie!

  Amours, Plaisirs, troupe celeste,
  Ne pourrai-je vous attirer,
  Et le dernier bien qui me reste
  Est-il la douceur de pleurer?

  Mais, helas! le temps qui m'entraine
  Va tout changer autour de moi:
  Deja mon coeur que rien n'enchaine
  Ne sent que tristesse et qu'effroi...

  Ce bois meme avec tous ses charmes,
  Je dois peut-etre l'oublier;
  Et le temps que j'ai beau prier
  Me ravira jusqu'a mes larmes.

C'etait la le chant de bienvenue qu'il adressait a la France de 92, a
cette France du 20 juin, et tout a l'heure du 10 aout, du 2 septembre!
il ne tarda pas a se rendre compte de l'anachronisme. On a dit
tres-spirituellement des bergeries de Florian qu'il y manquait _le
loup_. S'il est absent aussi dans les idylles de Leonard, ce n'est pas
que le poete ne l'ait certainement apercu. Il s'est ecrie en finissant:

  Aux champs comme aux cites, l'homme est partout le meme,
  Partout faible, inconstant, ou credule, ou pervers,
  Esclave de son coeur, dupe de ce qu'il aime:
  Son bonheur que j'ai peint n'etait que dans mes vers.

Chose singuliere! et comme pour mieux verifier sa maxime, l'agitation de
son coeur le reprit. Ces contrees qu'il venait presque de maudire, ou la
haine l'a poursuivi, ou le rossignol ne chante pas, il veut tout d'un
coup les revoir. Un mal etrange le commande; rien ne le retient; ses
amis ont beau s'opposer a un voyage que sa sante delabree ne permet
plus: il part pour Nantes, et y expire le 26 janvier 93, le jour meme
fixe pour son embarquement. Il avait quarante-huit ans.

Comme Florian, comme Legouve, comme Millevoye, comme bien des talents de
cet ordre et de cette famille, Leonard ne put franchir cet age critique
pour l'homme sensible, pour le poete aimable, et qui a besoin de la
jeunesse. Il ne reussit pas a s'en detacher, a laisser mourir ou
s'apaiser en lui ses facultes aimantes et tendres; il mourut avec
elles et par elles. Lorsque tant d'autres assistent et survivent a
l'affaiblissement de leur sensibilite, a la decheance de leur coeur, il
resta en proie au sien, et son nom s'ajoute, clans le martyrologe des
poetes, a la liste de ces infortunes frequentes, mais non pas vulgaires.

Sa reputation modeste, et qui eut demande pour s'etablir un peu de
silence, s'est trouvee comme interceptee dans les grands evenements
qui ont suivi. Au sortir de la Revolution, un homme de gout, un poete
gracieux, M. Campenon, a pieusement recueilli les Oeuvres completes de
l'oncle qui fute son premier maitre et son ami. Passant a la Guadeloupe
quelques annees apres la mort de Leonard, une jeune muse, qui n'est
autre que madame Valmore, semble avoir recueilli dans l'air quelques
notes, devenues plus brulantes, de son souffle melodieux. Qu'aujourd'hui
du moins l'horrible ebranlement qui retentit jusqu'a nous aille
reveiller un dernier echo sur sa pierre longtemps muette! que cet
incendie lugubre eclaire d'un dernier reflet son tombeau!

Avril 1843.



ALOISIUS BERTRAND[163]

[Note 163: Ce morceau a ete ecrit pour servir d'introduction au volume
de Bertrand, intitule _Fantaisies a la maniere de Rembrandt et de
Callot_, qui s'est publie par les soins de M. Victor Pavie, alors
imprimeur-libraire a Angers (1842).]

Il doit etre demontre maintenant par assez d'exemples que le mouvement
poetique de 1824-1828 n'a pas ete un simple engouement de coterie,
le complot de quatre ou cinq tetes, mais l'expression d'un sentiment
precoce, rapide, aisement contagieux, qui sut vite rallier, autour des
noms principaux, une grande quantite d'autres, secondaires, mais encore
notables et distingues. Si la plupart de ces promesses resterent en
chemin, si les trop confiants essais n'aboutirent en general a rien de
complet ni de superieur, j'aime du moins a y constater, comme
cachet, soit dans l'intention, soit dans le faire, quelque chose de
_non-mediocre_, et qui meme repousse toute idee de ce mol amoindrissant.
La province fut bientot informee du drapeau qui s'arborait a Paris, et,
sur une infinite de points a la fois, l'elite de la jeunesse du lieu se
hata de repondre par plus d'un signal et par des accents qui n'etaient
pas tous des echos. Il suffisait dans chaque ville de deux ou trois
jeunes imaginations un peu vives pour donner l'eveil et sonner le tocsin
litteraire. Au XVIe siecle, les choses s'etaient ainsi passees lors de
la revolution poetique proclamee par Ronsard et Du Bellay: le Mans,
Angers, Poitiers, Dijon, avaient aussitot leve leurs recrues et fourni
leur contingent. Ainsi, de nos jours, l'aiglon romantique (les ennemis
disaient l'orfraie) parut voler assez rapidement de clocher en clocher,
et, finalement, a voir le resultat en gros apres une quinzaine d'annees
de possession de moins en moins disputee, il semble qu'il y ait
conquete.

Louis Bertrand, ou, comme il aimait a se poetiser, _Ludovic_, ou plutot
encore _Aloisius_ Bertrand, qui nous vint de Dijon vers 1828, est un de
ces Jacques Tahureau, de ces Jacques de La Taille, comme en eut aussi la
moderne ecole, mis hors de combat, en quelque sorte, des le premier feu
de la melee. S'attacher a tracer, a deviner l'histoire des poetes de
talent morts avant d'avoir reussi, ce serait vouloir faire, a la guerre,
l'histoire de tous les grands generaux tues sous-lieutenants; ou ce
serait, en botanique, faire la description des individus plantes dont
les beaux germes avortes sont tombes sur le rocher. La nature en tous
les ordres n'est pleine que de cela. Mais ici un sort particulier, une
fatalite etrange marque et distingue l'infortune du poete dont nous
parlons: il a ses stigmates a lui. Si Bertrand fut mort en 1830, vers
le temps ou il completait les essais qu'on publie aujourd'hui pour la
premiere fois, son cercueil aurait trouve le groupe des amis encore
reunis, et sa memoire n'aurait pas manque de cortege. Au lieu de cette
opportunite du moins dans le malheur, il survecut obscurement, se fit
perdre de vue durant plus de dix annees sans donner signe de vie au
public ni aux amis; il se laissa devancer sur tous les points; la mort
meme, on peut le dire, la mort dans sa rigueur tardive l'a trompe.
Galloix, Farcy, Fontaney, ont comme preleve cette fraicheur d'interet
qui s'attache aux funerailles precoces; et en allant mourir, helas!
sur le lit de Gilbert apres Hegesippe Moreau, il a presque l'air d'un
plagiaire.

Nous venons, ses oeuvres en main, protester enfin contre cette serie de
mechefs et de contre-temps combles par une terminaison si funeste. Quand
meme, en mourant, il ne se serait pas souvenu de nous a cet effet, et ne
nous aurait pas expressement nomme pour reparer a son egard et autant
qu'il serait en nous, ce qu'il appelait _la felonie du sort_, nous
aurions lieu d'y songer tout naturellement. C'est un devoir a chaque
groupe litteraire, comme a chaque bataillon en campagne, de retirer et
d'enterrer ses morts. Les indifferents, les empresses qui surviennent
chaque jour ne demanderaient pas mieux que de les fouler. Patience un
moment encore! et honneur avant tout a ceux qui ont aime la poesie
jusqu'a en mourir!

Louis-Jacques-Napoleon Bertrand naquit le 20 avril 1807, a Ceva en
Piemont (alors departement de Montenotte), d'un pere lorrain, capitaine
de gendarmerie, et d'une mere italienne. Il revint en France, a la
debacle de l'Empire, age d'environ sept ans, et gardant plus d'un
souvenir d'Italie. Sa famille s'etablit a Dijon; il y fit ses etudes, y
eut pour condisciple notre ami le gracieux et sensible poete Antoine de
Latour; mais Bertrand, fidele au gite, suca le sel meme du terroir et se
naturalisa tout a fait Bourguignon.

Dijon a produit bien des grands hommes; il en est, comme Bossuet, qui
sortent du cadre et qui appartiennent simplement a la France. Ceux qui
restent en propre a la capitale de la Bourgogne, ce sont le president de
Brosses, La Monnoie, Piron, au XVIe siecle Tabourot; ils ont l'accent.
Bertrand, a sa maniere, tient d'eux, et jusque dans son romantisme il
suit leur veine. Le Dijon qu'il aime sans doute est celui des ducs,
celui des chroniques rouvertes par Walter Scott et M. de Barante, le
Dijon gothique et chevaleresque, plutot que celui des bourgeois et des
vignerons; pourtant il y mele a propos la plaisanterie, la _gausserie_
du cru, et, sous air de Callot et de Rembrandt, on y retrouve du piquant
des vieux _noels_. Son originalite consiste precisement a avoir voulu
relever et enfermer sous forme d'art severe et de fantaisie exquise ces
filets de vin clairet, qui avaient toujours jusque-la coule au hasard et
comme par les fentes du tonneau.

Destinee bizarre, et qui denote bien l'artiste! il passa presque toute
sa vie, il usa sa jeunesse a ciseler en riche matiere mille petites
coupes d'une delicatesse infinie et d'une invention minutieuse, pour y
verser ce que nos bons aieux buvaient a meme de la gourde ou dans le
creux de la main.

Il achevait ses etudes en 1827, et deja la poesie le possedait tout
entier. Dijon et ses antiquites heroiques, et cette fraiche nature
peuplee de legendes, emplissaient son coeur. Les bords de la Suzon
et les prairies de l'Armancon le captivaient. La nuit, aux grottes
d'Asnieres, bien souvent, lui et quelques amis allaient effrayer les
chauves-souris avec des torches et pratiquer un gai sabbat. Un journal
distingue paraissait alors a Dijon et y tentait le meme role honorable
que remplissait _le Globe_, a Paris. _Le Provincial_, redige par M.
Theophile Foisset (l'historien du president de Brosses), surtout par
Charles Brugnot, poete d'une vraie valeur, enleve bien prematurement
lui-meme en septembre 1831, ouvrit durant quelques mois ses colonnes
aux essais du jeune Bertrand[164]. Je retrouve la le premier jet et la
premiere forme de tout ce qu'il n'a fait qu'augmenter, retoucher et
repolir depuis. C'est dans ce journal qu'il dediait a l'auteur des _Deux
Archers_, a l'auteur de _Trilby_, les jolies ballades en prose dont la
facon lui coutait autant que des vers. Les vers non plus n'y manquaient
pas; je lis, a la date du 10 juillet, _la Chanson du Pelerin qui heurte,
pendant la nuit sombre et pluvieuse, a l'huis d'un chatel_; elle etait
adressee _au gentil et gracieux trouvere de Lutece, Victor Hugo_, et
pouvait sembler une allusion ou requete poetique ingenieuse:

[Note 164: Le premier numero, qui parut le 1er mai 1828, contenait, de
lui, une petite chronique de l'an 1304, intitulee _Jacques-les-Andelys_,
et depuis lors presque dans chaque numero, jusqu'a la fin de septembre,
epoque de la suspension du journal, il y insera quelque chose.]

  --Comte, en qui j'espere,
  Soient, au nom du Pere
  Et du Fils,
  Par tes vaillants roitres
  Les felons et traitres
  Deconfits!

  J'entends un vieux garde,
  Qui de loin regarde
  Fuir l'eclair,
  Qui chante et s'abrite,
  Seul en sa guerite,
  Contre l'air.

  Je vois l'ombre naitre,
  Pres de la fenetre
  Du manoir,
  De dame en cornette
  Devant l'epinette
  De bois noir.

  Et moi, barbe blanche,
  Un pied sur la planche
  Du vieux pont,
  J'ecoute, et personne
  A mon cor qui sonne
  Ne repond.

  --Comte, en qui j'espere,
  Soient, au nom du Pere, etc.

Voila des rimes et un rhythme qui, ce semble, suffiraient a dater la
piece a defaut d'autre indication. C'etait le moment de la ballade du
_roi Jean_ et de la ballade _a la Lune_, le lendemain de _la Ronde du
Sabbat_ et la veille des _Djinns_. L'espiegle _Trilby_ faisait des
siennes, et Hoffmann aussi allait operer. Bertrand, dans sa fantaisie
melancolique et nocturne, etait fort atteint de ces diableries; on peut
dire qu'entre tous il etait et resta feru du lutin, cette fine muse:
_Quem tu Melpomene semel...._

Son role eut ete, si ses vers avaient su se rassembler et se publier
alors, de reproduire avec un art acheve, et meme superstitieux, de jolis
ou grotesques sujets du Moyen-Age finissant, de nous rendre quelques-uns
de ces joyaux, j'imagine, comme les Suisses en trouverent a Morat dans
le butin de Charles le Temeraire[165]. Bertrand me fait l'effet d'un
orfevre ou d'un bijoutier de la Renaissance; un peu d'alchimie par
surcroit s'y serait mele, et, a de certains signes et procedes, Nicolas
Flamel aurait reconnu son eleve.

[Note 165: Je n'en yeux pour temoin que ce chapelet de menus couplets
defiles grain a grain en l'honneur de la defunte cite chevaleresque:

  DIJON.

  O Dijon, la Tille
  Des glorieux ducs,
  Qui portes bequille
  Dans tes ans caducs!

  Jeunette et gentille,
  Tu bus tour a tour
  Au pot du soudrille
  Et du troubadour.

  A la brusquembille
  Tu jouas jadis
  Mule, bride, etrille,
  Et tu les perdis.

  La grise bastille
  Aux gris tiercelets
  Troua ta mantille
  De trente boulets.

  Le reitre qui pille
  Nippes au bahut,
  Nonnes sous leur grille,
  Te cassa ton luth.

  Mais a la cheville
  Ta main pend encor
  Serpette el faucille,
  Rustique tresor.

  O Dijon, la fille
  Des glorieux ducs,
  Qui portes bequille
  Dans tes ans caducs,

  Ca, vite une aiguille,
  Et de ta maison
  Qu'un vert pampre habille,
  Recouds le blason!

]

En repondant a la precedente ballade du _Pelerin_ et en parlant aussi
des autres morceaux inseres dans le _Provincial_, Victor Hugo lui avait
ecrit qu'il possedait au plus haut point les secrets de la forme et de
la facture, et que _notre Emile Deschamps lui-meme_, le maitre d'alors
en ces gentillesses, _s'avouerait egale_. Par malheur Bertrand ne
composa pas a ce moment assez de vers de la meme couleur et de la meme
saison pour les reunir en volume; mecontent de lui et difficile,
il retouchait perpetuellement ceux de la veille; il se creait plus
d'entraves peut-etre que la poesie rimee n'en peut supporter. Doue de
haut caprice plutot qu'epanche en tendresse, au lieu d'ouvrir sa veine,
il distillait de rares stances dont la couleur ensuite l'inquietait.
Voici pourtant une charmante piece naturelle et simple, ou s'exprime
avec vague le seul genre de sentiment tendre, et bien fantastique
encore, que le discret poete ait laisse percer dans ses chants:


LA JEUNE FILLE.

    Est-ce votre amour que tous regrettez? Ma fille, il faudrait autant
    pleurer un songe."

    (ATALA).

  Reveuse et dont la main balance
  Un vert et flexible rameau,
  D'ou vient qu'elle pleure en silence,
  La jeune fille du hameau?

  Autour de son front je m'etonne
  De ne plus voir ses myrtes frais;
  Sont-ils tombes aux jours d'automne
  Avec les feuilles des forets?

  Tes compagnes sur la colline
  T'ont vue hier seule a genoux,
  O toi qui n'es point orpheline
  Et qui ne priais pas pour nous!

  Archange, o sainte messagere,
  Pourquoi tes pleurs silencieux?
  Est-ce que la brise legere
  Ne veut pas t'enlever aux cieux?

  Ils coulent avec tant de grace,
  Qu'on ne sait, malgre ta paleur,
  S'ils laissent une amere trace,
  Si c'est la joie ou la douleur.

  Quand tu reprendras solitaire
  Ton doux vol, soeur d'Alaciel,
  Dis-moi, la clef de ce mystere,
  L'emporteras-tu dans le ciel?

  30 septembre 1828.

Sans pretendre sonder, a mon tour, le secret de cette destinee de poete
et mettre la main sur la clef fuyante de son coeur, il me semble, a
voir jusqu'a la fin sa solitaire imagination se devorer comme une lampe
nocturne et la flamme sans aliment s'egarer chaque soir aux lieux
deserts,--il me semble presque certain que cette jeune Fille ideale, cet
Ange de poesie, celle que M. de Chateaubriand a baptisee _la Sylphide_,
fut reellement le seul etre a qui appartint jamais tout son amour; et
comme il l'a dit dans d'autres stances du meme temps:

  C'est l'Ange envole que je pleure,
  Qui m'eveillait en me baisant,
  Dans des songes eclos a l'heure
  De l'etoile et du ver-luisant.

  Toi qui fus un si doux mystere,
  Fantome triste et gracieux,
  Pourquoi venais-tu sur la terre
  Comme les Anges sont aux cieux?

  Pourquoi dans ces plaisirs sans nombre,
  Oublis du terrestre sejour,
  Ombre reveuse, aimai-je une Ombre
  Infidele a l'aube du jour[166]?

[Note 166: Plus tard pourtant, si nous en croyons quelques legers
indices, il aurait aime moins vaguement, ou cru aimer; mais, meme
alors, le meilleur de son coeur dut etre toujours pour l'_Ange_ et pour
l'_Ombre_.]

De ces premieres saisons de Bertrand, en ce qu'elles avaient de suave,
de franc malgre tout et d'heureux, rien ne saurait nous laisser une
meilleure idee qu'une page toute naturelle, qu'il a retranchee ensuite
de son volume de choix, precisement comme trop naturelle et trop
prolongee sans doute, car il aimait a reflechir a l'infini ses
impressions et a les concentrer, pour ainsi dire, sous le cristal de
l'art. Mais ici nous le prenons sur le fait; ce n'est plus a _l'huis
d'un chatel_ que frappe mignardement le pelerin, c'est tout bonnement a
la porte d'une ferme, durant une course a travers ces grasses et saines
campagnes:

"Je n'ai point oublie, raconte-t-il, quel accueil je recus dans une
ferme a quelques lieues de Dijon, un, soir d'octobre que l'averse
m'avait assailli cheminant au hasard vers la plaine, apres avoir visite
les plateaux boises et les _combes_ encore vertes de Chamboeuf[167]. Je
heurtai demon baton de houx a la porte secourable, et une jeune paysanne
m'introduisit dans une cuisine enfumee, toute claire, toute petillante
d'un feu de sarment et de chenevottes. Le maitre du logis me souhaita
une bienvenue simple et cordiale; sa moitie me fit changer de linge et
preparer un chaudeau, et l'aieul me forca de prendre sa place, au coin
du feu, dans le gothique fauteuil de bois de chene que sa culotte
(milady me le pardonne!) avait poli comme un miroir. De la, tout en me
sechant, je me mis a regarder le tableau que j'avais sous les yeux. Le
lendemain etait jour de marche a la ville, ce que n'annoncait que
trop bien l'air affaire des habitants de la ferme, qui hataient les
preparatifs du depart. La cuisine etait encombree de paniers ou les
servantes rangeaient des fromages sur la paille. Ici une courge que la
bonne Fee aurait choisie pour en faire un carrosse a Cendrillon, la des
sacs de pommes et de poires qui embaumaient la chambre d'une douce
odeur de fruits murs, ou des poulets montrant leur rouge crete par les
barreaux de leur prison d'osier. Un chasseur arriva, apportant le gibier
qu'il avait tue dans la journee; de sa carnassiere qu'il vida sur la
table s'echapperent des lievres, des pluviers, des halbrans, dont un
plomb cruel avait ensanglante la fourrure ou le plumage. Il essuya
complaisamment son fusil, l'enferma dans une robe d'etamine, et
l'accrocha au manteau de la cheminee, entre l'epi insigne de ble de
Turquie et la branche ordinaire du buis saint. Cependant rentraient d'un
pas lourd les valets de charrue, secouant leurs bottes jaunes de la
glebe et leurs guetres detrempees. Ils grondaient contre le temps qui
retardait le labourage et les semailles. La pluie continuait de battre
contre les vitres; les chiens de garde pleuraient piteusement dans la
basse-cour. Sur le feu que soufflait l'aieul avec ce tube de fer creux,
ustensile oblige de tout foyer rustique, une chaudiere se couronnait
d'ecume et de vapeurs au sifflement plaintif des branches d'_etoc_[168]
qui se tordaient comme des serpents dans les flammes: c'etait le souper
qui cuisait. La nappe mise, chacun s'assit, maitres et domestiques, le
couteau et la fourchette en main, moi a la place d'honneur, devant un
enorme chateau embastionne de choux et de lard, dont il ne resta pas une
miette. Le berger raconta qu'il avait vu le loup. On rit, on gaussa, on
goguenarda. Quelles honnetes figures dans ces bonnets de laine bleue!
quelles robustes santes dans ces sayons de toile couleur de terreau!
Ah! la paix et le bonheur ne sont qu'aux champs. Le metayer et sa femme
m'offrirent un lit que j'aurais ete bien fache d'accepter: je voulus
passer la nuit dans la creche. Rien de _rembranesque_ comme l'aspect
de ce lieu qui servait aussi de grange et de pressoir: des boeufs qui
ruminaient leur pitance, des anes qui secouaient l'oreille, des agneaux
qui tetaient leur mere, des chevres qui trainaient la mamelle, des
patres qui retournaient la litiere a la fourche; et, quand un trait
de lumiere enfilait l'ombre des piliers et des voutes, on apercevait
confusement des fenils bourres de fourrage, des chariots charges de
"gerbes, des cuves regorgeant de raisins, et une lanterne eteinte
pendant a une corde. Jamais je n'ai repose plus delicieusement. Je
m'endormis au dernier chant du grillon tapi dans ma couche odorante
de paille d'orge, et je m'eveillai au premier chant du coq battant de
l'aile sur les perchoirs lointains de la ferme."--Et c'est la pourtant
ce que, vous, qui le sentez et le depeignez si bien, vous quittez
toujours[169]!

[Note 167: _Combe_, creux de vallee de toutes parts entouree de
montagnes et n'ayant qu'une issue.]

[Note 168: _Etoc_, souche morte.]

[Note 169: On peut rapprocher celle page de Bertrand de la piece
celebre du poete Burns: _Le Samedi soir dans la chaumiere_. On verrait
en quoi cette derniere, independamment de la forme poetique, reste
encore tres-superieure. Car, la ou Bertrand veut etre surtout
pittoresque, Burns se montre en outre cordial, moral, chretien,
patriote. Son episode de Jenny introduit et personnifie la chastete de
l'emotion; la Bible, lue tout haut, renvoie sur toute la scene une lueur
religieuse. Puis viennent ces hautes pensees sur _la grandeur de la
vieille Ecosse_ qui s'appuie a de telles images du foyer: _Sic fortis
Etruria crevit_. Nul exemple n'est capable de faire mieux saisir le cote
quelque peu defectueux de l'ecole et de la maniere que Bertrand adopta
et poussa de plus en plus. Meme a ses meilleurs moments, il s'est trop
retranche des sources vives.--On ne saurait aussi, a propos de cette
page, ne pas se souvenir de l'admirable tableau qui termine l'idylle de
Theocrite, _les Thalysies_. Ces trois morceaux en regard appellent bien
des pensees. Si enfin l'on y joint le charmant tableau de _l'Euboique_
de Dion Chrysostome et l'arrivee du naufrage dans la cabane du chasseur,
on aura au complet tous les sujets de comparaison.]

La suspension du _Provincial_ laissait Bertrand libre, et nous le vimes
arriver a Paris vers la fin de 1828 ou peut-etre au commencement de
1829. Il ne nous parut pas tout a fait tel que lui-meme s'est plu, dans
son _Gaspard de la Nuit_, a se profiler par maniere de caricature:
"C'etait un pauvre diable, nous dit-il de Gaspard, dont l'exterieur
n'annoncait que miseres et souffrances. J'avais deja remarque, dans le
meme jardin, sa redingote rapee qui se boutonnait jusqu'au menton, son
feutre deforme que jamais brosse n'avait brosse, ses cheveux longs comme
un saule, et peignes comme des broussailles, ses mains decharnees,
pareilles a des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine et
maladive, qu'effilait "une barbe nazareenne; et mes conjectures
l'avaient charitablement range parmi ces artistes au petit-pied, joueurs
de violon et peintres de portraits, qu'une faim irrassasiable et
une soif inextinguible condamnent a courir le monde sur la trace du
Juif-errant." Nous vimes simplement alors un grand et maigre jeune
homme de vingt et un ans, au teint jaune et brun, aux petits yeux
noirs tres-vifs, a la physionomie narquoise et fine sans doute, un peu
chafouine peut-etre, au long rire silencieux. Il semblait timide ou
plutot sauvage. Nous le connaissions a l'avance, et nous crumes d'abord
l'avoir apprivoise. Il nous recita, sans trop se faire prier, et d'une
voix sautillante, quelques-unes de ses petites ballades en prose, dont
le couplet ou le verset exact simulait assez bien la cadence d'un
rhythme: on en a eu l'application, depuis, dans le livre traduit des
_Pelerins polonais_ et dans les _Paroles d'un Croyant_. Bertrand nous
recita, entre autres, la petite drolerie gothique que voici, laquelle se
grava a l'instant dans nos memoires, et qui etait comme un avant-gout en
miniature du vieux Paris considere magnifiquement du haut des tours de
Notre-Dame:

LE MACON.

LE MAITRE MACON:--"Regardez ces bastions, ces contre-forts: on les
dirait construits pour l'eternite."

(Schilleb.--_Guillaume Tell_.)

Le macon Abraham Knupfer chante, la truelle a la main, dans les airs
echafaude, si haut que, lisant les vers gothiques du bourdon, il nivelle
de ses pieds et l'eglise aux trente arcs-boutants et la ville aux trente
eglises.

Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau des ardoises dans l'abime
confus des galeries, des fenetres, des pendentifs, des clochetons, des
tourelles, des toits et des charpentes, que tache d'un point gris l'aile
echancree et immobile du tiercelet.

Il voit les fortifications qui se decoupent en etoile, la citadelle qui
se rengorge comme une geline dans un tourteau, les cours des palais ou
le soleil tarit les fontaines, et les cloitres des monasteres ou l'ombre
tourne autour des piliers.

Les troupes imperiales se sont logees dans le faubourg. Voila qu'un
cavalier tambourine la-bas. Abraham Knupfer distingue son chapeau a
trois cornes, ses aiguillettes de laine rouge, sa cocarde traversee
d'une ganse, et sa queue nouee d'un ruban.

Ce qu'il voit encore, ce sont des soudards qui, dans le parc empanache
de gigantesques ramees, sur de larges pelouses d'emeraude, criblent de
coups d'arquebuse un oiseau de bois fiche a la pointe d'un mai.

Et le soir, quand la nef harmonieuse de la cathedrale s'endormit couchee
les bras en croix, il apercut de l'echelle, a l'horizon, un village
incendie par des gens de guerre, qui flamboyait comme une comete dans
l'azur."

On aura remarque la precision presque geometrique des termes et
l'exquise curiosite pittoresque du vocabulaire. Tout cela est vu
et saisi a la loupe. De telles imagettes sont comme le produit du
daguerreotype en litterature, avec la couleur en sus. Vers la fin de
sa vie, l'ingenieux Bertrand s'occupait beaucoup, en effet, du
daguerreotype et de le perfectionner. Il avait reconnu la un procede
analogue au sien, et il s'etait, mis a courir apres.

Mais alors de telles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux
gothiques de l'artiste dijonnais pouvait surtout sembler a l'avance une
ciselure habilement faite, une moulure enjolivee et savante, destinee
a une cathedrale qui etait en train de s'elever. Ou encore c'etait le
peintre en vitraux qui coloriait et peignait ses figures par parcelles,
en attendant que la grande rosace fut montee.

Bertrand nourrissait a cette epoque d'autres projets plus etendus, et
il n'entendait que preluder ou peloter, comme on dit, par ces sortes de
_bambochades_. Ses amis de Dijon se flattaient de voir bientot paraitre
de lui quelque roman historique qui aurait remue leur chere Bourgogne.
Mais ces longs efforts suivis n'allaient pas a son haleine, et, comme
tant d'organisations ardentes et fines, c'est dans le prelude et dans
l'escarmouche qu'il s'est consume. Singuliere, insaisissable nature,
que les gens du monde auraient peine a comprendre et que les artistes
reconnaitront bien! Reveur, capricieux, fugitif ou plutot fugace, un
rien lui suffit pour l'attarder ou le devoyer. Tantot a l'ombre, le long
des rues solitaires, on l'eut rencontre rodant et filant d'un air de
Pierre Gringoire,

  Comme un poete qui prend des vers a la pipee.

Tantot, les coudes sur la fenetre de sa mansarde, on l'eut surpris par
le trou de la serrure causant durant de longues heures avec la pale
giroflee du toit. Il avait plus d'un rapport, en ces moments, avec le
peintre paysagiste La Berge, mort d'epuisement sur une herbe ou sur une
mousse. Mais Bertrand ne s'en tenait pas la, il allait, il errait. _Un
rayon l'eblouit, une goutte l'enivre_, et en voila pour des journees.

Aussi, meme en ces mois de courte intimite, nous le perdions souvent de
vue; il disparaissait, il s'evanouissait pour nous, pour tous, pour ses
amis de Dijon, auxquels il ne pouvait plusse decider a ecrire. Dans une
lettre du 2 mai 1829, que nous avons sous les yeux, Charles Brugnot
lui en faisait reproche d'une maniere touchante, en le rappelant aux
champetres images du pays et en le provoquant a plus de confiance
et d'abandon: "Vous avez beau faire, mon cher Bertrand, je ne puis
m'accoutumer a vous laisser la-bas dans votre imprenable solitude.
Quelque obstine que soit votre silence, je l'attribue plutot a votre
souffrance morale qu'a l'oubli de ceux qui vous aiment... (Et apres
quelques conjectures sur la vie de Paris:) En revanche, mon cher
Bertrand, nous avons des promenades a travers champs qui valent
peut-etre les soirees d'Emile Deschamps. Nous avons les pechers tout
roses sur la cote, et les pruniers, les cerisiers, les pommiers, "tout
blancs, tout roses, tout embaumes, ou le rossignol chante; la verdure
des premiers bles, qui cache l'alouette tombee des nues, et la solitude
de nos _Combes_ qui verdissent et gazouillent. Je voudrais vous
apporter ici sur des ailes d'hirondelle, vous deposer a Gouville; la se
trouveraient votre mere, votre jolie soeur, deux ou trois de vos amis.
Nous dejeunerions sur l'herbe fraiche, nous irions errant tout le jour
sur la verdure des bois et des champs; et puis, le soir, vous auriez
vos ailes d'hirondelle qui vous reporteraient a votre case de Paris. Ce
serait le reveil apres un doux songe.--N'est-ce pas que vous donneriez
bien huit jours de Paris pour une journee comme celle-la?

"A defaut de promenades, ayons donc des lettres. Retrouvons-nous dans
nos lettres. Les indifferents decouragent; les coeurs connus remettent
de la chaleur et de la vie dans ceux de leurs amis, quand ils se
touchent. Un livre qui connaissait l'homme a dit: _Voe soli!_ Ne vous
consumez pas ainsi de tristesse et d'amertume, mon cher Bertrand. Pensez
a nous, ecrivez-nous, vous serez soulage!"

Ces bonnes paroles l'atteignaient, le touchaient sans doute, mais ne le
corrigeaient pas. Il souffrait de ce mal vague qui est celui du siecle,
et qui se compliquait pour lui des circonstances particulieres d'une
position genee. Un moment, la Revolution de Juillet parut couper court a
son anxiete, et ouvrir une carriere a ses sentiments moins contraints;
il l'avait accueillie avec transport, et nous le retrouvons a Dijon,
durant les deux annees qui suivent, prenant, a cote de son ami Brugnot
et meme apres sa mort, une part active et, pour tout dire, ardente, au
_Patriote de la Cote-d'Or_. Le reveil ne fut que plus rude; ce _coup de
collier_ en politique l'avait mis tout hors d'haleine; l'artiste en lui
sentait le besoin de respirer. Par malheur, la litterature elle-meme
avait fait tant soit peu naufrage dans la tempete, et si Bertrand avait
recherche de ce cote la place du doux nid melodieux, il ne l'aurait plus
trouvee. Mais il ne parait pas s'etre soucie de renouer les anciennes
relations; le hasard seul nous le fit rencontrer une ou deux fois en ces
dix annees; il s'evanouissait de plus en plus.

Que faisait-il? a quoi revait-il? Aux memes songes sans doute, aux
eternels fantomes que, par contraste avec la realite, il s'attachait
a ressaisir de plus pres et a embellir. Il avait repris ses bluettes
fantastiques; il les caressait, les remaniait en mille sens, et en
voulait composer le plus mignon des chefs-d'oeuvre. On sait, dans
l'antique eglogue, le joli tableau de cet enfant qui est tout occupe a
cueillir des brins de jonc et a les tresser ensemble, pour en faconner
une cage a mettre des cigales. Eh bien! Bertrand etait un de ces
preneurs de cigales; et pour entiere ressemblance, comme ce petit berger
de Theocrite, il ne s'apercut pas que durant ce temps le renard lui
mangeait le dejeuner.

"ITEM, _il faut vivre_," comme le repetait souvent un poete notaire de
campagne que j'ai connu. La vie materielle revenait chaque jour avec
ses exigences, et, si sobres, si modiques que fussent les besoins de
Bertrand, il avait a y pourvoir. Je ne suivrai point le pauvre poete en
peine dans la quantite de petits journaux oublies auxquels, ca et la, il
payait et demandait l'obole. Un drame fantastique, ou, comme il l'avait
intitule, un _drame-ballade_, fut presente par lui a M. Harel, directeur
de la Porte-Saint-Martin, qui exprima le regret de ne pouvoir l'adaptera
son theatre. Un moment il sembla que l'existence de Bertrand allait se
regler: il devint secretaire de M. le baron Roederer, qui connaissait de
longue main sa famille, et qui eut pour lui des bontes. Mais Bertrand,
a ce metier du reve, n'avait guere appris a se trouver capable d'un
assujettissement regulier. Et puis, lui rendre service n'etait pas
chose si facile. Content de peu et avide de l'infini, il avait une
reconnaissance extreme pour ce qu'on lui faisait ou ce qu'on lui voulait
de bien; on aurait dit qu'il avait hate d'en emporter le souvenir ou
d'en respecter l'esperance, et au moindre pretexte commode, au moindre
coin propice, saluant sans bruit et la joie dans le coeur, il fuyait:

  J'esquive doucement et m'en vais a grands pas,
  La queue en loup qui fuit, et les yeux contre-bas,
  Le coeur sautant de joie et triste d'apparence[170]....

[Note 170: Mathurin Regnier, satire VIII.]

A travers cela il avait trouve, chose rare! et par la seule piperie
de son talent, un editeur. Eugene Renduel avait lu le manuscrit des
_Fantaisies de Gaspard_, y avait pris gout, et il ne s'agissait plus que
de l'imprimer. Mais l'editeur, comme l'auteur, y desirait un certain
luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet. Bref on attendit,
et le manuscrit paye, modiquement paye, mais enfin ayant trouve maitre,
continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand, une
fois l'affaire conclue et le denier touche, s'en etait alle selon
sa methode, se voyant deja sur velin et caressant la lueur. Un jour
pourtant il revint, et ne trouvant pas l'editeur au gite, il lui laissa
pour _memento_ gracieux la jolie piece qui suit:

A M. EUGENE RENDUEL.

SONNET.

  Quand le raisin est mur, par un ciel clair et doux,
  Des l'aube, a mi-coteau rit une foule etrange.
  C'est qu'alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
  Maitres et serviteurs, joyeux, s'assemblent tous.

  A votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous?
  Le matin vous eveille, eveillant sa voix d'ange.
  Mon compere, chacun en ce temps-ci vendange;
  Nous avons une vigne:--eh bien! vendangeons-nous?

  Mon livre est cette vigne, ou, present de l'automne,
  La grappe d'or attend, pour couler dans la tonne,
  Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.

  J'invite mes voisins, convoques sans trompettes,
  A s'armer promptement de paniers, de serpettes.
  Qu'ils tournent le feuillet: sous le pampre est le fruit.

5 octobre 1840.

Cependant, a trop attendre, sa vie frele s'etait usee, et cette poetique
gaiete d'automne et de vendanges ne devait pas tenir. Une premiere fois,
se trouvant pris de la poitrine, il etait entre a la Pitie dans
les salles de M. Serres, sans en prevenir personne de ses amis; la
delicatesse de son coeur le portait a epargner de la sorte a sa modeste
famille des soins difficiles et un spectacle attristant. Durant les huit
mois qu'il y resta, il put voir souvent passer M. David le statuaire,
qui allait visiter un jeune eleve malade. M. David avait de bonne heure,
des 1828, concu pour le talent de Bertrand la plus haute, la plus
particuliere estime, et il etait destine a lui temoigner l'interet
supreme. Bertrand lui a, depuis, avoue l'avoir reconnu de son lit; mais
il s'etait couvert la tete de son drap, en rougissant. Apres une espece
de fausse convalescence, il retomba de nouveau tres-malade, et dut
entrer a l'hospice Necker vers la mi-mars 1841. Mais, cette fois, sa
fierte vaincue ceda aux sentiments affectueux, et il appela aupres de
son lit de mort l'artiste eminent et bon, qui, durant les six semaines
finales, lui prodigua d'assidus temoignages, recueillit ses paroles
fievreuses et transmit ses volontes dernieres. Bertrand mourut dans l'un
des premiers jours de mai. M. David suivit seul son cercueil; c'etait la
veille de l'Ascension; un orage effroyable grondait; la messe mortuaire
etait dite, et le corbillard ne venait pas. Le pretre avait fini par
sortir; l'unique ami present gardait les restes abandonnes. Au fond de
la chapelle, une soeur de l'hospice decorait de guirlandes un autel pour
la fete du lendemain.

L'humble nom, du moins, subsistera desormais autre part encore que sur
la croix de bois du cimetiere de Vaugirard, ou le meme ami l'a fait
tracer. C'est le manuscrit exactement prepare par l'auteur pour
l'impression, qui, retire, moyennant accord, des mains du premier
editeur, se publie aujourd'hui a Angers sous des auspices fideles; cette
resurrection eveillera dans la patrie dijonnaise plus d'un echo. Je n'ai
pas a entrer ici dans le detail du volume; je n'ai fait autre chose que
le caracteriser par tout ceci, en racontant l'homme meme: depuis la
pointe des cheveux jusqu'au bout des ongles, Bertrand est tout entier
dans son _Gaspard de la Nuit_. Si j'avais a choisir entre les pieces
pour achever l'idee du portrait, au lieu des joujoux gothiques deja
indiques, au lieu des tulipes hollandaises et des miniatures sur email
de Japon qui ne font faute, je tirerais de preference, du sixieme livre
intitule _les Silves_, les trois pages de nature et de sentiment, _Ma
Chaumiere, Sur les Rochers de Chevremorte, et Encore un Printemps_. La
premiere doit etre d'avant 1830, lorsqu'avec un peu de complaisance on
se permettait encore de rever un roi suzerain en son Louvre; les deux
autres portent leur date et nous rendent avec une grace exquise le
tres-proche reflet d'une realite douloureuse. Les voici donc, et avec
leurs epigraphes, pompon en tete; quand on cite le minutieux auteur, il
y aurait conscience de rien oublier.

MA CHAUMIERE.

    En automne, les grives viendraient s'y reposer, attirees par les
    baies au rouge vif du sorbier des oiseleurs.

    (Le baron R. MONTHERME.)

    Levant ensuite les yeux, la bonne vieille vit comme la bise
    tourmentait les arbres et dissipait les traces des corneilles qui
    sautaient sur la neige autour de la grange.

    (Le poete allemand Voss.--Idylle XIII.)

    Ma chaumiere aurait, l'ete, la feuillee des bois pour parasol, et
    l'automne, pour jardin, au Lord de la fenetre, quelque mousse qui
    enchasse les perles de la pluie, et quelque giroflee qui fleure
    l'amande.

    Mais l'hiver, quel plaisir, quand le matin aurait secoue ses
    bouquets de givre sur mes vitres gelees, d'apercevoir bien loin, a
    la lisiere de la foret, un voyageur qui va toujours s'amoindrissant,
    lui et sa monture, dans la neige et dans la brume!

    Quel plaisir, le soir, de feuilleter, sous le manteau de la cheminee
    flambante et parfumee d'une bourree de genievre, les preux et
    les moines des chroniques, si merveilleusement portraits qu'ils
    semblent, les uns jouter, les autres prier encore!

    Et quel plaisir, la nuit, a l'heure douteuse et pale qui precede le
    point du jour, d'entendre mon coq s'egosiller dans le gelinier et le
    coq d'une ferme lui repondre faiblement, sentinelle lointaine juchee
    aux avant-postes du village endormi!

    Ah! si le roi nous lisait dans son Louvre,--o ma Muse inabritee
    contre les orages de la vie,--le seigneur suzerain de tant de fiefs
    qu'il ignore le nombre de ses chateaux, ne nous marchanderait pas
    une pauvre chaumine!


SUR LES ROCHERS DE CHEVREMORTE[171].

[Note 171: A une demi-lieue de Dijon.]

    Et moi aussi j'ai ete dechire par les epines de ce desert, et j'y
    laisse chaque jour quelque partie de ma depouille.

    (_Les Martyrs_, livre X.)

Ce n'est point ici qu'on respire la mousse des chenes et les bourgeons
du peuplier, ce n'est point ici que les brises et les eaux murmurent
d'amour ensemble.

Aucun baume, le matin apres la pluie, le soir aux heures de la rosee; et
rien, pour charmer l'oreille, que le cri du petit oiseau qui quete un
brin d'herbe.

Desert qui n'entends plus la voix de Jean-Baptiste! Desert que
n'habitent plus ni les ermites ni les colombes!

Ainsi mon ame est une solitude ou, sur le bord de l'abime, une main a la
vie et l'autre a la mort, je pousse un sanglot desole.

Le poete est comme la giroflee qui s'attache frele et odorante au
granit, et demande moins de terre que de soleil.

Mais, helas! je n'ai plus de soleil, depuis que se sont fermes les yeux
si charmants qui rechauffaient mon genie!

22 Juin 1832.

ENCORE UN PRINTEMPS.

    Toutes les pensees, toutes les passions qui agitent le coeur mortel
    sont les esclaves de l'amour. (COLERIDGE.)

    Encore un printemps,--encore une goutte de rosee qui se bercera un
    moment dans mon calice amer, et qui s'en echappera comme une larme.

    O ma jeunesse! tes joies ont ete glacees par les baisers du temps,
    mais tes douleurs ont survecu au temps qu'elles ont etouffe sur leur
    sein.

    Et vous qui avez parfile la soie de ma vie, o femmes! s'il y a eu
    dans mon roman d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est pas moi,
    quelqu'un de trompe, ce n'est pas vous!

    O printemps! petit oiseau de passage, notre hote d'une saison, qui
    chantes melancoliquement dans le coeur du poete et dans la ramee du
    chene!

    Encore un printemps,--encore un rayon du soleil de mai au front du
    jeune poete, parmi le monde, au front du vieux chene parmi les bois!

Paris, 11 mai 1836.


Que conclure, en finissant, de cette infortune de plus ajoutee a tant
d'autres pareilles, et y a-t-il quelque chose a conclure? Faut-il
pretendre, par ces tristes exemples, corriger les poetes, les guerir de
la poesie; et pour eux, natures etranges, le charme du malheur raconte
n'est-il pas plutot un appat? Constatons seulement, et pour que les
moins entraines y reflechissent, constatons la lutte eternelle, inegale,
et que la societe moderne, avec ses industries de toute sorte, n'a fait
que rendre plus dure. La fable antique parle d'un berger ou chevrier,
Comatas, qui, pour avoir trop souvent sacrifie de ses chevres aux Muses,
fut puni par son maitre et enferme dans un coffre ou il devait mourir de
faim; mais les abeilles vinrent et le nourrirent de leur miel. Et quand
le maitre, quelques temps apres, ouvrit le coffre, il le trouva vivant
et tout entoure des suaves rayons. De nos jours, trop souvent aussi,
pour avoir voulu sacrifier imprudemment aux Muses, on est mis a la gene
et l'on se voit pris comme dans le coffre; mais on y reste brise, et les
abeilles ne viennent plus.

Juillet 1842.



LE COMTE DE SEGUR.

Les ecrivains polygraphes sont quelquefois difficiles a classer;
s'ils se sont repandus sur une infinite de genres et de sujets, sur
l'histoire, la politique du jour, la poesie legere, les essais de
critique et les jeux du theatre, on cherche leur centre, un point de vue
dominant d'ou l'on puisse les saisir d'un coup d'oeil et les embrasser.
Quelquefois ce point de vue manque; le jugement qu'on porte sur eux
s'etend alors un peu au hasard et demeure disperse comme leur vie et les
productions memes de leur plume. Mais on est heureux lorsqu'a travers
cette variete d'emplois et de talents on arrive de tous les cotes,
on revient par tous les chemins au moraliste et a l'homme, a une
physionomie distincte et vivante qu'on reconnait d'abord et qui sourit.

C'est ce qui doit nous rassurer aujourd'hui que nous avons a parler de
M. de Segur. Sa longue vie, traversee de tant de vicissitudes, serait
interessante a coup sur, peu aisee pourtant a derouler dans son etendue
et a rassembler: lui-meme, en la racontant, il s'est arrete apres
la periode brillante de sa jeunesse. Ses ouvrages litteraires sont
nombreux, divers, nes au gre des mille circonstances: ses oeuvres dites
completes ne les renferment pas tout entiers. Mais a travers tout, ce
qui importe le plus, l'homme est la pour nous guider et nous rappeler;
il reparait en chaque ouvrage et dans les intervalles avec sa nature
expressive et bienveillante, avec son esprit net, judicieux et fin, son
tour affectueux et leger, sa morale perpetuelle, touchee a peine, cette
philosophie aimable de tous les instants qui repand sa douce teinte sur
des fortunes si differentes, et qui fait comme l'unite de sa vie.

Ses _Memoires_ nous le peignent a ravir durant les quinze dernieres
annees de l'ancienne monarchie jusqu'a l'heure ou eclata la Revolution
de 89. Ne en 1753, il avait vingt ans a l'avenement de Louis XVI au
trone. Lui, le vicomte de Segur son frere, La Fayette, Narbonne, Lauzun,
et quelques autres, ils etaient ce que Fontanes appelait les _princes
de la jeunesse_. C'est toujours une belle chose d'avoir vingt ans; mais
c'est chose doublement belle et heureuse de les avoir au matin d'un
regne, au commencement d'une epoque, de se trouver du meme age que son
temps, de grandir avec lui, de sentir harmonie et accord dans ce qui
nous entoure. Avoir vingt ans en 1800, a la veille de Marengo, quel
ideal pour une ame heroique! avoir vingt ans en 1774, quand on tenait
a Versailles et a la cour, c'etait moins grandiose, mais bien flatteur
encore: on avait la devant soi quinze annees a courir d'une vive,
eblouissante et fabuleuse jeunesse.

M. de Segur nous fait toucher en mainte page de ses _Memoires_ la
reunion de circonstances favorables qui rendait comme unique dans
l'histoire ce moment d'illusion et d'esperance. La litterature du XVIIIe
siecle avait ete presque en entier consacree a etablir dans l'opinion
les droits des peuples, a retrouver et a promulguer les titres du genre
humain. Les classes privilegiees avaient, les premieres, accepte avec
ardeur ces doctrines grandissantes qui les atteignaient si directement:
c'etait generosite a elles, et l'on aime en France a etre genereux. La
jeune noblesse, en particulier, se piquait de marcher en avant et de
sacrifier de plein gre ce que nul, en fait, ne lui contestait a cette
heure et ce que cette bonne grace en elle relevait singulierement. Elle
manifestait son adoption des idees nouvelles par toutes sortes d'indices
plus ou moins frivoles, par l'anglomanie dans les modes, par la
simplicite du _frac_ et des costumes: "Consacrant tout notre temps, dit
M. de Segur, a la societe, aux fetes, aux plaisirs, aux devoirs peu
assujettissants de la cour et des garnisons, nous jouissions a la fois
avec incurie, et des avantages que nous avaient transmis les anciennes
institutions, et de la liberte que nous apportaient les nouvelles
moeurs: ainsi ces deux regimes flattaient egalement, l'un notre vanite,
l'autre nos penchants pour les plaisirs.

"Retrouvant dans nos chateaux, avec nos paysans, nos gardes et nos
baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir feodal, jouissant a
la cour et a la ville des distinctions de la naissance, eleves par notre
nom seul aux grades superieurs dans les camps, et libres desormais de
nous meler sans faste et sans entraves a tous nos concitoyens pour
gouter les douceurs de l'egalite plebeienne, nous voyions s'ecouler ces
courtes annees de notre printemps dans un cercle d'illusions et dans une
sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n'avait ete destine qu'a
nous. Liberte, royaute, aristocratie, democratie, prejuges, raison,
nouveaute, philosophie, tout se reunissait pour rendre nos jours
heureux, et jamais reveil plus terrible ne fut precede par un sommeil
plus doux et par des songes plus seduisants."

