Par Alfie Kohn
Article spécial du Boston Globe
[réimprimé avec la permission de l'auteur, du lundi 19 janvier 1987, Boston Globe. Les droits de traduction sont également autorisés avec l'aimable
permission de l'auteur en 2003. ed.]
En laboratoire, les rats gagnent des céréales, en classe, les meilleurs étudiants obtiennent un 20/20 et, à l'usine ou au bureau, les meilleurs travailleurs obtiennent des augmentations. Pour la plupart d'entre nous, c'est un credo que les récompenses poussent à de meilleures performances.
Mais un nombre grandissant de recherches suggère que cette loi n'est plus aussi solide qu'on le pensait. Les psychologues ont été amenés à trouver que les récompenses peuvent diminuer le niveau des performances, surtout si la performance à trait à la créativité.
Une série d'articles montre que l'intérêt intrinsèque pour une tâche, le sentiment qu'une chose vaille la peine qu'on la fasse pour elle-même, décline de façon caractéristique lorsqu'on récompense quelqu'un pour accomplir cette tâche.
Si une récompense (argent, prix, éloge ou gagner une compétition) vient à être considérée comme la raison de s'engager dans une activité, cette même activité sera perçue comme fondamentalement moins agréable.
À l'exception de quelques Béhavioristes qui doutent de l'existence réelle de la motivation intrinsèque, ces conclusions sont maintenant largement acceptées dans le monde des psychologues. Globalement, elles suggèrent que nous réprimerions, inconsciemment, l'intéressement et que nous découragerions l'innovation chez les travailleurs, les étudiants et les artistes.
Reconnaître que les récompenses peuvent avoir des effets contre-productifs, s'appuie sur de nombreuses études qui ont montré par exemple que : les enfants récompensés pour avoir fait un dessin sont moins enclins à dessiner d'eux-mêmes que ceux qui dessinent juste pour s'amuser. Les adolescents récompensés aux jeux de lettres y prennent moins de plaisir et ne font pas aussi bien que ceux qui jouent sans récompenses. Les employés qui reçoivent des éloges pour avoir réussi dans ce que leur demandait leur patron, souffrent d'une baisse de motivation.
La plupart des recherches sur la créativité et la motivation ont été menées par Theresa Amabile, Professeur adjointe de psychologie à l'Université de Brandeis. Au début de l'année dernière, dans un journal publiant ses toutes dernières recherches, elle rapportait des expériences effectuées en milieux scolaire et étudiant. On a demandé aux deux groupes de réaliser des collages «saugrenus». On a demandé aussi aux jeunes enfants d'inventer des histoires.
Les projets les moins créatifs, ainsi évalués par plusieurs enseignants, ont été réalisés par les étudiants à qui on a avait promis une récompense. «Il se peut qu'un travail commissionné soit, en général, moins créatif qu'un travail fait en dehors de toute considération intéressée», dit Mme Amabile.
En 1985, Amabile demanda à 72 écrivains créatifs des Universités de Brandeis et de Boston d'écrire de la poésie. On a donné alors à quelques étudiants les raisons extrinsèques (externes) d'écrire, comme d'impressionner le professeur, gagner de l'argent et de passer le troisième cycle et on leur a demandé de réfléchir à ce qu'ils pourraient mettre dans leur propre écriture, en respectant ces raisons. On a donné à d'autres une liste de raisons intrinsèques : le plaisir de jouer avec les mots, la satisfaction de s'exprimer soi-même etc.. Aucune liste n'a été donnée à un troisième groupe. Puis on a demandé à tous d'écrire plus encore.
Les résultats furent limpides. Non seulement les étudiants à qui avaient été données les raisons extrinsèques, ont été moins créatifs dans leur écriture que les autres (ainsi en ont jugé 12 poètes indépendants), mais la qualité de leur travail a baissé de façon significative. Les récompenses, dit Mme Amabile, ont cet effet destructeur, principalement dans les tâches créatives, y compris dans la résolution de problèmes de haut niveau. «Plus une activité est complexe, plus elle est touchée par les récompenses extrinsèques», dit-elle.
Mais d'autres recherches montrent qu'il n'y a pas que les artistes qui soient touchés.
Dans une étude, des filles de sixième et de cinquième faisaient la leçon à de plus jeunes enfants avec beaucoup moins d'efficacité quand on leur promettait des billets de cinéma gratuits si elles enseignaient bien. L'étude, menée par James Gabarino - maintenant président du Chicago's Erikson Institute for Advanced Studies in Child Development - a montré que les tuteurs travaillant pour une récompense étaient plus lents à communiquer les idées, frustrés plus facilement et qu'au bout du compte travaillaient moins bien que ceux qui ne recevaient pas de récompense.
De telles découvertes remettent en question la croyance largement répandue que l'argent est un moyen efficace et même nécessaire de motiver les gens. Elles lancent aussi un défi à la présomption béhavioriste qui veut que n'importe quelle activité soit plus à même de se réaliser si elle est récompensée. Mme Amabile dit que ses recherches «réfutent définitivement la notion de créativité conditionnée de façon opérante».