Ainsi on ne se privait de rien en cet age d'or rapide; on etait aisement
prodigue de ce qu'on n'avait pas perdu encore; on cumulait legerement
toutes les fleurs. Les gentilshommes faisaient comme ces princes qui se
donnent les agrements de l'_incognito_, certains d'etre d'autant plus
reconnus et honores. Au sortir d'un duel ou l'on avait blesse un ami,
on arrivait au dejeuner de l'abbe Raynal pour y guerroyer contre les
prejuges; on etait le soir du quadrille de la Reine apres avoir joui
d'une matinee patriarcale de Franklin; on courait se battre en Amerique,
et l'on en revenait colonel, pour assister au triomphe des montgolfieres
ou aux baquets de Mesmer, et mettre le tout en vaudeville et en chanson.

Ce qu'il faut se hater de dire a la louange de ces hommes aimables, de
ces courtisans-philosophes si elegants et si accomplis, c'est que,
quand vinrent les epreuves serieuses, ils ne se trouverent pas trop
au-dessous: la fortune eut beau s'armer de ses foudres et de ses orages,
elle echoua le plus souvent contre leur humeur. On sait l'attitude
inalterable de Lauzun au pied de l'echafaud, celle de Narbonne au milieu
des rigueurs fameuses de cette retraite glacee. Sans avoir eu a se
mesurer a ces conjonctures tout a fait extremes, les deux freres
Segur, le comte et le vicomte, avec les nuances particulieres qui les
distinguaient, surent garder, eux aussi, leur bonne grace et toutes
leurs qualites d'esprit, plume en main, dans l'adversite.

Ce que ne garderent pas moins, en general, les personnages de cette
epoque et de ce rang qui survecurent et dont la vieillesse honoree s'est
prolongee jusqu'a nous, c'est une fidelite remarquable, sinon a tous les
principes, du moins a l'esprit des doctrines et des moeurs dont s'etait
imbue leur jeunesse; c'est le don de sociabilite, la pratique affable,
tolerante, presque affectueuse, vraiment liberale, sans ombre de
misanthropie et d'amertume, une sorte de confiance souriante et deux
fois aimable apres tant de deceptions, et ce trait qui, dans l'homme
excellent dont nous parlons, formait plus qu'une qualite vague et etait
devenu le fond meme du caractere et une vertu, la bienveillance.

Mais ne devancons point les temps; nous sommes a ces annees d'avant la
Revolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles.
Pour M. de Segur, cette epoque peut se partager en deux moities separees
par la guerre d'Amerique. A son retour, il entre dans la vie deja
serieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu'alors il n'avait fait
qu'entremeler avec agrement les camps et la cour, cultiver la
litterature legere, et arborer les gouts de son age, non sans profiter
vivement de toutes les occasions de s'eclairer ou de se murir au sein de
ces inappreciables societes d'alors, qu'il appelle si bien des ecoles
brillantes de civilisation. C'est ce serieux dissimule sous des formes
aimables qui en faisait le charme principal, et dont le secret s'est
perdu depuis. On en retrouve le regret en meme temps que l'expression en
plus d'une page des _Memoires_ de M. de Segur; car combien, sous cette
plume facile, d'apercus historiques profonds et vrais! Le lecteur amuse
qui court est tente de n'en pas saisir toute la reflexion, tant cela est
dit aisement.

M. de Segur, au retour de sa campagne d'Amerique, rapportait en
portefeuille une tragedie en cinq actes de _Coriolan_, qu'il avait
composee dans la traversee a bord du _Northumberland_ et qui fut jouee
ensuite par ordre de Catherine sur le theatre de l'Ermitage. Quelques
contes, des fables, de jolies romances, de gais couplets, lui avaient
deja valu les encouragements du duc de Nivernais, du chevalier de
Bouflers, et les conseils de Voltaire lui-meme, au dernier voyage du
grand poete a Paris. Ce gracieux bagage de famille et de societe[172]
offrait a la fin son etiquette et comme son cachet dans une spirituelle
approbation et un privilege en parodie qui etaient censes emaner de la
jeune epouse de l'auteur, petite-fille d'un illustre chancelier:

[Note 172: Une partie se trouve dans les _Melanges_, et le reste dans
le _Recueil de Famille_, volume qui n'a eu qu'une demi-publicite.]

  D'Aguesseau de Segur, par la grace d'amour,
  L'ornement de Paris, l'ornement de la cour,
  A tous les gens a qui nous avons l'art de plaire,
  C'est-a-dire a tous ceux que le bon gout eclaire,
  Salut, honneur, plaisir, richesse et volupte,
  Presque point de raison et beaucoup de sante!
  Notre epoux trop enclin a la metromanie, etc., etc.
  ............................................
  A ces causes voulant bien traiter l'exposant,
  ............................................
  Nous defendons a tous confiseurs, patissiers,
  Marchands de beurre ainsi qu'a tous les epiciers,
  De rien envelopper jamais dans cet ouvrage,
  Quoiqu'a vrai dire il soit tout propre a cet usage;
  Ou bien paieront dix fois ce qu'alors il vaudra,
  Modique chatiment qui nul ne ruinera.
  Voulons que le precis du present privilege
  Soit ecrit a la fin du livre qu'il protege;
  Que l'on y fasse foi comme a l'original,
  Et que les gens de bien n'en disent point de mal.
  Ordonnons a celui de nos gens qui sait lire
  De bien executer ce que l'on vient d'ecrire;
  De soutenir partout prose, vers et couplets,
  Nonobstant les clameurs, nonobstant les sifflets:
  Tel est notre plaisir et telle est notre envie.
  Fait dans notre boudoir, bureau digne d'envie,
  Le premier jour de l'an sept cent quatre-vingt-un,
  Et de nos ans un peu plus que le vingt et un.

  Signe d'Aguesseau, comtesse de Segur.

  Et plus bas, Laure de Segur.

  (C'etait la fille de l'auteur, agee alors de moins de trois ans.)

Pourtant les depeches ecrites par M. de Segur durant sa campagne
d'Amerique avaient donne de sa prudence et de sa finesse d'observation
une assez haute idee, pour qu'au retour M. de Vergennes songeat a
le demander au marechal son pere, et a le lancer activement dans la
carriere des negociations. Le poste qu'on lui destinait au debut etait
des plus importants: il s'agissait de representer la France aupres de
l'imperatrice Catherine. Les etudes serieuses et positives auxquelles
dut se livrer a l'instant le jeune colonel devenu diplomate,
temoignaient des ressources de son esprit et marquerent pour lui
l'entree des annees laborieuses. Ces annees furent bien brillantes
encore durant tout le cours de cette ambassade, ou il sut se concilier
la faveur de l'illustre souveraine et servir efficacement les interets
de la France. Profitant de l'aigreur naissante qu'excitait contre les
Anglais la politique toute prussienne et electorale de leur roi, usant
avec adresse de l'acces qu'il s'etait ouvert dans l'esprit du prince
Potemkin, il parvint a signer, vers les premiers jours de l'annee 1787,
avec les ministres russes, un traite de commerce qui assurait a
la France tous les avantages dont jusqu'alors les Anglais avaient
exclusivement joui. Ce succes fut, en quelque sorte, personnel a M. de
Segur, qui, dans ses _Memoires_ et dans ses divers ecrits, a pu s'en
montrer fier a bon droit. Efface a son arrivee par les ministres
d'Angleterre et d'Allemagne, il n'avait du qu'a lui-meme, a cet heureux
accord de decision et de bonne grace qui ne se rencontre qu'aux
meilleurs moments, de se conquerir de plain-pied une consideration dont
l'effet s'etendit par degres jusque sur ses demarches politiques. Si
quelque interet s'attache aujourd'hui pour nous a cette negociation, il
tient tout entier, on le concoit, a la facon dont le negociateur nous
la raconte, et au jeu subtil des mobiles qu'il nous fait toucher. La
bizarrerie capricieuse du prince Potemkin ne fut pas le moindre ressort
au debut de cette petite comedie. Il etait grand questionneur, se
piquant fort d'erudition, surtout en matiere ecclesiastique. Ce faible
une fois decouvert, M. de Segur n'avait qu'a le mettre sur son sujet
favori, qui etait l'origine et les causes du schisme grec, et,
l'entendant patiemment discourir durant des heures entieres sur les
conciles oecumeniques, il faisait chaque jour de nouveaux progres dans
sa confiance. Les autres personnages de la cour ne sont pas moins
agreablement dessines. "En s'etendant un peu longuement sur ce sejour
en Russie, ecrivions-nous il y a plus de quinze ans deja, lors de
l'apparition des _Memoires_, l'auteur ou mieux le spirituel causeur a
cede sans doute a plus d'un attrait: la ou lui-meme a rencontre tant de
plaisirs et de faveurs qu'il se plait a redire, d'autres qui lui sont
chers ont recueilli dans les dangers d'assez glorieux sujets a celebrer.
Il y a dans ce rapprochement de famille de quoi faire naitre plus
d'une idee et sur la difference des epoques et sur celle des manieres
litteraires. En se rappelant les eloquents, les genereux recits du fils,
on aime a y associer par comparaison les merites qui recommandent ceux
du pere, la mesure insensible du ton, ce style d'un choix si epure,
d'une aristocratie si legitime, et toute cette physionomie, si rare
de nos jours, qui caracterise dans les lettres la posterite, prete a
s'eteindre, des Chesterfield, des Nivernais, des Bouflers[173]."

[Note 173: _Globe_, 16 mai 1826.]

_Prete a s'eteindre!_ ainsi pouvions-nous ecrire il y a quelques annees
encore. Le temps depuis a fait un pas, et cette posterite derniere est a
jamais eteinte aujourd'hui.

Une partie interessante des _Memoires_ de M. de Segur est consacree aux
details du voyage en Crimee ou l'ambassadeur de France eut l'honneur
d'accompagner Catherine. Ce voyage romanesque et meme mensonger, tout
rempli d'illusions et de prestiges, eut des resultats positifs et des
effets historiques. Potemkin n'avait songe, en le combinant, qu'a ses
interets de favori; il voulait, a l'aide de cette marche triomphale,
enlever sa souveraine a ses rivaux, la fasciner et l'enorgueillir par le
spectacle d'une puissance imaginaire, l'_enguirlander_, c'est bien le
mot, je crois. Mais ce motif unique et tout particulier ne fut pas
compris de loin ni meme de pres; on en supposa d'autres plus graves. Les
cabinets etrangers, et meme les ambassadeurs qui etaient de la partie,
crurent voir des intentions menacantes sous ces airs de fete, et a force
de craindre une agression des Russes contre la Porte, on la fit naitre a
l'inverse de la part de celle-ci. M. de Segur sait nous interesser a
ce jeu dont il nous montre au doigt point par point le dessous; il
en ranime a ravir dans son recit le divertissement et les mille
circonstances.

Est-ce avant, est-ce apres ce voyage, qu'il eut a poser lui-meme
une limite dans les degres de cette faveur personnelle qu'il avait
ambitionnee aupres de l'illustre souveraine, faveur precieuse et qu'il
ne voulait pourtant pas epuiser? Je crois bien que ce fut avant le
voyage et dans l'ete qui preceda la signature de son traite de commerce.
On sait que la glorieuse imperatrice n'avait pas seulement des pensees
hautes, et qu'elle conserva jusqu'au bout le don des caprices legers.
Aimable, jeune, empresse de plaire, il etait naturel que M. de Segur
traversat a un moment l'idee auguste et mille fois conquerante.
Lorsqu'on le questionnait en souriant la-dessus, il repondait par un
de ces recits qui ne font qu'effleurer. Il avait ete invite par
l'imperatrice a l'une des residences d'ete, Czarskozelo ou toute autre,
et divers indices, jusqu'au choix de l'appartement qu'on lui avait
assigne, semblaient annoncer ce qu'avec les reines il est toujours un
peu plus difficile de comprendre. Or M. de Segur, charge d'une mission
delicate qui etait en bonne voie, tenait apparemment a y reussir sans
qu'on put attribuer son succes a une habilete trop en dehors de la
politique. Il avait de plus quelques autres raisons sans doute, comme
on peut supposer qu'en suggere aisement la morale ou la jeunesse. Mais
comment avertir a temps et avec convenance une fantaisie imperieuse
qui d'ordinaire marchait assez droit a son but? Comment conjurer sans
offense cette bonne grace imminente et son charme menacant? Chaque
apres-midi, a une certaine heure, dans les jardins, l'imperatrice
faisait sa promenade reguliere: deux allees paralleles etaient separees
par une charmille; elle arrivait d'ordinaire par l'une et revenait par
l'autre. Un jour, a cette heure meme de la promenade imperiale, M. de
Segur imagina de se trouver dans la seconde des allees au moment du
detour, et de ne pas s'y trouver seul, mais de se faire apercevoir,
comme a l'improviste, prenant ou recevant une legere, une tres-legere
marque de familiarite d'une des jolies dames de la cour qu'il n'avait
sans doute pas mise dans le secret.--Au diner qui suivit, le front de
Semiramis apparut tout charge de nuages et silencieux; vers la fin,
s'adressant au jeune ambassadeur, elle lui fit entendre que ses gouts
brillants le rappelaient dans la capitale, et qu'il devait supporter
impatiemment les ennuis de cette retraite monotone. A quelques
objections qu'il essaya, elle coupa court d'un mot qui indiquait sa
volonte.--M. de Segur s'inclina et obeit; mais lorsqu'il revit ensuite
l'imperatrice, toute bouderie avait disparu: la souveraine et la
personne superieure avaient triomphe de la femme. C'est plus que n'en
faisaient aux temps heroiques les deesses elles-memes: _Spretoeque
injuria formoe_[174].

[Note 174: S'il est vrai, comme on l'a dit, que plus tard, les
circonstances europeennes etant changees, Catherine, pour mieux dejouer
la mission de M. de Segur a Berlin, ait envoye au roi de Prusse les
billets confidentiels dans lesquels l'ambassadeur de France avait
autrefois raille les amours de ce neveu du grand Frederic, elle ne fit
en cela sans doute que suivre les pratiques constantes d'une politique
peu scrupuleuse; mais elle put bien y meler aussi tout bas le plaisir
de se venger d'un ancien dedain. Il y a de, ces retours tardifs de
l'amour-propre blesse.]

Lorsque M. de Segur rentra dans sa patrie apres cinq annees d'absence,
la Revolution de 89 venait d'eclater: un autre ordre d'evenements et de
conjonctures s'ouvrait au milieu de bien des esperances deja compromises
et de bien des craintes deja justifiees. Pour la plupart des hommes de
la periode precedente, les reves eblouissants allaient s'evanouir; les
rivages d'Utopie et d'Atlantide s'enfuyaient a l'horizon: les voyages
en Crimee etaient termines. Les _Memoires_ de M. de Segur finissent la
aussi, comme s'il avait voulu les clore sur les derniers souvenirs de sa
belle et vive jeunesse. Son role pourtant en ces annees agitees ne fut
pas inactif; il suivit honorablement la ligne constitutionnelle
ou plusieurs de ses amis le precedaient. Nomme au mois d'avril 91
ambassadeur extraordinaire a Rome en remplacement du cardinal de Bernis,
la querelle flagrante avec le Saint-Siege l'empecha de se rendre a sa
destination. Il refusa bientot le ministere des affaires etrangeres qui
lui fut offert a la sortie de M. de Montmorin; mais il accepta de la
part de Louis XVI une mission particuliere a Berlin aupres du roi
Frederic-Guillaume. Il ne s'agissait de rien moins qu'apres les
conferences de Pilnitz, de detacher doucement le monarque prussien
de l'alliance autrichienne, et de le detourner de la guerre. Dans un
interessant ouvrage publie en 1801 sur les dix annees de regne de
Frederic-Guillaume, M. de Segur a touche les circonstances de cette
negociation delicate ou il crut pouvoir se flatter, un tres-court
moment, d'avoir reussi. Les _Memoires d'un Homme d'Etat_ sont venus
depuis eclairer d'un jour nouveau et par le cote etranger toute cette
portion longtemps voilee de la politique europeenne; les mille causes
qui dejouerent la diplomatie de M. de Segur, et qui auraient fait
echouer tout autre en sa place, y sont parfaitement definies[175]. Le
moment etait arrive ou dans ce dechainement de passions violentes et
de preventions aveugles, il n'y avait certes aucun deshonneur pour
les hommes sages, pour les esprits moderes, a se sentir inhabiles, et
impuissants.

[Note 175: _Memoires tires des papiers d'un Homme d'Etat_, t. 1, p.
180-194.--Un adversaire et sans aucun doute un ennemi personnel du
comte de Segur, Senac de Meilhan, a ecrit, a ce sujet, cette page peu
connue: "... La presomption que l'homme est porte a avoir de ses
talents et de son esprit faisait croire a plusieurs jeunes gens qu'ils
joueraient (en 1789) un role eclatent; mais la Revolution, en mettant en
quelque sorte l'homme a nu, faisait evanouir promptement cette illusion,
qu'il etait aise de se faire a l'homme de cour, a celui du grand monde,
qui se flattait d'obtenir dans l'Assemblee les memes succes que dans la
societe. Le ton, les manieres, une certaine elegance qui cache le defaut
de solidite, l'art des a-propos, tout cela se trouve sans effet au
milieu d'hommes etrangers au grand monde et habitues a reflechir. Le
comte de Segur est un exemple frappant de mediocrite demasquee, de
presomption dejouee, d'infidelite punie. Les succes qu'il avait eus dans
la societe avaient enfle son ambition, il crut avoir dans la Revolution
une occasion de s'elever promptement, et se flattant, d'etre l'oracle
de l'Assemblee, il quitta une Cour (la Cour de Russie) ou quelques
_agrements_ dans l'esprit et des connaissances en litterature lui
avaient obtenu un accueil flatteur. Il s'empressa de venir a Paris, arme
de sa tragedie de _Coriolan_, d'une douzaine de fables et de cinq a six
chansons. Madame de Stael alla au-devant du futur premier ministre,
_Jeanne Gray_ a la main, et tous deux s'electriserent en faveur de la
democratie; mais bientot le merite du comte fut apprecie a sa valeur, et
il fut trop heureux d'obtenir d'etre ministre a Berlin. Traite avec le
plus grand mepris dans cette Cour, et prive de l'espoir de jouer un role
a Paris, la mort lui parut etre sa seule ressource; mais il porta sur
lui une main mal assuree; le courage manqua a ce nouveau Caton, pour
achever... L'amour de la vie prevalut, un chirurgien fut appele, et le
comte prouva qu'il ne savait ni vivre ni mourir." Quand on a eu affaire
dans sa vie a des haines aussi cruelles et aussi envenimees que cette
page en fait supposer, on a quelque merite a n'avoir jamais pratique
qu'indulgence et bienveillance, comme l'a fait M. de Segur.]

Les evenements se precipitaient; M. de Segur et les siens demeurerent
attaches au sol de la la France lorsqu'il n'etait deja plus qu'une arene
embrasee. Son pere le marechal fut incarcere a la Force, et lui detenu
avec sa famille dans une maison de campagne a Chatenay, celle meme ou
l'on dit qu'est ne Voltaire. Le volume intitule _Recueil de Famille_
nous le montre, en ces annees de ruine, plein de serenite et de
philosophie, adonne aux vertus domestiques, egayant, des que le grand
moment de Terreur fut passe, les tristesses et les miseres des etres
cheris qui l'entouraient. Son esprit n'avait jamais plus de vivacite que
quand il servait son coeur. Chaque evenement, chaque anniversaire de
cette vie interieure etait celebre par de petites comedies, par des
vaudevilles qu'on jouait entre soi, par de gais ou tendres couplets
qui parfois circulaient au dela: quelques personnes de cette societe
renaissante se rappellent encore la chanson qui a pour titre: _les
Amours de Laure_. En meme temps, des qu'il le put, M. de Segur reprit
son role de temoin attentif aux choses publiques; de Chatenay il
accourait souvent a Paris; il voyait beaucoup Boissy-d'Anglas et les
hommes politiques de cette nuance. S'il ne fut point lui-meme a
cette epoque membre des assemblees instituees sous le regime de la
Constitution de l'an III, s'il n'eut point l'honneur de compter parmi
ceux qui, comme les Simeon, les Portalis, lutterent regulierement pour
la cause de l'ordre, de la moderation et des lois, et qui, eux aussi,
suivant une expression memorable, faisaient alors au civil leur
_Campagne d'Italie_[176], il la fit au dehors du moins et comme en
volontaire dans les journaux. Plus d'une fois, m'assure-t-on, dans les
moments d'urgence, il preta sa plume aux discours de Boissy-d'Anglas et
de ses autres amis. En 1801 enfin, il contribua au retablissement des
saines notions historiques et au redressement de l'opinion par deux
publications importantes et qui meritent d'etre rappelees.

[Note 176: _Eloge de M. Simeon_, par M. le comte Portalis, p. 24.]

_La Politique de tous les Cabinets de l'Europe_ sous Louis XV et sous
Louis XVI, contenant les ecrits de Favier et la correspondance secrete
du comte de Broglie, avait deja paru en 93; mais M. de Segur en donna
une edition plus complete, accompagnee de notes et de toutes sortes
d'additions qui en font un ouvrage nouveau ou il mit ainsi son propre
cachet. La politique exterieure de la France avait subi un changement
decisif de systeme lors du traite de Versailles (1756), au debut de
la guerre de Sept Ans: de la rivalite jusqu'alors constante avec
l'Autriche, on avait passe a une etroite alliance en haine du roi de
Prusse et de sa grandeur nouvelle. Les principaux chefs et agents de la
diplomatie secrete que Louis XV entretenait a l'insu de son ministere
etaient tres-opposes a cette alliance, selon eux decevante et infeconde,
avec le cabinet de Vienne, et ils ne cessaient de conseiller le retour
aux anciennes traditions ou la France avait puise si longtemps gloire
et influence. Ils n'avaient pour cela qu'a enumerer, comme resultats du
systeme contraire, les pertes de la derniere guerre, le partage honteux
de la Pologne, et a constater une sorte d'abaissement manifeste du
cabinet de Versailles dans les conseils de l'Europe. D'une autre part,
il etait incontestable que d'habiles ministres, tels que M. de Choiseul
et M. de Vergennes, avaient su tirer de cette situation nouvelle, l'un
par le Pacte de famille, l'autre a l'epoque de la guerre d'Amerique,
des ressources imprevues qui avaient balance les desavantages et repare
jusqu'a un certain point l'honneur de notre politique. Eleve a l'ecole
de ces deux ministres, M. de Segur oppose frequemment ses vues moderees
et judicieuses aux raisonnements un peu exclusifs du comte de Broglie
et de Favier, et il en resulte d'heureux eclaircissements. Il nous
est toutefois impossible de ne pas admirer la sagacite et presque la
prophetie de Favier, quand il insiste sur les inconvenients constants
de cette alliance autrichienne qu'on a vue depuis encore si fertile en
erreurs et en deceptions: "Il faut, ecrivait-il en faisant allusion au
mariage du Dauphin (Louis XVI) et de Marie-Antoinette, il faut avoir peu
de connaissance de l'histoire pour croire qu'on puisse en politique se
reposer sur les assurances amicales qu'on se prodigue, ou au moment de
la formation d'une alliance, ou a celui d'une union faite ou resserree
par des mariages. La prudence exige de n'y compter qu'autant que les
interets communs s'y trouvent, et l'experience de tous les siecles
apprend que ces liaisons de parente sont souvent plus embarrassantes
qu'utiles quand les interets sont naturellement opposes."--Un des soins
de M. de Segur dans ses notes est de rejoindre, autant que possible,
la morale et la politique, et de ne plus les vouloir separer. Voeu
honorable, mais qui est plus de mise dans les livres que dans la
pratique, meme depuis qu'on croit l'avoir renouvelee! De telles maximes,
d'ailleurs, qui n'ont pas pour principe unique l'agrandissement, avaient
peu le temps de prendre racine au lendemain du grand Frederic et au
debut de Napoleon.

Une autre publication de M. de Segur, qui date de la meme annee (1801),
est sa _Decade historique_, ou son tableau des dix annees que comprend
le regne du roi de Prusse Frederic-Guillaume II (1786-1797). Sous ce
titre un peu indecis, l'auteur n'avait sans doute cherche qu'un cadre
pour retracer l'histoire des preliminaires de notre Revolution, ses
diverses phases au dedans et ses contre-coups au dehors jusqu'a l'epoque
de la paix de Bale. On peut soupconner toutefois qu'en y rattachant si
expressement en tete le nom assez disparate du roi de Prusse, en serrant
de pres avec une exactitude severe le regne de ce champion si empresse
de la coalition, qui fut le premier a rengainer l'epee et a deserter
dans l'action ses allies compromis, M. de Segur prenait a sa maniere, et
comme il lui convenait, sa revanche de la non-reussite de Berlin. Si ce
roi eut avec lui des torts de procede, comme on l'a dit et comme vient
de le repeter un ecrit recent[177], il les paya dans ce tableau fidele;
une plume veridique est une arme aussi. M. de Segur ne l'a jamais eue si
ferme, si franchement historique. Ici d'ailleurs comme toujours (est-il
besoin de le dire?), et soit qu'il jugeat les affaires du dehors, soit
qu'il deroulat les crises revolutionnaires du dedans, il usait d'une
equitable mesure. Marie-Joseph Chenier, en parlant de cet ecrit en son
_Tableau de la Litterature_, lui a rendu une justice a laquelle ses
reserves memes donnent plus de prix. Place a son point de vue modere et
purement constitutionnel de 91, l'auteur eut le merite d'exposer les
faits interieurs et de faire ressortir ses vues sans trop irriter les
passions rivales. Quant au point de vue exterieur et europeen, ce livre
d'un diplomate instruit et qui avait tenu en main quelques-uns des
premiers fils, commencait pour la premiere fois en France a tirer un
coin du voile que les _Memoires d'un Homme d'Etat_ ont, bien plus tard,
souleve par l'autre cote. M. d'Hauterive, l'annee precedente, avait
publie son ouvrage de l'_Etat de la France a la fin de l'an VIII_.
Au sein de cette regeneration universelle d'alors qui s'operait
simultanement dans les lois, dans la religion, dans les lettres, les
publications de MM. de Segur et d'Hauterive eurent donc leur part; elles
contribuerent a remettre sur un bon pied et a restaurer, en quelque
sorte, la connaissance historique et diplomatique contemporaine.

[Note 177: La Russie en 1839, par M. le marquis de Custine, lettre
deuxieme.]

Un Gouvernement glorieux s'inaugurait, avide de tous les services
brillants et des beaux noms: la place de M. de Segur y etait a l'avance
marquee. Successivement nomme au Corps legislatif, a l'Institut, au
Conseil d'Etat et au Senat, grand maitre des ceremonies sous l'Empire,
nous le perdons de vue a cette epoque au milieu des grandeurs qui
le ravissent aux lettres, mais non pas a leur amour ni a leur
reconnaissance: une elegie de madame Dufrenoy a consacre le souvenir
d'un bienfait, comme il dut en repandre beaucoup et avec une delicatesse
de procedes qui n'etait qu'a lui. Il aimait, en donnant, a rappeler
ces annees de detresse, ces journees d'humble et intime jouissance ou
lui-meme il avait du au travail de sa plume la subsistance de tous les
siens. La premiere Restauration traita bien M. de Segur: Louis XVIII,
etant comte de Provence, avait voulu etre pour lui un ami, que dis-je?
un _frere d'armes_[178]. Dans les Cent-Jours, M. de Segur n'eut d'autre
tort que celui de croire qu'il pourrait revoir en face l'Empereur et se
delier. Lorsqu'on veut rompre avec une maitresse imperieuse et longtemps
adoree, il ne faut pas affronter sa presence: sinon, un geste, un coup
d'oeil suffisent, et l'on a repris ses liens. M. de Segur, le lendemain
du merveilleux retour de l'ile d'Elbe, s'etait rendu aux Tuileries pour
y porter ses hommages et comptant bien y faire agreer ses excuses: il
en revint ce qu'il avait ete auparavant, c'est-a-dire grand-maitre des
ceremonies. La seconde Restauration se vengea avec durete, et durant
trois annees M. de Segur, depouille de ses dignites, de ses pensions, de
son siege a la Chambre des pairs, dut recourir de nouveau a sa plume
qui ne lui fit point defaut. C'est alors qu'il composa son _Histoire
universelle_, simple, nette, instructive, anterieure a bien des systemes
et a bon droit estimee. Dans une _Lettre a mes enfants et a mes
petits-enfants_, placee en tete du manuscrit de cette Histoire tout
entier ecrit de la main de madame de Segur, on lit ces paroles
touchantes:

[Note 178: On peut voir dans les _Memoires_ l'anecdote du bal de
l'Opera.]


Paris, ce 1er decembre 1817.

"Je n'ai pas de fortune a vous leguer; celle que je tenais de mes peres
m'a ete enlevee par la Revolution, et j'ai ete prive par le Gouvernement
royal de presque toute celle que je devais a mes travaux et aux services
rendus a ma patrie...

"Je vous legue ce manuscrit: il est tel que je l'ai dicte du premier
jet, sans ponctuation, sans corrections; le public a l'ouvrage tel que
je l'ai corrige; mais j'ai voulu deposer dans vos mains ce manuscrit
comme je l'ai dicte, et je desire que l'aine de ma famille le conserve
toujours religieusement.

"C'est un legs precieux, honorable, sacre... J'avais perdu par une
goutte sereine un oeil dans la guerre d'Amerique; de longs travaux
avaient affaibli l'autre; les medecins me menacaient de le perdre, si je
l'exercais trop. Cependant la ruine de ma fortune me rendait le travail
indispensable; je me decidai a ecrire cet ouvrage; et, pour me conserver
la vue, ma femme, votre tendre et vertueuse mere,... elevee dans toutes
les delicatesses du grand monde, agee de soixante ans, presque toujours
souffrante,... me servant de secretaire avec une constance et une
patience inimitables, a ecrit de sa main, d'abord toutes les notes qui
m'ont servi a rediger, et ensuite tout ce livre: ainsi toute cette
_Histoire universelle_ a ete tracee par sa main..."

Cette _Histoire universelle_ qui aboutissait a la fin du Bas-Empire
avait pour suite naturelle une _Histoire de France_, et M. de Segur
se decida a l'entreprendre: il l'a poussee jusqu'au regne de Louis XI
inclusivement. En louant les qualites saines de jugement, de composition
et de diction qui ne cessent de recommander ce long et utile travail,
nous n'essayerons pas de le discuter par comparaison avec tant d'autres
plus modernes qui ont eu pour but et meme pour pretention de renouveler
presque tous les aspects d'un si vaste champ. Mais ce nous est un vif
regret que l'auteur, eut-il du courir sur certains intervalles, n'ait
pu mener son oeuvre jusqu'a travers le XVIIIe siecle; nul n'etait plus
designe que lui pour retracer la suite et l'ensemble politique de ce
temps encore neuf a peindre par cet aspect; il s'y fut montre original
en restant lui-meme.

M. de Segur se delassait de ces travaux severes par des morceaux plus
courts, par des Essais d'observation et de causerie qui, inseres d'abord
dans plusieurs journaux, ont ete recueillis sous le titre de _Galerie
morale et politique_ (1817-1823): cet ouvrage, ou l'auteur apparait
aussi peu que possible et ou l'homme se decouvre au naturel, etait aussi
celui des siens qu'il preferait. Nous partageons de grand coeur cette
predilection. M. de Segur prend la sa place au rang de nos moralistes
les plus fins et les plus aimables; on a comme la monnaie, la petite
monnaie blanche de Montaigne, du Saint-Evremond sans affeterie, du
Nivernais excellent. Je ne sais qui a dit de Nicole qu'il reussissait
particulierement dans les sujets moyens qui ne fourniraient pas tout a
fait la matiere d'un sermon. M. de Segur reussit volontiers de meme dans
quelques-uns de ces petits sujets qui feraient aussi bien le refrain
d'un couplet philosophique et qui lui fournissent un Essai:--_Rien de
trop!_--_Arretez-vous donc!_--On est embarrasse avec lui de citer,
parce que cette causerie plait surtout par sa grace courante et qu'elle
s'insinue plus qu'elle ne mord. Son frere le vicomte, avec moins de
fond, avait plus de trait et de pointe: M. de Segur est plutot un
esprit uni, orne, nuance; il ne sort pas des tons adoucis. N'allez rien
demander non plus de bien imprevu, de bien surprenant, a la morale qu'il
propose; Horace, Voltaire et bien d'autres y ont passe avant lui; c'est
celle d'un Aristippe non egoiste et affectueux. Il ne croit pas pouvoir
changer l'homme, il ne se pique meme pas de le sonder trop a fond; mais
il le sent tel qu'il est, et il tache d'en tirer parti. Il sait le mal,
mais il y glisse plutot que d'enfoncer, et il vous incline au mieux,
au possible. Sa morale est surtout usuelle. A cote des exemples a la
Plutarque dont il l'autorise, et qui feraient un peu trop lieu-commun en
se prolongeant, arrive un souvenir d'hier, un mot de Catherine, une de
ces anecdotes de XVIIIe siecle que M. de Segur conte si bien; on passe
avec lui d'Epaminondas a l'abbe de Breteuil, et le tout s'assaisonne, et
l'on rentre en souriant dans le reel de la vie. Un des Essais nous le
resume surtout et nous le rend dans sa physionomie habituelle et
dans l'esprit qui ne cessait de l'animer; c'est le morceau sur la
_Bienveillance_: "Il est une vertu, dit-il, la plus douce et la plus
eclairee de toutes, un sentiment genereux plus actif que le devoir, plus
universel que la bienfaisance, plus obligeant que la bonte..." Qu'on
lise le reste de l'Essai, on l'y trouvera tout entier. La bienveillance,
comme il l'entend, n'est autre que la _charite_ secularisee, se
souvenant et se rapprochant de son etymologie de _grace_, telle qu'il
l'avait entrevue dans sa jeunesse chez madame Geoffrin, telle qu'il
l'eut pu designer non moins heureusement par un nom plus moderne de
femme dont c'est le don accompli et l'immortelle couronne[179].

[Note 179: Madame Recamier.]

Ces pages agreables et sensibles de la Galerie eurent leur recompense
que les livres de morale n'obtiennent pas toujours. Si elles firent
alors plaisir a beaucoup, elles firent du bien a quelques-uns.
L'indulgence pratique et communicative qu'elles respirent ne fut pas
toute sterile. Un jour, en avril 1822, M. de Segur recut une lettre
timbree de Montpellier dont voici quelques extraits:

"Monsieur le comte,

Souffrez qu'un inconnu vous rende un hommage qui doit au moins avoir
cela de flatteur pour vous, que vous y reconnaitrez, j'en suis sur, le
langage de la verite. Jouet d'une basse et odieuse intrigue... (et ici
suivent quelques details particuliers)...,--le temps me vengera, me
disais-je, c'est inevitable; et je brulais du desir de voir ce temps
s'ecouler, et mon ame se livrait a un sentiment haineux, a un espoir, a
un desir de vengeance qui troublaient toutes mes facultes morales, qui
minaient, qui consumaient toutes mes facultes physiques... j'etais
malheureux, bien malheureux. J'eus occasion de lire votre _Galerie
morale et politique_: bientot un peu de calme entra dans mon sein; je
suivais avec interet le voyageur que vous guidez dans l'orageux passage
de la vie; j'aurais voulu l'etre, ce voyageur, je le devins. Je reconnus
aisement avec vous que les maladies de l'ame, plus cruelles que celles
du corps, nous otent toute tranquillite; je ne l'eprouvais que trop.
Bientot vous m'apprites qu'_il etait douteux que ma haine fit a mes
ennemis le mal que je leur souhaitais, que ce qui etait seulement
certain etait le mal qu'elle me faisait a moi-meme_. Vous m'exhortates
a pardonner, a rendre le bien pour le mal, a _montrer a ceux qui me
haissaient leur injustice, en leur prouvant mes vertus, a les forcer
ainsi a l'admiration, a la reconnaissance_, et vous m'assurates du plus
beau triomphe qu'une ame genereuse put souhaiter... J'eus le bonheur de
pleurer et bientot le courage de combattre. Ce combat ne fut pas long,
ni meme bien penible... Je l'ai remporte, ce triomphe, il est complet.
La serenite rentree dans mon ame se peignit bientot dans mes regards,
et je vois deja dans les yeux de ceux que j'appelais mes ennemis
un etonnement et un sentiment de regret, de honte et de compassion
bienveillante qui va presque a l'admiration et au respect... je suis
heureux, bien heureux. Un seul regret eut encore un peu altere ce
bonheur; ma reconnaissance pour mon guide, pour mon bienfaiteur, m'eut
pese, si je n'avais pu la lui faire connaitre..."

Rentre a la Chambre des pairs au moment ou M. Decazes usait de sa faveur
pour ramener du moins quelque conciliation entre tant de violences
contradictoires, M. de Segur passa les onze dernieres annees de sa vie
dans un loisir occupe, dans les travaux ou les delassements litteraires,
entremeles aux devoirs politiques que les circonstances d'alors
imposaient a tous les hommes d'un liberalisme eclaire. Le succes de
ses _Memoires_ fut grand et dut le tenter a une continuation que tous
desiraient: ce fut peut-etre bon gout a lui de laisser les lecteurs sur
ce regret et d'en rester pour son compte aux annees brillantes et sans
melange. Ce fut a coup sur une noble action que de se refuser a quelques
instances plus pressantes; le libraire-editeur ne lui demandait qu'un
quatrieme volume qu'il aurait intitule _Empire_. La somme qu'il offrait
etait telle que le permettaient alors les ressources opulentes de la
librairie et le concert merveilleux de l'interet public: trente billets
de 1,000 fr. le jour de la remise du manuscrit. M. de Segur n'hesita
point un moment: "Je dois tout a l'Empereur, disait-il dans l'intimite;
quoique je n'aie que du bien personnel a en dire, il y aurait des
faits toutefois qui seraient inevitables; il y en aurait d'autres qui
seraient mal interpretes et qui pourraient actuellement servir d'arme
a ses ennemis et tourner contre sa memoire.--Oh! plus tard, je ne dis
pas."

M. de Segur mourut[180] au lendemain du triomphe de Juillet. Quinze jours
auparavant, un matin, sur son canape, quatre vieillards etaient
assis, lui, le general La Fayette, le general Mathieu Dumas et M.
de Barbe-Marbois; le plus jeune des quatre etait septuagenaire; ils
causaient ensemble de la situation politique et de leurs craintes, des
revolutions qu'ils avaient vues et de celles qu'ils presageaient
encore. C'etait un spectacle touchant et inexprimable pour qui l'a pu
surprendre, que cet entretien prudent, fin et doux, que ces vieillesses
amies dont l'une allait etre bien jeune encore, et dont aucune n'etait
lassee.

[Note 180: Le 27 aout 1830.]

Mais j'aime mieux finir sur un trait plus humble, plus assorti a la
morale familiere dont M. de Segur n'etait un si fidele et si persuasif
organe que parce qu'il la pratiqua. Sa bonte de coeur attentive et
delicate ne se dementit pas un seul jour au milieu des souffrances
souvent tres-vives qui precederent sa fin. Un jour qu'il dictait selon
sa coutume, son secretaire distrait peut-etre, ou entendant mal la voix
deja alteree, lui fit repeter le meme mot deux et trois fois; a la
troisieme, un mouvement de vivacite et d'humeur echappa. La dictee
continuant, M. de Segur eut soin d'adresser a plusieurs reprises la
parole au jeune homme, comme pour couvrir ce mouvement involontaire;
mais il put deviner, a l'accent un peu emu des reponses, l'impression
penible qu'il avait causee. La dictee s'achevait et le secretaire
finissait d'ecrire, lorsque tout d'un coup il apercut le vieillard de
soixante-dix-huit ans qui s'etait leve du canape ou il reposait et qui
s'approchait de lui en tatonnant: "Mon ami, je vous ai fait tout
a l'heure de la peine, pardonnez-moi." Ce furent ses paroles. Le
secretaire, bien digne d'ailleurs d'un tel temoignage, ne put que saisir
cette main venerable qui le cherchait, en la baignant de larmes. Je ne
sais si je m'abuse, mais un tel trait bien simple, si on l'omettait
quand on en a connaissance, ferait faute au portrait du moraliste, et
l'on n'aurait pas tout entier devant les yeux l'auteur de l'Essai sur la
Bienveillance.

15 mai 1843.



JOSEPH DE MAISTRE.

En tardant si longtemps, depuis la premiere promesse que nous en avions
faite[181], a venir parler de cet homme celebre, de ce grand theoricien
theocratique, il semble que, sans l'avoir cherche, nous ayons
aujourd'hui rencontre une occasion de circonstance et presque un
a-propos. Les Discussions religieuses, qui font ce qu'elles peuvent pour
se reveiller autour de nous, viennent rendre ou preter a tout ce qui
concerne le comte de Maistre une sorte d'interet present que ce nom si
a part et orgueilleusement solitaire n'a jamais connu, et dont il peut,
certes, se passer. Pour nous, nous n'essayerons pas de le meler plus
qu'il ne convient a ces querelles, qu'il surmonte de toute la hauteur de
sa venue precoce et de son genie. Nous l'etudierons d'abord en lui-meme,
nous y reconnaitrons et nous y suivrons de pres l'homme antique,
immuable, a certains egards prophetique, le grand homme de bien qui a
senti le premier et proclame avec une incomparable energie ce qui allait
si fort manquer aux societes modernes en cette crise de regeneration
universelle. En le prenant des le berceau, dans son education, dans sa
carriere et sa nationalite exterieures et contigues a la France, nous
aurons deja fait la part de bien des exagerations ou il a paru tomber,
et sur lesquelles, d'ici, le parti adversaire l'a voulu uniquement
saisir. Ces exagerations pourtant, en ce qu'elles ont de trop reel, nous
les poursuivrons aussi, nous les denoncerons dans la tournure meme de
son talent, dans l'absolu de son caractere; nous en mettrons, s'il
se peut, a nu la racine. Heureux si, dans ce travail respectueux
et sincere, nous prouvons aux admirateurs, je dirai presque aux
coreligionnaires de l'auguste et vertueux theoricien, que nous ne
l'avons pas meconnu, et si en meme temps nous maintenons devant le
public impartial les droits desormais imprescriptibles du bon sens, de
la libre critique et de l'humaine tolerance!

[Note 181: Voir l'etude sur le comte Xavier de Maistre, inseree dans
la _Revue des deux Mondes_, numero du Ier mai 1839; on ne l'a pas mise
dans ce volume, d'apres la regle qu'on s'est posee de n'y pas faire
entrer de vivants.--(Cette etude sur le comte Xavier est entree depuis
dans le tome II des _Portraits contemporains_, 1846.)]


I

L'aine du comte Xavier et l'un des plus eloquents ecrivains de notre
litterature, le comte Joseph-Marie de Maistre, naquit a Chambery le
1er avril 1753. Voltaire, a Ferney, ne se doutait pas, en face du
Mont-Blanc, que la grandissait, que de la sortirait un jour son
redoutable ennemi, son moqueur le plus acere. Le pere du futur vengeur,
magistrat considere, apres des charges actives noblement remplies, etait
devenu president au senat de Savoie[182]; son grand-pere maternel, le
senateur de Motz, gentilhomme du Bugey, qui n'avait eu que des filles,
s'attacha a ce petit-fils, et toute la sollicitude des deux familles se
reunit complaisamment sur la tete du jeune aine, qui devait porter
si haut leur esperance[183]. Des l'age de cinq ans, l'enfant eut un
instituteur particulier, qui, deux fois par jour, apres son travail,
le conduisait dans le cabinet de son grand-pere de Motz. La nourriture
d'etude etait forte, antique, et tenait des habitudes du XVIe siecle,
mieux conservees en Savoie que partout ailleurs. L'esprit du grand
jurisconsulte Favre n'avait pas cesse de hanter ces vieilles maisons
parlementaires. Tout concourait ainsi, des le debut, a faire de M.
de Maistre ce qu'il apparait si imperieusement dans ses ecrits, le
magistrat-gentilhomme, l'heritier et le representant du droit patricien
et fecial, comme dit Ballanche.

[Note 182: J'emprunte beaucoup, pour les details positifs, a l'_Eloge_
insere au tome XXVII des _Memoires de l'Academie des Sciences de Turin_,
et qui fut prononce en janvier 1822 par M. Raymond, physicien et
ingenieur distingue de Savoie: c'est la plus exacte notice qu'on ait
ecrite sur la vie qui nous occupe.]

[Note 183: Outre le comte Xavier, M. de Maistre eut trois freres, un
eveque et deux militaires, gens distingues a tous egards, mais que rien
d'ailleurs ne rattache plus particulierement a lui.]

Tout enfant, il eut une impression tres-vive et qui ne s'effaca jamais:
c'etait l'epoque ou l'on supprimait en France l'ordre des jesuites
(1764); cet evenement faisait grand bruit, et l'enfant, qui en avait
entendu parler tout autour de lui, sautait pendant sa recreation en
criant: _On a chasse les jesuites!_ Sa mere l'entendit et l'arreta: "Ne
parlez jamais ainsi, lui dit-elle; vous comprendrez un jour que c'est un
des plus grands malheurs pour la religion." Cette parole et le ton dont
elle fut prononcee lui resterent toujours presents; il etait de ces
jeunes ames ou tout se grave.

Les conseils des jesuites de Chambery, amis de sa famille et
tres-consultes par elle, entrerent aussi pour beaucoup dans son
instruction; la reconnaissance se mela naturellement chez lui a ce que
par la suite, en ecrivant d'eux, la doctrine lui suggera[184].

[Note 184: Voir dans le _Principe generateur_ les beaux paragraphes
XXXV et XXXVI.]

Quoique eleve sous une tutelle particuliere et domestique, il parait
avoir suivi en meme temps les cours du college de Chambery; un jour,
en effet, me raconte-t-on[185], un ecolier l'ayant defie sur sa memoire,
qu'il avait extraordinaire, il releva le gant et tint le pari: il
s'agissait de reciter tout un livre de _l'Eneide_, le lendemain, en
presence du college assemble. M. de Maistre ne fit pas une faute et
l'emporta. En 1818, un vieil ecclesiastique rappelait au comte Joseph
cet exploit de college: "Eh bien! cure, lui repondit-il, croiriez-vous
que je serais homme a vous reciter sur l'heure ce meme livre de
_l'Eneide_ aussi couramment qu'alors?" Telle etait la force d'empreinte
de sa memoire; rien de ce qu'il y avait depose et classe ne s'effacait
plus. Il avait coutume de comparer son cerveau a un vaste casier a
tiroirs numerotes qu'il tirait selon le cours de la conversation, pour
y puiser les souvenirs d'histoire, de poesie, de philologie et de
sciences, qui s'y trouvaient en reserve. Cette puissance, cette capacite
de memoire, quand elle ne fait pas obstruction et qu'elle obeit
simplement a la volonte, est le propre de toutes les fortes tetes, de
tous les grands esprits.

[Note 185: Je ne crois pas commettre une indiscretion et je remplis un
devoir rigoureux de reconnaissance en declarant que je dois infiniment,
pour toute cette premiere partie de mon travail, a M. le comte Eugene de
Costa, compatriote de M. de Maistre; mais je crois sentir encore plus
qu'envers d'aussi delicates natures la seule maniere de reconnaitre ce
qu'on leur doit est d'en bien user.]

Et pour suivre l'image: plus le casier est plein, plus les tiroirs
nombreux, separes par de minces et impenetrables cloisons, prets a se
mouvoir chacun independamment des autres et a ne s'ouvrir que dans la
mesure ou on le veut, et mieux aussi la tete peut se dire organisee.

A vingt ans, M. de Maistre avait pris tous ses grades a l'universite
de Turin. L'annee suivante, en 1774, il entra comme
substitut-avocat-fiscal-general surnumeraire (c'est le titre exact) au
senat de Savoie, et il suivit les divers degres de cette carriere du
ministere public jusqu'a ce qu'en avril 1788 il fut promu au siege de
senateur, comme qui dirait conseiller au parlement: c'est dans cette
position que la Revolution francaise le saisit. Des renseignements
puises a la meilleure des sources nous permettent d'assurer qu'il etait
entre dans cette vie parlementaire et magistrale un peu contre son gout,
mais qu'il s'y voua par devoir. Son emotion, toutes les fois qu'il
s'agissait d'une condamnation capitale, etait vive: il n'hesitait pas
dans la sentence quand il la croyait dictee par la conscience et par la
verite; mais ses scrupules, son anxiete a ce sujet, dementent assez ceux
qui, s'emparant de quelque lambeau de page etincelante, auraient
voulu faire, de l'ecrivain entraine une ame peu humaine. Lors de la
restauration de la maison de Savoie, il ne voulut pas rentrer dans cette
carriere de judicature ni reprendre la responsabilite du sang a verser.

Il faut qu'on s'accoutume de bonne heure avec nous a ces contrastes,
sans lesquels on ne comprendrait rien au vrai comte de Maistre, a
celui qui a vecu et qui n'est pas du tout l'ogre de messieurs du
_Constitutionnel_ d'alors, mais un homme dont tous ceux qui l'ont connu
vantent l'amabilite et dont plusieurs ont goute les vertus interieures,
vertus _resultant_ (comme on me le disait tres-bien) _de sa soumission
parfaite_: intolerant au dehors, tout arme et invincible plume en main,
parce qu'il ne sacrifiait rien de ses croyances, il etait, ajoute-t-on,
aimable et charmant au dedans, parce qu'il sacrifiait sa volonte.
Eblouissant, seduisant comme on peut le croire, et meme tres-souvent gai
dans la conversation, il y portait toutefois par moments une vivacite
de timbre et de ton, quelque chose de _vibrante_, comme disent les
Italiens, et l'accent seul en montant aurait semble usurper une
superiorite "qui ne m'appartient pas plus qu'a tout autre,"
s'empressait-il bien vite de confesser avec grace. Mais revenons.

Voue de bonne heure a des occupations qu'il n'eut pas naturellement
preferees, il sut reserver pour les etudes qui lui etaient cheres
les moindres parcelles de son temps, avec une economie austere et
invariable. Il ne se deplacait jamais sans but, il ne sortait jamais
sans motif: de toute sa vie, nous dit M. Raymond, il ne lui est arrive
d'aller a la promenade.--Helas! combien different de tant d'esprits de
nos jours qui n'ont jamais fait autre chose dans leur vie qu'aller a la
promenade soir et matin!--Il est vrai qu'il poussait cela un peu loin;
l'avouerai-je? il repondait un jour en riant a quelques personnes qui
l'engageaient a venir avec elles jouir d'un soleil de printemps: "Le
soleil! je puis m'en faire un dans ma chambre avec un chassis huile et
une chandelle derriere!" Il plaisantait sans doute en parlant ainsi; il
trahissait pourtant sa vraie pensee. Intelligence platonique, vivant au
pur soleil des idees, il ne voyait volontiers dans ce flambeau de notre
univers qu'une, lanterne de plus, un moment allumee pour la caverne des
ombres. On devine aussi a ce moi une nature positive que n'a du entamer
ni attendrir en aucun temps la reverie. Rever, nous le savons trop,
c'est niaiser delicieusement, c'est vivre a la merci du souffle et du
nuage, c'est laisser couler les heures vagues et amusees ou l'ennui
plus cher encore. Lui donc, comme Pline l'Ancien, auquel en cela on l'a
justement compare, il n'aurait pas perdu une minute de temps utile, meme
pendant ses repas. Son regime fut de bonne heure fixe: il travaillait
regulierement quinze heures par jour, et ne se delassait d'un travail
que par l'autre, aide a cet effet par une attention vigoureuse et par
une grande force de constitution physique. M. Royer-Collard remarque
excellemment que ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est dans l'ordre
moral le _respect_, et dans l'ordre intellectuel l'_attention_. Certes
M. de Maistre n'a pas fait defaut a l'une plus qu'a l'autre de ces deux
rares conditions, mais encore moins, s'il est possible, a la derniere.
Cette faculte d'attention, comme la memoire qui en est le resultat,
constitue un signe et un don inseparable des natures predestinees.
Durant son sejour a Petersbourg, moins distrait par d'autres devoirs, M.
de Maistre ne quittait plus l'etude. Il avait une table ou un fauteuil
tournant: on lui servait a diner sans que souvent il lachat le livre,
puis, le diner depeche, il faisait demi-tour et continuait le travail
a peine interrompu. N'oublions pas, comme trait bien essentiel, qu'a
quelque heure et dans quelque circonstance qu'une personne de sa famille
entrat, elle le trouvait toujours heureux du derangement, ou plutot non
pas meme derange, mais bon, affectueux et souriant. Aussi, lorsque j'eus
l'honneur d'interroger de ce cote, les termes d'amabilite parfaite et de
_bonte tendre_ furent ceux par lesquels on me repondit tout d'abord,
et ils etaient prononces avec un accent emu, penetre, qui deja m'en
confirmait le sens et qui m'apprenait beaucoup: "La plus belle partie de
sa vie est la partie cachee et qu'on ne dira pas!"

Ainsi donc ce jeune magistrat, si oppose par sa nuance religieuse a
notre vieille race parlementaire et gallicane des L'Hopital et des de
Thou, si superieur parla gravite des moeurs a cette autre posterite plus
recente et bien docte encore de nos gentilshommes de robe, de Brosses ou
Montesquieu, M. de Maistre etait autant verse qu'aucun d'eux dans les
hautes etudes; il vaquait tout le jour aux fonctions de sa charge, a
l'approfondissement du droit, et il lisait Pindare en grec, les soirs.

Une certaine gaiete, qu'on n'aurait jamais attendue, y ajoutait pourtant
par acces sa pointe et le rapprochait des notres, de nos excellents
personnages d'autrefois. Vers 1820, un tres-jeune homme qui etait recu
chez M. de Maistre, et qui s'effrayait de lui voir entre les mains
quelque tome tout grec de Pindare ou de Platon, fut un jour fort etonne
de lui entendre chanter de sa voix la plus joviale et la plus fausse
quelques couplets du vieux temps, la Tentation de saint Antoine, par
exemple. Et je me rappelle ma propre surprise a moi-meme lorsque,
interrogeant un poete illustre sur M. de Maistre qu'il avait fort connu,
il m'en parla d'abord comme d'un conteur presque facetieux et de belle
humeur.

Comme ecrivain de marque, M. de Maistre ne se produisit qu'apres l'age
de quarante ans. Quoiqu'il eut donne quelques opuscules auparavant, ses
_Considerations_ sur la Revolution francaise, en 96, furent son premier
coup d'eclat et de maitre. Son talent d'ecrivain sortit tout brillant
et colore du milieu de ses fortes etudes, comme un fleuve deja grand
s'elance du sein d'un lac austere. On aime pourtant a suivre les sources
et les lenteurs mysterieuses des eaux aux flancs du rocher. Ces quarante
premieres annees de preparation, d'accumulation et de profondeur, ne
nous ont pas encore tout dit.

Quoiqu'on ait peu de renseignements sur la nature des travaux qui
remplirent avec le plus de suite ses loisirs de magistrat, on peut
conjecturer sans trop d'erreur que les questions de philosophie
religieuse l'occupaient des lors beaucoup. Ayant perdu, par l'effet des
evenements de 92, un amas enorme de recueils manuscrits, M. de Maistre
les regrettait extremement plus tard lorsqu'il ecrivit ses _Soirees_, et
disait que les pages qu'il en aurait tirees auraient porte au double les
developpements donnes a certaines questions dans ce dernier ouvrage.

Fut-il tout d'abord ce que ses brillants ecrits l'ont montre, theoricien
intrepide d'une pensee qui contredisait si absolument celle de son
siecle? Sa vie et sa doctrine n'eurent-elles qu'une seule et meme teneur
entiere et rigide en toute leur duree? ou bien M. de Maistre eut-il en
effet, lui aussi, une epoque de tatonnement et d'apprentissage, une
jeunesse? Il serait trop extraordinaire qu'il eut commence d'emblee par
une opposition si brusque a tout ce qui circulait. Les grands esprits
apprennent vite, mais ils apprennent; ils reculent, ils ensevelissent
leurs sources, mais ils en ont. Le temps des purs prophetes et des
jeunes Daniels est passe; c'est a l'ecole de l'histoire, a celle de
l'experience pratique et presente que se forment les sages et les mieux
voyants. Deux discours de M. de Maistre, l'un publie lorsqu'il n'avait
que vingt-deux ans, et l'autre prononce quand il en avait vingt-quatre,
vont nous le produire au debut, ayant deja l'instinct du style et du
nombre, mais des plus rhetoriciens encore, assez imbu des idees ou
du moins de la phraseologie du jour, et tout a fait l'un des jeunes
contemporains de Voltaire et de Jean-Jacques finissants.

Le premier opuscule qu'on ait de lui, publie a Chambery en 1775, a pour
sujet et pour titre l'_Eloge de Victor-Amedee III_, duc de Savoie, roi
de Sardaigne, de Chypre et de Jerusalem, prince de Piemont, avec cette
epigraphe: _Detestables flatteurs, present le plus funeste_, etc. Le
candide panegyriste en effet, s'abandonne avec ivresse, mais il ne
flatte pas. Dans cette espece d'epithalame adresse au pere et au roi au
moment du mariage de son fils Charles-Emmanuel avec Clotilde de France
et pour feter leur voyage en Savoie, le jeune substitut epanche en prose
poetique sa fidelite exaltee envers son souverain. Il vante les vertus
patriarcales de l'epoux: "...A qui vais-je parler? Quoi? dans le XVIIIe
siecle je vanterai les douceurs de l'amour conjugal?... Eh bien! je
parlerai..." Et il raconte l'anecdote de l'etranger qu'il conduit a
travers les appartements du palais et qui, arrive dans le cabinet du
roi, dit: "Je ne vois point le lit du roi."--"Monsieur, lui repondis-je,
nous ne savons ce que c'est que le lit du _roi_; mais si vous voulez
voir celui du _mari de_ la _reine_, passons dans l'appartement de
Ferdinande..." Il loue la religion du roi, il le loue de faire
disparaitre l'ignorance: l'enthousiasme, alors de rigueur, pour
l'agriculture, pour les lumieres, circule au milieu de ce culte de la
religion conserve. Ce sont des declamations sur les travaux construits:
"Une digue immense arrete le Rhone pret a engloutir les coteaux
delicieux de Chautagne. Cruelle Isere, tu rendras la proie..." On
noterait, si l'on voulait, quelques contrastes fortuits et piquants avec
ce qu'il ecrira plus tard: "J'avoue cependant qu'il y a dans tous les
pays des hommes dont on ne saurait acheter les services trop cher:
ce sont les _histrions_, les _saltimbanques_, les _delateurs_, les
_eunuques_, les _archers_, les BOURREAUX, les _traitants_.... Car, ces
gens-la n'ayant rien de commun avec l'honneur, on n'a que de l'argent a
leur donner." Le bourreau place entre les tratants et les histrions! il
le mettra plus a part une autre fois. Il loue encore le prince d'etre
l'_eveque exterieur_, comme on disait de Constantin, de se montrer
egalement eloigne du relachement et de la severite; et parlant des pays
ou l'accusation d'irreligion se renouvelle sans cesse parce qu'elle
est toujours sure d'etre ecoutee: "Que dis-je? n'a-t-on pas pousse
l'extravagance et la cruaute jusqu'a allumer des buchers, jusqu'a faire
couler le sang au nom du Dieu tres-bon? Sacrifices mille fois plus
horribles que ceux que nos ancetres offraient a l'affreux Teutates, car
cette idole insensible n'avait jamais dit aux hommes: Vous ne tuerez
point, vous etes tous freres; je vous hairai si vous ne vous aimez pas."
Le voeu de tolerance cher au XVIIIe siecle trouve la son echo.

En meme temps l'auteur, qui n'a pas encore toute sa coherence, s'eleve
contre les incredules "qui reclament a grands cris la liberte de
penser... Qu'est-ce qui les empeche de penser? Ce sont les discours, ce
sont les ecrits que Victor defend avec raison."

Tout a cote, La Fayette lui-meme n'aurait pas desavoue la ferveur de cet
elan sur la guerre d'Amerique: "La liberte, insultee en Europe, a pris
son vol vers un autre hemisphere; elle plane sur les glaces du Canada,
elle arme le paisible Pennsylvanien, et du milieu de Philadelphie elle
crie aux Anglais: Pourquoi m'avez-vous outragee, vous qui vous vantez de
n'etre grands que par moi?"--Le tout finit et se couronne par un pompeux
eloge de la France: "Charles, Clotilde, augustes epoux, vous allez
retracer a nos yeux les vertus de Ferdinande et de Victor!... Confondons
les interets des deux Etats, et que les Francais s'accoutument a se
croire nos concitoyens. Toujours ce peuple aimable aura de nouveaux
droits sur nos coeurs; chez lui, les graces s'allient a la grandeur; la
raison n'est jamais triste; la valeur n'est jamais feroce, et les roses
d'Anacreon se melent aux panaches guerriers des Du Guesclin..." M. de
Maistre pensera toujours, plus qu'il n'en voudrait convenir, a la France
et a Paris, a cette Athenes absente qu'il saluait si gracieusement au
debut; mais il la peindra tout a l'heure moins anacreontique et un peu
moins couleur de rose. La _lune de miel_ ne dura pas.

Le second opuscule qui se rapporte a ces annees est un discours (reste
manuscrit) que M. de Maistre prononca, en 1777, devant le senat de
Savoie, a l'une de ces rentrees solennelles ou le jeune substitut avait
la parole au nom du ministere public; d'apres les extraits qu'on veut
bien m'en transmettre, je n'y puis voir qu'une amplification de parquet
_sur les devoirs du magistrat_. Si l'on cherchait a y surprendre les
premieres impressions, les premieres emotions de l'homme public et de
l'ecrivain, on devrait y reconnaitre surtout l'influence de Rousseau.
Les locutions familieres au philosophe de Geneve. l'_Etre des etres_,
l'_Etre supreme_, et surtout la _vertu_, y sont prodiguees; le mot de
_prejuges_ resonne souvent. Certains souvenirs des republiques grecques
y figurent et trahissent a la fois l'inexperience et la generosite du
jeune homme. Je ne donnerai ici qu'un passage decisif en ce qu'il prouve
que l'auteur, a ce moment, n'etait point encore du tout revenu des idees
generalement courantes sur le pacte ou contrat social:

"Sans doute, messieurs, tous les hommes ont des devoirs a remplir; mais
que ces devoirs sont differents par leur importance et leur etendue!
Representez-vous la naissance de la societe; voyez ces hommes, las du
pouvoir de tout faire, reunis en foule autour des autels sacres de la
patrie qui vient de naitre, tous abdiquent volontairement une partie de
leur liberte; tous consentent a faire courber les volontes particulieres
sous le sceptre de la volonte generale; la hierarchie sociale va se
former; chaque place impose des devoirs; mais ne vous semble-t-il pas,
messieurs, qu'on demande davantage a ceux qui doivent influer plus
particulierement sur le sort de leurs semblables, qu'on exige d'eux un
serment particulier, et qu'on ne leur confie qu'en tremblant le pouvoir
de faire de grands maux?

"Voyez le ministre des autels qui s'avance le premier: "Je connais
dit-il, toute l'autorite que mon caractere va me donner sur les peuples;
mais vous ne gemirez point de m'en avoir revetu. Ministre de paix, de
clemence et de _charite_, la douceur respirera sur mon front; toutes les
vertus paisibles seront dans mon coeur; charge de reconcilier le ciel et
la terre, jamais je n'avilirai ces fonctions. Auguste interprete de
Dieu parmi vous, on ne se deliera point des oracles qu'il rendra par ma
bouche, car je ne le ferai jamais parler pour mes interets."

Il est evident qu'il y a, dans ce portrait du ministre de paix, comme
une reminiscence peu lointaine du _Vicaire savoyard_. Apres le pretre,
l'orateur fait intervenir le guerrier, puis le magistrat, dont les
devoirs sont le theme auquel particulierement il s'attache. Mais jusqu'a
present le de Maistre que nous cherchons et que nous admirons n'est
point encore trouve.

Les annees qui s'ecoulerent jusqu'au coup de tocsin de la Revolution
francaise le laisserent tel sans doute, etudiant et meditant beaucoup,
murissant lentement, mais ne se revelant pas tout entier aux autres
ni probablement a lui-meme. Rien ne faisait pressentir l'illustration
litteraire et philosophique, a la fois tardive et soudaine, dont il
allait se couronner. C'etait un magistrat fort distingue, non pas
precisement (quoi qu'en ait dit quelqu'un de bien spirituel) un _melange
de courtisan et de militaire_: il n'avait de militaire que son sang de
gentilhomme, et du courtisan il n'avait rien du tout. Dans cette espece
meme de mercuriale dont nous parlions tout a l'heure, nous pourrions
citer, sur l'independance et le stoicisme imposes au magistrat, des
paroles significatives qui denoteraient toute autre chose que le
partisan du bon plaisir royal[186].

[Note 186: "... Qu'on ne dise pas, messieurs, qu'il est maintenant
inutile de nous elever a ce degre de hauteur que nous admirons chez les
grands hommes des temps passes, puisque nous ne serons jamais dans le
cas de faire usage de cette force prodigieuse. Il est vrai que, sous
le regne de rois sages et eclaires, les circonstances n'exigent pas de
grands sacrifices, parce qu'on ne voit pas de grandes injustices; mais
il en est que les meilleurs souverains ne sauraient prevenir; et
si quelqu'un ose assurer qu'en remplissant ses devoirs avec une
inflexibilite philosophique, on ne court jamais aucun danger, a coup sur
cet homme-la n'a jamais ouvert les yeux. D'ailleurs, messieurs, la
vertu est une force constante, un etat habituel de l'ame, tout a fait
independant des circonstances. Le sage, au sein du calme, fait toutes
les dispositions qu'exige la tempete, et quand Titus est sur le trone,
il est pret a tout, comme si le sceptre de Neron pesait sur sa tete...]

L'est-il jamais devenu depuis lors dans le sens positif qu'on lui
impute? il y aurait lieu, en avancant, de le contester. Ce qui n'est
pas douteux, c'est que M. de Maistre passait, non seulement dans sa
jeunesse, mais beaucoup plus tard, tout pres de la Revolution, pour
adopter les idees nouvelles, les opinions _liberales_. Dans quel sens et
jusqu'a quel point? c'est ce qu'il a ete impossible d'eclaircir, et l'on
n'a pu recueillir a ce sujet que la particularite que voici:

Trop de latitude accordee au pouvoir militaire en matiere civile avant
amene quelques abus dans une petite ville de Savoie, M. de Maistre
temoigna assez hautement sa desapprobation pour s'attirer, de la part de
l'autorite superieure a Turin, une vive reprimande. Peu de temps apres,
lorsque la Savoie fut envahie, il trouva piquant de se disculper, au
moyen de cette lettre ministerielle, du reproche de _servilisme_ que lui
lancait quelque partisan de la nouvelle republique, quelque fougueux
Allobroge de fraiche date.

L'abbe Raynal etant venu a Aix en Savoie, M. de Maistre, fort jeune
encore, alla le voir avec quelques amis; mais une premiere visite suffit
a la connaissance: l'absence de dignite dans l'homme le detrompa vite
(s'il en etait besoin) des declamations philanthropiques de l'historien.

Du reste aucun evenement proprement dit, ayant trait a la vie exterieure
de M. de Maistre en ces annees, n'a laisse de souvenir; sa situation
etait plus que jamais assise, un mariage vertueux avait acheve de la
fixer; il aurait pu consumer, enfouir ainsi dans l'etude, dans la
meditation, dans ces sortes d'extraits volumineux qu'on fait pour
soi-meme et auxquels manque toujours la derniere main, cette foule de
pensees et de tresors dont on n'aurait jamais demele le titre ni le
poids; il aurait pu, en un mot, ne jamais devenir le grand ecrivain que
nous savons, quand la Revolution francaise eclata et vint degager en lui
le talent, en frapper l'effigie, y mettre le casque et le glaive.

L'armee francaise, sous les ordres de Montesquiou, envahit la Savoie le
22 septembre 1792. Fidele a son prince, le senateur de Maistre partit
de Chambery le lendemain 23; desirant neanmoins juger par lui-meme de
l'_ordre_ nouveau, et profitant d'un decret de sommation adresse aux
emigres, il revint au mois de janvier 93: c'est durant ce sejour
hasardeux qu'il eut sans doute a faire usage, pour sa justification,
de la lettre ministerielle dont on a parle. Suffisamment edifie sur le
regime de liberte, il quitta de nouveau la Savoie en avril, et se retira
a Lausanne, comme dans un vis-a-vis et sur un observatoire commode. Il
passa dans cette ville, de tout temps si eclairee et si ornee alors
d'etrangers de distinction, trois annees entieres, et ne rentra en
Piemont qu'au commencement de 97. Le roi Victor-Ame lui donna pour
mission a Lausanne de correspondre avec le bureau des affaires
etrangeres; et de transmettre ses observations sur la marche des
evenements en France et alentour. Les depeches de M. de Maistre etaient
soigneusement recueillies par les ministres etrangers residant a Turin,
et devenaient de la sorte un document europeen. Bonaparte, nous apprend
M. Raymond, trouva par la suite cette correspondance tout entiere dans
les archives de Venise. Qu'est-elle devenue? Elle aurait, comme etude
de l'homme, bien du prix. Devant rendre compte aux autres de ses
impressions successives, M. de Maistre atteignit vite a toute la hauteur
de ses pensees.

Plusieurs ecrits imprimes viennent, au reste, suppleer a ce qui nous
manque et nous mettre entre les mains le fil qui desormais ne cesse
plus. M. de Maistre publia successivement vers cette epoque:

1 deg. Des _Lettres d'un Royaliste savoisien a ses Compatriotes_. M. Raymond
n'en indique que deux, mais j'ai eu sous les yeux la _quatrieme_; elles
parurent d'avril a juillet 1793.

2 deg. Un _Discours a madame la marquise de C. (Costa)_ sur la vie et la
mort de son fils Alexis-Louis-Eugene de Costa, lieutenant au corps des
grenadiers royaux de Sa Majeste le roi de Sardaigne, mort, age de
seize ans, a Turin, le 21 mai 1794, d'une blessure recue, le 27
avril precedent, a l'attaque du Col-Ardent (Turin, 1794), avec cette
epigraphe:

    Frutto senil insu 'l giovenil flore. (TASSE.)

C'est aussi en cette meme annee 94 que se publiait par les soins du
comte Joseph, parrain et tuteur du livre, le charmant _Voyage autour de
ma Chambre_ de son aimable frere. Ces annees de sejour a Lausanne, on le
voit, furent fecondes.

3 deg. _Jean-Claude Tetu, maire de Montagnole, district de Chambery_, a ses
chers concitoyens les habitants du Mont-Blanc, salut et bon sens! (Date
de Montagnole, le 10 aout 1795).

4 deg. _Memoire sur les pretendus Emigres savoisiens_, dedie a la Nation
francaise et a ses legislateurs. (Date du 15 juillet 1796).

Cette annee 96 est celle ou parurent, a Neufchatel d'abord, les
_Considerations sur la France_, par lesquelles M. de Maistre entrait
decidement dans la publicite europeenne et devenait l'oracle
eloquent d'une doctrine; mais les ecrits que je viens d'enumerer, et
tres-differents des deux productions de jeunesse precedemment citees,
restent la preface naturelle, l'introduction explicative et immediate
des _Considerations_. Il y aura interet a parcourir, a connaitre par
extraits ces pamphlets et brochures devenus tres-rares, et qui meme,
sans une bienveillance toute particuliere qui est venue au-devant de mes
desirs, me fussent sans doute demeures introuvables et inconnus.

Je n'ai eu sous les yeux que la _quatrieme Lettre d'un Royaliste
savoisien a ses Compatriotes_, datee du 3 juillet 1793; je ne parlerai
donc que de celle-ci, qui avait ete precedee necessairement de trois
autres, et qui semblait meme reclamer une suite. La revolution est
consommee en Savoie depuis l'invasion de septembre 1792; l'auteur dit
aux siens: Voyez et _comparez_. L'objet de cette quatrieme lettre est
enonce en tete: _Idee des lois et du gouvernement de Sa Majeste le roi
de Sardaigne, avec quelques reflexions sur la Savoie en particulier_.

"Heureux, lit-on au debut, heureux les peuples dont on ne parle pas! Le
bonheur politique, comme le bonheur domestique, n'est pas dans le bruit;
il est le fils de la paix, de la tranquillite, des moeurs, du respect
pour les anciennes maximes du gouvernement, et de ces coutumes
venerables qui tournent les lois en habitudes et l'obeissance en
instinct." Et l'auteur montre que tel a ete le caractere constant et
le regime de la maison de Savoie, en qui il loue surtout le talent de
gouverner sans jamais se brouiller avec l'opinion. Il commence par citer
quelques-unes des declamations proferees et publiees a l'occasion de
l'_Assemblee generale des Allobroges_, "la raison eternelle et la
souverainete du peuple ayant exerce dans cette Assemblee nationale
des Allobroges l'empire supreme que les armes francaises leur avaient
reconquis." Il ne manque pas les invectives burlesques contre ces
institutions qui sacrifiaient le sang et les sueurs du peuple a
l'entretien des palais et des chateaux (les palais de Savoie!). A
ces banales insultes l'auteur oppose le tableau de ce qu'etait ce
gouvernement modere et paternel: il montre en Savoie le clerge et la
noblesse ne formant pas de corps separe dans l'Etat; les libertes de
l'Eglise gallicane observees par opposition a ce qui avait lieu en
Piemont; le haut clerge sans faste, exemplaire de moeurs; le _bas_
clerge (expression qui etait inconnue) jouissant de toute consideration,
et la noblesse elle-meme paraissant assez souvent dans cette classe des
simples cures. Quant a cette noblesse proprement dite, elle avait des
privileges sans doute, mais des privileges tres-limites; la qualite
de noble etait avant tout un titre honorifique qui obligeait plus
etroitement envers l'Etat. Chaque jour les grands emplois faisaient
entrer dans la noblesse des hommes, qui obtenaient ainsi une
illustration marquee, sans devenir pourtant tout d'un coup les egaux des
gentilshommes de race:

"La noblesse est une semence precieuse que le souverain peut creer, mais
son pouvoir ne s'etend pas plus loin; c'est au temps et a l'opinion
qu'il appartient de la feconder."

Suivent des details de l'ancienne organisation locale.--Le roi de
Sardaigne avait publie un celebre edit du 19 decembre 1771, pour
l'affranchissement des terres en Savoie et l'extinction des droits
feodaux. Depuis plus de vingt ans, le tribunal superieur charge de cette
operation delicate n'avait jamais suspendu ses fonctions.--Mais, a
chaque instant, des vues lumineuses et de haute politique generale
sillonnent le sujet et elargissent les horizons: "Il est bon, dit
le publiciste, en tout ceci purement judicieux, qu'une quantite
considerable de nobles se jette dans toutes les carrieres en concurrence
avec le second ordre; non-seulement la noblesse illustre les emplois
qu'elle occupe, mais par sa presence elle unit tous les etats, et par
son influence elle empeche tous les corps dont elle fait partie de se
cantonner... C'est ainsi qu'en Angleterre la portion de la noblesse qui
entre dans la Chambre des communes tempere l'acrete deletere du principe
democratique qui doit essentiellement y resider, et qui _brulerait_
infailliblement la Constitution sans cet amalgame precieux."

Et plus loin: "Observez en passant qu'un des grands avantages de la
noblesse, c'est qu'il y ait dans l'Etat quelque chose de plus precieux
que l'or[187]."

[Note 187: Ceci commence a se faire sentir. Je dirai plus: en France,
le triomphe de la classe moyenne et d'une certaine elite eclairee, mais
pleine de sa propre opinion, nous a appris qu'il etait bon aussi pour
l'agrement qu'il y eut, dans la societe quelque chose, non pas de plus
precieux que l'esprit, mais de non fonde exclusivement sur l'esprit,
j'entends un certain esprit fier de lui-meme et de sa doctrine.]

Il raille de ce bon rire, qui s'essaye d'abord comme en famille,
ses compatriotes devenus les _citoyens tricolores_, et se moque des
raisonnements sur les assignats: "Lorsque je lis des raisonnements de
cette force, je suis tente de pardonner a Juvenal d'avoir dit en parlant
d'un sot de son temps: _Ciceronem Allobroga dixit_[188]; et a Thomas
Corneille d'avoir dit dans une comedie en parlant d'un autre sot: _Il
est pis qu'Allobroge_." Mais deja il passe a tout moment la frontiere et
ne se retient pas sur le compte de la grande nation: "Quand on voit ces
pretendus legislateurs de la France prendre des institutions anglaises
sur leur sol natal et les transporter brusquement chez eux, on ne peut
s'empecher de songer a ce general romain qui fit enlever un cadran
solaire a Syracuse et vint le placer a Rome, sans s'inquieter le moins
du monde de la latitude. Ce qui rend cependant la comparaison inexacte,
c'est que le bon general ne savait pas l'astronomie."

[Note 188: Satire VII; il s'agit d'un certain Rufus qui traitait
Ciceron d'Allobroge, comme qui dirait de Racine qu'il est un Beotien ou
un cretin.]

Sur la justice il y a d'assez belles choses, rien qui sente le peintre
futur du _bourreau_. Il rappelle toutefois que, lorsqu'on parlait des
prisonniers d'Etat renfermes a Miolans, unique prison de ce genre en
Savoie, on etait plutot tente de s'en prendre au trop de clemence du
prince; que trop souvent les prisons d'Etat autorisaient les erreurs de
cette clemence, qu'elles derobaient celui qui etait plutot du au gibet
ou aux galeres, "et faisaient oublier cette maxime d'un homme celebre,
la plus belle chose peut-etre que les hommes aient jamais dite: _La
justice est la bienfaisance des rois_."--Plus loin, a propos des prisons
de Chambery, il se plait a faire ressortir le temoignage favorable de
l'envoye du Ciel, Howard. Ainsi, sur cette theorie de la rigueur, il n'a
pas encore de parti pris.

Il appelle de tous ses voeux, en finissant, la restauration de
Victor-Ame et s'eleve avec passion, avec ironie deja, contre les
ambitieux voisins qui tant de fois, et au commencement du XVIIe siecle
et depuis lors, ont trouble cet heureux pays: "Rejetez loin de vous
ces theories absurdes qu'on vous envoie de France comme des verites
eternelles et qui ne sont que les reves funestes d'une vanite immorale.
Quoi! tous les hommes sont faits pour le meme gouvernement, et ce
gouvernement est la democratie pure! Quoi! la royaute est une tyrannie!
Quoi! tous les politiques se sont trompes depuis Aristote jusqu'a
Montesquieu!... Non, ce n'est point sur la terre la moins fertile en
decouvertes qu'on a vu ce que l'univers n'avait jamais su voir, ce
n'est point de la fange du _Manege_ que la Providence a fait germer des
verites inconnues a tous les siecles:

  ......... Sterilesne elegit arenas
  Ut caneret paucis, mersitque hoe _pulvere_ verum?"[189]

[Note 189: Lucain, livre IX. C'est Caton qui dit admirablement cela de
l'oracle d'Ammon au milieu des sables.]

Et suit un eloge de la monarchie en une de ces images qui vont devenir
familieres a l'ecrivain et qui saisissent la pensee comme les yeux:
"La monarchie est reellement, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une
_aristocratie tournante_ qui eleve successivement toutes les familles de
l'Etat; tous les honneurs, tous les emplois sont places au bout d'une
espece de lice ou tout le monde a droit de courir; c'est assez pour
que personne n'ait droit de se plaindre. Le _Roi_ est le juge des
courses."--Que vous en semble? A voir s'ouvrir cette lice grandiose et
presque olympique dont Montesquieu eut envie avec la justesse le relief
eclatant, il devient clair que le lecteur de Pindare n'a point perdu ses
veilles, et que M. de Maistre est deja trouve.

Le _Discours a madame la marquise de Costa_ nous le rend avec des
defauts de jeunesse et presque de rhetorique encore, qui tiennent au
genre; mais en meme temps on ne perd pas longtemps de vue l'ecrivain
nouveau, le penseur original et hardi qui se decele, qui se dresse par
endroits et va decidement triompher. Les premieres pages sont un peu
dans l'imitation et le ton de Voltaire faisant l'eloge funebre des
officiers morts pendant la campagne de 1741, dans le ton de Vauvenargues
lui-meme deplorant la perte de son jeune et si interessant ami Hippolyte
de Seytres. L'auteur ne vient pas pour distraire, il ne veut pas munie
consoler, il ne veut que s'attrister avec une mere. Il celebre des
le debut l'education morale par opposition a l'education
scientifique:--Laisser murir le caractere sous le toit paternel,--ne pas
repandre l'enfance au dehors. L'homme moral est plus tot forme qu'on ne
croit. Au reste, aucun systeme d'education ne saurait etre generalise:
ici on appliqua l'amour; Eugene etait son nom, _le Bien-ne_. Le
panegyriste s'etend un peu sur les anecdotes d'enfance, _puerilia_: un
jour, on trouva l'enfant occupe a souffler de toutes ses forces le feu
dans une chambre sans lumiere: "Je travaille, dit-il, pour faire revenir
mon _negre_," il appelait ainsi son ombre.--Eugene fut un enfant
_preserve_. Il cultive les arts, la peinture. Est-ce a Geneve qu'il va
suivre ses etudes? La periphrase l'indiquerait, mais le nom n'y est pas;
l'auteur en est encore aux periphrases comme plus elegantes. Des
pensees elevees et politiques se font jour a travers cette gracieuse
declamation. Eugene, selon l'usage, entre au sortir de l'enfance dans la
carriere militaire: "Il ne depend point de nous de creer les coutumes;
elles nous commandent. Leurs suites morales et politiques sont l'affaire
du Souverain; la notre est de les suivre paisiblement et de ne jamais
declamer contre elles."--Et sur la purete de moeurs d'Eugene dans sa vie
de garnison: "Pour lui le mauvais exemple etait nul, ou changeait de
nature; il n'avait d'autre effet que de le porter a la vertu, par un
mouvement plus rapide, compose de l'attrait du bien et de l'action
repulsive du mal sur cette ame pure comme la lumiere."

Au moment ou la Revolution eclate, on dirait que l'auteur lui emprunte
son plus mauvais style pour la peindre: "Un epouvantable volcan s'etait
ouvert a Paris: bientot son cratere eut pour dimension le diametre de la
France, et les terres voisines commencerent a trembler. O ma patrie! o
peuple infortune!..." Et ailleurs: "Aussi vile que feroce, jamais elle
(la Revolution) ne sut ennoblir un crime ni se faire servir par un grand
homme; c'est dans les pourritures du patriciat, c'est surtout parmi les
suppots detestables ou les ecoliers ridicules du philosophisme, c'est
dans l'antre de la chicane et de l'agiotage qu'elle avait choisi ses
adeptes et ses apotres." Ce style-la, loin d'etre du bon de Maistre,
n'est que du mauvais La Mennais. Voici qui est mieux:

    "Mais c'est precisement parce que la Revolution francaise, dans ses
    bases, est le comble de l'absurdite et de la corruption morale,
    qu'elle est eminemment dangereuse pour les peuples. La sante n'est
    pas _contagieuse_; c'est la maladie qui l'est trop souvent. Cette
    Revolution bien definie n'est qu'une expansion de l'orgueil immoral
    debarrasse de tous ses liens; de la cet epouvantable proselytisme
    qui agite l'Europe entiere. L'orgueil est immense de sa nature: il
    detruit tout ce qui n'est pas assez fort pour le comprimer; de la
    encore les succes de ce proselytisme. Quelle digue opposer a une
    doctrine qui s'adressa d'abord aux passions les plus cheres du coeur
    humain, et qui, avant les dures lecons de l'experience, n'avait
    contre elle que les sages? La souverainete du peuple, la liberte,
    l'egalite, le renversement de toute subordination, le droit a toute
    sorte d'autorite: quelles douces illusions! La foule comprend ces
    dogmes, donc ils sont faux; elle les aime, donc, ils sont mauvais.
    N'importe! elle les comprend, elle les aime. Souverains, tremblez
    sur vos trones!"

Le contre-coup retentit en Savoie; la, ce n'aurait ete qu'une querelle
de famille; mais Paris convoite les pauvres montagnes: un petit nombre
de _scelerats_ (je copie) repond au cri d'appel. Le roi, se croyant
menace, arme. Le 22 septembre 1792, la Savoie est envahie par
l'armee francaise, et le Piemont pres de l'etre. Apres la defense du
Saint-Bernard (1793), Eugene, grievement malade, court des dangers: il
semblait "que la Providence voulut tenir ses parents continuellement en
alarmes sur lui et, pour ainsi dire, les _accoutumer a le perdre_." Il
passe les quartiers d'hiver de 93-94 a Asti. Mais le genie de Bonaparte
prelude deja a ses prochaines destinees d'Italie, et dicte les
operations de la campagne qui va s'ouvrir.[190] Des le 6 avril 94, eclate
l'attaque generale des Francais sur toute la chaine du comte de Nice. Le
27, Eugene, se trouvant avec sa compagnie au sommet de la _Saccarella_,
qui domine le _Col-Ardent_, marche a l'attaque de ce dernier poste, et y
recoit une balle a la jambe; ses grenadiers l'emportent; trois semaines
apres, a Turin, il succombe des suites de sa blessure.--Au moment de sa
mort, "son ame, _naturellement chretienne_, se tourna vers le Ciel... Il
pria pour ses parents, les nomma tous et ne plaignit qu'eux."

[Note 190: _Memoires_ de Napoleon, tome I, page 61.]

Un passage du recit rend avec beaute ce tableau des morts chretiennes
dont on etait desaccoutume depuis si longtemps en notre litterature,
et que le genie de M. de Chateaubriand, quelques annees apres, devait
remettre en si glorieux et si pathetique honneur:

"L'orage de la Revolution avait pousse jusqu'a Turin un solitaire de
l'ordre de la Trappe. L'homme de Dieu, present a ce spectacle, defendait
de la part du Ciel la tristesse et les pleurs. Separe de la terre avant
le temps, il ne pouvait plus descendre jusqu'aux faiblesses de la
nature; il accusait nos voeux indiscrets et notre tendresse cruelle; il
n'osait point unir ses prieres aux notres: il ne savait pas s'il etait
permis de desirer la guerison de l'ange. Son enthousiasme religieux
effraya celle qui vous remplacait aupres de votre fils (une belle-soeur
de Mme de Costa); elle pria l'anachorete exalte de diriger ailleurs ses
pensees et de ne former aucun voeu dans son coeur, _de peur que son
desir ne fut une priere_: beau mouvement de tendresse, et bien digne
d'un coeur parent de celui d'Eugene!"

L'auteur adresse et approprie a son heros cette apostrophe celebre de
Tacite a Agricola, reproduite elle-meme de celle de Ciceron a l'orateur
Crassus: "Heureux Eugene! le Ciel ne t'a rien refuse, puisqu'il t'a
donne de vivre sans tache et de mourir a propos.--Il n'a point vu,
madame, les derniers crimes... Il n'a point vu en Piemont la trahison...
Il n'a point vu l'auguste Clotilde sous l'habit du deuil et de la
penitence..." Mais voici le _finale_ qui s'eleve, se detache en pleine
originalite, et devient enfin et tout a fait du grand de Maistre:

"Il faut avoir le courage de l'avouer, madame, longtemps nous n'avons
point compris la Revolution dont nous sommes les temoins, longtemps nous
l'avons prise pour un evenement; nous etions dans l'erreur: c'est une
epoque, et malheur aux generations qui assistent aux epoques du monde!
Heureux mille fois les hommes qui ne sont appeles a contempler que dans
l'histoire les grandes revolutions, les guerres generales, les fievres
de l'opinion, les fureurs des partis, les chocs des empires et les
funerailles des nations! Heureux les hommes qui passent sur la terre
dans un de ces moments de repos qui servent d'intervalle aux convulsions
d'une nature condamnee et souffrante!--Fuyons, madame; _Encelade se
tourne_.--Mais ou fuir? Ne sommes-nous pas attaches par tous les
liens de l'amour et du devoir? Souffrons plutot, souffrons avec une
resignation reflechie: si nous savons unir notre raison a la Raison
eternelle, au lieu de n'etre que des _patients_, nous serons au moins
des _victimes_.

"Certainement, madame, ce chaos finira, et probablement par des moyens
tout a fait imprevus. Peut-etre meme pourrait-on deja, sans temerite,
indiquer quelques traits des plans futurs qui paraissent decretes.[191]
Mais par combien de malheurs la generation presente achetera-t-elle le
calme pour elle et pour celle qui la suivra? C'est ce qu'il n'est pas
possible de prevoir. En attendant, rien ne nous empeche de contempler
deja un spectacle frappant, celui de la foule des grands coupables
immoles les uns par les autres avec une precision vraiment surnaturelle.
Je sens que la raison humaine fremit a la vue de ces flots de sang
innocent qui se mele a celui des coupables. Les maux de tout genre qui
nous accablent sont terribles, surtout pour les aveugles qui disent que
_tout est bien_, et qui refusent de voir dans tout cet univers un etat
violent, absolument _contre nature_ dans toute l'energie du terme. Pour
nous, madame, contentons-nous de savoir que tout a sa raison que nous
connaitrons un jour; ne nous fatiguons point a chercher les _pourquoi_,
meme lorsqu'il serait possible de les entrevoir. La nature des etres,
les operations de l'intelligence et les bornes des possibles nous sont
inconnues. Au lieu de nous depiter follement contre un ordre de choses
que nous ne comprenons pas, attachons-nous aux verites pratiques.
Songeons que l'epithete de _tres-bon_ est necessairement attachee a
celle de _tres-grand_; et c'est assez pour nous: nous comprendrons que
sous l'empire de l'Etre qui reunit ces deux qualites, tous les maux dont
nous sommes les temoins ou les victimes ne peuvent etre que des actes de
justice ou des moyens de regeneration egalement necessaires. N'est-ce
pas lui qui a dit, par la bouche de l'un de ses envoyes: _Je vous aime
d'un amour eternel_? Cette parole doit nous servir de solution generale
pour toutes les enigmes qui pourraient scandaliser notre ignorance.
Attaches a un point de l'espace et du temps, nous avons la manie de
rapporter tout a ce point; nous sommes tout a la fois ridicules et
coupables."

[Note 191: Toute l'oeuvre prochaine, l'oeuvre philosophique et
theosophique de De Maistre, va sortir de la: c'est le premier instant ou
on la voit poindre.]

En terminant, l'auteur s'adresse encore a l'_Ombre cherie_ d'Eugene et
retombe un peu dans la declamation, au moins pour la forme; mais les
germes de son systeme de reversibilite et d'ordre providentiel viennent
de se montrer et n'ont plus qu'a pousser leur developpement. Comme saint
Augustin, en presence des epouvantables catastrophes de son siecle, il
concoit sa _Cite de Dieu_.

Cite etrange chez l'un comme chez l'autre, plus belle de titre et de
conception que justifiable de detail, dans laquelle le bon sens, la
sagesse humaine, trouvent a s'achopper presque a chaque pas, mais ou les
esprits vraiment religieux se satisferont de quelques hautes clartes!

Le pamphlet publie et distribue a Chambery en aout 95, sous le nom de
_Jean-Claude Tetu_, est une Provinciale savoyarde a la portee du peuple,
une petite lettre de Paul-Louis en style du cru. Partant le sel en est
gros et gris, mais il y en a sous la trivialite. Il s'agit de profiter
du nouveau bail reclame par la France au sujet de la Constitution de
l'an III, pour reveiller l'opinion royaliste dans le pays et pour
pousser a une Restauration:

"..... Nous avons tous sur le coeur cette triste comedie de 1792,
lorsqu'une poignee de vauriens, qui se faisaient appeler _la nation_,
ecrivirent a Paris que nous voulions etre Francais. Vous savez tous
devant Dieu qu'il n'en etait rien, et comme quoi nous fumes tous libres
de dire non, a la charge de dire _oui_?[192]

[Note 192: Il est bon, en histoire, de controler les recits l'un par
l'autre, de se placer tour a tour sur chacun des revers des monts.
Croirait-on bien, par exemple, a lire ces assertions positives, qu'il
s'agit du meme fait que l'historien de la Revolution francaise a resume
si couramment avec son agreable vivacite? "Tandis que ses lieutenants
poursuivaient les troupes sardes, Montesquiou se porta a Chambery le 28
septembre, et y fit son entree triomphale, a la grande satisfaction des
habitants, qui aimaient la liberte en vrais enfants des montagnes, et la
France comme des hommes qui parlent la meme langue, ont les memes moeurs
et appartiennent au meme bassin. Il forma aussitot une assemblee de
Savoisiens pour y faire deliberer une question qui ne pouvait pas etre
douteuse, celle de la reunion a la France." (Thiers, tome III). Claude
Tetu va essayer de repondre dans ce qui suit a cette derniere opinion
si specieuse. L'historien victorieux nous a dit la journee de l'entree
triomphale; M. de Maistre, l'un des battus, nous racontera tout a
l'heure le lendemain et le _tous-les-jours_.

Or, voici une belle occasion de donner un dementi a ceux qui nous firent
parler mal a propos. Aujourd'hui, nous ne sommes plus si epouvantes que
nous l'etions alors; nous avons un peu repris nos sens. Croyez-moi,
disons tout rondement que nous n'en voulons plus.

Vous croirez peut-etre qu'il y a de l'imprudence a parler si clair?
Au contraire, vous pourrez par la faire grand plaisir a la C. N.
(Convention nationale). Tout le monde sait assez qu'elle a besoin et
partant envie de la paix. Or, cette reunion a la France la gene, et le
voeu de la nation, quoiqu'il n'ait jamais existe que dans la boite a
l'encre du citoyen _Gorin_,[193] forme cependant un obstacle tres-fort aux
yeux de la C. N., qui est retenue par le point d'honneur plus que par la
valeur de notre pays.

[Note 193: L'imprimeur du departement.]

En lui disant la verite, vous la mettrez a l'aise, et elle vous en saura
gre: ce raisonnement est clair comme de l'eau de roche.

Mais supposons qu'elle pense autrement, qu'elle veuille a tout prix
garder la Savoie et qu'elle y reussisse, que vous arriverait-il pour
avoir dit que vous regrettez votre ancien souverain? Il vous arriverait
d'etre particulierement estimes et cheris par la C. N. elle-meme. Tout
le monde ne sait-il pas qu'on aime les gens fideles partout ou ils
se trouvent? Quand il y a de la revolte, de l'impertinence ou de
l'insurgerie, a la bonne heure que les maitres se fachent; mais quand on
parle poliment, chacun est libre de dire sa raison; on peut tirer son
chapeau devant le drapeau tricolore et dire qu'on a de l'amitie pour la
croix blanche. Par Dieu! chacun a son gout peut-etre!--En disant qu'on
aime les poires, meprise-t-on les pommes?

Si la C. N. vous gardait meme apres cette declaration, elle vous
aimerait comme ses yeux; c'est moi qui vous le dis.

Mais ce n'est pas tout. Quand meme nous demeurerions Francais, il ne
faut pas croire que ce fut pour longtemps; un peu plus tot, un peu plus
lard, la chose volee revient toujours a son maitre. La Savoie est au
roi de Sardaigne depuis huit cents ans, personne ne peut lui faire une
anicroche la-dessus; pourquoi la lui garderait-on? Parce qu'on la lui
a prise, apparemment. Quelle chienne de raison! Demandez au tribunal
criminel du district, vous verrez ce qu'il vous en dira.

La Savoie a bien ete prise d'autres fois. On l'a gardee trois ans, cinq
ans, sept ans, trente ans, mais toujours elle est revenue. Il en sera de
meme cette fois.

Le roi de France qui etait avant celui qui etait avant le dernier, fut
un grand fier-a-bras, a ce que tout le monde dit: c'est une chose sure
qu'il faisait peur a tout le monde, et cependant, quoiqu'il convoitat la
Savoie et qu'il s'evertuat beaucoup pour l'avoir, il ne put jamais en
passer son envie.

Dans ma jeunesse, je ne comprenais pas pourquoi notre petite Savoie
n'etait pas une province de France, et comment cette _drumille_ avait pu
vivre si longtemps a cote d'un gros brochet sans etre croquee; mais, en
y pensant depuis, j'ai vu combien feu ma grand'mere avait raison quand
elle me disait: _Jean-Claude, mon ami, quand tu< ne comprends pas
quelque chose, fie-toi a celui qui a fait le manche des cerises_.

La Savoie n'est pas a la France parce qu'il ne faut pas qu'elle soit a
la France. Si les Francais la possedaient, l'Italie serait flambee; ils
batiraient dans notre pays des forteresses a tout bout de champ; ils
feraient des chemins larges comme la grande allee du _Verney_ jusque sur
nos plus hautes montagnes.[194] A la place de l'hospice Saint-Bernard, ou
l'on donne la soupe aux pelerins, il y aurait une bonne citadelle avec
des canons et de la poudre, et toute la diablerie que vous savez; et
puis, au premier moment d'une guerre, ce serait une benediction de les
voir degringoler de l'autre cote! Soyez surs qu'ils y descendraient les
mains dans leurs poches, et, quand une fois on est en Piemont, les gens
qui savent un peu comment le monde est fait, disent que ce n'est plus
qu'une promenade. Si M. l'empereur etait assez grue pour souffrir que
ces gaillards gardassent la Savoie, il ferait tout aussi bien de les
mettre en garnison a Milan.

[Note 194: Verifie par le Simplon.]

Mais tandis que la Savoie est au roi de Sardaigne, on ne peut pas etre
surpris en Italie. Diantre! c'est bien different d'etre dans un pays ou
d'y aller.

Et nos bons amis les Suisses, croyez-vous qu'ils soient bien amuses
d'entendre les tambours des Francais de l'autre cote du lac? Les
Genevois, qui ne sont que des marmousets, les fatiguent deja
passablement; jugez comme ils ont envie de toucher de tous cotes la
republique francaise! Surement les Francais ne pourraient pas leur faire
un plus grand plaisir que de s'en aller d'ou ils sont venus. Les Suisses
et les Savoyards sont cousins, ils font leurs fromages en paix et ne se
font point d'ombrage. Que les grands seigneurs demeurent chez eux et ne
viennent pas casser nos pots!

Il faudra donc rendre la Savoie parce que tout le monde voudra qu'on la
rende, et quand la C. N. aurait les griffes assez fortes pour la retenir
dans le moment present, croyez-vous que ce fut pour longtemps? Bah! les
choses forcees ne durent jamais.

Le courage des Francais fait plaisir a voir, mais ne vous laissez pas
leurrer par cette lanterne magique. Vous savez que lorsqu'on se rosse un
jour de _vogue_, surtout lorsqu'on est un peu gris, on ne sent pas les
coups; mais c'est le lendemain qu'on se trouve bleu par-ci et bleu
par-la, qu'on se sent roide comme le manche d'une fourche, et qu'il n'y
a pas moyen de mettre un pied devant l'autre.

"Quand la France sera froide, vous l'entendrez crier."