Mais Kenneth McGraw, Professeur adjoint de psychologie à l'Université du Mississippi, met en garde : cela ne signifie pas que le béhaviorisme en lui-même s'en retrouve invalidé. «Les principes de base du renforcement et des récompenses fonctionnent certainement, mais dans un contexte restreint» - restreint, il faut bien le dire, à des tâches pas spécialement intéressantes.
Les chercheurs proposent différentes explications à leurs surprenantes découvertes sur les récompenses et les performances.
D'abord, la récompense encourage les gens à se focaliser étroitement sur une tâche, à la faire aussi vite que possible et à prendre peu de risques. «S'ils se disent 'il faut que j'en passe par là pour avoir le prix', ils vont devenir moins créatifs», dit Mme Amabile.
Ensuite, les gens finissent par se sentir contrôlés par la récompense. Ils se sentent moins autonomes, ce qui peut interférer sur les performances. «À la limite, quelqu'un qui fait l'expérience de sentir son auto-détermination limitée», dit Richard Ryan, Professeur adjoint de psychologie de l'Université de Rochester, «verra diminuer d'autant sa créativité».
Enfin, les récompenses extrinsèques peuvent éroder l'intérêt intrinsèque. Les gens qui considèrent travailler pour de l'argent, des approbations ou un succès dans la compétition, trouvent leurs tâches moins plaisantes et du fait, ne les accomplissent pas aussi bien.
La dernière explication est le reflet des 15 années de travail par le mentor de Ryan, au sein de l'Université de Rochester, Edward Deci. En 1971, Deci a montré que «l'argent peut agir de telle sorte qu'il rachète à quelqu'un sa motivation intrinsèque pour une activité», en voyant sur le long terme. Dix ans plus tard, Deci et ses collègues démontrèrent qu'essayer de dépasser les autres a le même effet. Des étudiants, en compétition pour résoudre rapidement un puzzle, s'avérèrent moins doués que ceux qui n'étaient pas en compétition, continuant à travailler sur le problème une fois l'expérience terminée.
Il est généralement accepté, cependant, que les récompenses n'ont pas toutes le même effet. Offrir une maigre rémunération pour participer à une expérience - l'équivalent d'un salaire horaire - ne réduit généralement pas la motivation intrinsèque. Ce n'est que lorsque la rémunération est basée sur la réalisation ou le dépassement d'une tâche donnée - par analogie, le paiement à la pièce et les bonus, respectivement - que le problème se développe.
Dès lors, la clef réside dans la façon dont la récompense est vécue. Si nous en arrivons à nous voir comme travaillant pour obtenir quelque chose, il nous faudra peu de temps pour nous rendre compte que cette activité n'en vaut pas la peine.
Il y a une vieille blague qui explique joliment le principe. Un homme d'un certain âge, fatigué des sarcasmes des enfants voisins, finit par inventer un stratagème. Il offrit de donner un dollar à chaque enfant qui reviendrait le mardi et qui hurlerait à nouveau ses insultes. Ce qu'ils firent avec zèle et reçurent leur argent ; mais il leur dit que le mercredi, il ne pourrait leur donner que 25 cents. Quand ils revinrent, l'insultèrent à nouveau et reçurent leurs piécettes, ils s'entendirent dire que le jeudi, le montant ne serait que d'un penny. «Laissez tomber», dirent-ils et ils ne l'ont plus jamais ennuyé.
Dans une étude de 1982, le psychologue Mark L. Lepper, de Stanford, a montré que toute tâche, quelle que soit l'apparence agréable qu'on lui ait vue, sera dévalorisée si elle est présentée comme un moyen plutôt que comme une fin. Il raconta l'histoire d'un groupe de futurs écoliers qui ne pouvaient s'engager dans l'activité de leur préférence, sans avoir d'abord pris part à une autre. Bien qu'ils aient eut un plaisir identique à pratiquer les deux activités, les enfants en sont venus à ne pas aimer la tâche qui était la condition préalable de l'autre activité.
Il ne devrait pas être surprenant que lorsque la rétroaction verbale est vue comme un contrôle, l'effet sur la motivation peut être assimilée à un paiement. Dans une étude portant sur des employés d'un groupement corporatif, Ryan a trouvé que ceux à qui on disait «Bien, tu fais comme il le faut», ceux-là étaient «nettement moins motivés intrinsèquement que ceux qui ont reçu un feedback par voie informative».
Il y a une différence, dit Ryan, entre dire «je te donne cette récompense parce que je reconnais la valeur de ton travail» et «tu vas recevoir cette récompense parce que tu t'es conformé à mes exigences».
Une série de problèmes, différents, mais liés, existe dans le cas de la créativité. Les artistes doivent gagner leur vie, bien entendu, mais Mme Amabile met l'accent sur le fait que «l'impact négatif sur la créativité en travaillant pour de l'argent peut être minimisé» en atténuant la signification de ces récompenses et en essayant de ne pas les utiliser comme moyen de contrôle. Comme le suggèrent les recherches, on ne peut forcer le travail créatif, simplement le laisser se produire.
Alfie Kohn, MA writer de Cambridge, est l'auteur de «No Contest: The Case Against Competition», publié récemment par Houghton Mifflin Co., Boston, MA. ISBN 0-395-39387-6.