Ce sont la, il me semble, de ces accents vibrants qui denotent que,
meme sous le masque du Jacques Bonhomme et du Sancho de son pays, M. de
Maistre ne peut pas se deguiser longtemps. Plus loin, pour exprimer
que les Francais ne sont pas encore gueris ni pres de guerir du mal
revolutionnaire: "S'ils etaient veritablement ennuyes d'etre malades,
dit-il, est-ce qu'ils ne se donneraient pas tous le mot pour faire venir
de la _theriaque de Venise?_" Louis XVIII, comme on sait, etait alors a
Venise. Le maire de Montagnole continue de prendre ses compatriotes par
tous les bouts, par l'enumeration de tous leurs griefs, en reservant
pour le dernier coup l'interet de la religion catholique si cher aux
populations. Je continue de citer tout ce qui me parait un peu
saillant, ce pamphlet curieux etant parfaitement inconnu et introuvable
aujourd'hui:

"Il y a plus de deux cents ans qu'il y eut deja un tapage en France pour
les affaires de huguenots. Notre cure en parlait un jour avec M. le
chatelain: il appelait cela la _Digne_ ou la _Ligue_, ou la _Figue_,
enfin quelque chose en _igue_. Mais c'etait diabolique. Il disait que
celle machine dura je ne sais combien de temps, trente ou quarante ans,
je crois. Sainte Vierge Marie! cela ne fait-il pas dresser les cheveux?
C'est bien pire aujourd'hui, puisqu'alors il y avait des rois, des
princes, des seigneurs, des parlements, en un mot tout ce qu'il fallait
pour faire la besogne apres la folie passee; mais a present que tout le
royaume est en loques, ce sera le diable a confesser pour tout refaire.
Serait-il possible que nous fussions meles la-dedans? _Libera nos,
Dominus_.

"Vous croyez peut-etre, vous autres petits messieurs qui avez des habits
de drap d'Elbeuf et des boutons d'acier, que c'est pour vous que le
four chauffe, et que vous serez toujours les maitres? Ah bien! oui,
fiez-vous-y. On a deja fait main-basse sur les'municipalites de
campagne, ainsi adieu aux rois de village! il n'y a plus de districts,
ainsi adieu aux rois de petites villes! ne voyez-vous pas comme
tout s'achemine a vous rendre des zeros en chiffre? Quand tout sera
tranquille, le peuple donnera les places a ceux que vous teniez en
prison; et si, pendant cette tempete, quelques champignons sont sortis
de terre, vous n'y gagnerez rien, car les _ci-apres_ sont bien plus
insolents que les _ci-devant_.

"On vous amuse aussi en vous parlant de la suppression des impots.
Sans doute qu'on n'ose pas mettre le peuple de mauvaise humeur dans ce
moment, pour raison; mais seriez-vous assez simples pour croire que, des
qu'on sera maitre de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du
Mont-Cenis? La C. N. a fait tant d'assignats! tant d'assignats! que si
on les collait tous par les bords, il y aurait de quoi couvrir la France
de papier. Malgre ce qu'on en a brule dans toutes les gazettes, il en
reste pour 14 milliards: or, savez-vous ce que c'est que 14 milliards?
Pour faire celle somme en numeraire, il faudrait autant de louis qu'il
y a de grains de ble en 455 sacs, mesure de Chambery, pesant chacun 140
livres poids de marc. Le citoyen _Ginollet_, ci-devant collecteur de la
taille, qui sait l'arithmetique comme son _Pater_, a fait ce compte sur
ma table.

"Mais toutes ces debauches de papier ne peuvent durer, et a la fin, pour
faire face aux depenses, on vous demandera l'argent que vous avez, et
meme celui que vous n'avez pas.

"Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la
derniere, tenez pour certain que, si vous demeurez Francais, vous serez
prives de votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis
la liberte du culte: oui; mais vous savez bien qu'on n'a rien tenu de
ce qu'on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu'on
etablit l'Eglise constitutionnelle. Il n'y eut qu'un cri en Savoie
contre cette manipulation ecclesiastique; mais vos electeurs eurent beau
protester, on ne les ecouta pas, et le jour qu'ils s'assemblerent pour
l'election de ce drole d'eveque qui nous a tant fait rire avant de nous
faire pleurer, un des representants du peuple dit expressement que, _si
les electeurs raisonnaient, on ferait conduire deux pieces de canon a la
porte de la cathedrale_: voila comment on fut libre.

"Nous avons d'ailleurs un bon temoin de ce qui se passa. Gregoire, l'un
des representants, n'a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu'il
a debite a la tribune de la Convention sur la liberte des cultes:
_Nous avons promis de votre part la liberte du culte aux habitants du
Mont-Blanc, et nous les avons trompes?_

"C'est clair, cela; mais ce que ce bon apotre n'a pas dit, c'est qu'il
etait venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu'il a blame dans
les autres.

"Ce n'est pas seulement le culte de la deesse Raison dont nous ne
voulons pas: nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s'appelle
rien. On nous l'avait promis; pourquoi nous a-t-on trompes?

"Je l'entendis, ce cure d'Embremenil, le 16 fevrier 1793, lorsqu'il se
donna tant de peine dans la cathedrale de Chambery pour nous prouver que
l'Eglise constitutionnelle etait catholique. Son discours emberlucoqua
beaucoup de gens; mais, quoiqu'il ait de l'esprit comme quatre, il ne me
fit pas reculer de l'epaisseur d'un cheveu. Quand je le vis en chaire,
sans surplis, avec une cravate noire, ayant a cote de lui un chapeau
rond au lieu d'un bonnet a houppe, et nous disant _citoyen_ au lieu de
_mes freres_ ou _mon cher auditeur_, je me dis d'abord en moi-meme:

_Cet homme est schismatique_.

"En effet, quelle apparence que le bon Dieu n'ait fait la religion que
pour les esprits pointus, et qu'il n'y ait pas quelque maniere facile de
connaitre ce qui est faux? Quand il viendra quelque grivois d'_apotre_
vous precher un _Credo_ de sa facon, au lieu de s'embarquer dans de
grands alibi-forains qui font tourner la tete, vous n'avez, qu'a le
regarder bien attentivement; je veux ne moissonner de ma vie si vous ne
decouvrez pas sur sa personne quelque chose d'heretique, ne fut-ce qu'un
bouton de veste.

"Mais, baste! la C. N. se moque de l'Eglise constitutionnelle, ce n'est
pas l'embarras; le mal est qu'elle deteste la notre et qu'elle n'en
veut point. Ainsi c'est a vous de voir si vous voulez vous trouver sans
religion.

"La liberte du culte qu'on vous a promise depuis quelque temps, n'est
qu'une farce. Si vous etes catholiques, essayez un peu de jeter a la
poste une lettre adressee _a Sa Saintete, le Pape, a Rome_, vous verrez
si elle arrivera.

"C'est cependant drole qu'un catholique ne puisse pas ecrire au Pape!

"Et vos eveques, ou sont-ils? et vos pretres, pourquoi ne vous les
rend-on pas? Est-ce agir rondement de promettre une Eglise catholique,
et de bannir les pretres catholiques?--Mais, dira-t-on, nous en avons en
Savoie.--Oui, ils y sont a leurs perils et risques. On les a calomnies,
insultes, emprisonnes, fusilles. On recommencera demain, aujourd'hui,
quand on voudra. On n'a point revoque la loi qui les deporte ni celle
qui confisque leurs biens, apres une loi solennelle qui leur permettait
de les administrer par procureur.

"Ne vous laissez donc pas tromper: la rancune contre notre religion est
toujours la meme, et, si l'on a fait quelque chose en sa faveur, ce
n'est pas par amitie, ce n'est pas par justice, c'est par crainte. Les
gens de l'_ouest_[195] n'ont pas voulu demordre, il a bien fallu accorder
quelque chose, mais c'est bien a contre-coeur et de mauvaise grace.

[Note 195: Les Bretons, les Vendeens.]

"Boissy-d'Anglas est, a ce qu'on dit, un des bons enfants de
l'Assemblee; je ne crois pas qu'il aime a tourmenter son prochain.
Cependant, quand il fit son rapport sur la liberte du culte, au nom des
trois comites, il dit tout net que les interets de la religion etaient
_des chimeres_. Il ajouta: "Je ne veux point decider s'il faut une
religion aux hommes..., s'il faut creer pour eux des illusions et
laisser des opinions erronees devenir la regle de leur conduite. C'est
a la philosophie a eclairer l'espece humaine et a bannir de dessus la
terre les longues erreurs qui l'ont dominee. C'est par l'instruction que
seront gueries toutes les MALADIES de l'esprit humain. Bientot vous ne
les connaitrez que pour les mepriser, ces dogmes absurdes, enfants
de l'erreur et de la crainte: bientot la religion des Socrate, des
Marc-Aurele, des Ciceron, sera la seule religion du monde.... Ainsi vous
preparerez le seul regne de la philosophie.... Vous couronnerez avec
certitude la revolution commencee par la philosophie."

"Il faudrait avoir les yeux poches pour ne pas voir ici un homme en
colere, qui se console du decret dans la preface.

"Je mentirais au reste si j'assurais que je comprends tout ce morceau,
et que je connais les trois theologiens dont il parle; mais je gagerais
bien a tout hasard mes deux charrues contre un exemplaire de la nouvelle
Constitution, que Socrate, Marc-Aurele et Ciceron etaient protestants."

L'objection contre les _trois theologiens_ pouvait porter coup en
Savoie, a cette date de 1795; hors de la elle n'est que gaie.

Et ceci n'est pas, autant qu'on pourrait bien le croire, un accident du
genre. Certes M. de Maistre, par le fond habituel de sa pensee, restera
toujours un ecrivain profondement serieux; mais pourtant on n'a pas fait
en lui la part de ce qui tres-souvent dans le detail n'est que gai. On y
aurait gagne de le voir beaucoup plus au naturel et moins terrible.

La derniere des brochures preliminaires de M. de Maistre, que j'aie a
analyser, est son _Memoire sur les pretendus Emigres savoisiens_ (1796).
Ici, comme il s'adresse a la legislature de France, il sait prendre le
ton convenable, bien qu'energique, et non sans quelques-uns encore de
ces eclats de parole qui vont devenir le cachet inseparable de son
talent. C'est d'abord tout un tableau de la Terreur en sa malheureuse
patrie. Puisque les grands historiens s'occupent si peu de ces verites
de detail, de ces bagatelles provinciales et locales, qui generaient
leurs evolutions, qu'on veuille bien permettre au biographe de ne pas
les negliger. Les Francais, comme on l'a dit, etant entres en Savoie le
22 septembre 1792, on ne vit, pendant un mois, que ce qu'on voit dans
toutes les conquetes; mais bientot, les assemblees primaires ayant ete
convoquees, elles nommerent des deputes qui se reunirent a Chambery sous
le nom d'Assemblee nationale des Allobroges. L'homme influent dans cette
Assemblee qui ne siegea que huit jours, celui qui dirigea tout, et dicta
presque tous les decrets, fut le depute Simond, de Rumilli dans le
Mont-Blanc, ci-devant pretre, guillotine en 1794. Une loi de cette
Assemblee invita tous les citoyens _qui avaient emigre des le 1er aout_
1792 a reprendre leur domicile dans le terme de deux mois, sous peine de
confiscation de tous leurs biens. On antidatait l'emigration, comme on
voit, et on la faisait meme anterieure a l'entree des Francais dans le
pays: c'etait pour atteindre certains grands proprietaires.

Les militaires firent leur devoir et resterent a leur poste, fideles a
leurs serments. Presque tous les autres (et M. de Maistre de ce nombre),
les femmes surtout et les enfants, rentrerent en Savoie sur la foi de
l'Assemblee. Au coeur de l'hiver, ils arriverent en foule et reprirent
domicile dans le delai qui s'etait prolonge jusqu'au 27 janvier 93;
mais, au lieu de la tranquillite qu'ils avaient droit d'attendre, ils
ne trouverent qu'une persecution cruelle. L'auteur du memoire, temoin
oculaire, en signale les hideuses particularites qui ne sont qu'une
variante de ce qui se passait alors universellement; on emprisonne les
hommes d'une part, les femmes de l'autre; on separe les meres et les
enfants; on separe les epoux: "C'etait, disait le representant Albitte,
pour satisfaire a la decence. La cruaute dans le cours de cette
Revolution a souvent eu, s'ecrie l'auteur, la fantaisie de plaisanter:
on croit voir rire l'Enfer: il est moins effrayant quand il hurle."

Le reglement des prisons destinees a enfermer les suspects les accuse
d'un crime tout nouveau, d'etre _coalises_ de VOLONTE _avec les ennemis
de la republique_; sur quoi l'auteur ajoute: "Caligula ne punissait que
les reves, il oublia les desirs!"

Le 1er septembre 1793, tout d'un coup, en vertu d'une determination
soudaine, a minuit, on tire les detenus de prison et on les transporte
sur des charrettes de Chambery a Grenoble, ou ils manquent en arrivant
d'etre massacres par la populace. Puis un autre caprice les ramene de
Grenoble a Chambery: le 9 thermidor les sauve: "Sans le 9 thermidor, dit
l'auteur du memoire, c'est une opinion universelle dans le departement
du Mont-Blanc, tous les prisonniers devaient etre egorges."

Dans un moment si terrible, il arriva ce qui devait arriver: tous ceux
qui purent s'echapper le firent et se refugierent soit en Piemont,
soit en pays neutre. Et ici l'auteur invoquant les actes memes de la
Convention apres le 9 thermidor, demontre que ces emigres par force
majeure ne sont pas des emigres.

Redevenue libre, la Convention, dans sa seance du 9 mars 1795, disait
anatheme au coup d'Etat du 31 mai qui avait proscrit les pretendus
federalistes.--Une nouvelle loi (celle du 22 prairial) vint au secours
des malheureux qui n'avaient fui la terre de liberte que pour echapper
a la hache de Robespierre: elle rappelait ceux qui s'etaient soustraits
depuis le 31 mai 93.

L'auteur discute avec fermete et eloquence pour reclamer le benefice de
cette loi en faveur des pretendus emigres savoisiens. Il s'adresse, en
terminant, aux Conseils, il apostrophe le Directoire executif et le
rappelle a la clemence et a la justice au debut d'un regime nouveau.
M. de Maistre est ici le Lally-Tolendal de sa contree, comme dans son
pamphlet de _Claude Tetu_ il s'en etait montre par avance le Paul-Louis
Courier.

Ces preliminaires une fois accomplis, cette dette payee, et comme tout
echauffe encore de sa guerre de montagnes, il sort enfin de la politique
locale et s'eleve au role de publiciste europeen par ses _Considerations
sur la France_. L'aspect change: ce n'est plus a un _Vendeen de Savoie_
qu'on va avoir affaire, c'est a un contemplateur plutot stoique et
presque desinteresse. On a souvent admire comment M. de Maistre, un
etranger, avait si bien, je veux dire si fermement juge du premier coup,
et de si haut, la Revolution francaise; c'est, on vient de le faire
assez comprendre, qu'il n'y etait pas etranger, c'est qu'il l'avait
subie et soufferte dans le detail; il ne l'a si bien jugee en grand que
parce qu'il en avait pati _de tres-pres_, et en meme temps _de cote_. La
double position (outre le genie) etait necessaire. A un certain moment,
il a pu se detacher de la question locale et planer du dehors sur
l'ensemble. Nous allons l'y suivre et le considerer dans cette phase
nouvelle, definitive. Jusqu'ici il nous a suffi de le faire connaitre
graduellement et de le produire, non absolu encore, par des extraits,
par des analyses, en nous effacant. Malgre notre desir et notre
insuffisance, il nous sera difficile de continuer a faire de meme, et de
contenir tout jugement contradictoire en face de l'intolerance frequente
des siens.


II

Trois ecrivains du plus grand renom debutaient alors a peu pres au meme
moment, chacun de son cote, sous l'impulsion excitante de la Revolution
francaise, et on les peut voir d'ici s'agiter, se lever sous le nuage
immense, comme pour y demeler l'oracle: on reconnait madame de Stael, M.
de Maistre, et M. de Chateaubriand.

Le plus jeune des trois, le seul meme qui fut a son vrai debut, M. de
Chateaubriand, en ce fameux _Essai sur les Revolutions_, versant a flots
le torrent de son imagination encore vierge et la plenitude de ses
lectures, revelait deja, sous une forme un peu sauvage, la richesse
primitive d'une nature qui sut associer plus tard bien des contraires;
d'admirables eclairs sillonnent a tout instant les sentiers qu'il
complique a plaisir et qu'il entre-croise; a travers ces rapprochements
perpetuels avec l'antiquite, jaillissent des coups d'oeil singulierement
justes sur les hommes du present: lui-meme, apres tout, l'auteur de
_Rene_ comme des _Etudes_, l'eclaireur inquiet, eblouissant, le songeur
infatigable, il est bien reste, jusque sous la majeste de l'age, l'homme
de ce premier ecrit.

Madame de Stael, qui, a la rigueur, avait deja debute par ses _Lettres
sur Jean-Jacques_, et qui devait accomplir un jour sa course genereuse
par ses eloquentes et si sages _Considerations_, laissait echapper alors
ses reflexions, ou plutot ses emotions sur les choses presentes, dans
son livre _de l'Influence des Passions sur le Bonheur_; mais ce titre
purement sentimental couvrait une foule de pensees vives et profondes,
qui, meme en politique, penetraient bien avant.

M. de Maistre, enfin, dont nous avons surpris les vrais debuts
anterieurs, eclatait pour la premiere fois par un ecrit etonnant, que
les annees n'ont fait, a beaucoup d'egards, que confirmer dans sa
prophetique hardiesse, et qui demeure la pierre angulaire de tout ce
qu'il a tente d'edifier depuis. Des le premier mot, il indique le point
de vue ou il se place: comme Montesquieu, il commence par l'enonce des
rapports les plus eleves, mais c'est en les eclairant de la Providence:
"Nous sommes tous attaches au trone de l'Etre supreme par "une chaine
souple, qui nous retient sans nous asservir." Ce sont les voies de la
Providence dans la Revolution francaise que l'auteur se propose de
sonder par ses conjectures et de devoiler autant qu'il est permis.
L'originalite de la tentative se marque d'elle-meme. Le XVIIIe siecle ne
nous a pas accoutumes a ces regards d'en haut, perdus en France depuis
Bossuet. Pour etre juste toutefois, il convient de rappeler qu'un
homme que M. de Maistre a beaucoup lu tout en s'en moquant un peu,
_le Philosophe inconnu_, Saint-Martin publiait, a la date de l'an
III (1795), sa _Lettre a un Ami_, ou _Considerations politiques,
philosophiques et religieuses sur la Revolution francaise_, curieux
opuscule dans lequel le point de vue providentiel est formellement
pose[196]. Que M. de Maistre ait lu cette Lettre de Saint-Martin au moment
meme ou elle fut publiee, on n'en saurait guere douter, parce qu'elle
dut parvenir tres-vite a Lausanne, ou se trouvait alors un petit noyau
organise de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de
mourir precisement en ces annees. Or, si l'on suppose M. de Maistre
recevant, ainsi qu'il est tres-probable, la communication de cette
brochure dans le temps ou il ecrivait son pamphlet de _Claude Tetu_, mur
comme il etait sur la question et tout echauffe par le prelude, il lui
suffit d'un eclair, pour l'enflammer; il dut se dire a l'instant, dans
sa conception rapide, que c'etait le cas de refaire la brochure de
Saint-Martin, non plus avec cette mollesse et cette fadeur a demi
inintelligible, non dans un esprit particulier de mysticisme et dans une
phraseologie beate qui tenait du jargon, mais avec franchise, nettete,
autorite, en s'adressant aux hommes du temps dans un langage qui portat
coup et avec des aiguillons sanglants qui ne leur donneraient pas envie
de rire.

[Note 196: Et pour que l'on comprenne mieux dans quel sens analogue a
celui de M. de Maistre, voici ce qu'apres un preambule sur ses principes
spiritualistes et sur la liberte morale, Saint-Martin disait a son ami:
"Supposant donc... toutes ces bases etablies et toutes ces verites
reconnues entre nous deux, je reviens, apres cette legere excursion, me
reunir a toi, te parler comme a un croyant, te faire, dans ton langage,
ma profession de foi sur la Revolution francaise, et t'exposer
pourquoi je pense que la Providence s'en mele, soit directement, soit
indirectement, et par consequent pourquoi je ne doute pas que cette
Revolution n'atteigne a son terme, puisqu'il ne convient pas que la
Providence soit decue et qu'elle recule."

"En considerant la Revolution francaise des son origine, et au moment ou
a commence son explosion, je ne trouve rien a quoi je puisse mieux la
comparer qu'a une image abregee du Jugement dernier, ou les trompettes
expriment les sons imposants qu'une voix superieure leur fait prononcer,
ou toutes les puissances de la terre et des cieux sont ebranlees, et ou
les justes et les mechants recoivent dans un instant leur recompense;
car, independamment des crises par lesquelles la nature physique sembla
prophetiser d'avance cette Revolution, n'avons-nous pas vu, lorsqu'elle
a eclate, toutes les grandeurs et tous les ordres de l'Etat fuir
rapidement, presses par la seule terreur, et sans qu'il y eut d'autre
force qu'une main invisible qui les poursuivit? N'avons-nous pas vu,
dis-je, les opprimes reprendre, comme par un pouvoir surnaturel, tous
les droits que l'injustice avait usurpes sur eux?

"Quand on la contemple, cette Revolution, dans son ensemble et dans la
rapidite de son mouvement, et surtout quand on la rapproche de notre
caractere national, qui est si eloigne de concevoir, et peut-etre de
pouvoir suivre de pareils plans, on est tente de la comparer a une sorte
de feerie et a une operation magique; ce qui a fait dire a quelqu'un
qu'il n'y aurait que la meme main cachee qui a dirige la Revolution qui
put en ecrire l'histoire.

"Quand on la contemple dans ses details, on voit que, quoiqu'elle frappe
a la fois sur tous les ordres de la France, il est bien clair qu'elle
frappe encore plus fortement sur le clerge..." Et il poursuit en
s'attachant a exposer le mode de vengeance providentielle sur le clerge
dans le sens qu'il entend. M. de Maistre, lui, l'entendait un peu
differemment; mais peu importent ces varietes: la donnee providentielle
est la meme.]

Les dates, les circonstances locales, l'analogie du point de vue general
et meme d'un certain ordre d'idees aux premieres pages, tout concourt
a preter a cette conjecture une vraisemblance que rien d'ailleurs ne
dement [197].

[Note 197: Voir ce qui est dit de Saint-Martin en divers endroits
des _Soirees de Saint-Petersbourg_, particulierement dans le onzieme
Entretien.--Il est aussi un beau passage d'une lettre de Bolingbroke
a Swift (6 mai 1730), qui se rattache naturellement, et sans tant de
mysticisme, au livre des _Considerations_ de De Maistre. Bolingbroke
parle d'un ecrit de Pope et du bien qui peut en resulter pour le genre
humain: "J'ai pense quelquefois, dit-il, que si les predicateurs, les
bourreaux, et les auteurs qui ecrivent sur la morale, arretent ou meme
retardent un peu les progres du vice, ils font tout ce dont la nature
humaine est capable; une reformation reelle ne saurait etre produite par
des moyens ordinaires: elle en exige qui puissent servir a la fois de
chatiments et de lecons; c'est par des calamites nationales qu'une
corruption nationale doit se guerir."]

Les _Considerations sur la France_ peuvent elles-memes etre considerees
sous plus d'un aspect. Celui qui domine, cette idee de gouvernement
providentiel dont nous parlons, qui s'y Jessine en deux ou trois grands
chapitres, et que l'auteur reprendra plus tard avec predilection et
raffinement, ne se produit ici que justifie par la grandeur meme de la
catastrophe: la voix de Dieu s'elance toute majestueuse du milieu des
orages du Sinai. En quoi la nation francaise est coupable; en quoi les
Ordres immoles ont merite de l'etre; comment il y a solidarite au sein
du meme Ordre, comment la peine du coupable est reversible jusque sur
l'innocent, et le merite de celui-ci reversible a son tour sur la tete
de l'autre; quelle mysterieuse vertu fut de tout temps attachee au
sacrifice et a l'effusion du sang humain sur la terre; quelle effrayante
depense il s'en est fait depuis l'origine jusqu'aux derniers temps, a
ce point que "le genre humain peut etre considere comme un arbre qu'une
main invisible taille sans relache, et qui va toujours en gagnant sous
la faux divine:"--telles sont les hautes questions, tels les dogmes
redoutables que remue en passant l'esprit religieux de l'auteur; et a
la facon dont il les souleve, nul, apres l'avoir lu, meme parmi
les incredules, ne sera tente de railler. M. de Maistre, en ses
_Considerations_ et ailleurs, est, de tous les ecrivains religieux,
celui peut-etre qui nous oblige a nous representer de la maniere la plus
concevable, la plus presente et la plus terrible, le _Jugement dernier_;
il donne a penser la-dessus, meme aux sceptiques blases de nos jours,
parce qu'il fait concevoir l'inevitable fin et le _coup de filet_ du
reseau universel, d'une maniere ordonnee, toute spirituelle, tout
appropriee aux intelligences severes. Il nous met presque dans
l'alternative ou de ne croire a aucune loi regulatrice, ou de croire
avec lui.

En s'emportant dans ce vigoureux ecrit a des assertions extremes,
intemperantes, en ne voulant voir que le caractere purement _satanique_
de la Revolution, il garde pourtant, s'il est permis d'employer a son
egard un tel mot sans offense, une certaine _mesure_; ses conjectures du
moins observent encore, par rapport a ce qu'elles deviendront plus tard,
une sorte de modestie que j'aime a relever: "...Il n'y a point, dit-il
en un beau passage[198], il n'y a point de chatiment qui ne purifie,
il n'y a point de desordre que l'_Amour eternel_ ne tourne contre le
principe du mal. Il est doux, au milieu du renversement general, de
pressentir les plans de la Divinite[199]. Jamais nous ne verrons tout
pendant notre voyage, et souvent nous nous tromperons; mais dans toutes
les sciences possibles, excepte les sciences exactes, ne sommes-nous pas
reduits a conjecturer? et si nos conjectures sont plausibles, si
elles ont pour elles l'analogie, si elles s'appuient sur des idees
universelles, si surtout elles sont consolantes et propres a nous rendre
meilleurs, que leur manque-t-il? Si elles ne sont pas vraies, elles sont
bonnes; ou plutot, puisqu'elles sont bonnes, ne sont-elles pas vraies?"

[Note 198: Chap. III.]

[Note 199: C'est son _Suave mari magno_...., mais non point ici sans
une veritable onction de christianisme.]

Un second aspect des _Considerations_, c'est celui des evenements
positifs et des jugements historiques que l'auteur y a appliques; on
n'en saurait assez admirer la sagacite et la portee precise. Une foule
de vues qui n'ont prevalu et n'ont ete verifiees que par la suite
apparaissent la pour la premiere fois; l'auteur, en ayant l'air de tirer
a bout portant dans la melee, a prevenu et indique d'avance les visees
de l'histoire. Aussi, tous ceux qui ont passe apres lui dans l'etude de
ces temps l'ont-ils pris, meme ses adversaires politiques, en haute
et singuliere estime. M. de Maistre a tres-bien vu le premier que, le
mouvement revolutionnaire une fois etabli, la France et la _monarchie_
(c'est-a-dire l'integrite des Etats du _roi futur_) ne pouvaient etre
sauvees que par le jacobinisme[200]. Le discours ideal qu'il prete (chap.
II) a un guerrier au milieu des camps, pour exhorter ses compagnons
d'armes a sauver la France et le royaume _quand meme_, est d'une
eloquence politique qui parle d'elle-meme a toutes les ames: il conclut
par ces paroles si souvent citees, et que M. Mignet inscrivait, il y
a pres de vingt ans, en tete de son histoire: "Mais nos neveux, qui
s'embarrasseront tres-peu de nos souffrances et qui danseront sur
nos tombeaux, riront de notre ignorance actuelle; ils se consoleront
aisement des exces que nous avons vus, et qui auront conserve
l'integrite _du plus beau royaume apres celui du Ciel_."--Le role,
la _fonction_, la magistrature de la France entre toutes les nations
d'Europe n'a ete nulle part plus magnifiquement reconnue. Langue
universelle, esprit de proselytisme, il y voit les deux instruments et
comme les deux _bras_ toujours en action pour remuer le monde.

[Note 200: C'est aussi l'opinion formelle d'un connaisseur
tres-interesse dans la question, de celui qui n'est autre que ce premier
roi _futur_ (j'en demande bien pardon a M. de Maistre).--Voir les
_Memoires_ de Napoleon, tome I, page 4.]

Un troisieme et remarquable aspect qui, dans les _Considerations_, se
rattache au precedent, et qui prouve a quel point l'auteur avait bien
vu, c'est le nombre de conjectures, de promesses, et meme de predictions
qui se sont trouvees justifiees. Sous la question, toute civile et
politique en apparence qu'elle etait devenue, il decouvre le caractere
religieux, le sens theologique si verifie par ce qui s'est produit a nos
yeux depuis quarante ans, et lors de la grande reaction de 1800, et dans
ce mouvement actuel, persistant et encore inepuise des esprits. Il ne
craint pas de poser le grand dilemme dans toute sa rigueur: "Si la
Providence _efface_, sans doute c'est pour _ecrire_... Je suis
si persuade des verites que je defends, que lorsque je considere
l'affaiblissement general des principes moraux, la divergence des
opinions, l'ebranlement des souverainetes qui manquent de base,
l'immensite de nos besoins et l'inanite de nos moyens, il me semble que
tout vrai philosophe doit opter entre ces deux hypotheses, ou qu'il va
se former une nouvelle religion, ou que le christianisme sera rajeuni de
quelque maniere extraordinaire. C'est entre ces deux suppositions
qu'il faut choisir, suivant le parti qu'on a pris sur la verite du
christianisme." S'il se prononce dans les pages qui suivent, et avec une
incomparable eloquence, pour le triomphe immortel de ce christianisme
tant combattu, il a du moins donne jour a la perspective sur le
_rajeunissement_. Je sais bien qu'il l'interpretait pour son compte en
un sens rigoureux et orthodoxe, mais de plus libres que lui peuvent
varier en idee la nuance.

En 1796, M. de Maistre predisait sans marchander une Restauration et en
dictait d'avance le bulletin avec l'ordre et la marche de la ceremonie.
Le chapitre intitule: _Comment se fera la Contre-revolution si elle
arrive?_ est charmant, vrai, piquant. On a pour conclusion derniere une
suite d'extraits de Hume sur la fin du Long-Parlement a l'agonie, la
veille de la restauration des Stuarts. Est-il besoin de remarquer que
l'auteur oublie de pousser assez loin la citation et l'allusion, qu'il
s'arrete avant 1688, avant Guillaume et la _Declaration des droits?_ On
pourrait, des cet ecrit, noter chez M. de Maistre une tendance a predire
qui est devenue par la suite une forme extreme de sa pensee, un faible,
je dirai presque un tic dans un esprit si serieux. A propos de la ville
de Washington, qu'on avait decide de batir expres pour en faire le siege
du Congres: "On a choisi, dit-il, l'emplacement le plus avantageux
sur le bord d'un grand fleuve; on a arrete que la ville s'appellerait
_Washington_; la place de tous les edifices publics est marquee, et
le plan de la _Cite-reine_ circule deja dans toute l'Europe.
Essentiellement il n'y a rien la qui passe les bornes du pouvoir humain;
on peut bien batir une ville. Neanmoins, il y a trop de deliberation,
trop _d'humanite_ dans cette affaire, et l'on pourrait gager mille
contre un que la ville ne se batira pas, ou qu'elle ne s'appellera
pas _Washington_, ou que le Congres n'y residera pas." Beaucoup des
predictions de M. de Maistre (ne l'oublions pas) ne sont ainsi que des
_gageures_.

De la part d'un esprit vif, hardi, resolu, cet entrainement s'explique a
merveille. Qu'on se figure l'effet que durent produire et les evenements
religieux de 1800-1804, et les evenements politiques de 1814, sur celui
meme qui les avait si pleinement conjectures. A force d'avoir predit
juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit
trop. On a releve les predictions de lui qui ont reussi; on ferait une
liste piquante des autres. Ainsi, celle de tout a l'heure sur la ville
de Washington, ainsi a la fin du Pape [201]: "Souvent j'ai entretenu
des hommes qui avaient vecu longtemps en Grece et qui en avaient
particulierement etudie les habitants. Je les ai trouves tous d'accord
sur ce point, c'est que jamais il ne sera possible d'etablir une
souverainete grecque... Je ne demande qu'a me tromper; mais aucun oeil
humain ne saurait apercevoir la fin du servage de la Grece, et s'il
venait a cesser, qui sait ce qui arriverait?"--Eh! mon Dieu!--ni plus
ni moins,--le roi Othon.

[Note 201: Livre IV, chapitre xi.]

Cette intrepidite d'assertions au futur amene dans le detail de
singulieres discordances qui font sourire, et qui, j'en suis certain
(mais voila que je fais comme lui), s'il pouvait se relire aujourd'hui
de sang-froid, le feraient sourire lui-meme. Predisant dans ses
_Considerations_ les bienfaits de la future restauration royale, il
s'ecriait: "Pour retablir l'ordre, le roi convoquera toutes les vertus;
il le voudra sans doute, mais, par la nature meme des choses, il y sera
force.... Les hommes estimables viendront d'eux-memes se placer aux
postes ou ils peuvent etre utiles...." Voila un ideal de 1814 et de
1815, une vraie idylle politique que j'aurais crue a l'usage seulement
des credules et des niais du parti. Si l'on osait retourner contre
l'illustre auteur ses armes d'ironie, ce serait le cas de se le
permettre:

  A mon gre le De Maistre est joli quelquefois.

Et dans la preface du _Pape_, datee de mai 1817, lorsqu'il s'ecrie:
"Le sacerdoce doit etre l'objet principal de la pensee souveraine. Si
j'avais sous les yeux le tableau des ordinations, je pourrais predire
de grands evenements...." En effet, sur ce tableau des ordinations,
il aurait trouve, parmi les noms de la noblesse francaise qu'il y
cherchait, celui de l'abbe-duc de Rohan. Fertile matiere a de grands
evenements Futurs!--Mais n'anticipons pas.

Rappele de Lausanne en Piemont au commencement de 1797, M. de Maistre
n'y retourna que pour assister aux vicissitudes de sa patrie et a la
ruine de son souverain. Lorsqu'il vit Charles-Emmanuel IV, qui venait
de succeder a Victor-Amedee III, oblige d'abandonner ses Etats de
terre-ferme, il se refugia lui-meme a Venise. M. Raymond a conserve des
details touchants sur la pauvrete et la serenite du noble exile en cette
crise extreme. Loge avec sa femme et ses deux enfants dans une seule
piece du rez-de-chaussee a l'hotel du resident d'Autriche, qui n'avait
pu lui faire accepter davantage, il s'y livrait encore a l'etude, a la
meditation, et le soir, quand son hote (le comte de Kevenhueller), le
cardinal Maury et d'autres personnages distingues, venaient s'y asseoir
aupres de lui, il les etonnait par l'etendue de son coup d'oeil et sa
vigueur d'esperance: "Tout ceci, disait-il, n'est qu'un mouvement de
la vague; demain peut-etre elle nous portera trop haut, et c'est alors
qu'il sera difficile de gouverner."

Apres diverses fluctuations resultant des evenements, M. de Maistre
fut mande en Sardaigne par son souverain et nomme regent de la
Grande-Chancellerie de ce royaume ainsi reduit. Le 12 janvier 1800, il
arriva a Cagliari, la capitale, et y remplit les fonctions multipliees
que comportait sa charge, jusqu'a ce qu'en septembre 1802 il fut nomme
ministre plenipotentiaire a la cour de Saint-Petersbourg. Durant ce
sejour a Cagliari, ses travaux litteraires durent necessairement
s'interrompre; il trouva pourtant moyen, sinon d'ecrire, du moins
d'etudier encore. Il y avait a Cagliari, raconte M. Raymond, un
religieux dominicain, Lithuanien de nation et professeur de langues
orientales. Chaque jour M. de Maistre avait a peine acheve son repas
que le Pere Hintz (c'etait le nom du savant) arrivait charge de vieux
livres, et des dissertations s'etablissaient a fond entre eux sur le
grec, l'hebreu, le copte. M. de Maistre y renouvela et y fortifia ses
connaissances philologiques deja si etendues, attentif a remonter sans
cesse aux racines cachees et ne separant jamais de la lettre l'esprit.
La matiere des _Soirees de Saint-Petersbourg_ se prepare.

En quittant la Sardaigne, il passa par Rome et y recut la benediction
du Saint-Pere, lui le plus veritablement _romain_ de ses fils. Arrive
a Saint-Petersbourg le 13 mai 1803, il n'en devait plus repartir que
quatorze ans apres, le 27 mai 1817. Tout ce qui nous reste a examiner
de sa carriere litteraire est la. S'il ne publia en effet, dans cet
intervalle, que l'opuscule sur le _Principe generateur des Constitutions
politiques_, il y composa tous ses autres ouvrages, le _Pape_, les
_Soirees_, (sauf la derniere ecrite a Turin), le _Bacon_, etc., etc. Il
etait parti seul et demeura ainsi plusieurs annees sans avoir pres de
lui sa famille, de sorte que sa vie d'homme d'etude et de savant n'etait
guere interrompue. Ses fonctions diplomatiques d'ailleurs ne lui
prenaient que peu de temps; il representait son souverain, alors si
appauvri, honorifiquement et, autant dire, gratuitement. Je ne veux
citer qu'un trait de sa loyaute desinteressee a l'usage des monarchies,
meme des monarchies representatives. Un jour, a titre d'indemnite pour
des vaisseaux sardes captures, on vint lui compter cent mille livres de
la part de l'empereur; il les envoya a son roi.--"Qu'en avez-vous
fait?" lui demanda quelques temps apres le general charge de les lui
remettre.--"Je les ai envoyees a mon souverain." "Bah! ce n'etait pas
pour les envoyer qu'on vous les avait donnees."--Quant a lui, il lui
suffisait d'avoir un peu de representation pour l'honneur de son maitre:
souvent il dinait seul, avec du pain sec. C'est ainsi que savent vivre
ceux qui croient.

Comme diplomate pratique, il n'est pas difficile de se figurer son
caractere: "Le comte de Maistre est le seul homme qui dise tout haut ce
qu'il pense, et sans qu'il y ait jamais Imprudence", ainsi s'exprimait
un collegue qui avait traite avec lui. Il ne s'inquietait pas de cacher
son ame, mais de l'avoir nette: "Je n'ai que mon mouchoir dans ma poche,
disait-il; si on vient a me le toucher, peu m'importe! Ah! si j'avais un
pistolet, ce serait autre chose, je pourrais craindre l'accident." Mais
c'est a l'ecrivain qu'il nous faut revenir et nous attacher.

L'ecrivain pourtant ne serait pas assez explique dans toutes les
circonstances, si nous ne nous occupions encore de l'homme. La plupart
des ecrits de M. de Maistre, en effet, ont ete composes dans la
solitude, sans public, comme par un penseur ardent, anime, qui cause
avec lui-meme. Dans son long sejour en Russie, ce noble esprit, si vif,
si continuellement aiguise par le travail et l'etude, n'a presque jamais
ete averti, n'a presque jamais rencontre personne en conversation qui
lui dit _Hola_! Qu'y a-t-il d'etonnant qu'il se soit mainte fois echappe
a trop dire, a trop pousser ses _ultra-verites?_ On m'a lu, il y a
quelques annees, une belle lettre de lui, qu'il ecrivit a une dame de
Vienne en reponse a des representations et a des conseils qu'elle lui
avait adresses sur certains defauts de son caractere; la maniere dont
il s'executait et s'excusait m'a paru a la fois aimable et ferme, d'une
verite tout a fait charmante. Je regrette de n'avoir pas ete mis a meme
de publier cette page qui m'avait ete si precieuse a entendre; mais
voici ce que j'ai pu recueillir aupres de quelques personnes bien
competentes qui, a cette seconde epoque de sa vie, l'ont beaucoup connu,
et dont je voudrais combiner les depositions, sans trop en alterer le
mouvement et la vie. Je resume un peu a batons rompus: patience! la
physionomie, a la fin, ressortira.

Il n'ecrit que tard, on le sait, par occasion, pour rediger ses idees;
savant jurisconsulte, tenant par ce cote encore a Rome, la ville du
droit, il ne se considere que comme un amateur plume en main, et n'en
va que plus ferme, comme ces novices qui, dans le duel, vous enferrent
d'emblee avec l'epee. Du XVIe siecle par ses fortes etudes, il est du
XVIIIe par les saillies et par le trait qu'il ne neglige pas, qu'il
recherche meme. Vu de ce profil, c'est, si vous le voulez, un tres-bel
esprit, nerveux, brillant et mondain, qui a lu beaucoup d'in-folios et
qui les cite: le gout peut trouver a y redire; les allusions aux choses
lues et les citations sont trop frequentes.

En conversation, il se montrait encore superieur a ses ecrits; ce qui
s'y laisse voir de saillant, de roide, d'un peu mauvais gout parfois,
venait mieux a point et comme en jeu dans la parole meme, et supporte
par sa personne. Il avait, on l'a dit, de la grace, de l'amabilite,
pourtant toujours des duretes tres-aisement, des que s'emouvaient
certaines verites. Il lui echappait de dire a des personnes, capables
d'ailleurs de l'entendre, lorsqu'elles tenaient bon et avaient l'air de
contester: "Je ne concois pas qu'on n'entende pas cela _quand on a une
tete sur les epaules_." On a remarque que dans la conversation, quand il
ne discutait pas, ou meme quand il discutait, il n'entendait guere
les reponses; il etait, tour a tour et tres-vite, ou tres-anime ou
tres-endormi: tres-anime quand il parlait, volontiers endormi quand on
lui repondait: puis, sitot qu'on se taisait, il rouvrait son oeil
le plus vif et reprenait de plus belle[202]. Il ne jouait jamais en
conversation que le role d'attaquant, comme dans ses livres.

[Note 202: Un soir, a Petersbourg, le prince Viasemski entra chez M.
de Maistre, qu'il trouva dormant en famille, et M. de Tourguenef, qui
etait venu en visite, voyant ce sommeil, avait pris le parti de dormir
aussi; le prince, homme d'esprit et poete, rendit ce concert d'un trait:
"De Maistre dort, lui quatrieme (a quatre), et Tourguenef a lui tout
seul." Cela fait une jolie epigramme russe, mais les epigrammes sont
intraduisibles; il faut nous en tenir a notre La Fontaine:

    Son chien dormait aussi, comme aussi sa musette.

]

Vivant, il n'a pas eu d'ecole; il n'exerca que des influences
individuelles, rares. S'il y gagna d'ignorer la popularite, meme la
gloire, et d'echapper au disciple, cette proie et cette lepre du grand
homme, c'est un avantage qu'il paya par d'autres inconvenients. Pour
explication de ses defauts, de ses exces spirituels, de ce ton roide et
tranchant, il faut penser a la solitude ou il vivait, a ce manque d'un
enseignement, toujours reciproque, ou l'esprit enseignant se corrige
a son tour et prend mesure sur celui qu'il veut former, a l'absence
frequente de discussion ou meme d'intelligence egale autour de lui. Dans
ce desert habituel, il ne savait pas combien sa voix etait haute et
percante, car rien ne lui renvoyait sa voix. Une de ses expressions
favorites, et qui lui revenait bien souvent, etait a _brule-pourpoint_.
C'etait le secret de sa tactique qui lui echappait, c'etait son geste;
il faisait ainsi: il s'avancait seul contre toute une armee ennemie,
le defi a la bouche, et tirait droit au chef _a brule-pourpoint_.
Il s'attaquait a la gloire, au triomphe, et de la des exces de
represailles. Dans la detresse spirituelle de Rome, c'etait le Scevola
chretien, et que trois cents autres ne suivaient pas.

On perdrait soi-meme la juste mesure si on le voulait juger sur le
pied d'un philosophe impartial. Il y a de la guerre dans son fait, du
Voltaire encore. C'est la place reprise d'assaut sur Voltaire a la
pointe de l'epee du gentilhomme. L'assaut est brillant, meurtrier; mais
j'en suis bien fache pour la place, le gentilhomme valeureux ne la
gardera pas.

"Il y a des jours ou l'esprit s'eveille au matin, l'epee hors du
fourreau, et voudrait tout saccager." On est tente parfois d'appliquer
cette pensee a ce pur esprit, si aiguise, si militant; on se le
represente, sentinelle comme perdue en cette lointaine Russie,
s'eveillant le matin tout en flamme, en fureur de verite, dans son
cabinet solitaire, ne sachant ou frapper d'abord, mais voulant tout
saccager de ce qu'il croit l'erreur, tout reconquerir et venger comme
avec le glaive de l'Archange.

Dans l'ordre secondaire des verites historiques, il n'a pas menage les
coups en tous sens et les paradoxes; on sait trop le plus celebre sur
l'Inquisition espagnole, cette institution _salutaire_; c'etaient des
consequences forcees qu'il tirait en haine du lieu-commun. Il y avait
conviction encore chez lui, mais conviction instantanee et moins
essentielle: "Dans toutes les questions, ecrivait-il a une amie, j'ai
deux ambitions: la premiere, le croirez-vous? _ce n'est pas d'avoir
raison_, c'est de forcer l'auditeur benevole de savoir ce qu'il dit."
Quant a l'auditeur _non benevole_, il n'etait pas fache de le mettre
hors d'etat de savoir ce qu'il disait. Il faut surtout voir, dans la
plupart de ses paradoxes, des chicanes d'erudition, des contre-parties
neuves qu'il faisait a la declamation du ses adversaires, pour les jeter
en colere et hors d'eux-memes: c'etait un dementi bien retentissant
qu'il leur lancait jusque sur leur point le plus fort, pour les faire
delirer. A _insolent insolent et demi_.

Il y a de ces esprits eleves, hardis, meme insolents (je repete ce
mot inevitable), qui ne vous enfoncent ainsi la verite que par leurs
pointes. On la trouve aussitot comme par opposition a eux; mais, sans
eux et sans leur insulte, on ne l'aurait pas trouvee. On pourrait citer
nombre de ces verites dues a de Maistre, auxquelles on ne se serai!
jamais eleve graduellement et progressivement en partant du point de vue
liberal. Il vous fait brusquement sauter, on s'ecrie; on revient un peu
en deca, on y est. C'est sans doute ce qu'il avait voulu.

Il voulait s'egayer aussi; il avait sa verve. Il disait souvent a
l'un de ses amis en le consultant a propos des _Soirees de
Saint-Petersbourg_: "Mettons cela, ajoutons cela encore, ca les fera
enrager la-bas." Il ecrivait a un autre: "Laissons-leur cet os a
ronger."--_La-bas_, c'est-a-dire Paris, Paris et l'esprit qui y regnait;
c'etait pour lui a la fois Carthage a detruire, Athenes a narguer, sinon
a charmer. Athenes, qui aime avant tout qu'on s'occupe d'elle, quand
ce serait pour l'insulter et pour la battre, Athenes s'est montree
reconnaissante.

Au fait, il aimait la France, quoiqu'il ne dut jamais venir a Paris que
quelques jours sur la fin. Il se sentait heureux quand il pouvait dire
_nous_; il est vrai que ce bonheur-la lui fut accorde bien rarement.

Sa colere ressemblait tout a fait a celle de l'Ecriture: "Mettez-vous en
colere et ne pechez pas." C'etait un tonnerre en vue du soleil de verite
et dans les spheres sereines, la colere de l'intelligence pure. Il eut
vu Bacon, qu'au premier mot de rencontre et d'accord, au moindre signe
commun dans le meme symbole, il lui aurait saute au cou.

On l'a pu trouver bien dur pour les protestants; il a l'air, en verite,
de ne les admettre a aucun degre comme chretiens, comme freres. On
cite son mot presque affreux a Mme de Stael, qui le voyant a
Saint-Petersbourg, le voulut mettre sur l'Eglise anglicane et sur ses
beautes: "Eh bien, oui, madame, je conviendrai qu'elle est parmi les
Eglises protestantes ce qu'est l'orang-outang parmi les singes." Ce qui
doit choquer dans ce mot n'est pas ce qui tombe sur l'Eglise anglicane,
laquelle cumule en effet toutes les cupidites et les hypocrisies.
Pourtant on peut opposer de M. de Maistre un beau et touchant passage
dans le _Principe generateur_[203]. Insistant sur la necessite d'un
interprete vivant et d'un pontife de verite: "Nous seuls, dit-il,
croyons a la _parole_, tandis que nos _chers ennemis_ s'obstinent a ne
croire qu'a l'_ecriture_.... Si la _parole_ eternellement vivante ne
vivifie l'ecriture, jamais celle-ci ne deviendra _parole_, c'est-a-dire
_vie_. Que d'autres invoquent donc tant qu'il leur plaira la parole
muette, nous rirons en paix de ce _faux Dieu_, attendant toujours avec
une tendre impatience le moment ou ses partisans detrompes se jetteront
dans nos bras, ouverts bientot depuis trois siecles." Tout ce passage
est d'un bel accent.

[Note 203: Paragraphe XXII.]

Particulierement lie a Lausanne et a Geneve avec beaucoup
d'_heretiques_, il sut cultiver et garder jusqu'a la fin leur amitie. Un
jour qu'il avait parle avec beaucoup de feu contre les premiers fauteurs
de la Revolution, Mme Huber (de Geneve) lui dit: "Oh! mon cher comte,
promettez-moi qu'avec votre plume si aceree vous n'ecrirez jamais contre
M. Necker personnellement." Elle etait un peu cousine de M. Necker. Il
promit. A quelque temps de la, vers 1819, a l'occasion, je crois, du
congres de Carlsbad ou d'Aix-la-Chapelle, parut une brochure de l'abbe
de Pradt ou M. Necker etait maltraite. On crut un moment que M. de
Maistre en etait l'auteur. Quelqu'un le dit a Mme Huber: "Eh bien! votre
comte de Maistre, il vous a bien tenu parole...."Elle repondit: "Je n'ai
pas lu le livre ni ne le lirai; mais si M. Necker y est attaque, il
n'est pas du comte de Maistre, car il n'a en tout que sa parole." Belle
certitude morale en amitie, de la part d'un de ces _chers ennemis!_

M. de Maistre, me dit-on encore, etait a certains egards un homme
inconsequent: il se plaisait a tout, a toute lecture, au trait
qui l'attirait. On raconte que Sieyes et M. de Tracy lisaient
perpetuellement Voltaire; quand la lecture etait finie, ils
recommencaient; ils disaient l'un et l'autre que tous les principaux
resultats etaient la. M. de Maistre, sans le lire sans doute ainsi par
edification, l'ouvrait souvent aussi et par divertissement, pour se
mettre en humeur. Telle femme de ses amies n'a connu beaucoup de
Voltaire que par lui. Mais c'etait a son imagination qu'il accordait ce
plaisir, sans jamais laisser entamer l'idee ni la foi. Excursion faite,
la conclusion rigoureuse revenait toujours.

Sous ce dernier aspect, on peut le donner comme le plus consequent des
hommes, celui de tous chez qui la foi, l'idee acceptee et crue, etait
le plus devenue la substance et faisait le plus veritablement loi. A
quelque point de la circonference qu'on le prit, sur toutes les parties
et dans tous les points de son etre et de sa vie, sa foi entiere etait a
l'instant presente, s'assimilant tout du vrai, et en chaque doctrine qui
se presentait, martinisme ou autre, separant le faux comme a l'aide d'un
centre discernant et d'un foyer epurateur; _discrimen acre_. Ici point
de concessions, de doutes, d'influence vaguement recue, de limites
indecises. L'omnipresence de sa foi y pourvoyait. Si j'en crois de bons
temoins, il merite d'etre reconnu celui de tous les hommes peut-etre
en qui un tel phenomene s'est le plus rencontre et qui s'est le moins
permis.

Sa parole semblait aller libre et mordante, sa pensee etait sure, sa vie
grave; vraiment religieux dans la pratique, il n'avait rien de ce qu'on
appelle _devot_.

Sur les choses purement politiques, il avait une conviction qu'on
pourrait dire secondaire, un peu de ce mepris ultra-montain a l'endroit
des puissances par ou a commence feu l'abbe de La Mennais. Il pourrait
bien m'etre arrive, ecrit-il quelque part tres-ingenieusement, le meme
malheur qu'a Diomede, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se
trouva avoir blesse une divinite.--Il est persuade qu'a choses nouvelles
il faut hommes nouveaux, et qu'apres la Restauration les vieux et
lui-meme sont hors de pratique.--On lui parlait un jour de quelque
defaut d'un de ses souverains: "Un prince, repondit-il, est ce que le
fait la nature; le meilleur est celui qu'on a." Il disait encore: "Je
voudrais me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux peuples:
_Les abus valent mieux que les revolutions_; et aux rois: _Les abus
amenent les revolutions_."

A l'article de Rome, il n'a nul doute; il accorde tout, et plus meme que
certains Romains ne voudraient [204]. Ce fameux passage des _Soirees_
sur un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a ete
interprete dans le sens le plus contraire au sien, et il s'en serait
revolte, affirment ses amis les plus chers, s'il avait vecu: "Ce serait
la pensee la plus capable de reveiller sa cendre, si elle pouvait etre
reveillee par nos bruits." Il accordait tout a Rome et tellement,
qu'il lui accordait cette evolution nouvelle _qu'elle se suggererait a
elle-meme_; mais il ne l'admettait pas hors de la [205].

[Note 204: Voir ci-apres _l'Appendice_, a la fin du present volume.]

[Note 205: Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu'on a
pu s'y meprendre; la voici un peu construite et condensee, comme l'on
fait toujours lorsqu'on tire a soi: "Il faut nous tenir prets pour un
evenement immense dans _l'ordre divin_, vers lequel nous marchons avec
une vitesse acceleree qui doit frapper tous les observateurs. _Il n'y
a plus de religion sur la terre, le genre humain ne peut rester en cet
etat_.... Mais attendez que l'AFFINITE NATURELLE DE LA RELIGION ET DE LA
SCIENCE les reunisse dans la tete d'un seul homme de genie. L'apparition
de cet homme ne saurait etre eloignee, et _peut-etre meme existe-t-il
deja_. Celui-la sera fameux et mettra fin au XVIIIe siecle, qui dure
toujours, car les siecles intellectuels ne se reglent pas sur le
calendrier, comme les siecles proprement dits.... Tout annonce je ne
sais quelle grande unite vers laquelle nous marchons a grands pas."
(_Soirees de Saint-Petersbourg_, tome II, pages 279, 288, 294, edition
de 1831, Lyon.) Cette phrase fameuse, un peu composite, je le repete,
a ete citee et commentee dans les _Lettres_ d'Eugene Rodrigue,
mort tres-jeune, et l'un des plus vigoureux penseurs de l'ecole
saint-simonienne.]

Il eut ete attentif, m'assure-t-on, a plusieurs des jeunes tentatives;
il l'etait toutes les fois qu'il ne voyait pas hostilite decidee. Il
jugeait par lui-meme, et discernait, sans paresse, sans prejuges;
l'originalite se retrouvait en chacun de ses Jugements.--Au reste, il
n'a guere eu rien a voir a aucune de ces tentatives que nous appelons
_notres_; il etait disparu auparavant. Contemporain du XVIIIe siecle, il
l'a toujours en presence. Quand il dit _notre siecle_, c'est de celui-la
qu'il s'agit pour lui.

Revenons un peu a ses ouvrages. La Revolution francaise fut son grand
moment, son point de maturite et d'initiation clairvoyante. Tout ce qui
etait la, meme a travers la poussiere, meme dans le sang, il le vit
bien; mais ce qui se prepara ensuite, il n'etait plus a cote pour
l'observer. De la ses opinions de plus en plus particulieres. Son
esprit confine en Russie, dans ce belvedere trop lointain, continua de
conclure, de pousser sa pointe et de faire son chemin tout seul. Quand
il se trouva a Paris un moment, en 1817, sa montre ne marquait plus du
tout la meme heure que la France: etait-ce a l'horloge des Tuileries
qu'etait toute l'erreur?

Il est donne au genie de beaucoup prevoir et deviner; rien toutefois
n'est tel que de voir et d'observer en meme temps. Si M. de Maistre
a compris d'emblee, a ce degre de justesse, la Revolution francaise,
c'est, nous l'avons assez montre, qu'il l'avait vue de pres et sentie
a fond par sa propre experience douloureuse. Ce fut la sa grande
inspiration originale et vraie. A mesure qu'il s'en eloigne, il va
s'enfoncant dans la prediction; il croit sentir en lui _je ne sais
qu'elle force indefinissable_, ce que nous appellerions l'entrain d'une
grande nature en verve. L'impulsion est donnee; comme Jeanne d'Arc
continua de combattre, il continue de predire apres que le Dieu,
c'est-a-dire le rayon juste du moment, s'est retire de lui. Le voila (o
infirmite humaine!) qui se monte d'autant plus fort et qui tombe
dans l'excentrique, dans le particulier, dans le paradoxe spirituel,
etincelant, mystique et hautain, encore seme d'apercus, de lueurs
merveilleuses, mais non plus fecond ni frappant en plein dans le but.
A Petersbourg, il est seul ou n'a affaire qu'a des esprits absolus. La
solitude entete; l'aurore boreale illumine; il ecrit n'etant qu'a un
_pole_. Or, en toute verite, il faut, pour l'embrasser, tenir a la fois
les deux poles et l'entre-deux. Dans ce palais des glaces qu'il habite,
les objets se reflechissent aisement sous des angles qui pretent a
l'illusion. Ce qui est certain, c'est qu'il ne voit plus la France que
de loin, par les grands evenements exterieurs: ce qui s'y engendre et
s'y prepare de nouveau, ce qui demain y doit vivre et n'a pas de nom
encore, il ne le sait pas.

Rien d'etonnant donc, rien d'injurieux a M. Le Maistre, que de
reconnaitre qu'il lui est arrive, a cet esprit si eleve et si avide des
hautes verites, la meme chose qu'on a precisement remarquee de certains
empereurs et conquerants: il a eu ses deux phases. Dans la premiere,
s'il ne marche pas _avec_, il marche droit du moins _sur_ son temps; il
le contredit, il le croise, en le devancant, en l'expliquant. Dans
la seconde, il veut pousser son oeuvre individuelle, qu'il croit
universelle, son pur paradoxe absolu; il veut faire retrograder ou
devier son temps, il le violente; ce ne sont plus que des eclats.

En mai 1809, il achevait d'ecrire son petit traite sur le _Principe
generateur des Constitutions politiques_. C'est le premier ouvrage de
lui qui s'echappa de son portefeuille apres son long silence; il le
publia a Saint-Petersbourg dans les premiers mois de 1814[206]. Un
exemplaire en vint en France aux mains de M. de Bonald, un peu apres
la Charte: furieux contre la concession royale, le theoricien de
la _Legislation primitive_ n'eut rien de plus presse que de faire
reimprimer le _Principe generateur_ par maniere de contre-partie et de
refutation _ad hoc_. Louis XVIII, l'auguste auteur, pique dans sa plus
belle page, en voulut a M. de Maistre, auquel autrefois il avait ecrit
une lettre de compliments a l'epoque des _Considerations_. M. de
Maistre, apprenant cet imbroglio, s'empressa d'ecrire a M. de Blacas
pour se justifier de tout dessein de refutation; il invoqua les deux
grandes preuves, _l'alibi_ et _l'art de verifier les dates_: il etait a
Saint-Petersbourg, il y ecrivait l'ouvrage en 1809, il l'y publiait au
commencement de 1814, avant que Louis XVIII fut rentre en France. Comme
procede, il avait parfaitement raison, et il demeurait absous. Mais, au
fond, M. de Bonald ne s'etait pas trompe sur la portee de l'ouvrage,
qu'il avait pris au bond. Le _Principe generateur_, a chaque page, est
comme un soufflet donne a la Charte et a nos constitutions ecrites.

[Note 206: M. de Saint-Victor (preface des _Soirees_) dit que le
_Principe generateur_ fut publie a Saint-Petersbourg des 1810; l'exact
Querard le porte a cette annee egalement; mais je crois que c'est une
meprise qui provient de la date mise a l'ouvrage (mai 1809). L'auteur
dit positivement dans la preface qu'il garde son opuscule en
portefeuille depuis cinq ans.]

Deja dans les _Considerations_, M. de Maistre avait fort insiste sur
l'ancienne constitution monarchique ecrite _es-coeurs_ des Francais; il
revient expressement ici sur l'origine _divine_ de toute constitution
destinee a vivre. Nourri de l'antiquite, abreuve a ses hautes sources et
a ses sacres reservoirs, il comprend la force et nous revele le genie
inherent des legislateurs primitifs, des Lycurgue, des Pythagore. Il est
lui-meme, comme esprit, de cette lignee des Pythagore et des Platon; il
en retrouve et en fait puissamment sentir l'inspiration politique et
civile, voisine du sanctuaire; en ce sens on a eu raison de dire ce beau
mot, qu'il est le _Prophete du passe_[207].

[Note 207: Ballanche, _Prolegomenes_.]

Mais un autre ordre de temps est venu; de nouvelles conditions generales
ont ete introduites dans le monde; un Lycurgue s'y briserait. Il faut
subir son temps pour agir sur lui. M. de Maistre ne voit que les
principes antiques, et les voyant vivants et pratiques (avec moins de
rigueur pourtant qu'il ne le dit) dans le passe, dans un passe recent,
il a l'air de croire qu'on pourra les replanter exactement tels ou a
peu pres dans l'avenir, dans un avenir prochain; il se trompe. Ces
principes, autrefois et hier encore vivants, ainsi replantes, deviennent
aussi abstraits et aussi morts que ceux des constitutionistes et des
faiseurs sur papier dont il se moque. On ne replante pas a volonte les
grands et vieux arbres; et des nouveaux, c'est le cas, pour le refuter,
de dire avec lui: Rien de grand n'a de grand commencement, _crescit
occulto velut arbor cevo._ En effet, a travers ce qu'il appelle un pur
interregne, un chaos, quelque chose en dessous s'est peniblement forme,
ou du moins triture, petri, prepare; c'est ce quelque chose de nouveau
et de mixte qui doit faire le fond du prochain regime et qui doit vivre.
Il manquait a M. de Maistre, absent, de l'avoir vu de pres, _encore sans
nom_ (car le nom de tiers-etat dont Sieyes l'avait baptise au debut
n'etait que l'ancien). La Constitution de l'an III, dont l'auteur des
_Considerations_ se moque, tenait deja compte a sa maniere, autant
qu'elle le pouvait dans l'effervescence, de cette _moyenne_ encore
informe de la nation que les journees de Fructidor et autres coups
d'Etat refoulerent. Le Consulat surtout en tint compte et s'y fonda;
l'Empire a la fin la meconnut tout a fait et se perdit. C'est egalement
pour avoir meconnu ce quelque chose de mixte qu'elle avait tant
contribue a creer et a organiser, que la Restauration a peri; c'est
parce qu'il le respecte, qu'il l'accommode, et qu'en gros il le
contente, que le regime present est en train de vivre. Il oublie meme
un peu trop de le diriger, et il y cede trop.--Soit.--C'est le defaut
contraire au precedent.--Ce n'est pas un tres noble regime, dira-t-on,
qu'un tel regime representatif et monarchique, avec une seule heredite,
sans aristocratie veritable, sans democratie entiere et Franche.--Non:
mais c'est un regime sense, modere, tolerable assurement, et, qui plus
est, assez heureux.--Mais vivra-t-il? s'ecriera le theoricien absolu;
qu'on ne me parle pas de cet enfant au maillot! Combien a-t-il d'annees?
Qu'on attende!--Oui, on attendra. Je ne repondrai point que cette forme
de gouvernement elle-meme ne soit une preparation, un intervalle, une
transition a de plus souveraines. Mais toutes les formes de gouvernement
en sont la. Il suffit qu'elles vivent avec honneur un certain laps
d'annees, et qu'elles procurent durant ce temps a un certain nombre de
generations repos et bonheur, de la maniere dont celles-ci l'entendent.
Apres quoi ces formes passent, elles se brisent, elles se transforment.
Les historiens, les theoriciens viennent alors, les degagent de ce qui
les neutralisait souvent et les voilait aux yeux des contemporains, et
en font a leur tour des principes et des systemes qu'ils opposent aux
nouvelles formes naissantes et a peine ebauchees. Ainsi va le monde; et,
pour qui a la tournure d'esprit religieuse, il y a moyen encore,
dans tout cela, de retrouver Dieu.--Je crois avoir repondu fort
terre-a-terre, mais non pas trop indirectement, a la doctrine du
_Principe generateur_.

En traduisant et en publiant (1816) avec des additions et des notes
le traite de Plutarque sur _les Delais de la Justice divine dans la
Punition des Coupables_, M. de Maistre donnait la mesure de la largeur
et de la spiritualite de son christianisme; en se faisant l'introducteur
et comme l'hote genereux du sage paien, il disait a tous que les bras
toujours ouverts de son Christ n'etaient pas etroits. Son fameux ouvrage
du _Pape_, publie en 1819, semblait au contraire retrecir et rehausser
singulierement le seuil du temple. Il n'aurait voulu que le rendre a
jamais stable et visible, en le fondant sur le rocher.

M. de Maistre fut conduit a son livre du _Pape_ par sa force logique. Il
etait penetre du gouvernement temporel de la Providence et en avait vu
les coups de foudre dans notre Revolution; mais, au lieu de se borner
a reconnaitre et a constater, il s'avisa de vouloir compter en quelque
sorte ces coups, d'en sonder la loi mysterieuse et de remonter au
dessein supreme. Son esprit positif et precis ne pouvait s'accommoder
d'une vague idee et d'un a-peu-pres de Providence, ne se manifestant que
ca et la. Or, pour faire cette Providence complete et vigilante, et sans
cesse unie a l'homme, il fallait lui trouver un organe et un oracle
permanent. Il n'etait pas homme, comme les mystiques, comme Saint-Martin
et les autres, a supposer je ne sais quelle petite Eglise secrete et
quelle franc-maconnerie a voix basse, dont le sacerdoce catholique n'eut
ete qu'un simulacre sans vertu, une ombre degradee et epaissie. Quant
aux protestants et aux chretiens libres, dissemines, croyant a la Bible
sans interprete, c'est-a-dire, selon lui, a l'ecriture sans la parole
et sans la vie, il ne s'y arretait meme pas. Pour lui, le siege et
l'instrument de la chose sacree devait etre manifeste et usuel, visible
et accessible a toute la terre; ce ne pouvait etre que Rome; et comme
les objections abondaient, il se fit fort de les lever historiquement,
dogmatiquement, et de tout expliquer: tour de force dont il s'est
acquitte moyennant quelques exploits incroyables de raisonnement,
moyennant surtout quelques entorses ca et la a l'exactitude et a
l'impartialite historiques, comme Voltaire, Daunou et les autres
detracteurs en ont donne dans l'autre sens; mais les entorses de De
Maistre sont magnifiques et a la Michel-Ange. Les autres, les enrages et
les malins, n'ont donne que des crocs-en-jambe.

Je sais tout ce qu'on peut opposer de front et dans le detail a une
pareille theorie et a l'histoire qu'elle suppose et qu'elle impose. De
ce qu'une chose, selon qu'il le croit, est necessaire pour le salut
moral du genre humain, M. de Maistre en conclut qu'elle est et qu'elle
est vraie. Ce raisonnement est heroique, il mene loin. Chaque esprit
systematique, au nom du meme raisonnement, va nous apporter sa promesse
ou sa menace. M. de Maistre nous dira que, lui, il ne reve pas, qu'il
y a possession pour son idee, qu'il y a le fait subsistant et reconnu;
mais ce fait lui-meme est une question. Pourtant, jusque dans l'exces de
sa theorie pontificale, M. de Maistre ne faisait encore que marquer
sa foi vive et a tout prix au gouvernement providentiel. Bien des
historiens et des philosophes nous parlent dans leurs discours officiels
de la Providence, de laquelle ils ne se preoccupent pas du tout
ailleurs, ne la prenant que comme il prennent leur toque ou leur bonnet
de ceremonie. Le probleme qui consiste a chercher a cette Providence un
signe distinct, un fanal terrestre, auquel on puisse la reconnaitre pour
s'y diriger, demeure tout entier pendant et nous ecrase. Les politiques,
(je ne les en blame pas) et tous les interesses qui font semblant de
croire ont beau voiler l'abime rouvert, l'anxiete douloureuse de bien
des ames le trahit. Entre une Rome a laquelle on ne croit plus qu'assez
difficilement, et une Providence philosophique qui n'est guere qu'un mot
vague pour les discours d'apparat, bien des esprits inquiets et sinceres
se refugient dans une sorte de religion de la nature et de l'ordre
absolu, qui a deja essaye plusieurs costumes en ces derniers temps.

I1 n'entre dans mon dessein ni dans mes moyens de discuter
historiquement un livre tel que celui du _Pape_; dogmatiquement, ce
n'est point aux sceptiques qu'il s'adresse, la _couleuvre_ serait trop
forte du premier coup. C'est aux chretiens plus ou moins separes
et pourtant fideles encore a la hierarchie, c'est aux catholiques
gallicans, aux episcopaux anglicans, aux Eglises grecques photiennes,
qu'il va chercher querelle directe et faire la lecon. Le style en est
grand, male, eclaire d'images, simple d'ordinaire, avec des taches
d'affectation; si on peut noter du mauvais gout par points, on n'y
rencontre jamais du moins de declamation ni de phrases. Il y a du
_sophiste_, a-t-on dit; soit; mais il n'y a jamais de _rheteur._
Arrangez cela comme vous voudrez.

Quelles que soient les croyances ou les non-croyances du lecteur, il ne
peut qu'admirer historiquement le beau passage (livre II, chapitre V)
sur la translation de l'empire a Constantinople et sur la _fable_ de
la donation, qui est _tres-vraie_. De telles vues, dont ce livre offre
maint exemple, rachetent bien de petits exces. Un resultat incontestable
qu'aura obtenu M. de Maistre, c'est qu'on n'ecrira plus sur la papaute
apres lui, comme on se serait permis de le faire auparavant. On y
regardera desormais a deux fois, on s'avancera en vue du brillant et
provoquant defenseur, sous l'inspection de sa grande ombre. Tout en le
combattant, on l'abordera, on le suivra. En se faisant attaquer par ceux
qui viennent apres, il les amene sur son terrain, il les traine a la
remorque. N'est-ce pas une partie de ce qu'il a voulu?

Un fait positif et piquant, c'est que, dans ce terrible ouvrage du
_Pape_, beaucoup de choses ont ete (qui le croirait?) _adoucies_,
plus d'un trait relatif a Bossuet, par exemple. J'ai eu l'honneur de
connaitre a Lyon le savant respectable et modeste [208] que M. de Maistre
n'avait jamais vu, mais a qui il avait accorde entiere confiance; ce fut
par ses soins que, dans cette ville toute religieuse, foyer de librairie
catholique pour le Midi et la Savoie, se prepara l'edition du _Pape_
et de plusieurs des ecrits qui suivirent. Une correspondance reguliere
s'etait engagee, dans laquelle le consciencieux editeur ne menageait pas
les objections, les critiques; M. de Maistre s'y montrait bien souvent
docile, et avec une remarquable facilite, denue en effet de toute
pretention litteraire proprement dite, comme un homme du monde dont ce
n'etait pas le metier. Il n'y avait que les cas reserves ou l'idee de
ces _damnes_ Parisiens lui revenait en tete et le faisait insister
sur sa phrase: "Laissons cela, ils aimeront cela;" ou bien: "Bah!
_laissons-leur cet os a ronger_." Je prends plaisir a repeter ce mot qui
est une clef essentielle dans le De Maistre.

[Note 208: M. Deplace. Voir sur cet homme de bien la tres-utile
Notice de M. Collombel, laquelle confirme et developpe pleinement nos
assertions. J'en donne un extrait dans l'_Appendice_ ci-apres, a la
fin de ce volume.]

Le livre intitule _de l'Eglise gallicane dans son rapport avec le
souverain Pontife_ n'est qu'un appendice du _Pape_. Ecrit en 1817 a la
fin du sejour en Russie, il ne parut qu'en 1821, vers le temps de la
mort de l'auteur, qui en avait dispose lui-meme la publication par une
preface d'aout 1820. c'est dans ce fameux pamphlet qu'il s'attaque plus
expressement a Bossuet et a Pascal, a Port-Royal et au jansenisme. Le
chapitre dans lequel j'ai du examiner et refuter cette polemique fait
partie de l'ouvrage sur Port-Royal que je continue, et il est tout
entier ecrit depuis longtemps. Dans un sujet que j'ai etudie assez a
fond et sur un terrain circonscrit ou je me sens le pied solide, je ne
crains pas d'affronter, de choquer M. de Maistre, qui y arrive avec
quelque peu de cette legerete et de ce bel air superficiel qu'il a
reproche a tant d'autres. Mais detacher et donner ici ce chapitre serait
chose impossible pour l'etendue, et meme peu assortie pour le ton. Quand
je fais le portrait d'un personnage, et tant que je le fais, je me
considere toujours un peu comme chez lui; je tache de ne point le
flatter, mais parfois je le menage; dans tous les cas, je l'entoure de
soins et d'une sorte de deference, pour le faire parler, pour le bien
entendre, pour lui rendre cette justice bienveillante qui le plus
souvent ne s'eclaire que de pres. Lorsqu'une fois cette tache est
remplie, je me retrouve au-dehors, je suis en mesure de m'exprimer plus
librement, me souvenant toujours, s'il est possible, de ce que j'ai
dit et juge; mais je parle plus haut, s'il est besoin, et du ton que
m'inspire la rencontre. Telle est ma morale en ce genre de critique et
de _portraiture_ litteraire; c'est ainsi que j'observe les _moeurs_ de
mon sujet.

Les Soirees de _Saint-Petersbourg_ suivirent de pres l'_Eglise
gallicane_, et parurent la meme annee (1821). Il ne leur manque, pour
etre completes, que quelques pages du dernier Entretien, et une autre
Soiree de conclusion que l'auteur voulait ajouter sur la Russie, par
reconnaissance de l'hospitalite qu'il y avait trouvee. Les _Soirees_
sont le plus beau livre de M. de Maistre [209], le plus durable, celui
qui s'adresse a la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et
intelligents. On ne lit plus Bonald, on relit comme au premier jour son
libre et mordant cooperateur. Chez lui, l'imagination et la couleur
au sein d'une haute pensee rendent a jamais presents les eternels
problemes. L'origine du mal, l'origine des langues, les destinees
futures de l'humanite,--pourquoi la guerre?--pourquoi le
juste souffre?--qu'est-ce que le sacrifice?--qu'est-ce que la
priere?--l'auteur s'attaque a tous ces _pourquoi_, les perce en tous
sens et les tourmente: il en fait jaillir de belles visions. La forme
d'entretien amene a chaque pas la variete, l'imprevu, met en jeu
l'erudition, justifie la boutade et le sarcasme, tout en laissant jour a
l'effusion et a l'eloquence. Le _chevalier_, le Francais, homme du
monde et honnete homme, c'est le bon sens noble, ouvert et loyal; le
_senateur_, le Russe-grec, c'est la science elevee, religieuse, un peu
subtile et irreguliere, c'est l'elan philosophique; le _comte_ est ou
veut etre le theosophe prudent et rigoureux: on a, dans ce concert
des trois, quelque chose d'un Platon chretien. Celui qui consent a se
laisser emporter dans cette sphere superieure, et a diriger son regard
selon le rayon, sent par degres, en montant, de grandes difficultes
s'aplanir, et bien des notes discordantes d'ici-bas s'apaiser en
harmonie.

[Note 209: "Les Soirees sont mon ouvrage cheri. _J'y ai verse ma
tete_; ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-etre, mais au
moins tout ce que je sais." Lettre du comte de Maistre u M. Deplace, du
11 decembre 1820.]

En lisant les _Soirees_, on se demande involontairement: M. de Maistre
etait-il donc un pur catholique du passe? Ne se rattachait-il par aucune
vue, par aucun eclair, a ce christianisme futur dont M. de Chateaubriand
lui-meme, en ses derniers ecrits, semble ne pas repudier la venue [210],
dont M. Ballanche a semble, des l'abord, ouir et repeter avec douceur
les Vagues echos? M. de Maistre, malgre tout ce qu'on peut dire, en
croyant bien n'en pas etre, et en protestant contre, n'y conspirait-il
point, autant que personne, par mainte pensee hautement echappee? Et
s'il n'y a rien de nouveau en lui, comment se fait-il que, sur ses
drapeaux, la plus novatrice des sectes religieuses de notre age ait pu
inscrire a son heure tant de paroles prophetiques, a lui empruntees,
pour manifeste et pour devise?

[Note 210: Voir les _Etudes historiques_, chapitre de l'_exposition_
"Le christianisme n'est point le cercle inflexible de Bossuet; c'est un
cercle qui s'etend a mesure que la societe se developpe..."]

Ce sont la des questions que nous posons a peine, mais qui se levent
devant nous; et comme la lecture de De Maistre met, bon gre mal gre,
en train de predire, nous nous risquerons a ajouter: Quoi qu'il puisse
arriver dans un avenir quelconque, et meme (pour ne reculer devant
aucune prevision), meme si quelque chose en religion devait
definitivement triompher qui ne fut pas le catholicisme pur, que ce fut
une convergence de toutes les opinions et croyances chretiennes, ou
toute autre espece de communion, De Maistre aurait encore assez bien
compris l'alternative a l'heure de crise, il aurait assez ouvert les
perspectives profondes et assez plonge avant son regard, pour s'honorer
a jamais, comme genie, aux yeux des generations futures vivant sous une
autre loi; il ne leur paraitrait a aucun titre un Julien refractaire,
mais bien plutot encore une maniere de prophete a contre-coeur comme
Cassandre, une sibylle merveilleuse.

C'est trop nous hasarder a ces extremites d'horizon ou l'absurde et le
possible se touchent; rentrons vite dans la limite qui nous convient.
Qu'on ne vienne pas tant s'etonner, apres les Soirees, que M. de
Maistre, etranger, ait si bien ecrit dans notre langue: quand on est de
cette taille comme ecrivain, on a droit de n'etre pas traite avec cette
condescendance. Compatriote de saint Francois de Sales, il ecrit dans
sa langue, qui se trouve en mome temps la notre, dans une langue
posterieure a celle de Montesquieu, et qui tient de celle-ci pour les
beautes comme pour les defauts. Son style, je le repete, est ferme,
eleve, simple; c'est un des grands styles du temps. S'il y a du Seneque,
comme on l'a remarque ingenieusement, ou donc n'y en a-t-il pas
aujourd'hui? Mais chez lui les defauts de gout, notez-le bien, ne
sont que passagers, pas beaucoup plus forts, apres tout, que ceux de
Montesquieu lui-meme. Et ce style a l'avantage d'etre tout d'une piece,
portant en soi ses defauts, sans rien de plaque comme chez d'autres
talents qu'a bon droit encore on admire.

Sans doute M. de Maistre manque essentiellement d'une qualite qui fait
le charme principal des ecrits de son frere.--une certaine naivete
gracieuse et negligente, la _molle atque facetum_, l'_aphelia_. Je
tiens de bonne source que la premiere fois qu'il eut entre les mains
le _Voyage autour de ma Chambre_, il n'en sentit pas toute la
finesse legere. Il y avait meme fait des corrections et ajoute des
developpements qui nuisaient singulierement a l'atticisme de ce charmant
opuscule; mais il eut assez de confiance dans le gout d'une femme,
d'une amie, qu'il voyait alors beaucoup a Lausanne, pour sacrifier
ses corrections et retablir le _Voyage_, a peu de chose pres, dans sa
simplicite primitive. Lorsque plus tard a Saint-Petersbourg, en 1812, il
en donna une nouvelle edition en y joignant _le Lepreux_, il y mit une
preface spirituelle assurement, mais un peu roide et pretentieuse dans
son persiflage. Montesquieu, encore une fois, a-t-il pu s'empecher
d'etre guinde dans le _Temple de Gnide_?

M. Villemain nous a appris que cette gracieuse navigation sur la Newa,
qui fait comme l'entree en scene et la bordure des _Soirees_, est de
la plume du comte Xavier: alliance delicate! deference touchante! Il
s'agissait d'un paysage; M. de Maistre ne s'etait pas cru capable de le
peindre.

Je voile ses _Lettres sur l'Inquisition_ (1822); on les passerait a
peine a un homme d'esprit, tres-nerveux, qui aurait ete condamne a subir
du _Dulaure_ toute sa vie. En insistant outre mesure sur un sujet odieux
et penible que la declamation avait exploite sans doute, et ou peut-etre
il y avait des amendements historiques a proposer, M. de Maistre a trop
oublie que, la ou il s'agit de sang verse et de tortures, la discussion
extreme, le _summum jus_ a tort. Il est des endroits sensibles de
l'humanite qu'il ne faut pas retourner rudement, pas plus que, dans un
hopital, certaines plaies du malade, pour se donner le plaisir de faire
une demonstration theorique et anatomique exacte.

On trouve, assure-t-on, chez les casuistes de tous les ordres et de
toutes les robes, bien de ces subtilites et de ces saletes que Pascal a
denoncees particulierement chez les Reverends Peres; on trouverait,
je le crois, dans les greffes des anciens Parlements, beaucoup de ces
horreurs qu'on est convenu d'imputer surtout a l'Inquisition; mais
qu'importe? il est un degre de recidive et d'habitude ou l'on endosse
_tres-justement_ (pour parler comme de Maistre) les delits du voisin,
et ou l'on paye pour les autres: Escobar ni l'Inquisition ne s'en
releveront.

Pour le _Bacon_, c'est autre chose, et, si maltraite qu'il ait pu
paraitre du fait de notre auteur, il est de force a soutenir l'assaut.
M. de Maistre n'a pas ete amene d'emblee a combattre Bacon, pas plus que
Voltaire. Extraordinairement frappe de la Revolution francaise (il faut
toujours en revenir la), l'ayant jugee _satanique_ dans son esprit, il
en vint a se retourner contre Rousseau d'abord, puis surtout contre
Voltaire, comme etant le grand auteur _satanique_ et anti-chretien.
Quant a Bacon, il y mit plus de temps et de detours; il aimait
evidemment a le lire et a le citer. Cette belle parole du moraliste, que
_la religion est l'aromate qui empeche la science de se corrompre_, lui
revient souvent. Pourtant, il nous l'avoue, a voir les eloges
universels et assourdissants decernes a Bacon par tout le XVIIIe siecle
encyclopedique, il entra en vehemente suspicion a son egard, et depuis
ce moment le proces du chancelier commenca. Il l'avait _pince_ deja en
plus d'un passage des _Soirees_; mais ce n'etait pas incidemment qu'il
pouvait avoir raison d'un tel accuse; passe pour Locke, simple bourgeois
en philosophie, dont il avait fait justice en un Entretien [211].

[Note 211: Dans le VIe. C'est dans le Ve qu'il avait commence a
accoster Bacon, a lui porter tant de piquantes atteintes: "Bacon fut un
barometre qui annonca le beau temps, et, parce qu'il l'annoncait,
on crut qu'il l'avait fait." Et lorsque, ne voulant pas de lui
pour _soleil_, il essaie de se rabattre a une _aurore_: "Et meme,
ajoute-t-il, on pourrait y trouver de l'exageration, car lorsque Bacon
se _leva_, il etait au moins dix heures du matin." Une telle escarmouche
aurait paru a tout autre un combat, mais, pour de Maistre, c'etait
peloter en attendant partie.]

M. de Maistre a comme un sens particulier, excellent, pour penetrer les
ennemis cauteleux du christianisme (Hume, Gibbon), pour les demasquer
dans leurs circuits et leurs ruses. Il crut voir en Bacon un tel
adversaire tout fourre d'hermine, et des lors il se fit devoir et
plaisir de le montrer nu. On a beaucoup dit que c'etait une maladresse
de diminuer le nombre des grands partisans pretendus du christianisme
et d'en retrancher Bacon, que c'etait tirer sur ses troupes. Pure
sensiblerie, selon de Maistre, et, pour parler a sa maniere, franche
simplicite, si ce n'est duplicite. C'est, en effet, traiter le
christianisme comme un docteur son malade qui a besoin de menagements
et d'etre dorlote. Cet ordre de considerations anodines ne fait rien a
l'affaire, a la verite, qui est de savoir si Bacon a invente ou non une
methode, et dans quelle vue il la voulait, et ou cela menait. Des qu'une
fois De Maistre interroge, il est evident qu'il se ressouvient de son
metier de magistrat; il n'a point appris a proceder comme nos bons
jures. La maniere si habituelle en ce monde de prendre les choses par
la queue est l'oppose de la sienne, qui allait d'abord au chef, a la
racine.

Il faudrait, pour examiner la valeur des accusations sans nombre qu'il
intente a Bacon, y employer tout un volume. Le fait est que Bacon a ete
tres-peu defendu. Les chefs de l'ecole eclectique regnante n'ont pas ete
faches de voir tomber sur la joue du precurseur de Locke ce soufflet
solennel qu'ils ne se seraient pas charges eux-memes de lui donner [212].
Je n'ai pas assez lu ni etudie Bacon pour avoir droit d'exprimer sur
son compte une idee complete; mais toutes les fois que dans ma jeunesse
curieuse, provoque, harcele par les eloges en quelque sorte fanatiques
que je voyais decerner invariablement a Bacon en tete de chaque preface,
dans tout livre de physique, de physiologie et de philosophie, j'essayai
de l'aborder, je fus assez surpris d'y trouver un tout autre homme que
celui de la methode experimentale stricte et simple qu'on preconisait
[213]; j'y trouvai un heureux, abondant et un peu confus ecrivain, plein
d'idees et de vues dont quelques-unes hasardees et meme superstitieuses,
mais surtout riche de projets ingenieux, d'apercus attrayants (_hints_,
_impetus_), d'observations morales revetues d'une belle forme, dorees
d'une belle veine, et capables de faire axiome avec eclat. Une telle
gloire, ou l'imagination a sa part dans la science pour la feconder, en
vaut bien une autre, ce me semble.

[Note 212: L'attaque de De Maistre a plutot mis en train contre Bacon.
M. F. Huet, dans une these ingenieuse (1838), s'est attache a evincer
tout a fait Bacon, comme autorite, du domaine de la philosophie
intellectuelle; il lui a refuse toute initiative essentielle en cette
partie. Un tel resultat semble bien tranchant, bien absolu. M. Riaux,
qui a mis une judicieuse introduction aux Oeuvres de Bacon (Charpentier,
1843), s'est tenu dans un milieu plus specieux, plus vraisemblable. Il
faut regretter que l'utile et savant travail de M. Bouillet (_Oeuvres_
de Bacon, 1834) ait paru avant l'attaque de De Maistre. J'indiquerai
encore un sage article de M. Diodati (_Bibliotheque universelle de
Geneve_, janvier 1837). Dans le journal _l'Europeen_ (fevrier 1837),
M. Buchez a fait aussi de bonnes remarques, entre autres celle-ci, que
jusqu'a present on citait Bacon a tort et a travers, et qu'un resultat
de l'ouvrage de M. de Maistre sera du moins qu'on n'osera plus invoquer
l'oracle conteste qu'en pleine connaissance de cause.]

[Note 213: Quelques-uns des purs de l'extreme XVIIIeme siecle, qui y
avaient regarde de tres-pres (comme Daunou), estimaient moins Bacon,
mais c'etait un secret qu'on se gardait.]

M. de Maistre n'etait pas homme a y rester insensible, et il se serait
maintenu, on peut l'affirmer, plus favorable a Bacon, s'il n'avait aussi
ete impatiente de tout ce qu'on a debite de lieux-communs a son propos.
C'est bien la l'effet, par exemple, que devait produire Garat, le
faiseur disert de prefaces et de programmes, a son cours des anciennes
Ecoles normales: il trouva moyen de mettre hors des gonds l'excellent
Saint-Martin, l'un des eleves, lequel, tout pacifique qu'il etait,
l'attaqua sur ses pretentions baconiennes avec chaleur et, qui plus
est, nettete, mais en rendant tout respect a Bacon [214].--Beaucoup
des paradoxes et des sorties de M. de Maistre sont ainsi (faut-il le
repeter?) les eclats d'un homme d'esprit impatiente d'avoir entendu
durant des heures force sottises, et qui n'y tient plus; les nerfs s'en
melent: il va lui-meme au dela du but, comme pour faire payer l'arriere
de son ennui.

[Note 214: Voir au tome III des Seances des _Ecoles normales_ (edit.
de 1801), page 113; Saint-Martin y marque energiquement combien personne
ne ressemble moins au simple et mince Condillac que l'ample et fertile
Bacon: "Quoiqu'il me laisse beaucoup de choses a desirer, il est
neanmoins pour moi, non-seulement moins repoussant que Condillac, mais
encore cent degres au-dessus... Je suis bien sur que j'aurais ete
entendu de lui, et j'ai lieu de croire que je ne l'aurais pas ete de
Condillac.... Aussi l'on voit bien qu'il vous gene un peu. Apres vous
etre etabli son disciple, vous n'approchez de son ecole que sobrement et
avec precaution."]

Cet examen de Bacon, publie seulement en 1836, aurait-il ete modifie,
complete, c'est-a-dire adouci par lui, s'il l'avait lui-meme donne au
public? On y sent, au ton de la querelle, un _tete-a-tete_ de cabinet et
toute la liberte du huis clos. On m'assure qu'il le considerait comme un
ouvrage termine, _sauf la preface qu'il avait dans la tete_, disait-il
toujours. Pensons du moins qu'il aurait soigneusement verifie sur place
tous les textes, afin d'eviter le reproche d'avoir quelquefois prete,
par aggravation, au sens de celui qu'il inculpait. Dans aucun de ses
livres d'ailleurs, M. de Maistre ne se montre plus brillamment et plus
profondement lui-meme. Les chapitres des _causes finales_ et de l'_union
de la religion et de la science_ renferment sur l'ordre et la proportion
de l'univers, sur l'art, sur la peinture chretienne, sur le beau,
quelques-unes, certes, des plus belles pages qui aient jamais ete
ecrites dans une langue humaine. On y lit cette definition qu'il
faudrait graver en lettres d'or, et qui explique, helas! si bien
l'absence de son objet en de certains ages: "_Le Beau_, dans tous les
"genres imaginables, _est ce qui plait a la vertu eclairee_."

Intelligence platonique, M. de Maistre a compris et defini Aristote
comme pas un de l'ecole ne l'eut fait; on sent de quel avantage pour lui
c'a ete de pratiquer de pres et sans intermediaire ces hauts modeles
[215]; ni Bonald, ni Lamennais [216], ni aucun de ce bord catholique,
n'a ete trempe de forte science comme lui. Et il sent l'antiquite
non-seulement dans Aristote, non-seulement dans Platon et Pythagore,
mais jusque dans celui qu'il appelle, avec un melange de respect et
de charme, _le docte et elegant Ovide_. Puis, tout en goutant ces
savoureuses douceurs, il ne s'y laisse point _piper_ ni amuser; il veut
le sens, le but serieux. Si abeille qu'il soit, c'est a la ruche qu'il
revient toujours. Un de ses plus vrais griefs contre Bacon, c'est qu'il
le voit comme une _plume de paon_ de la philosophie, un bel-esprit
amoureux de l'expression et content quand il a dit: _les Georgiques de
l'ame_.

[Note 215: Il voulut tout lire a la source; il apprit l'allemand pour
mieux penetrer tout Kant. Sur un exemplaire de ce philosophe, il avait
ecrit en tete: _Placo putrefactus_.]

[Note 216: Quand je parle de Lamennais dans cet article, il va sans
dire que c'est toujours du Lamennais d'avant _George Sand_, d'un
Lamennais antediluvien; ils lurent en correspondance, de Maistre et
lui. "M. de Maistre pourtant (et l'eloquent novateur s'en plaignait) ne
comprenait pas son second volume de l'_Indifference_," ce qui signifie
qu'il lui faisait des objections et n'entrait pas volontiers dans cette
methode un peu trop scolastique et logique avec son esprit platonicien.
Au reste, il est trop clair aujourd'hui qu'ils n'ont jamais du
s'entendre pleinement. Quant a M. de Bonald, M. de Maistre ne le vit
jamais, mais ils s'ecrivaient aussi; l'ouvrage du _Pape_ lui fut adresse
par l'auteur en offrande avec une epigramme de Martial, un _xenion_.
Voila le gentil Martial en bien grave message.]

En cela meme nous croyons que M. de Maistre se montre infiniment trop
severe. Et nous aussi, simple historien litteraire, il est un cote par
lequel nous ne saurions assez venerer Bacon et le saluer, comme notre
premier guide et inventeur. Qu'on lise, au livre II _De Augmentis
Scientiarum_, le chapitre IV, dans lequel, distinguant les differentes
especes d'histoire civile, 1 deg. l'ecclesiastique ou sacree, 2 deg. la civile
proprement dite, 3 deg. la litteraire, il s'attache a dessiner le cadre de
celle-ci, comme entierement absente. "Et pourtant, dit-il avec cet eclat
ingenieux qui lui est propre, l'histoire du monde denuee de cette partie
essentielle, c'est la statue de Polypheme a qui on aurait arrache son
oeil." Tout le plan qu'il trace dans cette page est admirable d'ordre et
de soins, de conseils de detail, et n'a pas cesse d'etre le programme de
tout historien, de tout biographe litteraire digne de ce nom. Il sait
tres-bien insister sur ce qu'il ne s'agit pas ici de proceder _a la
maniere des critiques, de perdre son temps a louer ou a blamer_,
mais qu'il importe de raconter, d'expliquer les choses elles-memes
_historiquement_, avec _intervention sobre de jugements_. Il insiste
encore sur ce qu'il ne s'agit pas seulement de compiler, de prendre
chez les historiens et les critiques une matiere toute digeree, mais de
saisir par ordre les livres essentiels, les monuments principaux, chacun
dans son moment, et alors, non pas en les lisant jusqu'au bout et tout
entiers, mais en les _degustant_, en sachant en saisir l'objet, le
style, la methode, d'evoquer par une sorte d'enchantement magique le
_genie_ litteraire d'un temps.--Et cela, il le conseille, non point pour
la pure gloire des lettres, non pour le pur amour ardent qu'il leur
porte (bien qu'il en soit devore), non par pure curiosite poussee a
l'extreme (avis a nous autres, amateurs trop minutieux!), mais dans un
but plus serieux et plus grave, pour suggerer aux doctes dans l'usage
et l'administration de leur science un meilleur regime, de meilleures
methodes, une prudence et une sagacite plus eclairees. "Il y a lieu,
ajoute-t-il en concluant, de se donner le spectacle des mouvements et
des perturbations, des bonnes et des mauvaises veines, dans l'ordre
intellectuel comme dans l'ordre civil, et d'en profiter."--Ainsi
s'exprime Bacon en termes formels, et ce n'est que de nos jours, et
depuis tres-peu d'annees, qu'en France une telle histoire est ebauchee a
grand'-peine!

Nous donc, son disciple aussi, son disciple libre et respectueux, si
notre voix avait la moindre valeur en tel sujet, au milieu de voix si
hautes et si imposantes, nous lui dirions:

"Consolez-vous, Ombre illustre! ils avaient voulu faire de vous un chef
de leur ecole, un precurseur d'eux-memes, et vous avaient tire a eux,
ajuste a leur taille, et presente sous un jour etroit, faux et dans
lequel, en vous idolatrant sans cesse, ils vous avaient diminue.
D'autres sont venus qui ont defait tout cela, qui vous ont rejete de
leur philosophie, laquelle (je leur en demande bien pardon), pour
etre plus savante et moins maigre que la precedente, me semble bien
artificielle aussi. Consolez-vous encore une fois d'etre hors de toutes
ces questions d'ecole, car qui dit _ecole_ dit une chose officielle,
convenue et a demi mensongere, et qui, d'un cote ou d'un autre,
croulera. Excommunie par de Maistre qui croyait, peu accueilli par les
heritiers de ce Descartes _qui ne doutait de rien_, restez, vous, ce que
vous etiez,--un libre et hardi investigateur de toute noble etude, un
amateur eclaire de toute connaissance et de toute belle pensee, un
ecrivain eclatant et percant, dont les mots honorent tous les sentiers
ou vous avez passe, et avec qui l'on trouve a s'enrichir chaque jour,
dans quelque voie que l'on s'engage. Restez vous-meme, o Bacon! et,
quelle qu'ait ete votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez
salue a jamais un des auteurs originaux les plus a consulter, un des
moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de l'humaine
culture!"

Pendant son sejour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste
correspondance. Un grand nombre des lettres qu'il ecrivait, par le
serieux des questions et le developpement qu'il y donne, seraient dignes
de l'impression. On en a pu juger d'apres le peu qui s'est echappe ca et
la, et qu'on a publie dans divers journaux [217]. A tous les tresors de la
science et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilite exquise,
qu'il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur
passionne des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de
charme ideal pour sa vie austere; il recherchait volontiers leur
suffrage et se plaisait a cultiver leur amitie. Une bienveillance
precieuse nous a permis d'extraire quelques passages d'une de ces
correspondances, qui date des annees 1812-1814. Je prendrai presque au
hasard; l'homme saisi dans l'intimite achevera de s'y dessiner.

[Note 217: Voir _le Memorial catholique_, juin et juillet 1824; le
journal _la Presse_, 8 novembre 1836; _l'Institut catholique_, recueil
mensuel qui se publie a Lyon, tome IV, aout 1843, etc., etc.]

"..... Je me tiens tres-honore (ecrivait-il donc a une spirituelle jeune
dame) de vous avoir appris un mot; mais ce qui me serait un peu plus
agreable, ce serait de jouir avec vous de la chose meme dont je n'ai pu
vous apprendre que le nom. _Castelliser_ avec votre famille serait pour
moi un etat extremement doux, et puisque vous y seriez, il faudrait bien
prendre patience; mais, helas! il n'y a plus de chateau pour moi. La
foudre a tout frappe; il ne me reste que des coeurs; c'est une grande
propriete quand ils sont petris comme le votre. L'estime que vous voulez
bien m'accorder est mise par moi au rang de ces possessions precieuses
qu'heureusement personne n'a droit de confisquer. Je cultiverai toujours
avec empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les
chevaliers errants protegeaient les dames; aujourd'hui c'est aux dames a
proteger les chevaliers errants: ainsi, trouvez bon que je me place
sous votre _suzerainete_." ".... Je gemis comme vous de cette folle
obstination de notre ami--, qui aime mieux manquer de tout a Paris que
d'etre ici a sa place, au sein d'une grande et honorable aisance; mais
regardez-y bien, vous y verrez la demonstration de ce que j'ai eu
l'honneur de vous dire mille fois: je suis moins sur de la regle de
trois, et meme de mon estime pour vous, que je ne le suis d'un profond
ulcere dans le fond de ce coeur plie et replie, ou personne ne voit
goutte. Ce monde n'est qu'une representation; partout on met les
apparences a la place des motifs, de maniere que nous ne connaissons les
causes de rien. Ce qui acheve de tout embrouiller, c'est que la verite
se mele parfois au mensonge. Mais ou? mais quand? mais a quelle dose?
C'est ce qu'on ignore. Rien n'empeche que l'acteur qui joue _Orosmane_
sur les planches ne soit reellement amoureux de _Zaire_; alors donc
lorsqu'il lui dira:

Je veux avec exces vous aimer et vous plaire, il dit la verite. Mais
s'il avait envie de l'etrangler, son art aurait imite le meme accent,
_tant les comediens imitent bien l'homme_! Nous, de notre cote, nous
deployons le meme talent dans le drame du monde, _tant l'homme imite
bien le comedien_! Comment se tirer de la?"

"....Je me suis occupe sans cesse de vous, je puis vous l'assurer, des
que j'ai eu connaissance de l'incommodite de M. votre pere. Je voulais
et je ne voulais pas vous ecrire, je voulais et je ne voulais pas
aller a Czarskozelo... Ah! le vilain monde! souffrances si l'on aime,
souffrances si l'on n'aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit
Chateaubriand, dans une coupe d'absinthe.--Bois, mon enfant, c'est pour
te guerir.--Bien oblige; cependant, j'aimerais mieux du sucre.--A
propos de sucre, j'ai recu votre lettre du...."

Je saute par-ci par-la quelques petites phrases un peu bien precieuses
et manierees; mais ce qui parait tel au lecteur a souvent ete une pure
plaisanterie agreable de societe:

"....Que dire de ce que nous voyons? rien. _Et quel temps fut jamais
plus fertile en miracles_? Nous en verrons d'autres, tenez cela pour
sur, et ne croyez pas que rien finisse comme on l'imagine. Les Francais
seront flagelles, tourmentes, massacres, rien n'est plus juste, mais
point du tout humilies. Sans les autres, et peut-etre malgre les autres,
ils feront...--Eh! quoi donc?--Ah! madame, tout ce qu'il faut et tout
ce qu'on n'attendait pas. Voila un vers qui est tombe de ma plume, mais
n'ayez pas peur de la rime, c'est bien assez de la raison."

"Que vous aurez de choses a nous dire (1813), et que j'aurai pour mon
compte de plaisir a vous entendre! Je vous ai envie celui de parcourir
un pays si interessant (la Prusse probablement) dans un moment
d'enthousiasme et d'inspiration. Je ne cesserai de le dire comme de le
croire, l'homme ne vaut que parce qu'il croit. Qui ne croit rien ne vaut
rien. Ce n'est pas qu'il faille croire des sornettes; mais toujours
vaudrait-il mieux croire trop que ne croire rien. Nous en parlerons
plus longuement. Quel immense sujet, madame, que les considerations
politiques dans leurs rapports avec de plus hautes considerations!

Tout se tient, tout s'accroche, tout se marie; et lors meme que
l'ensemble echappe a nos faibles yeux, c'est une consolation cependant
de savoir que cet ensemble existe, et de lui rendre hommage dans
l'auguste brouillard ou il se cache [218].--Depuis que vous nous avez
quittes, j'ai beaucoup griffonne, mais je ne suis pas tente de faire une
visite a M. Antoine Pluchard [219]. Il n'y a point ici un theatre pour
parler un certain langage. Le grand theatre [220] est maintenant ferme, et
qui sait _si_ et _quand_ et _comment_ il se rouvrira?

[Note 218: Voila l'expression humble et vraie d'une sorte d'obscurite
humaine jusqu'au sein de la foi; il en a tenu trop peu de compte dans
ses ecrits.--Se rappeler pourtant le beau passage assez analogue des
_Considerations_, que j'ai cite au commencement de cet article.]

[Note 219: Le libraire-imprimeur a Petersbourg.]

[Note 220: Toujours la France.]

Je travaille, en attendant, tout comme si le monde devait me donner
audience, mais sans aucun projet quelconque que celui de laisser tout a
Rodolphe [221]. Si par hasard, pendant que je me promene encore sur cette
pauvre planete, il se presentait un de ces moments d'a-propos sur
lesquels le tact ne se trompe guere, je dirais a mes chiffons: _Partez,
muscade_! mais, quoique je regarde comme sur que ce moment arrivera,
cependant son importance me persuade "qu'il est encore fort eloigne."

[Note 221: Son fils, qui servait alors dans les armees coalisees.]

On n'est pas fache de surprendre son opinion sur Napoleon et les
generaux allies qui le combattent (1814):

"Au moment ou je vous ecris, je n'ai point encore de lettres de
Rodolphe. Malgre tout ce qu'on me dit, je suis fort en peine, non pas
tant pour cette blessure de Troyes que pour tout ce qui a suivi; car
il fait chaud dans cette France. Tout ce qui se passe me rappelle la
fameuse reponse faite a Charles-Quint par un gentilhomme francais son
prisonnier.--_Monsieur un tel, combien y a-t-il d'ici a Paris?--Sire_,
CINQ JOURNEES, avec une profonde reverence.--Au reste, madame, apres le
congres qui a donne _a notre ami_ Napoleon les deux choses dont il avait
le plus besoin, le temps et l'opinion, on n'a le droit de s'etonner de
rien. Il faut avouer aussi que cet aimable homme ne sait pas mal son
metier. Je tremble en voyant les manoeuvres de cet enrage et son
ascendant incroyable sur les esprits. Quand j'entends parler dans
les salons de Petersbourg de ses fautes et de la superiorite de nos
generaux, je me sens le gosier serre par je ne sais quel rire convulsif
aimable comme la cravate d'un pendu."

On n'aurait jamais su mieux definir le rire _sarcastique_ et meprisant,
tel qu'il se le passe quelquefois.--Sur la bigarrure de Petersbourg en
ces annees de refoulement et de refuge, il a son anecdote piquante:

"... Voulez-vous que je vous conte a mon tour quelque chose dans le
genre du _salmigondis_? Le samedi-saint, un jeune negre de la cote de
Congo a ete baptise dans l'eglise catholique de Saint-Petersbourg: le
celebrant etait un jesuite portugais; la marraine, la premiere dame
d'honneur de la feue reine de France, madame la princesse de Tarente; le
parrain, le ministre du roi de Sardaigne. Le neophyte a ete interroge et
a repondu en anglais.--_Do you believe?_--_I believe_.--En verite, ceci
ne peut se voir que dans ce pays, a cette epoque."

Mais, pour derniere citation, voici une reflexion d'ironique et haute
melancolie que lui inspire la vue d'une pauvre jeune fille qui se meurt:

"La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de
particulierement terrible; on dirait que c'est une injustice. Ah! le
vilain monde! j'ai toujours dit qu'il ne pourrait aller si nous avions
le sens commun. Si nous venions a reflechir bien serieusement qu'une vie
commune de vingt-cinq ans nous a ete donnee pour etre partagee entre
nous, comme il plait a la loi inconnue qui mene tout, et que, si vous
atteignez vingt-six ans, c'est une preuve qu'un autre est mort a
vingt-quatre, en verite chacun se coucherait et daignerait a peine
s'habiller. C'est notre folie qui fait tout aller. L'un se marie,
l'autre donne une bataille, un troisieme batit, sans penser le moins
du monde qu'il ne verra point ses enfants, qu'il n'entendra pas le _Te
Deum_, et qu'il ne logera jamais chez lui. N'importe! tout marche, et
c'est assez."

En mai 1817, M. de Maistre disait adieu a Saint-Petersbourg, pour
rentrer dans, sa patrie. L'empereur Alexandre lui temoigna par mille
distinctions flatteuses et charmantes, comme il savait aisement les
rendre, tout le cas qu'il faisait de lui. Un des vaisseaux de la flotte,
qui partait alors pour la France, fut mis a sa disposition: "Une
circonstance aussi inattendue, ecrivait-il, m'envoie a Paris, ville
tres-connue, et que cependant, selon les apparences, je ne devais jamais
connaitre." Il y sejourna bien peu de temps: arrive a Paris le 24 juin,
il etait rendu a Turin le 22 aout. Toutes les dignites et les plus
hautes fonctions l'y attendaient. Independamment du titre de Premier
President, il eut la charge de ministre d'Etat et de regent de la
Grande-Chancellerie. Mais la face encore si incandescente de l'Europe et
le sol qui tremblait sur bien des points n'etaient pas propres a
donner du calme a ce noble esprit excite; ses illuminations sombres ne
faisaient que gagner en avancant: il avait de ces tristesses de Moise
et de tous les sublimes mortels qui ont trop vu. Dans une lettre du 5
septembre 1818 au chevalier de..., il ecrivait:

"Combien l'homme est malheureux! examinez bien; vous verrez que, depuis
l'age de la maturite, il n'y a plus de veritable joie pour lui.
Dans l'enfance, dans l'adolescence, on a devant soi l'avenir et les
illusions; mais, a mon age, que reste-t-il? On se demande: Qu'ai-je vu?
Des folies et des crimes. On se demande encore: Et que verrai-je? Meme
reponse, encore plus douloureuse. C'est a cette epoque surtout que tout
espoir nous est defendu. Nes fort mal a propos, trop tot ou trop tard,
nous avons essuye toutes les horreurs de la tempete sans pouvoir jouir
de ce soleil qui ne se levera que sur nos tombes. Surement, Dieu n'a
pas remue tant de choses pour ne rien faire; mais, franchement,
meritons-nous de voir de plus beaux jours, nous que rien n'a pu
convertir, je ne dis pas a la religion, mais au bon sens, et qui ne
sommes pas meilleurs que si nous n'avions vu aucuns miracles?

"Plusieurs personnes m'ont fait l'honneur de m'adresser la meme question
que je lis dans votre lettre: _Pourquoi n'ecrivez-vous pas sur l'etat
actuel des choses?_ Je fais toujours la meme reponse: du temps de la
_canaillocratie_, je pouvais, a mes risques et perils, dire leurs
verites a ces inconcevables souverains; mais, aujourd'hui, ceux qui se
trompent sont de trop bonne maison pour qu'on puisse se permettre de
leur dire la verite. La Revolution est bien plus terrible que du temps
de Robespierre; en s'elevant, elle s'est raffinee. La difference est
du mercure au sublime corrosif. Je ne vous dis rien de l'horrible
corruption des esprits; vous en touchez vous-meme les principaux
symptomes. Le mal est tel, qu'il annonce evidemment une explosion
divine. _Mais quand? mais comment? Ah! ce n'est pas a nous de connaitre
le temps_, etc."

Cette perspective d'une explosion prochaine etait devenue son idee fixe.
A le voir avec la tete haute toujours decouverte, ses beaux cheveux
blancs et son verbe ardent, enflamme, il avait l'air d'un prophete:
"C'est comme notre Etna, disait un jour un seigneur sicilien qui sortait
de causer avec lui, il a la neige sur la tete et le feu dans la bouche:
_Pare il nostro Etna: la neve in testa ed il fuoco in bocca_."

Peu de temps avant sa mort, il ecrivait a un de ses amis de France: "Je
sens que mon esprit et ma sante s'affaiblissent tous les jours. _Hic
jacet_, voila ce qui va bientot me rester de tous les biens de ce monde.
_Je finis avec l'Europe, c'est s'en aller en bonne compagnie_."--On
m'assure pourtant que ce fut six semaines seulement avant sa mort
qu'il ecrivit ce fameux portrait de Voltaire pour le mettre dans les
_Soirees_, au IVe Entretien deja compose.

Vers la fin de decembre 1820, de graves symptomes se declarerent; sa
demarche, ordinairement si ferme et si rapide, devint chancelante, et on
n'osait plus le laisser sortir seul: "Nous nous apercevions bien qu'il
perdait ses forces, ecrivait un temoin ami, mais nous etions loin de le
croire en danger; nous supposions plutot cet affaiblissement du a l'age,
dont les effets se hataient plus que d'ordinaire et s'accumulaient plus
rapidement. Mais lui, quoiqu'il n'eut aucune maladie, il se sentait
frappe a mort. Je me rappelle que j'avais commence son portrait, et que,
voulant le mettre dans son costume de chancelier, il me promit de venir,
je "crois, le jour de l'an ou il devait faire sa cour au roi. Il vint en
effet; et comme je lui disais qu'il n'aurait pas du venir ce jour-la,
car il paraissait tres-fatigue d'avoir monte notre escalier, il me
repondit, en baissant la voix pour que sa fille qui l'accompagnait ne
l'entendit pas: _J'ai voulu venir aujourd'hui, car je ne pourrai plus
revenir_, et cela avec un sourire si calme et si naturel que l'on aurait
cru qu'il s'agissait d'un petit secret qui aurait pu causer quelque
contrariete. En effet, il cessa de faire des visites; mais il continuait
a s'occuper et a travailler comme a son ordinaire; il n'avait ni fievre
ni aucune maladie appreciable, seulement un degout de la nourriture
qui augmentait de jour en jour, sans pourtant qu'elle lui fit mal.
Il s'affaiblissait si visiblement, que sa famille s'alarmait, et les
medecins aussi, parce qu'ils ne pouvaient en deviner la cause. Je
passais chez lui presque toutes les soirees, et je lui ai entendu faire
plusieurs fois allusion a sa mort prochaine, et toujours de la meme
maniere, c'est-a-dire avec une paix admirable et le soin de menager sa
famille, pour laquelle il n'avait jamais ete si tendre et si affectueux.
Il s'est fait administrer deux fois, pendant le mois qui a precede sa
mort" (dont une fois le 29 janvier, jour de la fete de saint Francois de
Sales). Et ailleurs, dans une lettre de source encore plus intime, on
lit ces details qui conduisent de plus en plus pres et jusqu'a la fin:
"Nous osions cependant nous livrer quelquefois a l'esperance, parce que
ses facultes morales n'avaient jamais ete si vives ni si prodigieuses;
pendant cinquante jours qu'a dure sa maladie, il n'a cesse de s'occuper
des affaires de sa charge, de ses affaires domestiques, de la
litterature et de la politique; il nous a dicte plus de cinquante
lettres, et trouvait un grand plaisir dans les lectures continuelles que
nous lui faisions. Etonne lui-meme de ce que son esprit ne se ressentait
point de la faiblesse de son corps, il nous disait en riant: _Vous serez
fort surpris de ne trouver plus un jour dans ce lit qu'un pur esprit_.
"Les bonnes oeuvres n'ont jamais cesse de l'occuper, et il versa
beaucoup de larmes, quelques jours avant sa mort, en apprenant qu'une
pauvre femme qu'il avait recommandee au ministre des finances venait de
recevoir une somme considerable: une joie pure colora pour la derniere
fois son noble visage, et, regardant le ciel, il remercia Dieu avec
attendrissement..." Il expira le 26 fevrier 1821, a l'age de pres de
soixante-huit ans.

Les annees qui ont suivi, en confirmant quelques-unes de ses vues et en
en contredisant certaines autres, n'ont fait qu'elever de plus en plus
haut son nom et l'autorite de son esprit parmi les hommes. Il est meme
arrive que, lui aussi, lui si isole de son vivant et si dedaigneux de
la vogue, il a eu en France une espece d'ecole, et qu'on s'est mis a le
celebrer, a le contrefaire par lieu-commun. L'histoire de son influence
posthume serait assez longue, assez compliquee, et, ce me semble,
fastidieuse a faire aujourd'hui. C'est de lui surtout qu'il serait exact
de dire ce qu'il a dit lui-meme de tout ecrivain, d'apres Platon, que
la parole ecrite ne represente pas toute la parole vive et vraie de
l'homme, _car son pere n'est plus la pour la defendre_. M. de Maistre me
parait, de tous les ecrivains, le moins fait pour le disciple servile
et qui le prend a la lettre: il l'egare. Mais il est fait surtout pour
l'adversaire intelligent et sincere: il le provoque, il le redresse.

Et pour parler a sa maniere, on ne craindrait pas de dire, dut-on faire
regarder d'un certain cote, que le disciple qui s'attache aux termes
memes de De Maistre et le suit au pied de la lettre est _bete_. La bete
a l'inconvenient de ne venir jamais seule; elle introduit le fripon.

Mais coupons vite avec cette queue facheuse et parfaitement indigne d'un
sujet si noble et si grand; tenons-nous jusqu'au bout en presence de la
haute, de l'integre et venerable figure. Rappelons-nous a son propos ce
que Bossuet a dit de Rance dont on venait denoncer les exagerations, et
appliquons-lui surtout en pleine certitude ce beau mot de Saint-Cyran
sur saint Bernard: "C'a ete _un vrai gentilhomme chretien_."

Juillet-Aout 1843.

(Comme article essentiel a joindre a celui-ci sur le comte de Maistre,
voir ce que j'ai ecrit lors de la publication de ses Lettres, au tome IV
des _Causeries du Lundi_; et sur sa _Correspondance diplomatique_, un
article dans le _Moniteur_ du 3 decembre 1860. Voir aussi _Port-Royal_,
tome III, livre III, chap. xiv.)



GABRIEL NAUDE

Il me semble difficile, lorsqu'on est arrive en quelque endroit nouveau,
en quelque coin du monde, pour s'y etablir et y vivre quelque temps, de
ne pas s'enquerir tout d'abord de l'histoire du lieu (et, si obscur, si
isole qu'il soit, c'est bien rare qu'il n'en ait point): quels hommes
y ont passe, s'y sont assis a leur tour; quels l'ont fonde, donjon ou
clocher, maison d'etude ou de priere; quels y ont grave leur nom sur le
mur, ou seulement y ont laisse un vague echo dans les bois. Ce passe une
fois ressaisi, ces hotes invisibles et silencieux une fois reconnus, on
jouit mieux, ce semble, du sejour, on le possede alors veritablement,
et le _Genius loci_, que notre hommage a rendu propice, anime doucement
chaque objet, y met l'ame secrete, et accompagne desormais tous nos pas.
Ainsi surtout doit-on faire s'il s'agit d'un lieu de quelque renom,
d'une fondation destinee precisement a perpetuer la memoire des hommes
et des choses. C'est ce que je n'ai eu garde de negliger pour notre
bibliotheque Mazarine, depuis qu'un indulgent loisir m'y a fait asseoir,
et que le regime du plus aimable des administrateurs [222] nous y rend
les douceurs d'Evandre; je me suis senti sollicite du premier jour
a rechercher l'histoire des predecesseurs. Un de ces derniers, M.
Petit-Radel, a ecrit fort savamment (je dirais peut-etre un autre mot si
ce n'etait, lui aussi, un ancetre) l'historique de l'etablissement qu'il
administrait. Fondation de Mazarin, mais n'ayant ete livree au public
dans le local et sous la forme actuelle que bien apres lui, desservie
durant tout le XVIIIe siecle par une dynastie purement theologique de
docteurs en Sorbonne, cette bibliotheque s'ouvrit, au moment de la
Revolution, u des noms de conservateurs un peu melanges. La, Sylvain
Marechal siegea; il fallut purifier la place. La, Palissot, vieillard
souriant, revenu de la satire, se consola dans le voisinage de
l'Institut de ne pouvoir pas en etre. Boullers, nomme un instant pour
lui succeder en 1814, n'y parut jamais: il se contenta d'envoyer
demander le premier jour, par un reste de vieille habitude, ou etaient
les ecuries et remises du logement de Palissot, afin d'y loger sans
doute les chevaux qu'il n'avait plus. Montjoie, l'auteur des _Quatre
Espagnols_, si oublie, ne prit que le temps d'y entrer, de s'en rejouir
et d'y mourir. Mais tous ces hotes passagers qui ne pourraient qu'egayer
d'une anecdote un fond si grave, que sont-ils aupres du fondateur meme,
je veux dire le bibliothecaire de Mazarin et le grand bibliographe
d'alors, ce Gabriel Naude dont le cachet est la partout sous nos yeux,
dont l'esprit se represente a chaque instant dans le choix des livres
et s'y peint comme dans son oeuvre? C'est a lui que je m'attacherai
aujourd'hui, moins encore au savant qu'a l'homme; moi, le dernier venu
et le plus indigne de sa posterite directe, je veux gagner mon titre
d'heritier et lui consacrer, a lui le grand sceptique, cet article tout
pieux, au moins en ce sens-la.

[Note 222: M. de Feletz.]

Un de nos jeunes et curieux amis a fait, il y a bien des annees deja,
une etude de Naude en cette _Revue_ [223]; il s'est applique a toute sa
vie, s'est etendu sur ses divers ouvrages, et a pris plaisir autour de
l'erudit. C'est au moraliste, au penseur, que je vise plutot ici;
c'est l'esprit de la personne et le procede de cet esprit que je vais
m'efforcer de degager, de faire saillir de dessous la croute d'erudition
assez epaisse qui le recouvre. Tout est dans Bayle, a-t-on dit, mais il
faut l'en tirer pour l'y voir. Combien ce mot est-il plus vrai de Naude
encore, lequel n'a ni point de vue apparent ni relief saisissable, et
qui etouffe son idee comme a dessein sous une masse de citations et
de digressions! Il s'agit, dans ce bloc confus et presque informe, de
retrouver et de tailler le buste de l'homme. Au bout d'une des salles de
la Mazarine un buste de lui existe en marbre, et fait pendant a celui de
Racine; j'ai souvent admire le contraste, et je ne sais si c'est ce
que l'ordonnateur a voulu marquer: ce sont bien certainement les
deux esprits qui se ressemblent le moins, les deux ecrivains qui se
produisent le plus contrairement; l'un encore tout farci de gaulois,
cousu de grec et de latin, et d'une diction veritablement polyglotte,
l'autre le plus elegant et le plus poli; celui-ci le plus noble de
visage et si beau, celui-la si fin. Il y a de quoi passer entre les
deux. Mais le point ou je voudrais relever et voir placer le buste de
Naude, c'est a son vrai lieu, entre Charron, ou mieux entre Montaigne et
Bayle: il fait le noeud de l'un a l'autre, un tres gros noeud, assez dur
a delier, mais qui en vaut la peine. Otez encore une fois l'enveloppe et
l'ecorce, je resume le sens et j'appelle mon auteur par son vrai nom: un
sceptique moraliste sous masque d'erudit.

[Note 223: _Revue des Deux Mondes_, 15 aout 1836, article de M.
Labitte.]

Gabriel Naude est qualifie _Parisien_, en tete de ses livres, selon la
vieille mode, Parisien comme Charron, comme Villon. Il naquit en fevrier
1609, sur la paroisse Saint-Mery, de parents bourgeois, qui, voyant ses
heureuses dispositions, le mirent de bonne heure aux etudes. On cite
d'ordinaire ses deux maitres de philosophie, celebres pour le temps,
Frey et Padet; mais il serait plus essentiel de rappeler ce que Guy
Patin, son ami de jeunesse, nous apprend. Celui-ci, ayant a s'expliquer
sur les sentiments religieux de Naude, ecrivait a Spon [224]: "Tant que je
l'ai pu connoitre, il m'a semble fort indifferent dans le choix de la
religion et avoir appris cela a Rome, tandis qu'il y a demeure douze
bonnes annees; et meme je me souviens de lui avoir oui dire qu'il avoit
autrefois eu pour maitre un certain professeur de rhetorique au college
de Navarre, nomme M. Belurgey, natif de Flavigny "en Bourgogne, qu'il
prisoit fort..." Or, ce professeur de rhetorique se vantait notoirement
d'etre de la religion de Lucrece, de Pline, et des grands hommes de
l'antiquite; pour article unique de foi, on l'entendit alleguer souvent
certain choeur de Seneque dans la _Troade_: "Bref, ajoute Guy Patin,
M. Naude avoit ete disciple d'un tel maitre," et il conclut en citant ce
vers expressif du Mantouan que tous les biographes devraient mediter:

  Qui viret in foliis venit a radicibus humor.

Cherchez bien, cette humeur et cette seve qui verdoie diversement dans
le feuillage, elle provient de la racine.

[Note 224: _Nouveau Recueil de Lettres choisies de Guy Patin_, tome V,
page 283.]

Le XVIe siecle finissait d'hier quand Naude naquit. On se figure
difficilement ce que devait paraitre cette feconde et forte epoque aux
yeux de ceux qui en sortaient, qui en heritaient, et pour qui elle etait
veritablement le dernier et grand siecle. Il faut voir comme Naude
s'en exprime en toute occasion; les admirateurs du XVIIIe siecle n'en
disaient pas plus a l'issue de leur age fameux. Tant de decouvertes
successives et croissantes, canons, imprimeries, horloges, un continent
nouveau, tout recemment l'economie des cieux cedant ses secrets aux
observations d'un Tycho-Brahe et aux lunettes d'un Galilee, voila ce que
Naude, jeune, avide de toute connaissance, eut d'abord a considerer, et
il s'en exalte avec Bacon. On aime a l'entendre proclamer _la felicite
de notre dernier siecle_, et on sourit en songeant que c'est celui meme
duquel nos litterateurs instruits d'il y a trente ans s'accordaient a
parler comme d'une epoque presque barbare. La ressource de l'humanite,
en avancant, est de se debarrasser du bagage trop pesant et d'oublier:
ainsi elle trouve moyen de se redonner par intervalles un peu de
fraicheur et une soif de nouveaute. Cardan, Pic de la Mirandole,
Scaliger, ces colosses de science, ou mieux, pour parler comme notre
auteur, ces _preux de pedanterie_, aussi merveilleux et plus vrais que
ceux de la Table-Ronde, etaient donc les maitres familiers de Naude et
les rudes jouteurs auxquels avait affaire incessamment son adolescence.
Quant a ceux qui avaient ecrit en francais, tels que Bodin, Charron
et Montaigne, il n'y pouvait voir que ses compagnons de plaisir, tant
c'etait facilite de les aborder au prix des autres. Le XVIe siecle
(on avait droit de le croire a l'immensite de l'inventaire) avait et
possedait tout,--tout, hormis ce seul petit fruit assez capricieux,
qui ne vient, on ne sait pourquoi, qu'a de certaines saisons et a de
certaines expositions de soleil, je veux dire le bon gout, ce present
des Graces [225].

[Note 225: S'il l'eut sur un point, ce fut en architecture et
sculpture sous les Valois, pas en une autre branche.]

Le bon gout dans les choses litteraires, et la methode, cet autre bon
gout qui est particulier aux sciences, le XVIe siecle n'en sut point
le prix ni l'usage. Galilee seul fit exception comme savant, et offrit
l'instrument exact a l'age qui succeda. Auparavant, la confusion tout
le long du chemin compromettait la recherche, et encombrait en fin de
compte la decouverte. L'astronomie de ces temps continuait de se meler
a l'astrologie, la chimie a l'alchimie, la geometrie aux nombres
mystiques; la physique n'avait pas fait divorce avec les charlatans. Ce
n'etait pas le vulgaire seul qui parlait de magie. Les superstitions de
toutes sortes trouvaient place a cote de l'audace de la pensee et jusque
dans l'incredulite philosophique. Les plus grands esprits, Cardan,
Bodin, Agrippa, Postel, inclinent par moments au vertige et aux
chimeres. Le resultat de cette vaste epoque effervescente a son
lendemain et aupres des esprits rassis, judicieux, critiques, qui
l'embrasseraient par la lecture, devait etre naturellement le doute, au
moins le doute moral, philosophique; et de toutes parts le XVIe siecle
finissant l'engendra.

On avait tout dit, tout pense, tout reve; on avait exprime les idees
et les recherches en toute espece de style, dans une langue en general
forte, mais chargee et bigarree a l'exces. Qu'y avait-il a faire
desormais? Quelques ecrivains, mediocrement penseurs, doues seulement
d'une vive sagacite litteraire, ouvrirent des l'abord une ere nouvelle
pour l'expression; le gout, qui implique le choix et l'exclusion,
les poussa a se procurer l'elegance a tout prix et a rompre avec les
richesses memes d'un passe dont ils n'auraient su se rendre maitres.
Ainsi opererent Malherbe et Balzac. Quant au fond meme des idees, la
revolution fut plus lente a se produire; on continua de vivre sur le
XVIe siecle et sur ses resultats, jusqu'a ce que Descartes vint decreter
a son tour l'oubli du passe, l'abolition de cette science genante, et
recommencer a de nouveaux frais avec la simplicite de son coup d'oeil et
l'eclair de son genie. Naude, lui, n'avait aucun de ces caracteres
qui etaient propres au siecle nouveau; il ne se souciait en rien de
l'expression litteraire, il ne s'en doutait meme pas; et pour ce qui est
d'innover et de rencherir en fait de systeme, s'il avait jamais pense a
le faire, c'eut ete dans les lignes memes et comme dans la poussee du
XVIe siecle, en reprenant quelque grande conception de l'antiquite et
en greffant la hardiesse sur l'erudition. Mais s'il eut a un moment ces
velleites d'enthousiasme, comme semble l'attester son admiration de
jeune homme pour Campanella, elles furent courtes chez lui; il retomba
vite a l'etat de lecteur contemplatif et critique, notant et tirant la
moralite de chaque chose, repassant tout bas les paroles des sages, et,
pour verite favorite, se donnant surtout le divertissement et le mepris
de chaque erreur. Naude appartient essentiellement a cette race de
sceptiques et academiques d'alors, dont on ne sait s'ils sont plus
doctes ou plus penseurs, etudiant tout, doutant de tout entre eux, que
Descartes est venu ruiner en etablissant d'autorite une philosophie
spiritualiste, croyante dans une certaine mesure, et capable de
supporter le grand jour devant la religion [226]. A voir l'anarchie morale
qui regnait durant le premier tiers du siecle, et l'impuissance d'en
sortir en continuant la tradition, on apprecie l'importance de cette
brusque reforme cartesienne a titre d'institution publique de la
philosophie. Quant a l'autre espece de sagesse plus a huis-clos et dans
la chambre, qui ne s'enseigne pas, qui ne se professe pas, qui n'est pas
une methode, mais un resultat, pas un debut ni une promesse, mais une
habitude et une fin, et de laquelle il faut repeter avec Seneque: _Bona
mens non emitur, non commodatur_, c'est-a-dire qu'elle est une maturite
toute personnelle de l'esprit, on peut s'en tenir a Gabriel Naude.

[Note 226: Le dernier des sceptiques erudits de cette race de Naude et
de beaucoup le plus mitige et le plus elegant, quoiqu'au fond y tenant
par les racines, c'est Huet, le tres-docte eveque d'Avranches. Il
combattit Descartes sur la certitude et reprit en main la these de
Sanchez: _Quod nihil scitur_. Mais chez Huet on peut dire que le
scepticisme a moins l'air encore d'etre deguise qu'enchevetre dans
l'erudition; on ne sait trop jusqu'ou il l'etend et a quel point juste
sa religion s'y concilie. Son manteau d'eveque recouvre presque tout.
La portee reelle de son esprit est restee douteuse au milieu de cette
immensite de savoir et de cette longanimite d'indifference. Il y aurait
un beau travail a faire sur lui.]

Nul, en son temps, ne l'a pratiquee mieux que lui et dans les vraies
conditions du genre, a petit bruit, sans amour-propre, sans montre,
a l'abri des gros livres et comme sous le triple retranchement des
catalogues; car, avec lui, c'est derriere tout cela qu'il la faut
chercher.

Au sortir de sa philosophie, pendant laquelle se noua sa liaison avec
Guy Patin, il s'adonna a l'etude de la medecine, d'abord sous M. Moreau.
C'etait en 1622. Sa reputation de capacite et de science s'etendait
deja hors des ecoles. Il avait publie un petit livre, le _Marfore_ ou
discours contre les libelles, dont je ne parlerai pas, attendu que je
ne sais personne qui l'ait lu ni vu. Le president de Mesmes, de cette
famille de Mecenes qui avait nourri Passerat et qui devait adopter
Voiture, le prit pour son bibliothecaire. Il parait que Naude quitta
cette place un peu assujettissante pour aller etudier a Padoue, en
1626; il en fut rappele par la mort de son pere. En 1628, la Faculte de
medecine le choisit pour faire le discours latin d'apparat, proprement
dit le _paranymphe_, qui etait d'usage a la reception des licencies;
c'etait une grande solennite scholaire. Avant de leur decerner le bonnet
doctoral ou, comme on disait, le laurier, et de les lancer dans le
monde, la Faculte, en bonne mere, les faisait louer et preconiser en
public. Ils etaient neuf cette fois, parmi lesquels des noms plus tard
celebres, Brayer, Guenaut, Rainssant. Naude s'acquitta de son office
avec splendeur; il prit comme corps de sujet, independamment des neuf
petits panegyriques, l'antiquite de l'Ecole de medecine de Paris. On fut
si content de sa harangue en beau latin fleuri, plus que ciceronien et
panache de vers latins en guise de peroraison, qu'on l'admit tout d'une
voix a compter lui-meme parmi les candidats a la licence, de laquelle il
s'etait trouve exclu par son voyage d'Italie. Peu apres, Pierre Du Puy,
qui l'estimait fort, parla de lui au cardinal de Bagni, ancien nonce
en France, qui avait besoin d'un bibliothecaire et secretaire. Naude
s'attacha a ce cardinal, et le suivit en Italie a la fin de 1630 ou au
commencement de 1631; il y resta onze annees pleines, n'etant revenu a
Paris qu'en mars 1642, pour y etre bibliothecaire de Richelieu, puis
de Mazarin. Les cardinaux et les bibliotheques, ce furent la, comme on
voit, le constant abri et comme le gite de Naude.

Ces onze ou douze annees d'Italie et de Rome durent avoir grande
influence sur lui et sur ses habitudes d'esprit; mais on peut dire qu'il
y etait bien prepare par la nature. Il suffira pour cela de parcourir
quelques-uns des ecrits qu'il publia anterieurement. Avant de les lire
et de les citer, une remarque pourtant, une precaution est necessaire.
Pour Naude qui debute vers 1623, et qui s'en va passer hors de France de
longues annees, Malherbe ni Balzac ne sont guere jamais venus. Il ecrit
en francais, sauf l'esprit et le sens, comme le Pere Garassus ou comme
le Pere Petau, quand ce dernier s'en mele. Naude y ajoutait des traits
de plume a la Mlle Gournay, meme des fleurettes parfois a la Camus pour
le joli des citations. Camus, Mlle Gournay, Garassus et Petau, ce sont
ses vrais contemporains en style francais (si francais il y a). S'il
appelle Montaigne _le Seneque de la France_, il n'en profite guere que
pour s'accorder les citations latines a son exemple. Il prise Charron
plus qu'il ne l'imite en ecrivant. En fait de poetes modernes, il les
ignore. Il parle de la _Pleiade_ comme etant venue _depuis peu_, et Du
Hartas, le grand encyclopedique, parait seul lui avoir ete tres-present;
il le met dans son projet de Bibliotheque en tiers avec le Tasse et
l'Arioste aupres d'Homere et de Virgile. Guillaume Colletet, ce rimeur
ne suranne, est son seul poete moderne contemporain.

Dans une lettre de Rome, _Janus Erythreus_, c'est-a-dire Rossi,
parlant d'un dernier voyage qu'y fit Naude en 1643, pendant lequel
le bibliothecaire infatigable achetait des livres a la toise pour le
cardinal Mazarin et vidait tous les magasins de bouquinistes, nous le
represente, au sortir de ces coups de main, tout poudreux lui-meme de
la tete aux pieds, tout rempli de toiles d'araignees a sa barbe, a
ses cheveux, a ses habits, tellement que ni brosses ni epoussettes
semblaient n'y pouvoir suffire. Eh bien! le style de Naude (il faut
d'abord s'y faire) est plein de toiles d'araignees comme sa personne.

Encore une fois, ce n'est pas une raison pour se detourner; il vaut la
peine qu'on l'accoste sous ce costume. Rien de moins _scholar_ au fond
et de moins pedant que lui; il verifie, aussi bien que Bayle, ce mot de
Nicole, que le pedantisme est un vice, non de robe, mais d'esprit; et,
se rendant justice a lui-meme au chapitre 1er de ses _Coups d'Etat_, il
a pu dire: ".....Car il est vrai que j'ai cultive les Muses sans les
trop caresser, et me suis assez plu aux etudes sans trop m'y engager.
J'ai passe par la philosophie scholastique sans devenir eristique, et
par celle des plus vieux et modernes sans me partialiser:

    Nullius addictus jurare in verba magistri.

"Seneque m'a plus servi qu'Aristote; Plutarque que Platon; Juvenal
et Horace qu'Homere et Virgile; Montaigne et Charron que tous les
precedents... Le pedantisme a bien pu gagner quelque chose, pendant sept
ou huit ans que j'ai demeure dans les colleges, sur mon corps et facons
de faire exterieures, mais je me puis vanter assurement qu'il n'a
rien empiete sur mon esprit. La nature, Dieu merci, ne lui a pas ete
maratre."

Son premier ecrit francais connu (je laisse de cote l'introuvable
_Marfore_) est son _Instruction a la France sur la verite de l'histoire
des Freres de la Rose-Croix_, publiee en 1623. Vers cette annee-la, en
effet, "le roi etant a Fontainebleau, le royaume tranquille et Mansfeld
[227] trop eloigne pour en avoir tous les jours des nouvelles, l'on
manquoit de discours sur le change," enfin les sujets de conversations
par toutes les compagnies etaient epuises, lorsqu'un mystificateur ou un
fou s'avisa de remuer tout Paris par une affiche placardee aux coins de
rue et qui annoncait la venue mysterieuse des freres Rose-Croix pour
tirer les hommes _d'erreur de mort_, et reveler le grand secret final.
Ces Rose-Croix se rattachaient sans doute a la societe de freres que
Bacon dit avoir existe a Paris, et dont il raconte une seance [228]. C'est
cette mystification et cette fourberie des promesses de l'affiche que
Naude entreprend de refuter et d'eclaircir. Apres s'etre raille, au
debut, de l'eternelle badauderie des Francais, il explique tres-bien
comment cette chimere, cette credulite, contagieuse des Rose-Croix a pu
naitre de l'enivrement d'invention qui suivit le XVIe siecle. Apres
tant de nouveautes que l'age des derniers parents avait vues sortir,
on arrivait aisement a se persuader qu'il n'y avait plus qu'une seule
decouverte et qu'une seule merveille qui en meritat le nom. _La nature,
jouant de son reste_, ramassait toutes ses forces pour produire ce
dernier bouquet d'illumination et d'artifice. A lire quelques-uns des
arguments de Naude, on croirait (sauf le style un peu different) lire
certaines boutades de Charles Nodier raillant les sectes novatrices
de notre age, les saint-simoniens ou autres. Sous la plume des deux
railleurs, l'exemple de Postel, de ses ineffables reveries et de sa mere
Jeanne, qui devait emanciper, racheter les femmes (car Jesus-Christ,
disait Postel, n'avait rachete que les hommes), revient souvent comme
limite extreme des folies savantes. Le Postel fut present de bonne heure
a Naude pour lui prouver que tout se peut dire et croire, pour lui
apprendre a se mefier de la sottise humaine, jusqu'en de grands esprits
et au sein de la plus haute doctrine. A l'age de vingt-trois ans, Naude
nous parait deja dans ce livre ce qu'il sera toute sa vie, revenu et
gueri de l'ambition des nouveautes ou il s'etait _fantasie_ d'abord, se
rabattant au passe de preference et aux opinions des anciens, visant a
se refugier, a penetrer de plus en plus dans la verite secrete et entre
sages, _sub rosa_, comme il dit [229]. Le chapitre VII, dans lequel il
commente a sa guise le conseil d'Aristote, _que celui qui veut se
rejouir sans tristesse n'a qu'a recourir a la philosophie_, nous le
montre, au milieu de cette fougue du temps, savourant ce profond plaisir
du sceptique qui consiste a voir se jouer a ses pieds l'erreur humaine,
et laissant du premier jour echapper ce que, vingt-cinq ans plus tard,
il exprimera si energiquement dans le _Mascurat_: "Car, a te dire vrai,
Saint-Ange, l'une des plus grandes satisfactions que j'aie en ce monde,
est de decouvrir, soit par ma lecture, ou par un peu de jugement que
Dieu m'a donne, la faussete et l'absurdite de toutes ces opinions
populaires qui entrainent de temps en temps les villes et les provinces
entieres en des abimes de folie et d'extravagances." Aussi quelle pitie
pour lui que la Fronde, et que toutes les frondes! Il fut servi a
souhait durant sa vie.

[Note 227: Un des grands generaux de la guerre de Trente Ans, qui
guerroyait alors dans les Pays-Bas ou en Westphalie.]

[Note 228: Voir de Maistre, _Examen de Bacon_, tome I, page 94.]

[Note 229: La rose, dans l'antiquite, etait l'embleme a la fois du
plaisir et du mystere; c'est pourquoi on la suspendait aux festins:

  Est rosa flos Veneris, eujus quo furte laterent,
  Harpocrati matris dona dicavil Amor.
  Inde rosam mensis* hospes suspendit amicis,
  Conviva ut sub ea dicta taceuda sciat.

Naude, qui cite cette epigramme dans la preface de ses _Rose-Croix_, l'a
remise depuis dans son _Mascurat_, et en a fait la plus jolie page de ce
gros in-4 deg.: "La fable ancienne ou moderne dit que le Dieu d'Amour lit
present au Dieu du Silence, Harpocrate, d'une belle fleur de rose,
lorsque personne n'en avoit encore vu et qu'elle etoit toute nouvelle,
afin qu'il ne decouvrit point les secretes pratiques et conversations de
Venus sa mere; et que l'on a pris de la occasion de pendre une rose es
chambres ou les amis et parents se festinent et se rejouissent, afin
que, sous l'assurance que cette rose leur donne que leurs discours
ne seront point eventes, ils puissent dire tout ce que bon leur
semble."--Cette devotion du silence a encore inspire a Naude une jolie
epigramme, la seule meme assez gracieuse qu'on trouve dans le recueil
de ses vers. C'est un discours suppose dans la bouche d'un _Faune_ pour
avertir les promeneurs a l'entree d'un petit bois qui faisait partie de
son domaine de Gentilly:

Nunc animis linguisque viti, juvenesque favete, etc.

Avec Naude on a, en fait de sagesse, le _sub rosa_ exactement oppose
a l'_ex cathedra_.--Un moderne des plus modernes, qui, assurement, ne
connaissait pas l'epigramme et l'historiette mythologique de la _Rose_,
l'elegant et brillant comte d'Orsay, a dit un mot qui en rend a
merveille l'esprit et qui en est pour nous le meilleur commentaire.
Ruine et crible de dettes, on lui conseillait d'ecrire ses _Memoires_ et
de raconter tant de choses curieuses qu'il savait sur la haute societe,
dans laquelle il avait passe sa vie; un libraire de Londres lui
promettait bien des guinees pour cela; quelques amis meme le pressaient:
"Non, c'est impossible, repondit le comte: je ne trahirai jamais des
gens avec qui j'ai dine."--Le comte d'Orsay et Gabriel Naude! qu'importe
le costume? les galantes ames se rencontrent.]

Bien qu'en plus d'un passage de ce livre sur les Rose-Croix, la religion
chretienne ne semble pas suffisamment distinguee de ce qui est touche
tout a cote, il apparait assez clairement que l'auteur ne favorise en
rien les nouveautes religieuses qui ont trouble le royaume et porte
atteinte a la foi des aieux. Il incline pour l'ordre politique avant
tout, pour la raison d'Etat, et, tout en se conservant sceptique, il se
prepare a etre tres-romain.

L'_Apologie pour tous les grands personnages qui ont ete faussement
soupconnes de magie_, publiee en 1625, est un livre tres-savant dont
le sujet, pour nous des plus bizarres, ne peut s'expliquer que par
la grossierete des prejuges d'alentour. Il s'agit tout simplement de
prouver que Zoroastre, Orphee, Pythagore, Numa, Virgile, etc., etc., _e
tutti_, n'etaient point des sorciers ni des magiciens au sens vulgaire,
et que s'ils peuvent s'appeler _mages_, c'est suivant la signification
irreprochable et pure de la plus divine sagesse. On a besoin, pour
comprendre que ce livre de Naude a ete utile et presque courageux, de
se representer l'etat des opinions en France au moment ou il parut. On
etait alors dans une sorte d'epidemie de sorcellerie entre le proces
dela marechale d'Ancre et celui d'Urbain Grandier. Ce courant de folles
idees, ce souffle aveugle dans l'air, attisait plus d'un bucher.
Atrocite ici, mauvais gout la. On melait les sorciers a tout, meme aux
elegies d'amour, et non pas, croyez-le bien, a la facon de l'antiquite.
Ogier, a vingt ans, composait une heroide a l'imitation d'Ovide sur la
sotte histoire que voici et qui courait, dit-il, tout Paris: "Un M.
de F., apres des recherches passionnees, epouse Mlle de P., fille de
beaucoup de merite, mais peu accommodee des biens de la fortune, puis
incontinent apres son mariage l'abandonne lachement. Ses parents
favorisent son divorce, disent qu'il a ete _ensorcele_, etc." C'etaient
la les sujets a la mode, les gentillesses dans les belles compagnies. Le
XVIe siecle, si grand et si fertile qu'il eut ete pour les esprits des
doctes et pour les penseurs, avait laisse au vulgaire et, pour parler
plus simplement, au public, toute sa rouille; il ne l'avait pas
civilise. Le public, a son tour, on peut le dire, n'avait pas civilise
non plus les savants. Scaliger et Cardan, les deux plus grands
personnages modernes selon Naude, les deux seuls qu'on put opposer aux
plus signales des anciens, avaient pousse le plagiat de l'antiquite
jusqu'a parler d'une facon presque serieuse de leurs _demons_ familiers,
et jusqu'a se donner l'air d'y croire. Ainsi la moyenne des esprits
restait grossiere, et la sublimite des elus se montrait sauvage. On
n'avait a compter dans chaque ordre qu'avec les inities et les profes.
J'ai dit que le XVIe siecle possedait tout, mais c'etait en bloc; la
science s'y faisait en gros, en grand, et ne s'y debitait pas. Il
fallait pour cet echange mutuel entre tout le monde et quelques-uns et
pour ce second travail de la dissemination des lumieres la lente action
de deux siecles, une langue a l'usage de tous, non plus latine ni
pedantesque, l'influence paisible et bienfaisante des chefs-d'oeuvre, un
frottement prolonge de societe, et la cooperation gracieuse d'un sexe
que les Saumoise de tout temps n'ont apprecie que trop peu; en un mot il
fallait, apres Scaliger, que vinssent Mme de La Fayette et Voltaire. En
1624, le Pere Garassus avait publie le livre de la _Doctrine curieuse
des Beaux-Esprits modernes_, dans lequel il cherchait partout des
libertins et des athees; Naude put en prendre l'idee de venger, par
contre-partie, les grands esprits de l'antiquite qui avaient, d'ailleurs
ete compromis, il nous l'apprend positivement, dans les suites de cette
querelle. Une brochure publiee au sujet du livre de Garasse avait traite
Virgile de _necromancien et d'enchanteur_ au sens de l'enchanteur
Merlin. Naude en tira pretexte pour son _Apologie_. Il serait trop
fastidieux de le suivre dans les contes a dormir debout qu'il se croit
oblige de discuter, et dans la rude guerre qu'il y fait a de stupides
demonographes. Nous admettons d'emblee que la nymphe Egerie n'etait
pas un _demon succube_, et aussi que le grand chien noir de Corneille
Agrippa n'etait pas le diable en personne. Ce qui se marque plus
volontiers pour nous dans le livre, et peut nous y interesser encore,
c'est un gout de science recule et recele du vulgaire, et le tenant a
distance lui et ses sottes opinions, c'est le culte secret d'une sagesse
qui, comme il le dit, n'aime pas a _se profaner_. Naude a dedain,
par-dessus tout, de la foule moutonniere et du grand nombre: il se plait
a repeter avec Seneque: _Non tam bene cum rebus humanis geritur ut
meliora pluribus placeant_, Les choses humaines ne se trouvent pas si
bien partagees que ce soit le mieux qui agree au plus grand nombre [230].
Il parait tres-persuade "que notre esprit rampe bien plus facilement
qu'il ne s'essore, et que, pour le delivrer de toutes ces chimeres, il
le faut emanciper, le mettre en pleine et entiere possession de son
bien, et lui faire exercer son office qui est de croire et respecter
l'histoire ecclesiastique, raisonner sur la naturelle, et toujours
douter de la civile." Pour preuve de soumission a l'histoire
ecclesiastique, tout aussitot apres ce passage il entame un petit eloge
de l'empereur Julien, "de cet empereur, dit-il, autant decrie pour son
apostasie que renomme pour plusieurs vertus et perfections qui lui ont
ete particulieres [231]." L'histoire ecclesiastique ainsi exceptee, il est
evident qu'en toute matiere, civile du moins et naturelle, Naude fait
volontiers une double part, l'une de la sottise et de la credulite des
masses, l'autre de la singuliere industrie de quelques habiles. Il croit
surtout a la credulite humaine, et s'en retire en repetant pour son
compte:

[Note 230: Il reitere et developpe cette pensee avec une rare energie
au chapitre IV de ses _Coups d'Etat_: "....Ses plus belles parties (de
la populace) sont d'etre inconstante et variable, approuver et improuver
quelque chose en meme temps, courir toujours d'un contraire a l'autre,
croire de leger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer;
bref, tout ce qu'elle pense n'est que vanite, tout ce qu'elle dit
est faux et absurde, ce qu'elle improuve est bon, ce qu'elle
approuve'mauvais, ce qu'elle loue infame, et tout ce qu'elle fait et
entreprend n'est que pure folie." Ce sont de telles manieres de voir,
avec leur accompagnement politique et religieux, qui faisaient dire
plaisamment a Guy Patin que son ami Naude etait un grand _puritain_; il
entendait par la fort _epure_ des idees ordinaires.]

[Note 231: _Apologie_, chap. VIII.]


  ......Credat Judaeus Apella,
  Non ego...........

La science humaine dans tout son fin et son retors et son _deniaise_,
pour parler comme lui, voila l'objet propre, le champ unique de Naude.
J'allais ajouter qu'il y a une chose a laquelle il n'a rien compris et
dont il ne s'est jamais doute, pour peu qu'elle existe encore, c'est
l'autre science, celle du Saint et du Divin; et qu'il semble tout a
fait se ranger a cet axiome volontiers cite par lui et emprunte des
jurisconsultes: _Idem judicium de iis quae non sunt et quae non
apparent_, Ce qu'on ne peut saisir est comme non avenu et merite d'etre
juge comme n'existant pas[232]. Mais j'irais trop loin en parlant ainsi;
on ne saurait trop se mefier de ces jugements absolus en telle matiere,
et l'_Apologie_ renferme sur Zoroastre, Orphee et Pythagore, sur toutes
ces belles ames calomniees, ces genies des lettres,

    Omnes coelieolas, omnes supera alla tenentes,

des pages elevees, presque eloquentes, qui indiquent chez lui le
sentiment ou du moins l'intelligence du Saint plus que je n'aurais cru.
Il pense avec Montaigne trop de bien de Plutarque, il l'estime trop
hautement le plus judicieux auteur du monde, pour fifre entierement
denue d'une certaine connaissance religieuse dont Plutarque a ete comme
le depositaire et le supreme pontife chez les paiens. Bien que cette
disposition reparaisse tres-peu chez Naude, et que je doive avec lui la
negliger dans ce qui suit, qu'il me suffise d'en avoir marque l'eclair
et d'avoir entrevu de ce cote comme un horizon.

[Note 232: "Les eaux de Sainte-Reine ne font point de miracles. Il y
a longtemps que je suis de l'avis de feu notre bon ami M. Naude, qui
disoit que, pour n'etre trompe, il ne falloit admettre ni prediction, ni
mystere, ni vision, ni miracles." Guy Patin (_Nouvelles Lettres a Spon_,
tome II, page 183).]

Deux ans apres l'_Apologie_, il donna un petit opuscule qui nous sied
mieux et ou il se peint directement dans son vrai jour: _Advis pour
dresser une Bibliotheque_, presente a M. le president de Mesmes (1627).
Compose, on le voit, en vue d'un patron, comme la plupart de ses autres
ecrits, celui-ci du moins nous traduit la plus chere des pensees de
l'auteur, sa veritable et intime passion. Naude n'en eut qu'une, mais il
l'eut toute sa vie, et avec les caracteres de constance, d'enthousiasme
et de devouement qui conviennent aux genereuses entreprises. Sa passion
a lui, son ideal, ce fut la bibliotheque, une certaine bibliotheque
comme il n'en existait pas alors, du moins en France. Lui si sage, si
indifferent sur le reste, si incapable de s'etonner et de s'irriter,
nous le verrons un jour malheureux et vulnerable de ce cote, et meme
eloquent dans sa blessure. Ce qu'il parvint a realiser a grand-peine
vingt ans plus tard avec le cardinal Mazarin, il le concevait, jeune,
aupres du president de Mesmes; il preludait a celte creation (car c'en
fut une), a cette espece d'institution et d'oeuvre. Expliquons-nous bien
comment Naude entendait la bibliotheque.

La passion des livres, qui semble devoir etre une des plus nobles, est
une de celles qui touchent de plus pres a la manie; elle atteint toutes
sortes de degres, elle presente toutes les varietes de forme et se
subdivise en mille singularites comme son objet meme. On la dirait innee
en quelques individus et produite par la nature, tant elle se prononce
chez eux de bonne heure; et, bien qu'elle se mele dans la jeunesse au
desir de savoir et d'apprendre, elle ne s'y confond pas necessairement.
En general, toutefois, le gout des livres est acquis en avancant. Jeune,
d'ordinaire, on en sent moins le prix; on les ouvre, on les lit, on les
rejette aisement. On les veut nouveaux et flatteurs a l'oeil comme a la
fantaisie; on y cherche un peu la meme beaute que dans la nature. Aimer
les vieux livres, comme gouter le vieux vin, est un signe de maturite
deja. M. Joubert, dans une lettre a Fontanes, a dit: "Il me reste a
vous dire sur les livres et sur les styles une chose que j'ai toujours
oubliee. Achetez et lisez les livres faits par les vieillards, qui ont
su y mettre l'originalite de leur caractere et de leur age. J'en connais
quatre ou cinq ou cela est fort remarquable: d'abord le vieil Homere;
mais je ne parle pas de lui. Je ne dis rien non plus du vieil Eschyle;
vous les connaissez amplement, en leur qualite de poetes: mais
procurez-vous un peu _Varron, Marculphi Formuloe_ (ce Marculphe etait
un vieux moine, comme il le dit dans sa preface, dont vous pouvez vous
contenter); _Cornaro, de la Vie sobre_. J'en connais, je crois, encore
un ou deux; mais je n'ai pas le temps de m'en souvenir. Feuilletez
ceux que je vous nomme, et vous me direz si vous ne decouvrez pas
visiblement, dans leurs mots et dans leurs pensees, des esprits verts
quoique rides, des voix sonores et cassees, l'autorite des cheveux
blancs, enfin des tetes de vieillards. Les amateurs de tableaux en
mettent toujours dans leur cabinet; il faut qu'un connaisseur en livres
en mette dans sa bibliotheque." Nulle part ce que j'appellerai l'ideal
du vieux livre renfrogne, l'ideal du _bouquin_, n'a ete mieux exprime
qu'en cette page heureuse; mais M. Joubert y parle surtout au nom
de l'amateur qui veut lire. Il y a celui qui veut posseder. Pour ce
dernier, le gout des livres est une des formes les plus attrayantes de
la propriete, une des applications les plus cheres de cette prevoyance
qui s'accroit en vieillissant; il a ses bizarreries et ses replis a
l'infini, comme toutes les avarices. Les tours malicieux, les ruses,
les rivalites, les inimities meme qu'il engendre, ont quelque chose de
surprenant et de marque d'un coin a part. On a observe que les haines
entre bibliothecaires ont egalement quelque chose de sourd, de subtil,
de silencieux, comme le ver qui ronge et pique les volumes. Mais nous
sommes loin de tous ces vices et de ces raffinements avec Naude, qui
a la passion dans sa noblesse, dans sa verite premiere et dans sa
franchise.

Naude n'estime les bibliotheques _dressees qu'en consideration du
service et de l'utilite que l'on en peut recevoir_. Concevant cette
utilite dans le sens le plus large et le plus philosophique, il propose
le plan d'une bibliotheque _universelle, encyclopedique_, qui comprenne
toutes les branches de la connaissance et de la curiosite humaines, et
dans laquelle toutes sortes de livres sans exclusion soient recueillis
et classes. De plus, il la veut _publique_ moyennant de certaines
precautions, et il sait interesser a cette publicite, par d'adroits
chatouillements, la vanite des Pollions et des Mecenes. Il n'y avait a
cette epoque en Europe que trois bibliotheques veritablement publiques,
la Bodleenne a Oxford, l'Ambrosienne a Milan, et celle de la maison des
Augustins ou l'Angelique, a Rome, tandis que dans l'ancienne Rome on en
avait compte vingt-neuf selon les uns, trente-sept suivant les autres.
En France, a Paris, parmi les riches bibliotheques alors renommees, y
compris celle du Roi, il n'y en avait aucune qui repondit au voeu de
Naude, c'est-a-dire qui fut _ouverte a chacun et de facile entree, et
fondee dans le but de n'en denier jamais la communication au moindre des
hommes qui en pourra avoir besoin_. Ce fut son innovation a lui, son
instigation active. Il y poussait des lors le president de Mesmes;
vingt ans apres il y convertissait le cardinal Mazarin et avait la
satisfaction, vers 1648, a la veille meme de la Fronde, de voir la
merveilleuse bibliotheque amassee et ordonnee par ses soins s'ouvrir
le jeudi a tous les hommes d'etude qui s'y presenteraient. Par une
attention touchante et qui ne pouvait venir que de lui, sachant la
sauvagerie de bien des gens de lettres, il avait fait pratiquer une
porte particuliere afin de leur eviter l'embarras d'avoir affaire aux
grands laquais de l'hotel et de passer meme devant eux, ce qui en
pouvait effaroucher quelques-uns [233]. Notons bien ce titre d'honneur, ce
bienfait essentiel de Naude, et en meme temps son inconsequence. S'il
meprise le public dans ses livres et ne daigne pas le distinguer d'avec
la _populace_, voila qu'il le devine et qu'il le sert par la tentative
de toute sa vie. Il reve la bibliotheque publique et universelle avec
la meme persistance et la meme chaleur que Diderot a pu mettre a
l'_Encyclopedie_; il se consume a l'edifier par toutes sortes de travaux
et de voyages; il n'aime la gloire que sous cette forme, mais c'est a
ses yeux une belle gloire aussi, et, au moment ou il semble l'avoir
atteinte, il echoue, ou du moins il peut croire qu'il a echoue. Quoi
qu'il en soit, l'honneur lui en reste; il est le premier a qui la France
dut cette sorte de publicite et de conquete, l'idee et l'exemple de
l'acces facile vers ces nobles sources de l'esprit. En cela il fut bien
le contemporain et le cooperateur des Conrart, des Colbert, des Perrault
(de loin on mele un peu les noms), de tous ceux enfin du nouveau
siecle qui, par les academies, par les divers genres de fondations,
d'encouragements ou de projets, contribuerent a mettre en dehors la
pensee moderne et a la vulgariser. Lui, le moins promoteur en apparence
et le moins en avant, pour les facons, des ecrivains de sa date, il eut
sa fonction sociale aussi.

[Note 233: Voir le _Mascurat_, page 246. Cette porte particuliere
n'eut pas temps de s'ouvrir, a cause des troubles. L'hotel du cardinal
Mazarin tenait precisement le meme local qu'occupe aujourd'hui la
Bibliotheque du Roi. Il etait dans les destinees que le voeu, le plan de
Naude se realisat en ce meme lieu et sur toute son echelle. Au tome VI
des _Manuscrits francais de la Bibliotheque du Roi_, M. Paulin Paris
fait ressortir ces analogies.]

Ce petit _Adeis_ sur les bibliotheques renferme plus d'une fine
remarque; tout en rangeant ses livres, Naude ne se fait faute dejuger
les auteurs et les sujets. Il est decidement injuste pour les romans,
qu'il estime une pure frivolite, comme si Rabelais et Cervantes
n'etaient pas venus. Sur tout le reste, il se montre ouvert, equitable,
accueillant. Son esprit se declare dans les motifs de ses choix; il veut
qu'on ait en chaque matiere controversee le pour et le contre, afin
d'entendre toutes les parties [234]: ce sont des couples de lutteurs
enchaines qu'on ne separe pas. Les heretiques donc (moyennant quelques
precautions de forme) s'avancent a distance respectueuse des orthodoxes.
A cote des anciens qu'il venere, il n'oublie les novateurs qui le font
penser, qui lui suggerent toutes les conceptions imaginables, et surtout
lui otent _l'admiration, ce vrai signe de notre faiblesse_. Plus loin,
il s'eleve contre les preventions et les exclusions en fait de livres,
"comme si ce n'etoit, dit-il, d'un homme sage et prudent de parler de
toutes choses avec indifference..." Et a la fin il parvient a nous
glisser encore sa conclusion favorite, a savoir "le bon droit des
Pyrrhoniens fonde sur l'ignorance de tous les hommes." En etudiant
beaucoup un erudit qui, certes, a du rapport avec Naude, il m'a de plus
en plus semble que M. Daunou etait l'heritier direct, le redacteur
accompli (non inventeur), et en quelque sorte le _secretaire_ posthume
du XVIIIe siecle. Eh bien! Naude peut etre dit non moins exactement le
_bibliothecaire_ du XVIe; il en recueille et en classe les livres, et,
en les rangeant, il se donne le spectacle de cette grande melee de
l'esprit humain. La reprise moderne des vieux systemes lui remet en
memoire ces _deux cent quatre-vingts_ sectes de l'antiquite toutes
fondees sur la recherche et la definition du souverain Bien. Sa
philosophie de l'histoire est des plus simples, et n'en est peut-etre
pas moins vraie pour cela. A propos des trains et des vogues d'idees qui
se succedent depuis deux mille ans, vogue platonicienne, aristotelique,
scholastique, heretique et de Renaissance, Naude se borne a remarquer
que le meme train de doctrine dure jusqu'a ce que vienne un individu qui
lui _donne puissamment du coude_ et en installe un autre a la place.
Et c'est l'ordinaire des esprits, dit-il, de suivre ces _fougues_ et
changements divers, _comme le poisson fait la maree_. Aussi, quand la
maree se retire, il en reste quelques-uns sur la greve et des plus
beaux: les gens du rivage en font leur profit et les depecent [235].

[Note 234: Bayle aussi avait pour maxime de _garder toujours une
oreille pour l'accuse_.]

[Note 235: Il s'eleve pourtant de ton en revenant sur ce sujet favori
des revolutions d'idees, au chapitre VI de son _Addition a l'Histoire de
Louis XI_. Ayant recommence a parler de _cette grande roue des siecles
qui fait paraitre, mourir et renaitre chacun a son tour sur le theatre
du monde_, "si tant est que la terre ne tourne, dit-il (car il n'a garde
d'en etre tout a fait aussi sur que Copernic et Galilee), au moins
faut-il avouer que non-seulement les cieux, mais toutes choses, se
virent et tournent a l'environ d'icelle." Et citant Velleius Paterculus,
lequel est avec Seneque un vrai penseur moderne entre les anciens, il en
vient a admirer la conjonction merveilleuse qui se fait a de certains
moments, et la conspiration active de tous les esprits inventeurs et
producteurs eclatant a la fois; mais cela ne dure que peu; la lumiere,
si pleine tout a l'heure, ne tarde pas a palir, l'eclipse recommence,
l'eternel conflit de la civilisation et de la barbarie se perpetue:
c'est toujours Castor et Pollux qui reparaissent sur la terre l'un apres
l'autre, ou plutot c'est Atree et Thyeste qui regnent successivement
en freres peu amis. Et au nombre des causes de ces mysterieuses
vicissitudes, Naude ne craint pas de mettre "la grande bonte et
providence de Dieu, lequel, soigneux de toutes les parties de l'univers,
departit ainsi le don des arts et des sciences, aussi bien que
l'excellence des armes et etablissement des empires, ou en Asie, ou en
Europe, permettant la vertu et le vice, vaillance et lachete, sobriete
et delices, savoir et ignorance, aller de pays en pays, et honorant ou
diffamant les peuples en diverses saisons; afin que chacun ait, part a
son tour au bonheur et malheur, et qu'aucun ne s'enorgueillisse par une
trop longue suite de grandeurs et prosperites." C'est la une belle page
et digne de Montaigne. (Voir aussi le debut du chapitre IV des _Coups
d'Etat_.)]

Lorsqu'on vendit, en 1657, la bibliotheque de M. Morcau, l'ancien
professeur de Naude et de Guy Patin, ce dernier ecrivait a Spon: "Ce qui
reste de la bibliotheque de M. Morcau se vend a la foire, j'entends les
livres de philosophie, d'humanites et d'histoire. Il avoit fort peu de
theologie et haissoit toute controverse de religion; meme je l'ai mainte
fois vu se moquer de ceux qui s'en mettoient en peine. Je pense qu'il
etait de l'avis de M. Naude, qui se moquoit des uns et des autres, et
qui disoit qu'il falloit faire comme les Ita"liens, bonne mine sans
bruit, et prendre en ce cas-la pour devise:

    Intus ut libet, foris ut moris est.

Je prends acte a regret du fond des sentiments; mais on n'aurait
certainement pas trouve dans la bibliotheque de Naude de ces lacunes qui
se notaient dans celle de M. Moreau. Il avait le bon esprit d'y mettre
meme ce qu'il n'aimait guere; la aussi il savait faire la part de la
coutume: "Finalement, dit-il, il faut pratiquer en cette occasion
l'aphorisme d'Hippocrate qui nous avertit de donner quelque chose au
temps, au lieu et a la coutume, c'est-a-dire que certaine sorte de
livres ayant quelquefois le bruit et la vogue en un pays qui ne l'a pas
en d'autres, et au siecle present qui ne l'avoit pas au passe, il est
bien a propos de faire plus ample provision d'iceux que non pas des
autres, ou au moins d'en avoir une telle quantite qu'elle puisse
temoigner que l'on s'accommode au temps et que l'on n'est pas ignorant
de la mode et de l'inclination des hommes." En cela Naude preparait
directement les materiaux de l'histoire litteraire, telle que
l'entendait Bacon.

A un certain endroit ou il indique les moyens d'agrandir et d'accroitre
les bibliotheques, on sourit de voir le bon Naude conseiller a mots
couverts la ruse et le machiavelisme dont certains bibliophiles de tous
les temps ont su les secrets. Il ne craint pas d'alleguer l'exemple de
la republique de Venise qui, pour empecher qu'on enlevat de Padoue la
fameuse bibliotheque de Pinelli, la fit saisir au moment du depart,
sous pretexte qu'il y avait dans les manuscrits du defunt des copies
de certains papiers d'Etat. C'est un petit avis que suggere Naude aux
magistrats et personnes en charge ayant bibliotheques, pour en user a
l'occasion et faire main basse sur de bons morceaux; il a toujours eu un
faible pour les coups d'Etat. Que nos bibliophiles, nos chercheurs de
vieux livres ou de manuscrits ne fassent pas trop les indignes;
car eux-memes (je ne parle que de quelques-uns) se jouent encore,
m'assure-t-on, tous les tours possibles, reticences, supercheries entre
amis, que sais-je! C'etait de bonne guerre alors comme aujourd'hui [236].

[Note 236: Parmi les ruses les plus permises, il faut mettre celle que
raconte Rossi dans la lettre ou il parle des acquisitions de Naude a
Rome en 1645. Naude entrait dans une boutique de libraire et demandait
le prix, non pas de tel ou tel volume, mais des masses entieres et des
piles qu'il voyait entassees devant lui. Cette methode inusitee dejouait
un peu le libraire, qui hesitait, qui lachait un mot: on marchandait.
Mais Naude, en pressant, en poussant, en harcelant, enveloppait si
bien son homme, qu'il obtenait de lui un prix dont ensuite l'honnete
marchand, a tete reposee, ne manquait pas de se repentir; car il y
aurait eu souvent plus de profit pour lui a vendre ses volumes au poids
a l'epicier ou a la marchande de beurre. Naude faisait un peu a sa
maniere comme ces paysans bas-normands qui, dans les discussions
d'interet, a force de begayer, d'anonner, de faire le niais, vous
arrachent d'impatience la concession a laquelle ils visent. Il y a ruse
et stratageme a cela, il n'y a pas dol qualifie.]

Dans son enthousiasme et son culte pour la fondation dont il voudrait
doter la France, Naude n'a garde d'omettre les noms celebres qui ont
honore de tels etablissements chez les anciens. Parmi nos illustres
ancetres les bibliothecaires (car je n'y veux reconnaitre ni compter les
esclaves et les affranchis), il cite donc en premiere ligne Demetrius
de Phalere, Callimaque, Eratosthene, Apollonius, Zenodote, chez les
Ptolemees, pour la bibliotheque d'Alexandrie; Vairon et Hygin a Rome,
pour la Palatine. Ainsi Varron et Demetrius de Phalere, voila des
ancetres. Il est vrai que la realite du fait se peut contester a l'egard
de Demetrius de Phalere, qui etait un bien grand seigneur pour cet
office; mais Callimaque, Apollonius, Varron et Gabriel Naude, cela,
suffit bien.--Je tire toutes ces droleries de son livre mome, dusse-je
paraitre de ceux un peu legers dont il dit, non sans dedain, qu'ils ne
recherchent en tout que la fleur:

    Decerpunt flores et summa encumina captant.

Son _Addition a l'Histoire de Louis XI_ (1630) est le dernier ouvrage
qu'il publia avant son depart pour l'Italie. Il y prelude d'instinct a
ses coups d'Etat et a son prochain code de la science des princes par
la predilection qu'il marque pour _le plus advise de nos rois_, pour
_l'Euclide et l'Archimede de la politique_, comme il le qualifie.
Voulant montrer que Louis XI n'etait pas du tout aussi ignorant qu'on
l'a pretendu et que l'a dit surtout le leger historien bel-esprit
Mathieu, il reprend le cote litteraire de l'histoire de ce regne; c'est
un pretexte pour lui d'y rattacher une foule de particularites sur les
livres, sur le prix qu'on y mettait dans les vieux temps, de raconter au
long la renaissance des lettres et de discuter a fond les origines de
l'imprimerie introduite en France precisement sous Louis XI. Au nombre
des ecrits attribues a ce prince, il omet la part, si gracieuse pourtant
et si piquante, qui lui revient dans la composition des _Cent Nouvelles
nouvelles_, ce sur quoi nous insisterions de preference aujourd'hui.
Mais Naude, nous l'avons dit, ne faisait aucun cas des romans et contes
en langue vulgaire, et ne daignait s'enquerir de leur plus ou moins
d'agrement; s'il s'est montre quelque peu savant en us, c'a ete par cet
endroit.

Il ne l'est pas du tout d'ailleurs dans le choix de la these qu'il
entreprend ici de prouver. S'il veut que Louis XI ait ete. un prince
plus lettre qu'on ne l'a dit, ce n'est pas qu'il attribue aux lettres
plus d'influence qu'il ne faut sur l'art de gouverner. Loin de la, il
pose tout d'abord la difference qu'il y a entre les lettres d'ordinaires
_melancoliques et songearts_, et les hommes d'action et de gouvernement
auxquels sont devolues des qualites toutes contraires: _Paucis ad bonam
mentem opus est litteris_, repetait-il d'apres Seneque. Il ne faut pas
tant de lecture dans la pratique a un esprit bien fait; et il insiste
sur cette verite de bon sens en homme d'esprit, tout a fait degage du
metier.

Son voyage d'Italie et le long sejour qu'il y fit acheverent vite de
l'aiguiser et de lui donner toute sa finesse morale. Ces douze annees,
depuis l'age de trente jusqu'a quarante-deux ans, lui mirent le cachet
dans toute son empreinte. Devenu l'un des domestiques, comme on disait,
du cardinal de Bagni, adopte dans la famille, il se consacra tout entier
a ses devoirs envers le noble patron, a l'agrement liberal et studieux
de cette societe romaine qui savait l'apprecier a sa valeur. On etait
alors sous le pontificat d'Urbain VIII, de ce poete latin si elegant et
si fleuri, qui se souvenait volontiers de ses distiques mythologiques,
et qui continuait de les scander tout en tenant le gouvernail de la
barque de saint Pierre. Dans cette Rome des Barberins, Naude put se
croire d'abord transporte au regne de Leon X, d'un Leon X un peu affadi:
son gout litteraire ne sentait peut-etre pas assez la difference. Tous
ses ecrits de cette epoque ne furent plus composes qu'en vue de quelque
circonstance particuliere et en quelque sorte domestique; moins que
jamais le public apparut a sa pensee, ce grand public prochain qui
allait etre le seul juge. Pour le cardinal, son maitre, homme d'Etat, il
composa son livre des _Coups d'Etat_; pour son neveu, le comte Fabrice
de Guidi, il fit en latin le petit traite _de l'Etude liberale_, a
l'usage des jeunes gentilshommes; pour un autre neveu, le comte Louis,
le gros traite latin _sur l'Etude militaire_, a l'usage des guerriers
instruits. Il dressait en meme temps pour leur pere, le marquis de
Montebello, une genealogie et une histoire de cette famille des
Guidi-Bagni. Coeur delicat sans doute et reconnaissant, on le voit
empresse de payer sa bienvenue a chacun des membres; lui aussi il se
sent riche a sa maniere, il veut rendre et donner. On peut soupconner
de plus sans injure qu'etranger et necessiteux, il n'etait pas fache
de recevoir. Je ne fais qu'indiquer d'autres opuscules latins, tous
egalement de circonstance, ses cinq theses medico-litteraires, agreables
reminiscences du doctorat [237], especes d'etrennes et de cartes de
visite qu'il envoyait a des amis anciens ou nouveaux; son traite _de la
Bibliographie politique_, adresse au Pere Gaffarel, qui l'avait consulte
sur ces sortes d'ecrits. De toutes ces productions de Naude composees
durant le sejour d'Italie et couvees, pour ainsi dire, sous le manteau
et sous la pourpre, on ne lit plus maintenant, on ne cite plus guere a
l'occasion que ses _Coups d'Etat_; et, par leur renom de machiavelisme,
ils ont presque entache sa memoire.

[Note 237: Il alla, en 1633, prendre ses degres a Padoue, a cause de
la charge de medecin honoraire de Louis XIII que son cardinal lui avait
fait obtenir.]

Nous n'essayerons pas de le justifier plus qu'il ne convient. Naude
n'appartient en rien a cette ecole de publicistes deja emancipee au XVIe
siecle, et qui deviendra la philosophique et la liberale dans les ages
suivants. Sa politique, a lui, garde son arriere-pensee mefiante
a travers tous les temps. A son arrivee en Italie, il etait deja
foncierement de l'avis de Louis XI, et il admettait cet article unique
du symbole des gouvernants: _Qui nescit dissimulare nescit regnare_.
S'il y avait erreur de sa part a cela, comme il est bienseant
aujourd'hui de le reconnaitre, ce n'etait pas a la cour romaine qu'il
pouvait s'en guerir; ce n'etait point en quittant la France sous
Richelieu pour la retrouver bientot sous Mazarin. Naude se pique des
l'abord de se bien separer de ces auteurs qui, traitant de la politique,
ne mettent pas de fin a leurs beaux discours de _Religion, Justice,
Clemence, Liberalite_; il laisse cette rhetorique a Balzac et consorts.
Pour lui, il tient a prouver aux habiles que, bien qu'homme d'etude, il
entend aussi le fin du jeu. Il commence par poser avec Charron "que la
justice, vertu et probite du Souverain, chemine un peu autrement que
celle des particuliers." A-t-il tort de le pretendre? En exceptant
toujours le temps present, ce qui est d'une politesse rigoureuse, et en
ne considerant que l'eternelle histoire, qu'y voyons-nous? Un moderne
penseur l'a repete, et il nous est impossible de le dedire: Ne mesurons
pas les hommes publics a l'aune des vertus privees; s'ils sont
veritablement grands, ils ont leur point de vue et leur role a part: ils
font ce que d'autres ne feraient pas, ils maintiennent la societe. C'est
a l'abri de leurs qualites, de leurs defauts, quelquefois meme, helas!
de leurs forfaits que les hommes prives arrivent a exercer en paix
toutes leurs vertus. C'est peut-etre parce que Richelieu a fait tomber
la tete du duc de Montmorency, qu'il a ete plus loisible a tel bon
bourgeois de vivre honnete homme en sa rue Saint-Denis. Comme fait, et
l'histoire en main, si l'on ose reflechir, on a peine a ne pas tirer
l'austere resultat.

Naude, au premier chapitre de son livre, soutient, en s'appuyant de
l'autorite de Cardan et de Campanella, que, pour bien peindre un homme
ou pour bien traiter un sujet, il faut se transmuer dedans; et il cite
spirituellement l'exemple de Du Bartas, qui, pour faire sa fameuse
description du cheval, galopait et gambadait des heures entieres dans sa
chambre, contrefaisant ainsi son objet. Je ne pousserai pas si loin, en
parlant de Naude, la transfusion et la metamorphose, je serrerai de pres
mon auteur, sans pour cela m'y confondre ni l'approuver. Mais, puisque
l'occasion s'en presente, j'userai du droit de simple moraliste pour
enoncer ce que je crois vrai, dusse-je par la sembler contredire
l'etalage vertueux et philanthropique des acteurs interesses, ou la
simplicite bienheureuse et perpetuellement adolescente de quelques
optimistes de talent.

Telle philosophie, telle politique, ou, pour parler plus exactement,
telle morale, telle politique. La politique n'est que l'art de mener
les hommes, et cet art depend de l'idee qu'on se fait d'eux. La
Rochefoucauld donne la main a Machiavel. Jeune, d'ordinaire on estime
l'humanite en masse, et l'on est plutot de la politique liberale. Plus
tard, on arrive a mieux connaitre, a ce qu'on croit, c'est-a-dire trop
souvent a moins estimer les hommes; et si l'on est consequent, on
incline alors pour la politique severe. Mais cette severite, fruit
amer de l'experience humaine, n'admet pas necessairement la fraude et
n'exclut pas la justice; et j'aime a penser toujours, malgre la rarete
du fait, que la volonte ferme du bien, une sagacite penetrante jointe a
l'absence de toute imposture, une equite inexorable, seraient encore les
voies les plus sures de gouverner, de tenir le pouvoir,--de le tenir, il
est vrai, non pas de le gagner ni de l'obtenir.

Naude n'en demandait pas tant aux souverains de son temps, et, dans
cette chambre close du cardinal de Bagni, il n'est plus que de la
religion de Louis XI, de Philippe de Macedoine, ou du vieil et perfide
Ulysse; il cite a propos Tibere. Il donne la recette de ce qu'il croit
permis au besoin, assassinat, empoisonnement, massacre; il divise et
subdivise le tout avec un sang-froid inimaginable. Les conseils de
moderation qu'il y mele ne font que mieux ressortir l'immoral du fond;
on croirait par moments qu'il se joue: c'est comme un chirurgien curieux
qui assemble des exemples de tous les jolis cas, ou comme un chimiste
amateur qui etiquette avec complaisance tous ses poisons, en inscrivant
sur chacun la dose indispensable et suffisante. Ce qui se dirait a peine
dans quelque hardi colloque a voix basse et dans quelque debauche de
cabinet entre un Borgia et son conclaviste, il le redige et l'ecrit[238].
Son apologie de la Saint-Barthelemy (au chap. III) est trop connue et
resume le reste. Si, dans la facon dont il la presente, il se trouve
historiquement quelques points de verite incontestables, ils ne
rachetent en rien l'horreur de l'action ni l'odieux du recit. Ce n'est
point quand le sang coule a flots que l'historien doit faire parade
d'essuyer et de braquer si posement sa lunette. Lui aussi, il lui
convient d'etre entraine par le sentiment d'humanite et de se faire
peuple un jour. Guy Patin ne trouvait, pour excuser son ami sur ce
mefait, que l'influence du lieu ou il ecrivait alors. Lorsqu'on entre au
Vatican, qu'apercoit-on en effet des la grande salle d'antichambre? La
Saint-Barthelemy peinte et Coligny immole.

[Note 238: On lit, il est vrai, dans la preface de la premiere
edition, que le livre n'est imprime qu'a _douze_ exemplaires. Passe
encore, cela ne sortait pas de la confidence. Mais bientot il en courut
plus de cent. Telle est l'inconsequence toujours: on n'ecrit pas pour le
public, et on imprime pour lui.]

Et en cette opinion extreme, n'admirez-vous pas comme Naude et de
Maistre se rencontrent? le grand croyant et le grand sceptique! c'est le
cercle ordinaire, le manege de l'esprit humain.

Disons-le bien vite, en ceci Naude, encore plus que de Maistre, se
calomniait: cet apologiste de la Saint-Barthelemy est le meme qui,
a Rome, se montra si bon, si humain, si chaleureux pour Campanella
persecute. Apres vingt-sept ans de prison, ce dominicain philosophe
venait d'etre rendu a la liberte par la bonte d'Urbain VIII. Naude avait
toujours admire et venere Campanella _(ardentis penitus et portentosi
vir ingenii,_ comme il l'appelle sans cesse), Campanella novateur
et investigateur en toutes choses, en philosophie, en ordre social,
conspirateur et chef de parti un moment[239], et qui du fond d'un cachot
obscur retracait et revait sa _Cite du Soleil_. Pour celebrer cette
delivrance toute recente encore, Naude adressa, en 1632, au pape Urbain
VIII, un panegyrique latin imite de ceux des anciens rheteurs, Themiste,
Eumene. On sent, a ses frais inaccoutumes d'eloquence, qu'il parle au
pontife lettre, au poete disert, a l'_Urbanite meme_ (il fait le jeu de
mots), a celui qui, suivant son expression, a _moissonne tout le Pinde,
butine tout l'Hymette_, et _bu toute l'Aganippe_. Ce ne sont que fleurs
et qu'encens, ce n'est, que sucre, que miel et que rosee. Le style latin
de Naude laissa toujours a desirer pour la vraie elegance. Mais cette
assez mauvaise prose poetique, cette flatterie plus que francaise,
cette reconnaissance trop italienne, tous ces defauts du panegyrique
composent, dans le cas present, une tres belle et tres noble action, a
savoir la defense et l'apologie, aux pieds du Saint-Siege, de la science
et de la philosophie, hier encore persecutees[240].

[Note 239: "Et lorsque Campanella eut dessein de se faire roi de la
Haute-Calabre, il choisit tres a propos pour compagnon de son entreprise
un frere Denys Pontius, qui s'etait acquis la reputation du plus
eloquent et du plus persuasif homme qui fut de son temps... etc."
(Naude, _Coups d'Etat_, chap. IV.)]

[Note 240: Voir, dans les lettres latines de Naude, la 31e a
Campanella, et la dedicace reconnaissante que celui-ci lit a Naude de
son petit traite _de Libris propriis et recta Ratione studendi_.--Osons
dire toute la verite. Il existe, au tome X de la Correspondance
manuscrite de Peiresc (Bibliotheque du Roi), une lettre de Naude qui
semble donner un bien triste dementi a ces temoignages publics, a cet
echange de bons offices et de magnifiques demonstrations entre lui et
Campanella. Il parait que ce dernier, apres sa sortie de Rome et son
arrivee en France, s'etait _licencie_ sur le compte de Naude en je ne
sais quelles paroles et imputations qui pouvaient avoir de la gravite.
La lettre de Naude a Peiresc, datee de Riete, 30 juin 1636, nous montre
plus que nous ne voudrions l'irritation de l'offense et son jugement
secret sur l'homme qu'il avait tant admire et celebre publiquement. On
y a l'envers complet de tout a l'heure. Campanella y est taxe
d'ingratitude, de legerete, de charlatanisme effronte et d'insupportable
orgueil; ce sont les inconvenients de plus d'un grand esprit, et on en
a connu de tout temps qui avaient peu a faire pour tomber dans ces
defauts-la. Naude, qui n'avait admire qu'une seule fois avec cette
ferveur, et qui s'en trouvait dupe, jura sans doute qu'on ne l'y
reprendrait plus. Il faut toutefois qu'il soit revenu a des sentiments
plus favorables a son ancien ami, puisqu'il ne fit imprimer le
Panegyrique dont nous avons parle qu'en 1644, pour preter hautement
secours a la memoire de Campanella mort _beatissimis Thomae Campanellae
Manibus_, contre de certaines calomnies dont elle venait d'etre l'objet.
Le Panegyrique imprime et la lettre manuscrite n'en font pas moins
le plus sanglant contraste, et donnent une rude lecon au biographe
litteraire qui se lierait avec candeur a ce qu'on imprime. (Voir
l'_Appendice_ a la tin du present volume.)]

Parmi les singularites de ce traite sur les _Coups d'Etat_, on a
remarque qu'il commence par _Mais_, comme le _Moyen de Parvenir_
commence par _Car_. Naude faisait nargue a la rhetorique des le premier
mot.

Parmi les opinions particulieres qui ne font faute, est celle qui range
dans les inventions des coups d'Etat la venue de la Pucelle d'Orleans,
"laquelle, ajoute Naude en passant, ne fut brulee qu'en effigie." Il ne
daigne pas s'expliquer davantage. Guy Patin va plus loin et nous dit
que, loin d'etre brulee, elle se maria et eut des enfants [241]. Naude se
complaisait un peu a ces sortes d'opinions paradoxales, et il admettait
tres-aisement la mystification du vulgaire en histoire. Il aurait cru
volontiers au mariage secret de Bossuet comme il croyait au brulement
postiche de la Pucelle. C'est la un faible dans cet esprit si sain. A
force de chercher finesse, on s'abuse aussi.

[Note 241: Voir sur cette version le Mercure galant de novembre 1683.]

"Qui peut savoir et dire ce qu'arrive a penser sur toute question
fondamentale un homme de quarante ans, prudent, et qui vit dans un
siecle et dans une societe ou tout fait une loi de cette prudence?"
Naude n'oubliait jamais cette pensee en lisant l'histoire; il en faisait
surtout l'application aux grands esprits cultives depuis la renaissance
des lettres, et ce qu'il avait en Italie sous les yeux l'y confirmait.
Dans cette familiarite du cardinal de Bagni et des Barberins, il dut
etre de ceux qui trouvent, apres tout, que c'eut ete un bel ideal
que d'etre cardinal romain dans le vrai temps. Lui qui n'etait pas
philosophe ni protestant a demi, il jugeait qu'il y avait plus de place
encore pour des opinions quelconques sous la noble pourpre flottante
de ses patrons que sous l'habit noir serre du ministre; mais c'etait a
condition toujours de n'en rien laisser passer[242]. Il revint d'Italie
avec ce pli romain tres-marque. Ses amis, au retour, s'apercurent d'un
changement en lui. Tout en restant bon et simple d'ailleurs, sa prudence
s'etait fort raffinee. Dans l'habitude de la vie, il ne se confiait a
personne,--"a personne, hormis a M. Moreau et a moi, nous dit Guy Patin;
et quand il avoit reconnu la moindre chose dans quelqu'un, il n'en
revenoit jamais: sentiment qu'il avoit pris des Italiens."

[Note 242: Dans une page du _Mascurat_ (190), on voit trop bien en
quel sens Naude est catholique et soumis a l'Eglise; c'est de la meme
maniere et dans le meme esprit que Montaigne se declarait contre les
huguenots lorsqu'ils interpretaient les Ecritures. La raison qu'allegue
Naude est un petit croc-en-jambe au fond. Mascurat repond a Saint-Ange,
qui vient d'exprimer la conviction naive qu'aucune doctrine pernicieuse
ne saurait se fonder sur la Sainte-Ecriture: "Si tu ajoutes _bien
entendue_, dit Mascurat, je suis de ton cote; mais, a faute de suivre
l'interpretation que la seule Eglise catholique donne a ces Livres
sacres, ils sont bien souvent causes de beaucoup de desordres, tant es
moeurs a cause du livre des Rois et autres pieces du Vieil Testament,
qu'en la doctrine, laquelle est bien embrouillee dans le Nouveau et
par les Epitres de saint Paul principalement: _Mare enim est Scriptura
divina, habens in se sensus profundos et altitudinem tudinem
propheticorum enigmatum_, comme disoit saint Ambroise..." Quand
j'entends un sceptique, citer si respectueusement un grand saint, je me
dis qu'il y a anguille sous roche.]

La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa
Naude au depourvu et comme naufrage sur le rivage. Le cardinal
Antoine Barberin le prit alors a son service et le recueillit avec un
empressement affectueux. L'etoile de Naude le voua toute sa vie
aux Eminentissimes. Rappele l'annee suivante en France pour etre
bibliothecaire du Cardinal-ministre, il ne quitta Rome que comble des
bienfaits de son dernier patron. Pourtant il semble que cette perte
inopinee du cardinal de Bagni ait laisse des traces dans son humeur. Il
considera des lors sa fortune comme un peu manquee; il reconnut qu'apres
avoir tant use de lui, de sa science et de ses services, on ne lui avait
menage aucun sort pour l'avenir; il en devint dispose a se plaindre
quelquefois de la destinee plus qu'il n'avait coutume de faire
auparavant [243]. Nous le rencontrons frequemment les annees suivantes
dans les lettres de Guy Patin, et c'est a cette date seulement que la
petite societe de Gentilly commence. Mais, a travers ses relations
resserrees avec ses amis de France, Naude, tout occupe de former la
bibliotheque du cardinal Mazarin, s'absentait encore pour de longs
et nombreux voyages en Flandre, en Suisse, en Italie de nouveau, en
Allemagne, rapportant de chaque tournee des milliers de volumes et
des voitures tout entieres. Il nous a donne le bulletin de ses doctes
caravanes dans le _Mascurat_ [244]. Enfin, au commencement de 1647, il
n'eut plus qu'a coordonner son immense butin, a organiser en quelque
sorte sa conquete. C'allait etre un beau jour pour lui, le plus beau
jour de sa vie, que celui ou la publicite de cet etablissement unique
eut ete complete [245]; deja la porte particuliere a l'usage des savants
etait pratiquee sur la rue; deja l'inscription latine destinee a figurer
au-dessus, et qui devait dire a tous les passants (aux passants qui
savaient le latin) d'entrer librement, se gravait sur le marbre noir en
lettres d'or; Naude touchait a l'accomplissement du reve et du labeur de
toute sa vie. C'est a ce moment precis que se rapporte la lettre souvent
citee de Guy Patin (27 aout 1648) [246]: "M. Naude, bibliothecaire de M.
le cardinal Mazarin, intime ami de M. Gassendi comme il est le mien,
nous a engages pour dimanche prochain a aller souper et coucher nous
trois en sa maison de Gentilly, a la charge que nous ne serons que nous
trois et que nous y ferons la debauche: mais Dieu sait quelle debauche!
M. Naude ne boit naturellement que de l'eau et n'a jamais goute vin. M.
Gassendi est si delicat qu'il n'en oseroit boire, et s'imagine que son
corps bruleroit s'il en avoit bu. C'est pourquoi je puis bien dire de
l'un et de l'autre ce vers d'Ovide:

Vina fugit, gaudetque meris abstemius undis [247].

Pour moi, je ne puis que jeter de la poudre sur l'ecriture de ces deux
grands hommes, j'en bois fort peu; et neanmoins ce sera une debauche,
mais philosophique, et peut-etre quelque chose davantage, pour etre tous
trois gueris du loup-garou et du mal des scrupules, qui est le tyran des
consciences. Nous irons peut-etre jusque fort pres du sanctuaire..."
Naude celebrait a sa maniere, dans cette petite orgie de Gentilly, _sub
rosa_, la prochaine dedicace de ce temple de Minerve et des Muses dont
il tenait les clefs, quand, le lendemain ou le jour meme de la fete, la
Fronde eclata [248]. Ainsi vont les projets humains sous l'oeil d'en haut
ou sous le je ne sais quoi qui les dejoue. L'inscription en resta la, et
le public aussi. A la seconde Fronde, ce fut bien autre chose, et, le 29
decembre 165l, le parlement rendit l'arret de vandalisme qui ordonnait
la vente de la _bibliotheque_ et des meubles du cardinal. Mais
n'anticipons pas. Quand Naude vit la Fronde, il put etre afflige, il
n'en fut point surpris. Il avait de longue main, dans ses _Rose-Croix_,
compte sur la badauderie des Francais; dans ses _Coups d'Etat_, s'il
nous en souvient (chap. iv), il avait peint la populace en traits
energiques et meprisants, que l'emeute presente semblait faite expres
pour verifier. Si tout s'etait borne a cette premiere Fronde, il y
aurait eu plutot encore de quoi s'en gaudir entre amis.

[Note 243: Une lettre de lui a Peiresc, du 20 juillet 1634
(_Correspondance de Peiresc_, tome X, manuscrits de la Bibliotheque du
Roi), nous trahit le secret de toutes les demarches, sollicitations et
suppliques trop peu dignes auxquelles la necessite et la peur de manquer
poussaient Naude en terre etrangere: il subit l'air du pays.]

[Note 244: Page 254.]

[Note 245: Une sorte de publicite existait des les annees precedentes:
la bibliotheque s'ouvrait tous les jeudis aux savants qui se
presentaient: il y en avait quelquefois de quatre-vingts a cent qui y
etudiaient ensemble (_Mscurat_, page 244).--Voir aussi, dans les Lettres
latines de Roland Des Marels, la 31e du livre II; il y remercie Naude en
souvenir de quelque seance.]

[Note 246: _Lettres choisies_ de Guy Palin, tome I, page 35.]

[Note 247: Autre temoignage: "Naude etoit d'une vie sobre et chaste;
il eut aversion de tout temps pour les assaisonnements de viandes et
les recherches de table; en fait de fruits, il ne mangeoit que des
chataignes et des noisettes. Il etoit de taille elevee, de corps allegre
et dispos." (Voir l'Eloge latin de Naude, par Pierre Halle.)]

[Note 248: Les barricades sont, precisement de la meme date que la
lettre de Guy Patin jour pour jour, 27 aout.]

L'intervalle des deux Frondes fut un assez bon temps pour Naude; il y
composa (1649) son ouvrage le plus interessant, le plus original et le
plus durable: _Jugement de tout ce qui a ete imprime contre le cardinal
Mazarin, depuis le sixieme janvier jusques a la Declaration du premier
avril mil six cens quarante-neuf_, ou plus brievement le _Mascurat_.
C'est un dialogue entre deux imprimeurs et colporteurs de mazarinades,
Mascurat et Saint-Ange. Sous ce couvert, il y defend chaudement et
finement le cardinal son maitre, et montre la sottise de tant de propos
populaires qui se debitaient a son sujet; puis, chemin faisant, il y
parle de tout. La bonne edition du Mascurat, la seconde, est un gros
in-4 deg. de 718 pages. Le livre fait encore aujourd'hui les delices de bien
des erudits friands; Charles Nodier, dit-on, le relit ou du moins le
refeuillette une fois chaque annee. M. Bazin, l'historien de la France
sous Mazarin, en a beaucoup profite dans son spirituel recit. Naude,
si enfoui par le reste de ses oeuvres, garde du moins, par celle-ci,
l'honneur d'avoir apporte une piece indispensable et du meilleur aloi
dans un grand proces historique: son nom a desormais une place assuree
en tout tableau fidele de ce temps-la. Je voudrais pouvoir donner idee
du _Mascurat_ a des lecteurs gens du monde, et j'en desespere. Dans ce
style reste franc gaulois et gorge de latin, il trouve moyen de tout
fourrer, de tout dire; je ne sais vraiment ce qu'on n'y trouverait pas.
Il y a des tirades et enfilades de curiosites et de documents a tout
propos, des kyrielles a la Rabelais, ou le bibliographe se joue et met
les series de son catalogue en branle, ici sur tous les novateurs et
faiseurs d'utopies (pages 92 et 697), la sur les femmes savantes (p.
81); plus loin, sur les bibliotheques publiques (p. 242); ailleurs, sur
tous les imprimeurs savants qui ont honore la presse (p. 691); a un
autre endroit, sur toutes les academies d'Italie (p. 139, 147), que
sais-je[249]? Pour qui aurait un traite a ecrire sur l'un quelconque de
ces sujets, le _Mascurat_ fournirait tout aussitot la matiere d'une
petite preface des plus erudites; c'est une mine a fouiller; c'est, pour
parler le langage du lieu, une marmite immense d'ou, en plongeant au
hasard, l'on rapporte toujours quelque fin morceau.

[Note 249: Et encore (page 370) il enfile toutes sortes d'historiettes
sur des reponses faites par bevue, et se moque en meme temps de la
rhetorique; il y trouve son double compte d'enfileur de rogatons erudits
et de moqueur des tours oratoires.--Il ne trouve pas moins son double
compte de fureteur historique et de defenseur du Mazarin, lorsqu'il
se donne (page 266) le malin plaisir d'enumerer tous les profits et
pots-de-vin de l'integre Sully, lequel "tira _trois cens mille livres_
pour la demission, de sa charge des Finances et de la Bastille;
_soixante mille_ pour celle de la Compagnie de la Reine-Mere; _cinquante
mille_ pour celle de Surintendant des Batiments; _deux cens mille_ pour
le Gouvernement de Poitou; _cent cinquante mille_ pour la charge de
Grand-Voyer, et _deux cens cinquante mille_ pour recompense ou plutot
_courretage_ de beaucoup de benefices donnes a sa recommandation." Et le
fin Naude part de la pour opposer le _desinteressement_ du Mazarin; mais
il tenait encore plus, je le crains bien, a ce qu'il avait lache en
passant contre cette renommee populaire de Sully.]

La scene se passe au cabaret; on y boit a meme des pots, on y mange des
harengs _saurets_, tout s'en ressent. On a remarque que la plaisanterie
d'une nation ressemble (regle generale) a son mets ou a sa boisson
favorite. On n'a donc ici ni le _pudding_ de Swift, ni le Champagne
ou le moka de Voltaire. Le _Mascurat_ de Naude, c'est une espece de
salmigondis epais et noir, un vrai fricot comme nos aieux l'aimaient, ou
il y a bien du fin lard et des petits pois. On y lit (p. 231) une
grande discussion sur la poesie macaronique; ce livre est une espece de
macaronee aussi.

Au commencement du _Mascurat_ il n'est pas huit heures et demie du matin
(page 13): les deux compagnons entrent au cabaret et s'attablent pour
discourir a l'aise _a mane ad vesperam_ (p. 38). A la page 322, on les
voit qui dinent. Page 349, Saint-Ange frappe pour demander a boire. Page
379, il continue de macher et de boire. Page 385, il est question
de plat qui se refroidit. Page 386, Mascurat s'absente un bon quart
d'heure, ou une _bonne heure_, dit Saint-Ange qui l'attend. C'en est
assez pour donner idee de la composition etrange de cet autre _Neveu de
Rameau_. A travers ces divers incidents de la journee, le dialogue dure
toujours.

Le caractere de Saint-Ange, c'est le gros bon sens, pres de Mascurat
qui represente l'erudit ruse: "Tu m'emportes, lui dit a certain
moment Saint-Ange, comme l'aigle fait la tortue, hors de mon element;
revenons..." Et plus loin, lorsque Mascurat lui enumere complaisamment
les grands genies de premiere classe, les _douze preux de pedanterie_:
Archimede, Aristote, Euclide, Scot (Duns), Calculator, etc. (je fais
grace des autres), le matois Saint-Ange repond: "Tu m'endors quand tu
me parles de tous ces auteurs-la que je ne connois point; il y avoit
l'autre jour un homme bien sense, chez "Blaise, qui n'y faisoit pas tant
de finesse; car il disoit que _la Sagesse_ de Charron et _la Republique_
de Bodin etoient les meilleurs livres du monde, et sa raison etoit que
le premier enseigne a se bien gouverner soi-meme, et le second a bien
gouverner les autres... Ce discours, a te dire vrai, me tient lieu
de demonstration et me persuade bien davantage que ne font tous les
mathematiciens et philosophes; mais tu as l'esprit si sublime que tu
voudrois toujours etre avec les auteurs de la premiere classe. Pour moi,
je me tiens aux mediocres, c'est-a-dire a ceux que tu appelles honnetes
gens et bons esprits." Naude, en ecrivant cette charmante page, ne
comprenait-il donc pas que le nombre de ces honnetes gens et de ces bons
esprits vulgaires a la Saint-Ange allait augmenter assez pour faire un
public qui ne serait plus la populace? Le tiers etat de Sieyes etait au
bout, notre classe moyenne.

Si Naude ne comptait pas assez sur ce prochain monde des bons esprits,
il semble avoir encore moins soupconne qu'une autre portion plus
delicate s'y introduirait, et que l'heure approchait ou il faudrait
ecrire en francais pour etre lu meme des femmes. Chez Naude, les femmes
n'entrent pas; latin a part, il y a des grossieretes.

La finesse d'ailleurs, la raillerie couverte, la sournoiserie meme de
l'auteur entre ces deux bons comperes, Saint-Ange et Mascurat, va aussi
loin qu'on peut supposer. Je veux trahir et prendre sur le fait sa
methode habituelle. A un endroit, par exemple, il enumere au long
les academies d'Italie; rien de plus interessant pour les esprits
academiques; on croirait, a la complaisance du detail, que Naude admire,
qu'il se prend; pas du tout. Prenez garde: voila qu'a la fin, citant
Petrone sur les declamateurs, il montre que ces facons pompeuses
d'exercice litteraire ne servent au fond de rien, que les vrais grands
ecrivains sont de date anterieure, que _les bons esprits vont a ces
nouvelles Academies comme les belles femmes au bal, c'est-a-dire sans en
chercher autre profit que d'y passer_ _le temps agreablement et de s'y
faire voir et admirer_.--Sur quoi Saint-Ange, un peu surpris du revers,
dit a Muscurat: "Tu fais justement comme ces vaches qui attendent que le
pot au lait soit plein pour le renverser[250]..." Voila, en bon francais,
la methode de Gabriel Naude et des grands sceptiques.

[Note 250: Page 152.]

En matiere religieuse, il ne procede pas autrement, et c'est ici que
le mot de _sournoiserie_ s'applique a merveille. Ainsi, a propos
de l'_Alcoran_, dont les paroles, dit Mascurat (page 345), sont
_tres-belles et bonnes_, quoique la doctrine en soit fort mauvaise,
Saint-Ange se recrie, et Mascurat repond entre autres choses: "... Joint
aussi qu'il est hors le pouvoir d'un homme, tant habile qu'il soit, de
connoitre quelle est la religion des Turcs, soit pour la foi ou les
ceremonies, par la seule lecture de l'_Alcoran_; tout de meme, SANS
COMPARAISON TOUTEFOIS, qu'un homme qui n'auroit lu que le _Nouveau
Testament_, ne pourroit jamais connoitre le detail de la religion
catholique, vu qu'elle consiste en diverses regles, ceremonies,
etablissements, institutions, traditions et autres choses semblables que
les papes et les conciles ont etablies de temps en temps, et _pieces
apres autres_, conformement a la doctrine contenue _implicite_ ou
_explicite_ dans ledit livre." On a le venin.

J'aime mieux citer une belle page philosophique, et meme religieuse a la
bien prendre, qui rentre dans une pensee souvent exprimee par lui. Il
s'agit de je ne sais quel conseil (page 229) dont Saint-Ange croit que
les politiques d'alors pourraient tirer grand profit; Mascurat repond:
"Quand ils le feroient, Saint-Ange, ils ne reussiroient pas mieux au
gouvernement des Etats et empires que les plus doctes medecins font a
celui des malades; car il faut necessairement que les uns et les autres
prennent fin, tantot d'une facon et tantot de l'autre: _Quotidie aliquid
in tam magno orbe mutatur, nova urbium fundamenta jaciuntur, nova
gentium nomina, extinctis nominibus prioribus aut in accessionem
validioris conversis, oriuntur_ (chaque jour quelque changement s'opere
en ce vaste univers; on jette les fondations de villes nouvelles; de
nouvelles nations s'elevent sur la ruine des anciennes dont le nom
s'eteint ou va se perdre dans la gloire d'un Etat plus puissant). Je ne
dis pas toutefois qu'un peu de regime ne fasse grand bien, et que tant
de livres qu'ecrivent tous les jours les medecins _de vita proroganda_
soient inutiles; mais aussi en faut-il demeurer dans leurs termes, et ne
pas attendre des remedes l'eternite que Dieu seul s'est reservee."--Et
dans les _Coups d'Etat_ (chap. IV) il avait dit: "Il ne faut donc pas
croupir dans l'erreur de ces foibles esprits qui s'imaginent que Rome
sera toujours le siege des saints Peres, et Paris celui des rois de
France." Je trouve que, de nos jours, les sages eux-memes ne sont pas
assez persuades que de tels changements restent toujours possibles, et
l'on met volontiers en avant un axiome de nouvelle formation, bien plus
flatteur, qui est que _les nations ne meurent pas_.

Je ne pousserai pas plus loin ce qui aussi bien n'aurait aucun terme,
car il faudrait extraire a satiete, sans pouvoir jamais analyser. La
conclusion du _Mascurat_ est spirituelle et va au-devant des objections
d'invraisemblance.--Saint-Ange: "Tu me dis de si belles choses, que, si
elles etoient imprimees, on ne s'imagineroit jamais qu'elles vinssent
du cabaret ni qu'elles eussent ete dites par deux libraires ou
imprimeurs..." Et Mascurat repond en citant des exemples de l'antiquite:
"... Au contraire, je vois dans Plutarque et Athenee que les plus doctes
de ce temps-la tenoient des propos aussi serieux entre la poire et le
fromage et ayant le verre a la main, comme nous l'avons maintenant, que
tous les Academistes de Ciceron en ses plus delicieuses vignes, _in
Tusculano, in Cumano, in Arpinati_." Il continue, selon son usage,
d'epuiser tous les exemples de dialogues anciens qui se tiennent, tantot
au milieu des rues, comme le _Gorgias_, tantot dans une maison du Piree,
comme la _Republique_, ou bien encore sous le portique du temple de
Jupiter ou aux bords de l'Ilissus. De la a un cabaret de la Cite
evidemment il n'y a qu'un pas. Et sur ce que ce sont deux imprimeurs qui
ont dit ces belles choses, Mascurat, qui a voyage, cite l'exemple des
savetiers italiens dont la politique est encore plus raffinee que celle
des imprimeurs de ce pays-ci: "Finalement, ajoute-t-il, pourquoi trouver
etrange que nous ayons dit tant de choses en un jour, puisque nous
voyons tant de tragedies nous representer en pareil espace de temps
des histoires que l'on ne jugeroit jamais, a cause d'une infinite
de rencontres et d'incidents, avoir ete faites dans l'espace de
vingt-quatre heures... Et puis, si le _Timee_, le _Gorgias_, le _Phedon_
et les dialogues _de Republica_ et _de Legibus_ de Platon, quoiqu'ils
soient bien plus longs que les notres, ont bien ete faits en un jour...,
pourquoi ne voudra-t-on pas que nous ayons dit, depuis cinq heures du
matin jusques a sept heures du soir, ce que, s'il etoit imprime, il ne
faudroit guere davantage de temps pour lire?..." Il en faut un peu plus,
quoi qu'il en dise; et, avec notre dose d'attention d'aujourd'hui, ne
vient pas a bout qui veut de ce gros in-4 deg. immense. C'est pourquoi nous
y avons tant insiste.[251]

[Note 251: M. Artaud, dans son ouvrage sur _Machiavel_ (tome II,
pages 336-350), cite un ouvrage manuscrit francais qui est une apologie
remarquable de l'illustre Florentin, et il se dit tente de l'attribuer
a Gabriel Naude. Mais, sans parler des autres objections, comme cette
apologie ne put etre composee que vers ou apres 1649, Naude eut bien
assez a faire, en ces annees, avec son _Mascurat_ d'abord, puis avec les
tracas et calamites qui vont l'envahir, pour qu'on ne puisse lui imputer
un travail dont on ne verrait d'ailleurs pas le but sous sa plume.]

La seconde Fronde vint renverser encore une fois la fortune de Naude
et lui porter au coeur le coup le plus sensible, celui qu'un pere eut
eprouve de la perte d'une fille unique, deja nubile et passionnement
cherie. L'arret du parlement de Paris qui ordonnait la vente de la
bibliotheque du cardinal lui arracha un cri de douleur et presque
d'eloquence. Dans un _Advis_ imprime (1651) a l'adresse de _nos
Seigneurs du Parlement_, il exhale les sentiments dont il est plein:
".....Et pour moi qui la cherissois comme l'oeuvre de mes mains et le
miracle de ma vie, je vous avoue ingenuement que, depuis ce coup de
foudre lance du ciel de votre justice sur une piece si rare, si belle et
si excellente, et que j'avois par mes veilles et mes labeurs reduite a
une telle perfection que l'on ne pouvoit pas moralement en desirer une
plus grande, j'ai ete tellement interdit et etonne, que si la meme cause
qui fit parler autrefois le fils de Cresus, quoique muet de sa nature,
ne me delioit maintenant la langue pour jeter ces derniers accents au
trepas de cette mienne fille, comme celui-la faisoit au dangereux etat
ou se trouvoit son pere, je serois demeure muet eternellement. Et,
en effet, messieurs, comme ce bon fils sauva la vie a son pere en le
faisant connoitre pour ce qu'il etoit, pourquoi ne puis-je pas me
promettre que votre bienveillance et votre justice ordinaire sauveront
la vie a cette fille, ou, pour mieux dire, a cette fameuse bibliotheque,
quand je vous aurai dit, pour vous representer en peu de mots l'abrege
de ses perfections, que c'est la plus belle et la mieux fournie de
toutes les bibliotheques qui ont jamais ete au monde et qui pourront, si
l'affection ne me trompe bien fort, y etre a l'avenir."--Et il finit en
repetant les vers attribues a Auguste, lorsque celui-ci decida de casser
le testament de Virgile plutot que d'aneantir l'_Eneide_:

  .... Frangatur potius legum veneranda potestas
  Quam tot congestos noctesque diesque labores
  Hauserit una dies, _supremaque jussa Senatus_!

La vente se fit pourtant, bien qu'avec de certains accommodements
peut-etre. Naude en racheta pour sa part tous les livres de medecine,
et il parait qu'il y eut des prete-noms du cardinal qui en sauverent
d'autres series tout entieres. Du moins M. Petit-Radel a beaucoup
insiste sur ces rachats concertes qu'il demontre avec chaleur, comme si
son amour-propre d'administrateur et d'heritier y etait interesse. Quoi
qu'il en soit, le coup etait porte pour l'auteur meme; l'integrite et
l'honneur de l'oeuvre unique avaient peri. "On vend toujours ici la
bibliotheque de ce rouge tyran, ecrit Guy Patin (30 janvier 1652); seize
mille volumes en sont deja sortis; il n'en reste plus que vingt-quatre
mille. Tout Paris y va comme a la procession: j'ai si peu de loisir que
je n'y puis aller, joint que le bibliothecaire qui l'avoit dressee,
mon ami de trente-cinq ans, m'est si cher, que je ne puis voir cette
dissolution et destruction....." Il fallait que Guy Patin aimat bien
fort Naude pour s'attendrir a l'endroit d'une disgrace arrivee au
Mazarin.

Un malheur ne vient jamais seul; Naude en eut un autre en ces annees.
Etant autrefois a Rome, il avait ete consulte et avait donne son avis
sur des manuscrits de l'_Imitation de Jesus-Christ_ que les benedictins
revendiquaient pour un moine de leur Ordre, _Gersen_; il n'etait pas
de leur avis, et avait juge les manuscrits quelque peu falsifies. Son
temoignage en resta la et sommeilla quelque temps. Mais bientot les
chanoines reguliers de Saint-Augustin, qui revendiquaient l'_Imitation_
pour _Akempis_, c'est-a-dire pour leur saint, comme les benedictins
pour le leur, introduisirent l'autorite, et l'acte de Naude dans la
discussion. Il y intervint lui-meme par de nouveaux ecrits publics.
Courier, avec son fameux pate sur le manuscrit de Longus, sut ce que
c'est que d'avoir affaire a des pedants antiquaires et chambellans;
Naude, si prudent, si modere, apprit bientot a ses depens ce que c'est
que d'avoir affaire a des pedants, de plus theologiens, surtout a un
Ordre tout entier et a des moines. Quand on est sage, regle generale, il
ne faut jamais se mettre sans necessite telles gens a robe noire a ses
trousses. Si je l'osais, j'en donnerais le conseil meme aujourd'hui
encore a mes brillants amis. Du temps de Naude, on en vint d'emblee aux
injures. Il y avait des lors un Dom Robert Quatremaire (notait-il pas de
la famille de M. Etienne Quatremere?) qui en disait. Naude eut le tort
d'y ceder et d'y repondre. Tout cela se passait a propos du plus clement
et du plus misericordieux des livres, autour de l'_Imitation_. Ajoutez
que, dans cette querelle de Naude et de Dom Quatremaire, on ne savait
pas tres-bien le francais de part et d'autre, ou du moins on ne savait
que le vieux francais; les injures en etaient d'autant plus grosses.
Il en resulta meme des meprises singulieres. Naude, s'en prenant a
un benedictin italien, le Pere Cajetan, qui etait petit et assez
contrefait, l'avait appele _rabougri_; les benedictins de Saint-Maur ne
se rendirent pas bien compte du terme, et le confondirent avec un bien
plus grave qui a quelque rapport de son. Ces venerables religieux en
demanderent reparation en justice comme d'une appellation infame. La
naivete preta a rire. Naude lui-meme porta plainte en diffamation devant
le Parlement; on a son factum (_Raisons peremptoires_, etc., 1651); je
le voudrais supprimer pour son honneur. Sur ce terrain-la, il n'a pas
son esprit habituel: ce n'est plus qu'un savant du XVIe siecle en
colere. Il prit pourtant occasion de sa defense pour dresser une
liste et kyrielle, comme il les aime, de toutes les falsifications,
corruptions de pieces, tricheries, qu'on imputait aux benedictins dans
les divers ages. En poussant cette pointe, il a, sous air pedantesque,
sa double malice cachee, et il infirme plus de choses ecclesiastiques
qu'il ne fait semblant. On assure qu'il eut alors les rieurs de son
cote; mais il dut etre au fond mecontent de lui-meme: le philosophe en
lui avait fait une faute.[252]

[Note 252: On peut voir, si l'on veut, sur cette sotte et desagreable
affaire, la _Bibliotheque critique_ de Richard Simon, tome Ier, et
aussi le tome Ier, des _Ouvrages posthumes_ de Mabillon. Dom Thuillier,
benedictin, y prend une revanche sur Naude.]

La seconde Fronde lui laissait peu d'espoir de recouvrer sa condition
premiere; il accepta d'honorables propositions de la reine Christine,
et partit pour la cour de Stockholm, ou il fut bibliothecaire durant
quelques mois. Cette cour etait devenue sur la fin un guepier de savants
qui s'y jouaient des tours; Naude n'y tint guere. Il etait d'ailleurs
a l'age ou l'on ne recommence plus. Il revenait de la, degoute de
sa tentative, rappele sans doute aussi par le mal du pays et par la
perspective de jours meilleurs apres les troubles civils apaises,
lorsqu'il fut pris de maladie et mourut en route, a Abbeville, le 29
juillet 1633, avant d'avoir pu revoir et embrasser ses amis. Il fut
amerement regrette de tous, particulierement de Guy Patin, qui ne parle
jamais de son bon et cher ami M. Naude qu'avec un attendrissement bien
rare en cette caustique nature, et qui les honore tous deux: "Je pleure
incessamment jour et nuit M. Naude. Oh! la grande perte que j'ai faite
en la personne d'un tel ami! Je pense que j'en mourrai, si Dieu ne
m'aide (25 novembre 1653)."--Les erudits composerent a l'envi des vers
latins sur la mort du confrere qui les avait si liberalement servis.
On peut trouver cependant qu'il ne lui a pas ete fait de funerailles
suffisantes: on'n'a pas recueilli ses oeuvres completes; il n'a pas ete
solennellement enseveli. Mort en 1653, du meme age que le siecle, il
n'en representait que la premiere moitie, au moment ou la seconde, si
glorieuse et si contraire, allait eclater. Les _Provinciales_ parurent
six annees seulement apres le _Mascurat_, et donnerent le signal: la
face du monde litteraire fut renouvelee. Naude rentra vite, pour n'en
plus sortir, dans l'ombre de ces bibliotheques qu'il avait tant aimees
et qui allaient etre son tombeau. On imprima de lui un volume de lettres
latines crible de fautes. On redigea le _Naudoeana_, ou extrait de ses
conversations, crible de bevues egalement. Il n'eut pas d'editeur pieux.
Son article manque au Dictionnaire de Bayle, ce plus direct heritier de
son esprit. Lui qui a tant songe a sauver les autres de l'oubli, il est
de ceux, et des plus regrettables, qui sont en train de sombrer dans
le grand naufrage. Ses livres ont, a mes yeux, deja la valeur de
manuscrits, en ce sens que, selon toute probabilite, ils ne seront
jamais reimprimes. Quelques curieux les recherchent; on les lit peu, on
les consulte ca et la. Tel est le lot de presque tous, de quelques-uns
meme des plus dignes. Qu'y faire? la vie presse, la marche commande, il
n'y a plus moyen de tout embrasser; et nous-meme ici, qui avons tache
d'exprimer du moins l'esprit de Naude, et de redemander, d'arracher sa
physionomie vraie a ses oeuvres eparses, ce n'est, pour ainsi dire,
qu'en courant que nous avons pu lui rendre cet hommage.

1er Decembre 1843.





APPENDICE



A L'ARTICLE SUR JOSEPH DE MAISTRE, Page 446.


Nous extrayons du numero de la _Revue des Deux Mondes_, 1er octobre
1843, les quelques pages suivantes qui completent ou appuient notre
premier travail.

I.--NOTICE SUR M. GUY-MARIE DEPLACE, SUIVIE DE SEPT LETTRES INEDITES DU
COMTE JOSEPH DE MAISTRE, par M. F.-Z. Collombet.

II.--SOIREES DE ROTHAVAL, OU REFLEXIONS SUR LES INTEMPERANCES
PHILOSOPHIQUES DU COMTE JOSEPH DE MAISTRE (Lyon, 1843).

Dans l'article sur Joseph de Maistre, insere le 1er aout dernier, il a
ete parle d'un savant de Lyon, respectable et modeste, auquel l'illustre
auteur du _Pape_ avait accorde toute sa confiance sans l'avoir jamais
vu, qu'il aimait a consulter sur ses ouvrages, et dont, bien souvent,
il suivit docilement les avis. Cet homme de bien et de bon conseil,
que nous ne nommions pas, venait precisement de mourir le 16 juillet
dernier, et aujourd'hui un ecrivain lyonnais, bien connu par ses utiles
et honorables travaux, M. Collombet, nous donne une biographie de M.
Deplace, c'etait le nom du correspondant de M. de Maistre. Les pieces
qui y sont produites montrent surabondamment que nous n'avions rien
exagere, et elles ajoutent encore des traits precieux a l'intime
connaissance que nous avons essaye de donner du celebre ecrivain.

Disons pourtant d'abord que M. Deplace, ne a Roanne en 1772, etait de
ces hommes qui, pour n'avoir jamais voulu quitter le second ou meme le
troisieme rang, n'en apportent que plus de devouement et de services a
la cause qu'ils ont embrassee. Celle de M. Deplace etait la cause meme,
il faut le dire, des doctrines monarchiques et religieuses, entendues
comme le faisaient les Bonald et ces chefs premiers du parti: il y
demeura fidele jusqu'au dernier jour. Il appartenait a cette generation
que la Revolution avait saisie dans sa fleur et decimee, mais qui se
releva en 1800 pour restaurer la societe par l'autel. Il fonda une
maison d'education, forma beaucoup d'eleves, et ecrivit des brochures ou
des articles de journaux sous le voile de l'anonyme et seulement pour
satisfaire a ce qu'il croyait vrai. Il avait defendu contre la critique
d'Hoffman des _Debats_ le beau poeme des _Martyrs_, et plus tard, en
1826, il attaqua M. de Chateaubriand pour son discours sur la liberte de
la presse. M. Deplace pretait souvent sa plume aux idees et aux ouvrages
de ses amis; pour lui, il ne chercha jamais les succes d'amour-propre,
et je ne saurais mieux le comparer qu'a ces militaires devoues qui
aiment a vieillir _dans les honneurs obscurs de quelque legion_: c'est
le major ou le lieutenant-colonel d'autrefois, cheville ouvriere du
corps, et qui ne donnait pas son nom au regiment. On lui attribue la
redaction des _Memoires_ du general Canuel, et meme celle du _Voyage a
Jerusalem_ du Pere de Geramb. Mais son vrai titre, celui qui l'honorera
toujours, est la confiance que lui avait accordee M. de Maistre, et la
deference, aujourd'hui bien constatee, que l'eminent ecrivain temoignait
pour ses decisions.

L'extrait de correspondance qu'on publie porte sur le livre du _Pape_
et sur celui de l'_Eglise gallicane_, qui en formait primitivement
la cinquieme partie et que l'auteur avait fini par en detacher.
L'avant-propos preliminaire en tete du _Pape_ est de M. Deplace: "Mais
que dites-vous, monsieur, de l'idee qui m'est venue de voir a la tete
du livre un petit avant-propos de vous? Il me semble qu'il introduirait
fort bien le livre dans le monde, et qu'il ne ressemblerait point du
tout a ces fades avis d'editeur fabriques par l'auteur meme, et qui font
mal au coeur. Le votre serait piquant parce qu'il serait vrai. Vous
diriez qu'une confiance illimitee a mis entre vos mains l'ouvrage d'un
auteur que vous ne connaissez pas, ce qui est vrai. En evitant tout
eloge charge, qui ne conviendrait ni a vous ni a moi, vous pourriez
seulement recommander ses vues et les peines qu'il a prises pour ne pas
etre trivial dans un sujet use, etc., etc. Enfin, monsieur, voyez si
cette idee vous plait: je n'y tiens qu'autant qu'elle vous agreera
pleinement."

Et dans cette meme lettre datee de Turin, 19 decembre 1819, on lit:
"On ne saurait rien ajouter, monsieur, a la sagesse de toutes les
observations que vous m'avez adressees, et j'y ai fait droit d'une
maniere qui a du vous satisfaire, car toutes ont obtenu des efforts qui
ont produit des ameliorations sensibles sur chaque point. Quel service
n'avez-vous pas rendu au feu pape Honorius, en me chicanant un peu sur
sa personne? En verite l'ouvrage est a vous autant qu'a moi, et je vous
dois tout, puisque sans vous jamais il n'aurait vu le jour, du moins a
son honneur." M. de Maistre revient a tout propos sur cette obligation,
et d'une maniere trop formelle pour qu'on n'y voie qu'un remerciment de
civilite obligee. Il va, dans une de ses lettres (18 septembre 1820),
apres avoir parle des arrangements pris avec le libraire, jusqu'a offrir
a M. Deplace, avec toute la delicatesse dont il est capable, _un
coupon dans le prix qui lui est du_: "Si j'y voyais le moindre danger,
certainement, monsieur, je ne m'aviserais pas de manquer a un merite
aussi distingue que le votre, et a un caractere dont je fais tant de
cas, en vous faisant une proposition deplacee; mais, je vous le repete,
vous etes au pied de la lettre _co-proprietaire_ de l'ouvrage, et en
cette qualite vous devez etre co-partageant du prix...." M. Deplace
refuse, comme on le pense bien, et d'une maniere qui ne permet pas
d'insister; mais les termes memes de l'offre peuvent donner la mesure de
l'obligation, telle que l'estimait M. de Maistre.

En supposant qu'il se l'exagerat un peu, qu'il accordat a son judicieux
et savant correspondant un peu trop de valeur et d'action, on aime a
voir cette part si largement faite a la critique et au conseil par un
esprit si eminent et qui s'est donne pour imperieux. Tant de gens, qui
passent plutot pour eclectiques que pour absolus, se font tous les jours
si grosse, sous nos yeux, la part du lion, _quia nominor leo_, que c'est
plaisir de trouver M. de Maistre a ce point liberal et modeste.
M. Deplace avait un sens droit, une instruction ecclesiastique et
theologique fort etendue; il savait avec precision l'etat des esprits et
des opinions en France sur ces matieres ardentes; il pouvait donner de
bons renseignements a l'eloquent etranger, et temperer sa fougue la ou
elle aurait trop choque, meme les amis: _motos componere fluctus_.
Quant a ecrire de pareille encre et a colorer avec l'imagination, il ne
l'aurait pas su; mais il y a deux roles: on a trop supprime, dans ces
derniers temps, le second.

Il faudrait pourtant y revenir. C'est pour avoir supprime ce second
role, celui du conseiller, du critique sincere et de l'homme de gout a
consulter, c'est pour avoir reforme, comme inutiles, l'Aristarque, le
Quintilius et le Fontanes, que l'ecole des modernes novateurs n'a evite
aucun de ses defauts. Il y a la-dessus d'excellentes et simples verites
a redire; j'espere en reparler a loisir quelque jour. Qu'est-il arrive,
et que voyons-nous en effet? On a lu ses oeuvres nouvellement ecloses a
ses amis ou soi-disant tels, pour etre admire, pour etre applaudi, non
pour prendre avis et se corriger; on a pose en principe commode que
c'etait assez de se corriger d'un ouvrage dans le suivant. M. de
Chateaubriand et M. de Maistre n'ont pas fait ainsi: le premier, dans
les jeunes oeuvres qui ont d'abord fonde sa gloire, a beaucoup du (et
il l'a proclame assez souvent) a Fontanes, a Joubert, a un petit cercle
d'amis choisis qu'il osait consulter avec ouverture, et qui, plus d'une
fois, lui ont fait refaire ce qu'on admire a jamais comme les plus
accomplis temoignages d'une telle muse. Mais ceci demanderait toute une
etude et une consideration a part: l'admirable docilite de l'un, la
courageuse franchise des autres, offriraient un tableau deja antique, et
preteraient une derniere lumiere aux preceptes consacres. Aujourd'hui
c'est M. de Maistre qui vient y joindre a l'improviste son autorite
d'ecrivain auquel, certes, la verve n'a pas manque. Non-seulement pour
le fond et pour les faits, mais pour la forme, il s'inquietait, il etait
pret sans cesse a retoucher, a rendre plus solide et plus vrai ce qui,
dans une premiere version, n'etait qu'eblouissant. On sait la phrase
finale du _Pape_, dans laquelle il est fait allusion au mot de
Michel-Ange parlant du _Pantheon_: _Je le mettrai en l'air_. "Quinze
siecles, ecrit M. de Maistre, avaient passe sur la Ville sainte lorsque
le genie chretien, jusqu'a la fin vainqueur du paganisme, osa porter le
_Pantheon_ dans les airs, pour n'en faire que la couronne de son temple
fameux, le centre de l'unite catholique, le chef-d'oeuvre de l'art
humain, etc., etc." Cette phrase pompeuse et specieuse, symbolique,
comme nous les aimons tant, n'avait pas echappe au coup d'oeil serieux
de M. Deplace, et on voit qu'elle tourmentait un peu l'auteur, qui
craignait bien d'y avoir introduit une lueur de pensee fausse: "Car
certainement, disait-il, le Pantheon est bien a sa place, et nullement
en l'air."--Et il propose diverses lecons, mais je n'insiste que sur
l'inquietude.

Nous avions dit que plusieurs passages relatifs a Bossuet avaient ete
_adoucis_ sur le conseil de M. Deplace; une lettre de M. de Maistre au
cure de Saint-Nizier (22 juin 1819) en fait foi: "J'ai toujours prevu
que votre ami appuierait particulierement la main sur ce livre V (qui
est devenu l'ouvrage sur l'_Eglise gallicane_). Je ferai tous les
changements possibles, mais probablement moins qu'il ne voudrait. A
l'egard de Bossuet, en particulier, je ne refuserai pas d'affaiblir tout
ce qui n'affaiblira pas ma cause. Sur la _Defense de la Declaration_, je
cederai peu, car, ce livre etant un des plus dangereux qu'on ait publies
dans ce genre, je doute qu'on l'ait encore attaque aussi vigoureusement
que je l'ai fait. Et pourquoi, je vous prie, affaiblir ce plaidoyer? Je
n'ignore pas l'espece de monarchie qu'on accorde en France a Bossuet,
mais c'est une raison de l'attaquer plus fortement. Au reste,
monsieur l'abbe, nous verrons. Si M. Deplace est longtemps malade ou
convalescent, je relirai moi-meme ce ce livre, et je ne manquerai pas
de faire disparaitre tout ce qui pourrait choquer. J'excepte de ma
_rebellion_ l'article du jansenisme. Il faut oter aux jansenistes le
plaisir de leur donner Bossuet: _Quanquam o_...!"

Ces concessions ne se faisaient pas toujours, comme on voit, sans
quelques escarmouches. On retrouve dans ces petits debats toute la
vivacite et tout le mordant de ce libre esprit; ainsi dans une lettre
a M. Deplace, du 28 septembre 1818: "Je reprends quelques-unes de
vos idees a mesure qu'elles me viennent. Dans une de vos precedentes
lettres, vous m'exhortiez _a ne pas me gener sur les opinions_, mais a
respecter les personnes. Soyez bien persuade, monsieur, que ceci est
une illusion francaise. Nous en avons tous, et vous m'avez trouve assez
docile en general pour n'etre pas scandalise si je vous dis qu'_on
n'a rien fait contre les opinions, tant qu'on n'a pas attaque les
personnes_.[253] Je ne dis pas cependant que, dans ce genre comme dans un
autre, il n'y ait beaucoup de verite dans le proverbe: _A tout seigneur
tout honneur_, ajoutons seulement _sans esclavage_.

[Note 253: Si c'etait une illusion francaise, de respecter les
personnes en attaquant les choses, il faut reconnaitre qu'elle s'est
bien evanouie depuis peu.]

Or il est tres-certain que vous avez fait en France une douzaine
d'apotheoses au moyen desquelles il n'y a plus moyen de raisonner. En
faisant descendre tous ces dieux de leurs piedestaux pour les declarer
simplement _grands hommes_, on ne leur fait, je crois, aucun tort, et
l'on vous rend un grand service..." Et il ajoutait en post-scriptum:
"Je laisse subsister tout expres quelques phrases impertinentes sur
les _myopes_. Il en faut (j'entends de l'_impertinence_) dans certains
ouvrages, comme du poivre dans les ragouts." Ceci rentre tout a fait
dans la maniere originale et propre, dans l'entrain de ce grand jouteur,
qui disait encore qu'_un peu d'exageration est le mensonge des honnetes
gens_.--A un certain endroit, dans le portrait de quelque heretique, il
avait lache le mot _polisson_; prenant lui-meme les devants et courant
apres: "C'est un mot que j'ai mis la uniquement pour tenter votre gout,
ecrivait-il. Vous ne m'en avez rien dit; cependant des personnes en qui
je dois avoir confiance pretendent qu'il ne passera pas, et je le crois
de meme." Mais, de ces mots-la, quelques-uns ont passe par maniere
d'essai, pour _tenter notre gout_ aussi, a nous lecteurs francais,
lecteurs de Paris: nous voila bien prevenus.

Enfin, pour epuiser tout ce que cette curieuse petite publication de M.
Collombet nous apporte de nouveau sur M. de Maistre, nous citerons ce
passage de lettre sur l'effet que le livre du _Pape_ produisit a Rome;
nous avions deja dit que l'auteur allait plus loin en bien des cas que
certains _Romains_ n'auraient voulu: "(11 decembre 1820.) A Rome on n'a
point compris cet ouvrage au premier coup d'oeil, ecrit M. de Maistre;
mais la seconde lecture m'a ete tout a fait favorable. Ils sont fort
ebahis de ce nouveau systeme et ont peine a comprendre comment on peut
proposer a Rome de nouvelles vues sur le pape: cependant il faut bien
en venir la." _Il faut bien_! Combien de ces voeux imperieux, de ces
_desiderata_ de M. de Maistre, restent ouverts et encore plus inacheves
que ceux de Bacon, qui l'ont tant courrouce!

LES SOIREES DE ROTHAVAL, nouvellement publiees a Lyon, ne sont pas un
pur hommage a M. de Maistre, comme l'ecrit de M. Collombet; ces deux
somptueux volumes in-8 deg., de polemique et de discussion polie, ont
pour objet de faire contre-partie et contre-poids aux _Soirees de
Saint-Petersbourg_, a ce beau livre de philosophie elevee et variee
duquel l'auteur ecrivait: "_Les Soirees_ sont mon ouvrage cheri; _j'y ai
verse ma tete_: ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-etre,
mais au moins tout ce que je sais."--Rothaval est un petit hameau dans
le departement du Rhone, probablement le sejour de l'auteur en ete. Le
titre de _Soirees_ n'indique point d'ailleurs ici de conversations
ni d'entretiens; l'auteur est seul, il parle seul et ne soutient son
tete-a-tete qu'avec l'adversaire qu'il refute, et avec ses propres notes
et remarques qu'il compile. On peut trouver qu'il a mis du temps a cette
refutation: "Quand le livre de M. Joseph de Maistre parut, j'etais,
dit-il, occupe d'un grand travail que je ne pouvais interrompre: je me
bornai a recueillir quelques notes, et ce sont ces notes que, devenu
plus libre, je me sujs decide a presenter a mon lecteur en leur donnant
plus d'etendue." _Les Soirees de Saint-Petersbourg_ ont paru en 1821;
vingt ans et plus d'intervalle entre l'ouvrage et sa refutation,
c'est un peu moins de temps que n'en mit le Pere Daniel a refuter les
_Provinciales_. Nous ne saurions rien, de l'auteur anonyme des _Soirees
de Rothaval_, sinon, qu'il nous semble un esprit droit, scrupuleux et
lent, un homme religieux et instruit; mais une petite brochure publiee
en 1839, et qui a pour titre: _M. le comte Joseph de Maistre et le
Bourreau_, nous indique M. Nolhac, membre associe de l'Academie de Lyon,
qui avait lu des lors dans une seance publique un chapitre detache de
son ouvrage. Il avait choisi un chapitre a effet, et nous preferons,
pour notre compte, la couleur du livre a celle de l'echantillon. Le plus
grand reproche qu'on puisse adresser au refutateur de M. de Maistre,
c'est qu'il n'embrasse nulle part l'etendue de son sujet, et qu'il ne le
domine du coup d'oeil a aucun moment; il suit pas a pas son auteur,
et distribue a chaque propos les pieces diverses et notes qu'il a
recueillies. Le journaliste Le Clerc, parlant un jour de Passerat et des
commentaires un peu prolixes de ce savant sur Properce, je crois, ou sur
tout autre poete, dit qu'on voit bien que Passerat avait ramasse dans
ses tiroirs toutes sortes de remarques, et qu'en publiant il n'a pas
voulu _perdre ses amas_. On pourrait dire la meme chose de l'ermite de
Rothaval: il a voulu ne rien perdre et tout employer. Les auteurs et les
autorites les plus disparates se trouvent comme ranges en bataille et
sur la meme ligne; M. Ancelot, par exemple, y figurera pour six vers de
_Marie de Brabant_, non loin de M. Damiron et des Vedams. En revanche,
on doit au patient collecteur, en le feuilletant, de voir passer
sous ses yeux quantite de textes dont quelques-uns nouveaux, assez
interessants et qui ont trait de plus ou moins loin aux doctrines
critiquees. Plus d'une fois il a cherche a retablir au complet, et dans
un sens different, des citations que de Maistre tirait a lui; cette
discussion positive a de l'utilite. J'appliquerai donc volontiers a
ces notes ce qu'on a dit du volume d'epigrammes: _Sunt bona, sunt
quaedam_...., et je pardonne a toutes en faveur de quelques-unes.

Si l'on demandait a l'auteur des conclusions un peu generales, on les
trouverait singulierement disproportionnees a l'appareil qu'il deploie:
"J'ai montre, dit-il en finissant, M. Joseph de Maistre injuste dans sa
critique et depassant presque toujours le but qu'il voulait atteindre,
_parce que, pour ne suivre que les inspirations de la raison, il lui
aurait fallu avoir dans l'esprit plus de calme qu'il n'en Avait_."--Ce
sont la des _truisms_, comme disent les Anglais, et il semble que le
refutateur ait voulu infliger cette penitence a l'impatient et paradoxal
de Maistre, de ne pas les lui menager. A lire les dernieres pages des
_Soirees de Rothaval_, je crois voir un homme qui a entendu durant plus
de deux heures une discussion vive, animee, etincelante de saillies et
meme d'invectives, soutenue par le plus intrepide des contradicteurs, et
qui, prenant son voisin sous le bras, l'emmene dans l'embrasure d'une
croisee, pour lui dire a voix basse: "Vous allez peut-etre me juger bien
hardi, mais je trouve que cet homme va un peu loin."--L'epigraphe qui
devrait se lire en toutes lettres au frontispice des ecrits de M. de
Maistre est assurement celle-ci: _A bon entendeur salut_! L'honorable
ecrivain dont nous parlons ne s'en est pas assez penetre; il y aurait,
matiere a le narguer la-dessus. Pourtant quand je parcours ses
judicieuses reserves sur Bacon, sur Locke en particulier, si foule aux
pieds par de Maistre, une remarque en sens contraire me vient plutot a
l'esprit, et si j'ai eu tort de l'omettre dans les articles consacres a
l'illustre ecrivain, elle trouvera place ici en correctif essentiel et
en _post-scriptum_. De nos jours, les esprits aristocratiques n'ont pas
manque, qui ont cherche a exclure de leur sphere d'intelligence ceux qui
n'etaient pas censes capables d'y atteindre: de Maistre, par nature et
de race, etait ainsi; les _doctrinaires_, les esprits distingues qu'on
a qualifies de ce nom, ont pris egalement sur ce ton les choses, et par
nature aussi, ou par systeme et mot d'ordre d'ecole, ils n'ont pas
moins voulu marquer la limite distincte entre eux et le commun des
entendements. _Il entend, il comprend_, etait le mot de passe, faute de
quoi on etait exclu a jamais de la sphere superieure des belles et fines
pensees. Eh bien! non: nul esprit, si eleve qu'il se sente, n'a ce droit
de se montrer insolent avec les autres esprits, si bourgeois que ceux-ci
puissent paraitre, pourvu qu'ils soient bien conformes. Ces humbles
allures, un peu pesantes, conduisent pourtant par d'autres chemins; les
objections que le simple bon sens et la reflexion soulevent, dans ces
questions premieres, demeurent encore les difficultes definitives et
insolubles. Les esprits de feu, les esprits subtils et rapides, vont
plus vite; ils franchissent les intervalles, ils ne s'arretent qu'au
reve et a la chimere, si toutefois ils daignent s'y arreter; mais, apres
tout, il est un moment d'epuisement ou il faut revenir; on retombe
toujours, on tourne dans un certain cercle, autour d'un petit nombre
de solutions qui se tiennent en presence et en echec depuis le
commencement. On a coutume de s'etonner que l'esprit humain soit si
infini dans ses combinaisons et ses portees; j'avouerai bien bas que je
m'etonne souvent qu'il le soit si peu.



APPENDICE

A L'ARTICLE SUR GABRIEL NAUDE, PAGE 497.

J'ai pense qu'il etait bon de donner ici tout l'extrait de la lettre de
Naude a Peiresc, ou il est question de Campanella.--Naude commence sa
lettre par des compliments et des excuses a Peiresc et parle de diverses
commissions; puis il ajoute:

"Je viens tout maintenant de recevoir lettre de Paris de M. Gaffarel qui
me parle entre autres choses de l'affaire de C. (Campanella); mais si la
lettre que je lui ecrivis il y a environ quinze jours ou trois semaines
ne lui donne ouverture et occasion de travailler autrement, je ne pense
pas qu'il soit bastant pour terminer le differend, car il ne m'ecrit
rien autre chose, sinon que _le Pere proteste de n'avoir rien dit a mon
desavantage et qu'il veut mourir mon serviteur et ami_, qui sont les
caquets desquels il m'a repu jusqu'a cette heure, et desquels je ne puis
en aucune facon demeurer satisfait; et s'il ne m'ecrit de sa propre main
de s'etre licencie legerement ou par inadvertance de certaines paroles
et imputations contre moi, lesquelles il voudroit n'etre point dites,
et proteste maintenant qu'elles ne me doivent ni peuvent prejudicier en
aucune facon, je suis resolu, sous votre bon consentement neanmoins, de
ne pas endurer une telle calomnie sans m'en ressentir. Ceux qui ont le
plus de pouvoir a le persuader sont MM. Diodati et Gaffarelli, auxquels
je voudrois vous prier d'ecrire confidemment que vous avez entendu
parler des differends qui se passent entre lui et moi, et que, sachant
assurement que le Pere m'a donne juste sujet de me plaindre de lui, vous
les priez de le reduire et persuader a me donner quelque satisfaction
par lettre de sa propre main, concue en telle sorte qu'il montre au
moins d'avoir regret de m'avoir offense a tort et legerement contre tant
de services que je lui avois rendus. Je crois que si vous voulez prendre
la peine de traiter cet accord de la sorte, il vous reussira. Je me
resous d'autant plus volontiers que je ne voudrois pas, par ma rupture
avec lui, vous engager a en faire autant de votre cote, comme il semble
que vous m'ecriviez de vouloir faire. Mais je vous proteste, monsieur,
que, telle satisfaction que me donne ledit Pere, je ne le tiendrai
jamais pour autre que pour un homme plus etourdi qu'une mouche, et moins
sense es-affaires du monde qu'un enfant; et si d'aventure il s'obstine
de ne vouloir entendre a tant de voies d'accord que je lui fais
presenter par mes amis en rongeant mon frein le plus qu'il m'est
possible, et qu'il veuille toujours persister en ses menteries
ordinaires et en ses impostures, j'en ferai une telle vengeance a
l'avenir que, s'il a evite les justes ressentiments du maitre du palais
de Rome en s'enfuyant a Paris sous pretexte d'etre poursuivi des
Espagnols qui ne pensoient pas a lui, il n'evitera pas pourtant les
miens. Au reste, je fusse toujours demeure dans la promesse que je vous
avois faite de mepriser les medisances qu'il vous avoit faites de moi,
si trois ou quatre mois apres je n'eusse recu nouvel avis de Paris et de
la part de M. de _La Motte_[254] que je vous nomme confidemment, et depuis
encore par la bouche du Pere Le Duc, minime, qu'il continuoit tous les
jours a vomir son venin contre moi; apres quoi je vous avoue que la
patience m'est echappee, mais non pas neanmoins que j'aie encore rien
ecrit contre ledit Pere, sinon en general a ceux que je croyois le
pouvoir remettre en bon chemin; ce qui neanmoins n'a servi de rien
jusqu'a cette heure, a cause de son orgueil insupportable: et Dieu
veuille que vous ne soyez pas le quatrieme de ses bienfaiteurs qui
eprouviez son etrange ingratitude! Je ne saurois mieux le comparer
qu'a un charlatan sur un theatre. Il _chiarle[255]_ puissamment, il ment
effrontement, il debite des bagatelles a la populace; mais avec tout
cela c'est un fol enrage, un imposteur, un menteur, un superbe, un
impatient, un ingrat, un philosophe masque qui n'a jamais su ce que
c'etoit de faire le bien ni de dire la verite. J'ai regret d'y avoir
ete attrape par les persuasions de M. Diodati, mais j'ai encore plus de
regrets qu'il vous en soit arrive de meme, et que vous lui ayez fait
tant d'honneurs et de caresses; car je penetre quasi que, depuis la
lettre que vous lui ecrivites de M. Gassendi, il a commence de ne vous
pas epargner. Mais si ce que l'on m'ecrit de Paris est veritable,
j'espere qu'il en portera bientot la peine, parce que l'on dit qu'il
n'est plus caresse que de M. Diodati, lequel encore beaucoup de ses amis
tachent de desabuser; et il fait tous les jours tant de sottises que
l'on ne l'estime deja plus bon a rien. Je ne sais si vous avez su que
l'on lui avoit retarde le payement de ses gages, a cause qu'il s'etoit
couvert impudemment devant le Cardinal et toute la Cour, sans que l'on
lui en eut fait signe, et que M. le marechal d'Estrees dit publiquement
a Rome que ce n'est qu'un pedant, et qu'il s'etoit voulu meler de lui
donner une instruction, a laquelle il n'y avoit ne sel ni sauge, ne rime
ni raison. Je suis tellement anime contre la mechancete de cet homme,
laquelle je connois mieux que homme du monde, pour l'avoir experimente
sur moi et vu pratiquer en tant d'autres occasions, que je ne me
lasserois jamais d'en medire. C'est pourquoi je vous prie, monsieur,
de pardonner si je vous en parle si longtemps: _Ipse est catharma,
carcinoma, fex, excrementum_,--de tous les hommes de lettres auxquels il
fait honte et deshonneur..."

[Note 254: La Mothe-Le-Vayer.]

[Note 255: _Ciarla_, en italien, d'ou _charlatan_.]

Le reste de la lettre est sur d'autres sujets; elle est datee de "Riete,
ce 30 juin 1636." On y peut joindre cette note que Guy Patin ecrivait
vers le meme temps dans son Index ou Journal:

"1635.--Le 19 mai, un samedi apres midi, ai visite aux Jacobins reformes
du faubourg Saint-Honore un Pere italien, repute fort savant homme,
nomme Campanella, avec lequel j'ai parle de disputes plus de deux
heures. De quo vere possum afiirmare quod Petrarcha quondam de Roma:
_Multa suorum debet mendociis_. Il sait beaucoup de choses, mais
superficiellement: _Multa quidem scit, sed non multum_."

J'ai cru qu'il n'etait pas inutile, dans un temps ou l'on est en train
d'exagerer sur Campanella, de faire connaitre cette opinion secrete
de Naude et du monde de Naude. Puisque leur temoignage exterieur est
souvent invoque en l'honneur du philosophe calabrois, il etait juste
qu'on eut le temoignage intime et confidentiel.



Je mets de mes pensees ou je puis, et a chaque edition nouvelle d'un
ouvrage j'en profite comme d'un convoi qui part pour envoyer au public,
a mes amis et meme a mes ennemis (dussent-ils se servir de cette cle
comme d'une arme, selon leur usage) quelques mots qu'il m'importe de
dire sur moi-meme et sur ce que j'ecris. Voici une de ces remarques qui
porte sur l'ensemble de mon oeuvre critique:

"J'ai beaucoup ecrit, on ecrira sur moi, on fera ma biographie, et
les critiques chercheront a se rendre compte de mes ouvrages fort
differents; je veux leur epargner une partie de la peine et leur abreger
la besogne, en expliquant ma vie litteraire telle que je l'ai entendue
et pratiquee.

J'ai mene assez volontiers ma vie litteraire avec ensemble et activite,
selon le terrain et l'heure, avec tactique en un mot, comme on fait pour
la guerre, et je la divise en campagnes.--Je ne parle ici que de ma
critique.

De 1824 a 1827, au _Globe_; ce ne sont que des essais sans importance:
je ne suis pas encore officier superieur, j'apprends mon metier.

En 1828, j'entame ma premiere campagne, toute romantique, par mon
_Ronsard_ et mon _Tableau du seizieme Siecle_.

En 1829, je fais ma campagne critique a la _Revue de Paris_; toute
romantique egalement.

En 1831, et pendant pres de dix-sept ans, je fais ma critique de _Revue
des Deux Mondes_, une longue campagne, avec de la polemique de temps en
temps et beaucoup de portraits analytiques et descriptifs;--une guerre
savante, manoeuvriere, mais un peu neutre, encore plus defensive et
conservatrice qu'agressive. (Les _Portraits litteraires_, pour la
plupart, et les _Portraits contemporains_ en sont sortis.)

Cette longue suite d'operations critiques est coupee par mon expedition
de Lausanne en 1837-1838, ou je fais _Port-Royal_ et le batis
entierement, sauf a ne le publier qu'avec lenteur. C'est ma premiere
campagne comme professeur.

En 1848, je fais ma campagne de Liege (de Sambre-et-Meuse, comme me le
disait Quinet assez gaiment), ma seconde comme professeur: de la sortent
_Chateaubriand et son Groupe_, publie plus tard.

En 1849, j'entreprends ma campagne des _lundis_ au _Constitutionnel_,
trois annees, et je la continue un peu moins vivement depuis, au
_Moniteur_, pendant huit annees.

Elle est coupee par ma tentative de professorat au _College de France_,
une triste campagne ou je suis empeche, des le debut, par la violence
materielle: il en sort pourtant mon _Etude sur Virgile_.

Je repare cette campagne manquee, par quatre annees de professorat
a l'_Ecole normale_; mais c'a ete une entreprise toute a huis clos,
quoique tres-active. Je n'en ai rien tire jusqu'ici (ou tres-peu) pour
le public.

Je recommence, en septembre 1861, plus activement que jamais, une
campagne de _lundis_ au _Constitutionnel_, en tachant de donner a
celle-ci un caractere un peu different de l'ancienne.--_En Avant_: un
dernier coup de collier; _en Avant_!

Toutes ces campagnes et expeditions litteraires veulent etre jugees en
elles-memes et comme formant des touts differents."


FIN DU SECOND VOLUME.



TABLE DES MATIERES
DU SECOND VOLUME


Moliere
Delille
Bernardin de Saint-Pierre
Memoires du general La Fayette
M. de Fontanes
M. Joubert
Leonard
Aloisius Bertrand
Le comte de Segur
Joseph de Maistre
Gabriel Naude

Appendice sur Joseph de Maistre
Appendice sur Gabriel Naude

Un mot sur moi-meme


FIN DE LA TABLE.









End of the Project Gutenberg EBook of Portraits litteraires, Tome II.
by C.-A.  Sainte-Beuve

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK PORTRAITS LITTERAIRES, TOME II. ***

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your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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